Ce qui se cache sous le pied d’un promeneur

Eh bien, on va voir si vous suivez. Il y a vingt-cinq ans – qui sait, trente ? -, j’ai découvert une dimension inoubliable. À cette époque, je fréquentais le jardin des Plantes de Paris. C’était petit, décrépit et fabuleux. Un jour, je suis entré dans un de ces bâtiments octogonaux en brique rosée qu’on voit là-bas, à l’intérieur de la ménagerie, au fronton de laquelle on avait placé ce mot étrange : Microzoo. On m’a précédé dans la première salle sur la droite. C’était noir, donc mystérieux, et l’on vous faisait asseoir devant un microscope qui faisait office de lumignon. Je ne sais plus si c’est dans la deuxième ou troisième pièce – on tournait – que j’ai ressenti ce grand choc, mais voici ce dont je me souviens.

Une voix enregistrée expliquait qu’on avait sous les yeux ce qu’on trouve sous le pied d’un promeneur en forêt. Étalé sur une sorte de semelle de plâtre humide. Je ne savais encore rien. Visiblement, j’étais un ignare, car cela grouillait de vie. Il y avait je ne sais combien d’être vivants. Je n’ose dire des centaines, mais peut-être. Sous un seul pas. Des tardigrades – peut-être l’animal le plus coriace de la planète – des collemboles, des pseudo scorpions, des acariens, des nématodes, quantité d’insectes bizarres. Tous utiles, ô combien ! Dévoreurs de matière organique, régulateurs de la flore microbienne, transformateurs infatigables de la litière, décompacteurs du sol, ils faisaient tout et davantage.

Je rencontrai plus tard le professeur Yves Coineau – encore bravo ! -, qui avait imaginé cette œuvre splendide. Il me mit sur la piste d’Emil Ramann, grand chimiste allemand, profond connaisseur des sols, agricoles comme forestiers, qui décrivait ainsi ce qu’est un sol, il y a plus de cent ans : « Le sol est la couche supérieure de l’écorce terrestre soumise aux intempéries. Il est constitué par des fragments de la roche-mère, brisés et remaniés chimiquement, et par des détritus de plantes et d’animaux. »

Si je vous raconte cette historiette, importante pour moi, c’est que les nouvelles ne sont pas fameuses, du côté des sols. Un rapport – je sais, il y en a toutes cinq minutes -, un nouveau rapport de l’ONU (1) rapporte la vérité du dossier, qui est accablante. Près de 40% des terres de la planète sont dégradées, car leur sol est mort ou mourant ou en voie de disparition. Bien des phénomènes entrent en jeu, mais le principal, et de loin, c’est l’agriculture industrielle, cette invention du diable qui a ruiné les paysans, enrichi jusqu’au délire les firmes agrochimiques et de matériel agricole lourd.

Selon Ibrahim Thiaw (2), responsable de la Convention de l’ONU sur la lutte contre la désertification :  « L’agriculture moderne a modifié la face de la planète plus que toute autre activité humaine. Nous devons repenser de toute urgence nos systèmes alimentaires mondiaux, qui sont responsables de 80% de la déforestation, de 70% de l’utilisation de l’eau douce et de la plus grande cause de perte de biodiversité terrestre ». C’est un rapport de plus, certes, mais il a mobilisé de grands connaisseurs du monde entier, et assure que tout est basé sur des preuves. Si cela continue ainsi, dans 28 courtes années, l’équivalent de l’Amérique du Sud sera aussi dégradé que ce qui l’est en 2022.

Bien sûr, il ne s’agit pas que du Sud. Si la France exporte des céréales, c’est parce qu’elle a rendu des millions d’hectares dépendants des engrais azotés et des pesticides. Des sols aussi prodigieux que ceux de la Beauce ont largement été tués par la chimie de synthèse. Et comme vous le savez sans doute, on ne refait pas un sol comme on repeint une chambre.

C’est peut-être difficile à admettre jusqu’au bout, mais l’agriculture prônée par la FNSEA, les chambres d’agricultures qui lui sont inféodées, les coopératives agricoles au bureau desquelles elle siège, est un modèle criminel. Il n’y a aucun avenir possible dans cette direction. Et disons-le sans détour : sans rupture, sans secousse de nature historique, nous préparons tous des famines de masse à côté desquelles celles de notre Ancien Régime paraîtront des cures de minceur.

(1) https://www.unccd.int/sites/default/files/2022-04/UNCCD_GLO2_low-res_2.pdf

(2) en français :https://unfccc.int/fr/news/l-onu-lance-des-avertissements-graves-mais-aussi-des-solutions-pratiques-face-a-la-degradation

4 réflexions sur « Ce qui se cache sous le pied d’un promeneur »

  1. Et malgre la reconnaissance de plus en plus officielle de l’ecologie, la destruction s’accelere et s’approfondit ! Ce qui est vrai pour les sols, toute cette vie qui fourmille, ou qui le devrait, le faisait encore il y a 50 ans, meme 30 ans, existe aussi a l’interieur de nos propres corps, qui font aussi partie de la nature. Nous ne pourrions pas survivre plus de quelques heures sans les microbes (bacteries, virus, champignons) qui vivent dans et a la surface de nos propres corps et font les myriades de taches du petit boulot d’enretien, et dont nous estimons avoir identifie environ 1% des especes qui probablement existent.
    Le covid a ete utilise pour nous faire craindre la nature (la theorie de l’origine « naturelle » du covid), nos propres corps (la theorie qu’ils sont incapables de faire face au virus sans vaccin), et nos medecins (la theorie qu’ils sont incapables de juger d’un cas et soigner en consequence). C’est une repetition de la fable que la nourriture bio est dangereuse car elle est pleine de microbes! (non detruits par les pesticides !)
    Une folie qui a gagne tout le corps politique, les investisseurs, les media… mais pas les scientifiques de haut niveau. Mais qui les ecoute ?

  2. La relation avec la nature a changé. J’ai appris à l’école que la civilisation nous « affranchi » de « l’état de nature », mais aujourd’hui c’est l’Etat qui affirme son autorité franchissant des limites toujours nouvelles, en nous coupant de la Nature. Toute relation personnelle avec la nature, que ce soit des graines que l’on replante sans permission, des récoltes sans pesticides, des médecines sans manipulations génétiques, se soigner soi-même, une construction avec des materiaux locaux non-certifiés, et même (et surtout!) une promenade en forêt pendant le confinement -sauf si c’est dans le but de tuer, auquel cas c’était autorisé-, tout cela est une menace fondamentale pour l’autorité de l’état.

    Nous ne cherchons plus à nous affranchir de la nature (et même, si cela a jamais réellement existé, si cette histoire ne fut pas autre chose qu’un mythe explicatif, a posteriori, par une volonté politique dès le 19 siècle d’embrigader la recherche scientifique au service du capitalisme et de l’état, car les philosophes les plus fins, comme Montesquieu ou surtout Schiller, savaient que la contrainte morale et la contrainte naturelle sont également destructives et aliénantes), c’est exactement le contraire et cela est de plus en plus évident pour tout le monde : La nature, à l’intérieur comme à l’extérieur du corps humain, pose des limites à, et nous affranchi de, la soif de pouvoir insatiable du capitalisme et de l’état.

    Aujourd’hui l’autorité c’est la mort (même ses défenseurs les plus fascinés par elle, comme Yuval Noah Harari, le reconnaissent), et chaque geste d’indépendance pratique de l’autorité construit la résilience et protège la vie.

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