Un Grenelle sinon rien ?

De l’art de ne pas se faire des amis. Je vais en effet écrire des choses désagréables sur des gens que j’apprécie généralement. Et pourtant, je crois bien appartenir à ce vaste mouvement pour la protection de la nature, protéiforme, étrange et méconnu, né en France il y a près de quarante ans. L’histoire de ce dernier reste approximative, car elle n’a pas encore été écrite.

Permettez-moi de la résumer à ma manière. Avant, en 1960, en 1930, en 1890, elle s’incarne dans des sociétés savantes. Des professeurs chenus, parfois avec monocle, souvent avec binocles, et toujours barbichus, se penchent sur le sort de la nature. Du point de vue de telle espèce curieuse. Ou pour estimer qu’en tel lieu – l’archipel des Sept-Îles, vers 1910, par exemple – les hommes détruisent tout de même un peu trop. En somme, rien. Ou plutôt rien d’autre que de belles connaissances inutiles. Ce qui n’est pas inutile.

1968 voit émerger une vraie critique écologique et sociale de ce qu’on appelle alors le capitalisme. Et les sociétés savantes sont percutées par le mouvement de la jeunesse. Il en sort un machin complexe et ramifié, appelé Fédération française des sociétés de protection de la nature (FFSPN), qui deviendra France Nature Environnement (FNE). Laquelle fédération regroupe, d’après ses chiffres en tout cas, 3 000 associations locales et régionales, parmi lesquelles la Frapna, Bretagne Vivante, Nature Centre, Nord Nature, etc.

Avant, et surtout après, d’autres structures émergent. La Ligue pour la protection des oiseaux (LPO), en fait la grande ancêtre, des antennes nationales du WWF ou de Greenpeace, les dissidents de Robin des Bois, et une multitude d’associations centrées sur telle ou telle question particulière.

Bien entendu, j’oublie beaucoup de gens, qui me pardonneront. Ce n’est pas un livre. Ce mouvement est en tout cas, au long de ses méandres, fort méprisé, ou intégré, ce qui n’est guère mieux. Les forces politiques connues ont l’invective facile, et ne se privent guère d’employer le florilège complet des insultes. Les écologistes de terrain seront tous, à un moment ou à un autre, des demeurés, des intégristes, des terroristes, des imbéciles. Des ennemis du progrès en marche.

Beaucoup choisiront la voie du compromis avec l’État. Et les subsides publics qui vont avec. Des milliers siègent, au moment où j’écris, dans quantité de commissions officielles, départementales dans la plupart des cas. Ce que j’appelle l’intégration. Avec fil à la patte.

Et d’autres, financés par les entreprises et/ou les dons privés, affichent une indépendance nettement plus ferme par rapport aux choix politiques généraux de la France. Ce qui n’est pas rien. Notez que, dans les deux cas, je ne cite personne. Non pas que j’aie la moindre crainte, croyez-moi. Mais seulement parce que ce n’est ni le lieu, ni le moment. Cela viendra.

Ce qui compte ici, c’est que ce mouvement multiforme a été tenu aux marges de la société officielle. Qu’il a été ignoré, bafoué, maltraité comme aucun autre. Le moindre roitelet politique, le plus petit marquis local se sont permis pendant des décennies de faire des cartons faciles sur le gentil ornithologue, sur le discret naturaliste amoureux du criquet d’Italie, sur l’aimable défenseur de la vie. Nul ne protestait. Et nul en tout cas ne trouvait le moyen de riposter à la hauteur de ce qu’il faut bien nommer offense.

Or voilà que tout a changé en quelques semaines. Pour la première fois dans l’histoire de cette mobilisation encore jeune, notre bon maître, un certain Sarkozy, fait asseoir les manants au salon. On peut parler d’un choc. Jospin, cet incurable nigaud, aidé comme on sait par Allègre, ce noble esprit, en aurait été incapable, par myopie historique et définitive.

Sarkozy, n’est pas un stratège, mais il est en revanche un tacticien de grande qualité. Et il a parfaitement saisi la carte qui se présentait. En tournant la page de quarante ans d’avanies, en installant les ONG écolos au rang d’interlocuteurs légitimes, il a d’évidence marqué un point. Dérisoire, si l’on regarde de loin, mais crucial si l’on se concentre sur la petite tambouille habituelle.

Car quoi ? Avec le Grenelle de l’environnement, qui doit proposer une vingtaine de mesures d’ici deux mois, un piège à mâchoire s’est refermé sur les écologistes. C’est le jeu de la patate chaude. Celui qui se retrouvera avec elle dans la main au coup de sifflet aura perdu la partie. Soit les associations quittent la table avant la fin du grand déballage, mais en ce cas, il leur faudra s’expliquer devant la société. Et je fais confiance à Sarkozy pour faire accroire qu’il aura tout fait pour aborder les dossiers brûlants. Éventuellement en annonçant une surprise qui clouera la critique sur place. Il en est capable.

Soit les associations restent jusqu’au bout, et par là-même donnent à ce gouvernement un label écolo qui le suivra, volens nolens, pendant des années. Quel que soit le résultat final. Soit enfin les ONG, qui dans les coulisses, je vous le dis ici, se combattent durement pour le leadership de la discussion avec Borloo, se déchirent publiquement. Mais alors, il n’y aura rien de plus simple que de dénoncer les irresponsables. À l’ancienne.

Prenons l’hypothèse numéro deux. Les associations restent à leur place, et dressent un bilan en demi-teinte de ce fameux Grenelle. Je la tiens comme vraisemblable, du moins à l’heure où j’écris. Car je ne suis pas devin, non pas. Admettons donc cette éventualité. Eh bien, j’affirme que l’ensemble du mouvement entrerait à cet instant dans une terrible régression. Car sortir de la semi-clandestinité des quarante dernières années, c’est très plaisant, il n’y a aucun doute. Seulement, où est l’analyse générale ? Où est la vision d’ensemble ?

Laisser penser que ce gouvernement pourrait, par simple volonté – on en est d’ailleurs immensément loin -, changer la donne écologique, est une bouffonnerie. Ni plus, ni moins. C’est la reprise d’une vieille fable à laquelle nous avons tous cru plus d’une fois : si tous les gars du monde voulaient bien se donner la main… Oui, s’ils. Mais ils ne.

Ils ne, parce que le monde, jusqu’à plus ample informé, est tenu par des intérêts plus forts que les propos et les envolées. Économiques, politiques, sociaux. Et si l’on met de côté les falbalas, les effets de manche et de propagande, la publicité, la communication d’entreprise, que reste-il ? Une machine de guerre, devenue certes incontrôlable, mais qui sert bel et bien des hommes, des États, des chiffres d’affaires. Et cette machine écrase et détruit à une vitesse encore jamais vue dans l’histoire humaine, qui a tout de même deux millions d’années au moins.

Le Grenelle de l’environnement, en l’état actuel du dispositif, a toutes chances de démobiliser ceux qui veulent se battre encore, et de répandre l’illusion, auprès des autres, que la situation est sous contrôle. Or c’est non seulement faux, mais aussi ridicule. Le mouvement de protection de la nature, où je compte tant d’amis – à la LPO, au WWF, Chez Greenpeace, à la Fondation Hulot, à FNE – doit au contraire se pencher au plus vite sur son passé.

Il n’y a pas d’autre urgence que de comprendre notre échec collectif. Car depuis sa naissance, notre mouvement n’a fait qu’accompagner la destruction. Il aura été, je suis désolé de l’écrire, le cogestionnaire du grand massacre en cours. Comme on peut dire que la FNSEA a été la cogestionnaire de la disparition de la paysannerie. Je sais que ces paroles en blesseront plus d’un, mais je ne suis pas là pour faire plaisir, en tout cas pas seulement. Il y a quarante ans, les menaces étaient locales, éparses, réversibles. Elles sont aujourd’hui globales, cumulatives, planétaires.

J’ajouterais un point qui me peine. Les grands efforts consentis pour sauver des bouts de nature – les gorges de la Loire, le cap Sizun, l’Écopôle du Forez, les nombreuses réserves naturelles – ont fini par masquer l’essentiel. Un confetti reste à jamais un confetti. Je suis infiniment heureux de pouvoir circuler entre les îlots de Molène, et d’y voir phoques et dauphins. Peu de lieux me plaisent autant que le Haut-Vercors, la pointe de Castelmeur ou la ferme de Bonnefond, proche des sources de la Loire.

Mais ce qu’il fallait sauver, ce qu’il faudra sauver demain, ce sont des espaces cohérents, des bassins entiers de fleuves, des écosystèmes complexes et reliés, la France même, et le monde. Le mouvement écologiste, auquel j’appartiens plus que jamais, doit trouver une voie neuve. Elle ne passe pas par le boulevard de Grenelle. Oh non !

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