Mourir a-t-il de l’importance ?

Ce matin du 31 mars 2008, après avoir pris un petit déjeuner fait de thé vert, de pain, de beurre et de jus d’orange, j’ai osé penser aux autres. Eh oui, d’une manière assez désinvolte, j’ai songé à ceux qui se lèvent sans être sûrs de rien. L’huile aura-t-elle encore augmenté au marché ? Combien d’épis de maïs dans le sac plastique gardé sous la paillasse ? Penser à envoyer la petite chercher de l’eau, avant qu’il n’y ait trop de monde autour du point. Et le bois ? Et cette fièvre de l’aîné, qui n’en finit plus ? Et cette douleur dans la jambe droite, qui ne passe pas ?

Les chiffres sont absurdes, les grands nombres, surtout quand ils parlent de la mort, ne sont que des statistiques. On n’imagine pas, on ne peut se mettre à la place de. Non, on ne peut pas. Dans une autre vie, j’ai fait un voyage éprouvant à bord d’une sorte de truck, un camion (presque) déjanté, parti d’une zone de récolte du café. Les gens qui travaillaient là en famille étaient des esclaves du petit noir que nous buvons sans seulement y penser.

Non, ce n’est pas pour culpabiliser qui que ce soit. Oui, c’est pour écrire librement une évidence : derrière le café du matin, il y a des mains au travail. Des familles entières, souvent. Le père, la mère, les enfants, dès cinq ou six ans. J’ai récolté du café, et c’est un métier fort difficile, exténuant, salissant parce qu’on a souvent les pieds dans une boue gluante. On ne gagne rien, bien entendu. Quand je participais à cette récolte, les paysans du coin avaient un compte permanent et surtout définitif dans la boutique tenue par le propriétaire de la grande ferme caféière. Un compte qui était perpétuellement renouvelé, et qui ne serait jamais refermé. Les enfants savaient qu’ils paieraient les dettes fictives de leurs parents, et leurs enfants après cela, jusqu’à la fin des temps humains.

Et ce voyage en truck ? Moi, je m’enfuyais, après cette cauchemardesque récolte. Je savais ce qui m’attendait. La ville, le repos, les bouteilles de bière, la grande vie que j’ai toujours connue. Mais dans ce camion digne du film Le salaire de la peur, il y avait un gosse brûlant de fièvre. Soit il restait dans la ferme, et il mourrait, à coup certain. Soit il était conduit en ville, dans un hôpital qui le sauverait tout aussi sûrement.

La règle très générale de ce pays de mon passé, c’est que les enfants au front brûlant restaient et mouraient. Cette fois-là, pour une raison que je n’ai pas envie de raconter, ce ne fut pas le cas. Dans ce camion maudit, le père accompagnait le gosse, qui vivrait donc. Je n’ai pas su la suite, mais je suis à peu près certain de ce qui se passa, pour des raisons que je n’ai pas davantage envie de rapporter.

Et quoi ? Rien d’autre.

3 réflexions sur « Mourir a-t-il de l’importance ? »

  1. Il faut avoir voyagé et vu de ses propres yeux, pour comprendre l’état du monde. Au delà des reportages, des statistiques et des livres, il y a le vécu en prise directe avec une réalité, souvent hurlante de vérités non dites dans nos tours d’ivoire. Merci d’avoir relaté avec pudeur cet épisode.

  2. Faut-il encore se faire des illusions sur un monde humain si inhumain et cruel ? L’histoire est toujours la même, je le constate, moi qui ai connu en spectateur la guerre du Viet Nam(au Viet Nam même), qui ai traversé comme vous des dizaines de pays où régne encore l’esclavage, le mépris de la vie, la pauvreté sinon la misère. Et ceci va dans les prochaines décennies s’aggraver.
    Ce monde est triste non pour ce qu’il est mais pour ce que nous lui faisons subir.
    Je suis aussi de 68. J’avais 20 ans et je l’ai vécu « chaudement » et sans regret, nous en avions besoin.

  3. Le café oui, bien sûr,et toute l’horreur de cet innommable que vous esquissez.Sans compter toutes les autres cultures par lesquelles sont assujettis des peuples, pour satisfaire quelques désirs bien futiles…tiens, d’ailleurs voici bientôt revenue l’époque des fraises… comme vous avez parlé dans un précédent texte du Parc National de la Donana, en Espagne,voici un article qui parle d’une mort plus lente, mais programmée.
    « D’ici à la mi-juin, la France aura importé d’Espagne plus de 83 000 tonnes de fraises. Enfin, si on peut appeler «fraises» ces gros trucs rouges, encore verts près de la queue car cueillis avant d’être mûrs, et ressemblant à des tomates. Avec d’ailleurs à peu près le goût des tomates…
    Si le seul problème posé par ces fruits était leur fadeur, après tout, seuls les consommateurs piégés pourraient se plaindre d’avoir acheté un produit qui se brade actuellement entre deux et trois euros le kilo sur les marchés et dans les grandes surfaces, après avoir parcouru 1 500 km en camion. À dix tonnes en moyenne par véhicule, ils sont 16 000 par an à faire un parcours valant son pesant de fraises en CO2 et autres gaz d’échappement. Car la quasi-totalité de ces fruits poussent dans le sud de l’Andalousie, sur les limites du parc national de Doñana, près du delta du Guadalquivir, l’une des plus fabuleuses réserves d’oiseaux migrateurs et nicheurs d’Europe.
    Il aura fallu qu’une équipe d’enquêteurs du WWF-France s’intéresse à la marée montante de cette fraise hors saison pour que soit révélée l’aberration écologique de cette production qui étouffe la fraise française (dont une partie, d’ailleurs, ne pousse pas dans de meilleures conditions écologiques). Ce qu’ont découvert les envoyés spéciaux du WWF, et que confirment les écologistes espagnols, illustre la mondialisation bon marché.
    Cette agriculture couvre près de six mille hectares, dont une bonne centaine empiètent déjà en toute illégalité (tolérée) sur le parc national. Officiellement, 60% de ces cultures seulement sont autorisées; les autres sont des extensions «sauvages» sur lesquelles le pouvoir régional ferme les yeux en dépit des protestations des écologistes.
    Les fraisiers destinés à cette production, bien qu’il s’agisse d’une plante vivace productive plusieurs années, sont détruits chaque année. Pour donner des fraises hors saison, les plants produits in vitro sont placés en plein été dans des frigos qui simulent l’hiver, pour avancer leur production. À l’automne, la terre sableuse est nettoyée et stérilisée, et la microfaune détruite avec du bromure de méthyl et de la chloropicrine. Le premier est un poison violent interdit par le protocole de Montréal sur les gaz attaquant la couche d’ozone, signé en 1987 (dernier délai en 2005); le second, composé de chlore et d’ammoniaque, est aussi un poison dangereux: il bloque les alvéoles pulmonaires.

    Qui s’en soucie? La plupart des producteurs de fraises andalouses emploient une main-d’oeuvre marocaine, des saisonniers ou des sans-papiers sous-payés et logés dans des conditions précaires, qui se réchauffent le soir en brûlant les résidus des serres en plastique recouvrant les fraisiers au coeur de l’hiver.
    Un écologiste de la région raconte l’explosion de maladies pulmonaires et d’affections de la peau.
    Les plants poussent sur un plastique noir et reçoivent une irrigation qui transporte des engrais, des pesticides et des fongicides. Les cultures sont alimentées en eau par des forages dont la moitié ont été installés de façon illégale. Ce qui transforme en savane sèche une partie de cette région d’Andalousie, entraîne l’exode des oiseaux migrateurs et la disparition des derniers lynx pardel, petits carnivores dont il ne reste plus qu’une trentaine dans la région, leur seule nourriture, les lapins, étant en voie de disparition. Comme la forêt, dont 2 000 hectares ont été rasés pour faire place aux fraisiers.
    La saison est terminée au début du mois de juin. Les cinq mille tonnes de plastique sont soit emportées par le vent, soit enfouies n’importe où, soit brûlées sur place.
    Et les ouvriers agricoles sont priés de retourner chez eux ou de s’exiler ailleurs en Espagne. Remarquez: ils ont le droit de se faire soigner à leurs frais au cas ou les produits nocifs qu’ils ont respiré …

    La production et l’exportation de la fraise espagnole, l’essentiel étant vendu dès avant la fin de l’hiver et jusqu’en avril, représente ce qu’il y a de moins durable comme agriculture, et bouleverse ce qui demeure dans l’esprit du public comme notion de saison. Quand la région sera ravagée et la production trop onéreuse, elle sera transférée au Maroc, où les industriels espagnols de la fraise commencent à s’installer. Avant de venir de Chine, d’où sont déjà importées des pommes encore plus traitées que les pommes françaises…  »
    PAR Claude-Marie Vadrot
    Politis

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