Franchement, il y a de l’abus. J’écoute les commentaires sur la fusion enfin réalisée entre Suez et GDF. L’impunité sociale des gens de pouvoir est telle qu’elle autorise les plus évidentes grossièretés. Ainsi, les patrons français des deux entreprises annoncent-ils à l’antenne, en compères qui se tutoient, que l’opération n’aura aucun effet négatif sur l’emploi du futur géant.
Quels amuseurs ! Comme si cela avait la moindre importance ! Comme s’ils pouvaient garantir quoi que ce soit à propos d’un processus lourd, qui prendra des mois, et qui se règlera comme les autres, de manière à satisfaire actionnaires et boursicoteurs ! Je rappelle que notre vaillant président de la République, celui qui parle vrai et n’a peur de rien, avait promis et juré que GDF ne serait pas privatisé et que la part de l’État dans le capital ne descendrait pas sous la barre des 70 %. Ah, charmant bonhomme !
Mais cela, c’est les autres. Eux. Et nous, amis lecteurs, qui acceptons tout avec une si désarmante facilité ? Je lis le lundi 3 septembre dans le quotidien Libération deux articles qui ont la singularité de se faire face, en pages 14 et 15. C’est merveilleux. Une démonstration parfaite des limites de la presse actuelle, fût-elle de gauche bien sûr. Page 14, le chercheur belge François Gemenne annonce : « Le changement climatique pourrait faire doubler le nombre de migrants ». C’est-à-dire que le nombre de réfugiés, essentiellement écologiques, passerait de 100 à 200 millions d’humains. Vous avez envie d’être réfugié ?
Page 15, un papier sur la fusion GDF-Suez. Le même jour, Le Monde parle, autour du même sujet, de « dénouement heureux » et de « fusion stratégique ». Je plains les journalistes spécialisés dans l’économie, qui voient toute la réalité au travers d’un prisme si déformant qu’il affirme constamment le faux. Je les plains. Personne ne s’avise de rappeler quelques fortes évidences. Par exemple, un groupe comme GDF a-t-il le moindre intérêt à voir diminuer la consommation de cette matière première géniale autant que malfaisante appelée gaz naturel ?
Non, certes. GDF a tout au contraire besoin que les sociétés humaines continuent de cramer du gaz. Et donc d’aggraver une crise climatique qui bouleverse la vie sur terre. Tant pis pour les futurs vagabonds du climat. Où sont donc les journalistes qui vous parlent de cela ? Et combien de pages de pub en quadrichromie sont-elles destinées aux journaux libres de notre pays libre, pour annoncer le bel événement de la fusion GDF-Suez ?
Suez, justement. Apparemment, le pôle Environnement de Suez devrait être filialisé. Et nos commentateurs, forts de leur indécrottable provincialisme, oublient de nous parler de ce qui se cache derrière ce mot attrape-tout, ailleurs qu’en France, surtout ailleurs. Environnement, que de crimes commis en ton nom…
Je vais à l’essentiel. Suez est (encore) l’un des géants mondiaux de l’eau. Question stupide : l’entreprise a-t-elle intérêt à ce que l’eau, les eaux, toutes les eaux du monde ne soient pas polluées ? Bien sûr que non. Son chiffres d’affaires dépend en partie du niveau de contamination des eaux dites brutes, qui rapporteront d’autant plus qu’elles devront être traitées. Ainsi, sans même recourir à la polémique, je puis dire que Suez a besoin de nappes et de rivières ressemblant à des égouts.
Autre question imbécile : Suez militera-t-elle un jour pour que l’eau devienne un bien inaliénable de l’humanité (et des autres êtres vivants) ? Cela m’étonnerait légèrement. Alors qu’un mouvement mondial se dessine, au Sud, pour retirer l’eau du marché – au fait, vous en avez entendu parler ? -, Suez bagarre comme elle peut pour la privatisation généralisée.
J’ai quelques lumières sur le sujet, que je vous livre aussitôt. En Bolivie, Suez s’est fait lourder en 2005, il n’y a pas d’autre mot, par le gouvernement. En 2000, les pauvres de La Paz et El Alto avaient commencé un combat au couteau – symbolique – contre la privatisation de l’eau. On leur imposait une augmentation des tarifs de 300 %, portant la note de l’eau à 20 % du revenu familial moyen. « Propriétaire » de l’eau là-bas ? Aguas del Illimani, c’est-à-dire Suez. Une manifestation de 500 000 personnes a eu lieu à La Paz contre notre noble entreprise. Vous le saviez ?
En Argentine, même chose ou presque. Aguas Argentinas – Suez, bien sûr – a dû quitter le pays début 2006, à la suite d’une renationalisaton de l’eau décidée par le président Nestor Kirchner. Sachez qu’en 2002, dans ce pays dévasté par la crise économique, Suez, sûre de sa force, exigeait une augmentation massive des tarifs. Refusé. Le gouvernement argentin, considérant que 42 % des habitants de La Matanza – un immense quartier pauvre de Buenos Aires, où s’entassent 1,2 million de personnes – n’avaient pas d’eau potable, a préféré se passer des services de Suez.
Voilà. C’est l’heure de la fusion, et des effusions nationales. La France est grande, qui se dote d’un géant de l’énergie. La France est sotte, et ses « observateurs » regardent le doigt plutôt que de regarder la lune. Dormez en paix, braves gens, Suez-GDF veille sur votre avenir. Moi, je suis du genre insomniaque.