Nos cormorans et leurs grizzlis

Le grizzli est un animal qui me fout spontanément la trouille, et il n’y en a pas beaucoup. Mais lui, oui. Je n’ai pas vu le documentaire de Werner Herzog sur cet autre animal appelé Timothy Treadwell, Grizzli man. Mais je me souviens bien de la mort de Treadwell, il y a quatre ans tout juste.

Je vous résume en deux mots. Treadwell était un passionné du sauvage comme il en est peu. Chaque année depuis des lustres, il partait camper dans le wild, en plein Alaska. Au milieu des ours, qu’il connaissait tous un par un, et qu’il avait d’ailleurs dotés d’un nom. La dernière fois, en octobre 2003, il y avait emmené sa copine. Et ce fut la dernière fois. On retrouva plus tard les morceaux des tourtereaux dans l’estomac de deux ours, un grand et un petit. L’histoire ne dit pas s’il s’agissait de vieux copains de Treadwell ou de vagabonds de passage.

Est-ce bien le problème ? Je n’aime pas les sauvages pour qu’ils viennent me taper sur l’épaule. J’aime les sauvages parce qu’ils ne sont pas civilisés, pardi ! Parce qu’ils m’inquiètent et me troublent, parce qu’ils ne respectent pas la règle, parce qu’ils échappent au monde, le nôtre tout au moins. C’est bien pourquoi j’aime tant le grizzli, mais à distance. Il y a quinze ans, j’ai passé deux ou trois heures en compagnie de Jean-Jacques Camarra, à Pau. Ce grand spécialiste de l’ours m’avait alors raconté l’un de ses voyages en Alaska. Il se faisait déposer par un hélico, avec un kayak et quelques bricoles, et puis restait seul au milieu d’un monde magique et angoissant.

Un jour, il avait rencontré un grizzli menaçant. Si menaçant que l’ours, levé sur ses pattes arrière, l’avait chargé, à très vive allure. Les grizzlis sont des athlètes complets, savez-vous ? Camarra, ce jour-là, eut le bon réflexe. Il disposait d’une bombe sous pression contenant un mélange à base de poivre – je crois -, utilisée justement dans ce genre de circonstances. Il ne faut pas hésiter, et ne pas viser de travers. Et appuyer bien avant que l’ours ne soit sur vous, car alors, c’est trop tard. Bref, Camarra s’en était sorti, puisqu’il me racontait l’histoire des années plus tard.

Et voilà que je lis (1) une nouvelle qui me scie. D’après des associations écologistes, le Sierra Club du Canada et l’IFAW, le grizzli serait menacé d’extinction, lui aussi. Il aurait disparu des vastes Prairies qu’il a parcouru pendant des centaines de siècles. Et son sort resterait incertain dans ses ultimes refuges du Grand dehors. La faute, disent les ONG, à l’État fédéral canadien, incapable de prendre des mesures de protection efficaces.

Au même moment, je prends connaissance d’un document du Ministère de l’Écologie, celui de M.Borloo, oui. Il s’agit d’une circulaire datée du 27 septembre 2007, et elle est adressée aux préfets. Son objet est singulier, et le voici : « Mise en oeuvre du plan de gestion du grand cormoran pour la campagne d’hivernage 2007/2008. Cadrage technique national en ce qui concerne le volume maximal de prélèvements possibles par département et les conditions techniques par département ». Ce n’est pas du John Fante, oh non !

De quoi s’agit-il ? D’un vaste plan étatique d’abattage d’un oiseau maudit entre tous, le Grand cormoran. Disons-le franchement, c’est étourdissant. Je n’entre pas ici dans la discussion sur les ravages – réels – que le Grand cormoran, dont les effectifs ont augmenté, provoque dans les étangs de pisciculture.

Non, laissons cela de côté. Le document du ministère a un ton inimitable pour parler de la mort, qui me donne des frissons. C’est le coup de fusil bureaucratique, froid, méticuleux, totalement indifférent. Ainsi, l’Ain aura-t-il le droit d’abattre 4100 cormorans l’an prochain, après en avoir flingué 3600 l’an passé. Ainsi, département après département, pour respecter les « quotas de prélèvements autorisés ». L’imagination euphémique des auteurs de ce texte me semble sans limite. Tuer, mais sans jamais le dire. Tuer, mais sans jamais oser le dire.

Je crois, mais je ne suis sûr de rien, qu’il y a un lien caché, mais réel, entre leurs grizzlis et nos cormorans. Et c’est l’État. Nous avons en réalité abdiqué. Pour le meilleur et souvent le pire, nous avons regardé l’animal en face, tout au long de notre tumultueuse histoire d’humains. Et puis, il y a une poussière d’années, tout a basculé. Désormais, nous déléguons à des services spécialisés la « gestion » de nos relations à cet Autre radical. L’animal était situé dans un rapport vivant, charnel, réel avec les hommes. Il est devenu une chose, un problème, une statistique.

Comment sortir de cette complète folie, car c’en est une ? Je n’en sais trop rien, hélas. Je crois que la terrible érosion de la biodiversité sur terre tient là l’une de ses causes profondes. En attendant mieux, parlons, parlons, parlons.

(1) http://www.ifaw.org

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