J’ai entre les mains un livre grandiose, et je regrette de ne pas pouvoir vous le prêter. Je le tiens d’un ami breton que je salue au passage, Jean-Yves Morel. Son titre : le cas des nitrates. Son éditeur : l’Institut scientifique de l’environnement. Il s’agit en fait de actes d’un colloque qui s’est tenu les 13 et 14 novembre 2000 dans l’un des plus beaux palais de la République : le Sénat.
Ce colloque est l’oeuvre d’un lobby très puissant qui tente, depuis des années, de faire sauter un verrou ennuyeux. L’Europe exige en effet, par la loi, que les eaux de captage qui servent à « fabriquer » de l’eau potable ne dépassent jamais la barre fatidique des 50 mg de nitrates par litre. Pour l’agriculture industrielle, c’est mission presque impossible. Il faut sans cesse ruser.
Au Sénat, ces 13 et 14 novembre, il y a du beau linge dans les salons. L’affaire a été montée par des lobbyistes professionnels, mais l’Académie de médecine est fortement représentée, jusqu’au Comité scientifique du colloque. Maurice Tubiana, qui deviendra le président honoraire de l’Académie de médecine, en est. Ainsi que l’ineffable Christian Cabrol. D’autres interviennent ès qualités, comme André Rico ou un certain Étienne Fournier.
L’affaire est pliée au départ, car tous sont convaincus, et le disent, que les nitrates ne représentent aucun risque sanitaire. Pour avoir (presque) tout lu, je puis vous dire que c’est insupportable. Tout le monde pense pareil ! Sauf madame Brigitte Pignatelli, chercheuse au Centre international de recherche sur le cancer (CIRC). On ne sait le pourquoi de sa présence – une menue erreur, au contraire un calcul ? -, mais elle est peu à peu stupéfaite par ce qu’elle entend.
Ces gens, supporte-t-elle pendant deux jours, jurent que les nitrates n’ont aucun effet néfaste sur les hommes. Le colloque aurait-il pour but d’influencer qui de droit pour faire disparaitre cette affreuse norme de 50 mg par litre d’eau ? Pignatelli est en tout cas secouée comme un prunier par ces nobles personnalités. Le compte-rendu, dont on peut être sûr qu’il est édulcoré, témoigne d’une violence verbale peu ordinaire. Pignatelli se bat avec courage, seule contre tous. Et finit par lâcher : « Je suis très étonnée de l’affirmation absolue sur l’innoccuité des nitrates ».
Bon, abrégeons. L’Institut de l’environnement, organisateur, a été créé notamment par deux géants de l’agriculture industrielle bretonne, Gourvennec et Doux. Le professeur Étienne Fournier a défendu l’amiante jusqu’à l’avant-veille de son interdiction définitive en France, ce qui lui a valu une plainte pour publication et diffusion de fausses nouvelles, classée sans suite il est vrai. Bien le bonjour, tout de même, aux dizaines de milliers de morts ! Le professeur André Rico est l’auteur d’une phrase immortelle, prononcée ailleurs : « Ce n’est pas à nous de prendre des décisions par rapport à ceux qui vont naître ; les générations futures se démerderont comme tout le monde« . »
Même Emmanuel Grenier a droit à son exposé en séance ! Dans un colloque « scientifique » sur les nitrates. Qui est-il ? Présenté comme rédacteur en chef de la revue Fusion, ce qui ne mange pas de pain, il apartient en fait à une structure imaginée aux États-Unis par un certain Lyndon LaRouche. Je ne peux tout raconter. Cette nébuleuse défend de façon militante la chimie, le nucléaire – dans la revue Fusion, aujourd’hui défunte – et sa petite maison d’édition en France, Alcuin, a publié des livres d’une rare violence anti-écologiste. Dont un livre de désinformation grossière sur le trou de la couche d’ozone.
Tel est, preux lecteurs, l’aréopage réuni en 2000 pour défendre, sous la haute autorité morale de Maurice Tubiana, les nitrates. Et venons-en à l’actualité. Si vous n’avez pas eu les oreilles remplies par le flot radio et télé hier, c’est que vous êtes au fond de la forêt équatoriale africaine. Tant mieux pour vous. Un rapport conjoint des Académies de médecine et des sciences, épaulées par des membres du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), vient d’annoncer que le cancer était au fond une affaire privée.
Ce rapport pointe la responsabilité écrasante de l’alcool et surtout du tabac dans la survenue des cancers. Rassurez-vous, je ne vais pas vous infliger une contre-expertise. D’autres le feront, infiniment mieux que je ne saurais. Je note que, selon les auteurs, l’environnement au sens large, c’est-à-dire l’alimentation, les pollutions de l’air et de l’eau notamment, ne concourreraient qu’à hauteur de 0,5 % dans les causes du cancer. Quant aux expositions profesionnelles à des cancérigènes, elles ne provoqueraient que 4 % des cancers chez l’homme et 0,5 % chez les femmes.
Parmi les deux responsables de ce rapport, Maurice Tubiana. L’Académie de Médecine n’en est pas à son premier rapport disons baroque. Je n’en dresse pas la liste exhaustive, je n’ai pas la place, et vous n’auriez pas la patience. En 1996, l’Académie publie un rapport sur l’amiante dont une résolution de l’Assemblée nationale estime qu’il a « minimisé les risques et conforté les thèses su lobby de l’amiante ». L’Académie de M. Tubiana s’est, de même, montrée plus qu’indulgente avec les OGM, tandis que sa cousine des Sciences estimait, en 1994, que la dioxine ne posait pratiquement pas de problème de santé publique, ouvrant la voie à l’incinération industrielle des déchets en France.
Un dernier exemple, pour la route. L’Académie de médecine a toujours tenu pour négligeables les faibles doses de radiation nucléaire, empêchant de fait la prise de mesures de protection en France après les retombées de Tchernobyl. Eh oui, si cela ne pèse de rien, à quoi bon affoler les populations ? Imparable. Hélas, c’est faux. L’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), on ne peut plus officiel, a publié voici 18 mois des études spectaculaires qui démontrent que, tout au contraire, de très faibles expositions peuvent avoir un effet sérieux sur les organismes vivants. Dont nous sommes, ou bien m’aurait-on aussi caché cela ?
Bref, L’Académie sait se tromper. Et d’ailleurs avec une constance qui force l’intérêt et mène droit aux interrogations. Mais je ne veux pas insinuer ce que je ne pense pas. Je suis bien certain que Maurice Tubiana est sincère. Il croit, il croit, il croit. Et aucun journaliste de la presse en place, sauf grave erreur de ma part, ne s’avise d’explorer ce terrain dangereux.
Il n’est pas le seul à croire, au reste. D’autres ont cru que la ligne Maginot nous sauverait de la barbarie. Ou que le biologiste stalinien Lyssenko avait inventé une science « prolétarienne ». Parmi eux, de futurs prix Nobel, mais oui ! Ou encore, il y a seulement trente ans, que Superphénix ferait de la France l’Arabie Saoudite de l’Europe. Je vais vous dire quelque chose qui ne me rajeunit pas. Depuis l’épouvantable sac de Jérusalem, en 1099, les Croisés me foutent la trouille. Et il y en a beaucoup.