Le beurre indonésien (et l’argent qui va avec)

Un jour de la fin février 1994, j’ai été heureux. Cela s’était déjà produit. Cela arriverait encore. Heureux. Il y avait du soleil, le vent froid m’obligeait parfois à courber la tête, je mangeais des gâteaux aux figues en buvant de temps à autre de l’eau fraîche.

J’étais au paradis, plus proche qu’on ne le dit parfois, sur les pentes du Mourre Nègre, autrement appelé Luberon. Une bien modeste montagne, une imposante colline si vous préférez. J’entendais parfois les trilles du petouso, le troglodyte mignon et je me souviens fort bien avoir aperçu un croupatas dans le ciel, un grand corbeau. Attention, un grand corbeau n’est pas – pas seulement – un corbeau grand. C’est une espèce à part entière, un acrobate sans fil qui plonge sans fin.

L’air sentait le buis, et les chênes verts bruissaient comme ils font depuis quelques très longs millénaires. Ce jour-là, j’allais découvrir une expression inconnue : la pelouse sommitale. Sommitale veut dire du sommet. Là-haut, vers 1100 mètres d’altitude, tout changeait. Les premières orchidées de la saison, et du monde donc, perçaient. On voyait le Ventoux, la montagne de Lure, le début des Alpes. J’étais seul.

Au retour, dans le vallon de La Fayette, je remarquai les vestiges d’anciennes charbonnières. Jadis, hier, des carbonieri, des pauvres venus le plus souvent d’Italie avaient passé là, en plein bois, des mois entiers, pour fabriquer du charbon de bois. J’étais toujours heureux, mais également ému. Le sort des pauvres m’importe.

Même de ceux-là, que je ne connais pas. Avant-hier, le président indonésien Susilo Bambang Yudhoyono a réclamé, depuis la tribune de l’ONU (1), des aides massives à son pays. Il estime que la préservation des forêts tropicales concerne le monde entier. Que la lutte contre le changement climatique passe par cela.

C’est une bouffonnerie, intégrale. Une farce macabre comme je n’en vois pas chaque jour, heureusement. Car l’Indonésie est en train de tuer ses ultimes forêts primaires, parmi les plus riches au monde en nombre d’espèces animales et végétales. Je parle là de millions d’hectares. En mai 2007, on apprenait qu’elle allait entrer en fanfare dans le livre des records Guiness. Pourquoi ? Je vous jure que je n’invente pas : parce que l’Indonésie est le pays qui, désormais, détruit le plus vite ses forêts. Elle est devenue pour cette raison le troisième émetteur de gaz à effet de serre de la planète, après la Chine et les États-Unis. Les mafieux locaux, qui tiennent tout, brûlent des arbres chargés de carbone sur des centaines de kilomètres, avant d’y planter des palmiers à huile. Lesquels donneront des biocarburants – pardon, des nécrocarburants – pour les voitures du Nord.

Je doute que Susilo Bambang Yudhoyono ne soit pas au courant. Certains jours, la fumée des incendies atteint la Malaisie, à des centaines de kilomètres de là. En 1965 – et cela a duré quelques années – les militaires indonésiens ont massacré environ 500 000 personnes, qui faisaient de l’ombre au profit. Ce pays est désormais aux mains des vainqueurs. Et une poudrière. Et une bombe humaine, religieuse, sociale, prête à exploser. Cela viendra, il ne faudra pas attendre longtemps. Ceux qui brûlent et dévastent souhaitent ouvrir quelques comptes bancaires numérotés en plus, et le Nord leur enverra sans aucun doute de quoi garnir ces nouveaux portefeuilles. Le Nord, c’est nous. N’avons-nous pas désespérément besoin de leurs biocarburants pour continuer nos ronds sur le périphérique et nos échappées du samedi ?

Je le parie : l’Indonésie aura le beurre et l’argent du beurre. La destruction des forêts, l’huile végétale, et les félicitations du jury. Et moi je pense à mes petits carbonieri du Luberon. Et au souvenir de ce qui aurait pu être.

(1) http://www.actualites-news-environnement.com

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