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Le peuple des dunes contre Lafarge

Je vous ai parlé il y a seulement une paire de jours de madame Laurence Tubiana (fabrice-nicolino.com), dont je pense tant de bien. L’Iddri, l’institut qu’elle dirige, compte parmi les membres de son conseil d’administration la noble et vertueuse entreprise Lafarge. Une transnationale d’origine française, leader mondial de la construction, dont le coeur de métier est le ciment. Lafarge a fait du « développement durable » l’un des points forts de son discours publicitaire. Ce qui est bien son droit : qui hésiterait, de nos jours ?

Lafarge va plus loin que certains de ses petits camarades et maintient depuis des années un partenariat de taille avec le WWF, association écologiste mondiale. Argent contre image (des détails ici). Je vous conseille vivement, en complément, l’un des livres les plus drôles de ces dernières années : « Développement durable, 21 patrons s’engagent ». Paru au Cherche-Midi en 2002, il contient, au milieu de bien d’autres, un entretien avec Bertrand Collomb, alors patron de Lafarge. La totalité du propos relève du grand comique involontaire – parfois le meilleur -, mais je me dois de citer un morceau choisi. Quand on demande à Collomb pourquoi il a décidé de s’associer avec le WWF, il répond : « Il s’agit d’une organisation mondiale avec une image de marque très connue dans le monde et axée, entre autres, sur la reforestation ».

Tiens donc. La reforestation. Au Bangladesh (infosdelaplanete.org), Lafarge construit une cimenterie géante, approvisionnée par un tapis roulant de calcaire de 17 km de long. La carrière est en Inde, l’usine au Bangladesh. En avril 2007, le ministère indien de l’Environnement enjoint Lafarge de tout stopper, car le cimentier ne dispose pas des autorisations pour faire passer le tapis roulant au travers d’une forêt primaire. Lafarge conteste aussitôt, clame qu’on ne lui a rien demandé. Que la forêt, au reste, n’est pas primaire. Etc. En novembre, par un miracle comme cette Asie-là les aime, la Cour Suprême de l’Inde donne à Lafarge le droit de continuer.

L’histoire, bien que d’une navrante banalité, est plaisante, ne trouvez-vous pas ? Elle se double d’une autre affaire, française celle-là. Le Peuple des dunes est en colère contre notre grand cimentier. Le Peuple des dunes, pour ce que je peux juger, est une merveille. Il s’agit d’un collectif de plus de 100 associations locales qui refuse tout net un autre projet de Lafarge (allié en l’occurrence à Italcementi). Les deux veulent extraire la bagatelle de 600 000 tonnes de sable au large de la Bretagne, entre Gâvres et Quiberon. Chaque année, et pendant trente ans. Et quand j’écris « au large », ce n’est que formule, car l’extraction se ferait à trois milles marins du plus grand massif dunaire de Bretagne, site en partie protégé par Natura 2000 s’il vous plaît.

Je passe sur les conséquences écologiques probables d’une telle entreprise, si par malheur elle devait voir le jour, car tout est sur ce site. Comme les opposants parlent d’une manière admirable, je vous offre toutefois quelques mots du géographe Yves Lebahy. « Lorsque j’ai eu connaissance de ce projet, il y a quelques mois seulement, et des premiers documents qui circulaient à son sujet, j’ai tout de suite été en alerte pour trois types de raisons au moins. La première, mettait en jeu des documents scientifiques expliquant que l’opération serait sans effets sur le littoral. C’est ignorer que toute action humaine quelle qu’elle soit, où qu’elle soit, génère un déséquilibre des milieux et je suis trop attaché au principe de géosophie cher à certains géographes, c’est-à-dire un rapport profond de sagesse et d’humilité que doit entretenir l’homme à l’égard de la terre qui nous porte et nous nourrit, pour n’avoir pas été immédiatement en alerte, surtout sur un milieu aussi complexe et ignoré que le milieu marin au contact des côtes ».

Et puis, car je ne peux résister non plus, cet extrait d’un magnifique appel de Jean Gresy : « Sachez qu’il n’y a place pour aucune solution négociée avec les cimentiers, car nous ne transigerons pas sur les valeurs qui sont au cœur de notre action. Il n’y a place ni à l’arbitrage, ni à la conciliation, ni à la médiation. Comme on ne peut gagner contre la volonté souveraine du peuple dans une démocratie, il est facile d’anticiper le fait que les cimentiers ont déjà perdu la partie ».

Je peux me tromper, mais je crois qu’il a raison. Lafarge ne réussira pas ici. Heureusement pour lui, il reste madame Tubiana.

Vive les écoguerriers ! Evviva !

Des fois, et de plus en plus souvent, je craque, je bous ! On n’a pas toujours envie de discuter, cela se saurait. Non, il arrive aussi qu’on brûle du désir d’agir. Là et maintenant. Maintenant ou jamais. Autant vous dire que j’applaudis de toutes mes forces les bandits océaniques de Sea Shepherd. Oh oui ! Je ne sais si vous êtes au courant de leurs aventures, et dans le doute, je résume.

Paul Watson, un ancien de Greenpeace né en 1950, a créé la Sea Shepherd Conservation Society (site). Le berger des mers. C’est un très brave, cité par Time, en 2 000, dans sa courte liste des Héros de l’Environnement du 20ème siècle. Je sais, Time n’est pas une référence. C’est pour vous dire qu’il est connu.

Watson est un vrai combattant, cela ne se discute pas. Et Sea Shepherd est devenu le symbole de l’action, bien davantage que Greenpeace, du moins dans le monde anglosaxon. J’en arrive à leur dernière fantaisie. Le 2 mars, un bateau de la noble association a pratiquement abordé dans l’Antarctique (afp) le baleinier japonais Nisshin-maru. À dix mètres seulement – il faut imaginer ce que sont 10 mètres dans un océan comme celui-là -, les écologistes ont balancé sur le pont des bouteilles d’acide butyrique, tiré donc du…beurre. Regardez plutôt cette belle photo ! Moi, cela me fait envie, je dois le reconnaître.

Vous l’imaginez, la bande à Watson voulait empêcher ces salopards d’encore prélever des baleines destinées aux restaurants de Tokyo. Le Japon a violemment protesté, affirmant que trois marins auraient été brûlés aux yeux, ce que démentent les écologistes, qui disent avoir tout filmé. Pour eux, l’acide ne sert qu’à rendre le pont glissant et impraticable pendant des jours, tout en emplissant l’air d’une odeur insupportable. Bon, je vais vous dire : dans le pire des cas, je doute que les effluves de beurre provoquent autant de mal que les harpons à tête explosive lancés sur le corps magnifique des rorquals.

Les ecowarriors – les écoguerriers – sont des frères. Ni plus ni surtout moins. Aux États-Unis, ces activistes sont traqués par le FBI d’une façon qui surprendrait encore un peu en France. Au dernier congrès de l’Association américaine pour l’avancement des sciences, un sociologue visiblement ami des flics a mis en garde contre « l’écoterrorisme ». Lequel serait pire aux États-Unis que la violence d’extrême droite. Ces sociologues-là sont plaisants. Je rappelle pour mémoire l’attentat fasciste perpétré le 19 avril 1995 dans le centre d’Oklahoma City par Timothy McVeigh : 168 morts, dont 19 enfants et un secouriste. Une (courte) paille.

Il n’empêche que le FBI flippe, car les écoguerriers seraient des « gens instruits » – je cite -, ce qui compliquerait leur tâche. Après avoir beaucoup défendu l’usage de la violence en mes jeunes années, je confesse que j’ai changé de point de vue. Je suis devenu un non-violent actif. Ce qui veut dire ? Ce qui veut dire que, tant qu’on ne s’en prend pas aux hommes et à tout ce qui vit, l’opposition à ce monde doit conserver un espace, dût-il déplaire aux policiers des âmes et des corps.

Il y aura bientôt quatorze ans, j’ai rencontré à Fontainebleau un certain Samuel Baunée, qui avait créé là-bas un groupe clandestin appelé Bleau-Combat. Il était un écoguerrier, décidé à bien des actes pour sauver la forêt de Fontainebleau d’une exploitation industrielle. Comme je ne sais pas ce que je peux révéler ici, disons seulement qu’il a combattu, avec une poignée d’autres. Contre les engins. Contre les coupes. Contre les résineux. Contre une vision déchaînée de l’exploitation des arbres, qui forment à mes yeux, avant tout autre considération, une communauté hautement respectable. Je n’espère qu’une chose : que le récit de ce qu’il faut bien appeler du sabotage soit un jour publié. Moi, j’en ai pleuré de rire.

Je me suis constamment amusé avec Samuel, qui est un garçon de grande élévation. Et je lui garde, il le sait, une amitié vive. Son action on ne peut plus illégale a fini par le conduire en prison – mais oui, c’est vrai -, sans qu’il ne renie rien de ce qui fut. Et moi, je continue de m’interroger. Jusqu’où peut-on aller pour défendre une cause aussi essentielle que la vie sur terre ? Jusqu’où ?

PS : Je signale à toutes fins utiles que l’éditeur Gallmeister entreprend d’éditer ou rééditer les livres d’Ed Abbey, l’auteur de l’admirable Désert solitaire (Payot). Abbey fut un vaillant écoguerrier, et son roman Le gang de la clé à molette rapporte en partie des événements réels.

Toutes les forêts du monde

Sylvain Angerand, des Amis de la Terre, m’envoie le texte d’une tribune parue dans Libération, sous sa signature. Cela tombe bien : l’ayant déjà lue, je m’apprêtais à vous en parler (http://www.liberation.fr). Je n’ai jamais rencontré Sylvain et ne sais que fort peu de choses sur Les Amis de la Terre. Ce qui ne m’a pas empêché de saluer ici ou ailleurs la droiture et la pugnacité d’un de ses membres, Christian Berdot, à propos des biocarburants.

Que nous veut Sylvain Angerand ? Eh bien nous alerter, bien entendu, et sur une question essentielle. Une de plus. Voyez l’entrée en matière, qui résume bien le tout : « Planter des arbres pour sauver le climat est la grande mode du moment. Il n’y a qu’à voir les opérations qui pullulent ces derniers temps : «Un milliard d’arbres pour la planète» du Programme des
Nations unies pour l’environnement,
«Un arbre, un Parisien» de la Ville de Paris, et encore «Plantons pour la planète» d’Yves Rocher. L’idée est qu’en grandissant, un arbre capte du C02, l’un des principaux gaz à effet de serre, permettant donc d’en atténuer l’impact sur le réchauffement climatique ».

Angerand décrit le monde tel qu’il est. Qui ne ressemble pas aux dépliants publicitaires de l’univers marchand. La supercherie, en ce domaine, repose sur une idée si simple qu’elle en est totalement fausse : un arbre vaudrait un arbre. Un eucalyptus, appelé en Amérique latine l’arbre de la soif, tant il assèche les sols où il est planté massivement, vaudrait un arbre tropical de 700 années vivant une infinité de relations complexes avec son voisinage de plantes et d’animaux. Si vous lisez l’espagnol, allez jeter un oeil à l’adresse entre parenthèses (http://www.redtercermundo.org). Un vieil homme venu d’Australie, qui est aussi et surtout un eucalyptus – Don Eucalipto – raconte l’odyssée, ce long sanglot de l’eucalyptus, changé pour notre malheur en petit soldat de l’industrie forestière.

Donc, un serait égal à un. La forêt gagnerait en Chine, alors qu’elle s’évanouit, parce que le parti communiste a décidé de planter des surfaces géantes d’eucalyptus génétiquement modifiés. L’Indonésie, multipliant des palmiers à huile par milliards, compenserait, au moins en partie, la perte de ses forêts pluviales primaires, qu’elle vole à l’humanité et à l’avenir de tous. Et de même, partout, dans ce monde barbare.

Angerand nous met en garde contre un nouveau truc des bureaucrates du climat. À Bali, où Greenpeace s’est en partie déconsidéré, la planète officielle a discuté des moyens de lutter contre le grand dérèglement. Ce qui fut et demeure un désastre – l’absence de toute décision – a été présenté comme un pas en avant par tous ceux qui ont un intérêt, au moins symbolique, à ce que le commentaire soit mensonge.

Là-bas, dans le pays de l’abomination – Bali est en Indonésie -, l’on a évoqué une idée inouïe : payer des gouvernements pour qu’ils limitent un peu la déforestation. Dans le jargon insupportable des conférences internationales, cela s’appelle « déforestation évitée ». Et comme la FAO, agence onusienne, considère que les monocultures d’arbres valent les communautés végétales plurimillénaires des forêts primaires, on peut s’attendre à de stupéfiants résultats.

À terme, l’ONU pourrait aisément payer les mafieux d’Indonésie qui plantent des palmiers à huile pour fabriquer des biocarburants, au motif que ces arbres ralentissent la déforestation massive causée par leur développement fulgurant. Les mafieux gagneraient ainsi deux fois. Au-delà, le monde entier pourrait se reboiser sous la forme de pins Douglas dans le Morvan français – Lulu, coucou ! -, de peupliers en Chine, de palmiers dans le bassin du Congo, etc.

Tragédie ? Je confirme : tragédie. Mais je dois ajouter que j’en ai marre de ces cohortes de collaborateurs de la destruction, qui font la queue au guichet de la mort. La rébellion est un devoir moral élémentaire. En attendant mieux. Tiens, je viens de lire un article qui referme, pour aujourd’hui en tout cas, le dossier. Laurence Caramel (http://www.lemonde.fr) écrit ceci : « Plus de 1,6 milliard d’arbres ont été plantés en 2007 grâce à la campagne « Plantons pour la planète » lancée par le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) avec la Kényane Wangari Maathai, Prix Nobel de la paix 2004, dont le Mouvement de la ceinture verte soutient depuis longtemps des actions de reforestation en Afrique. L’objectif du milliard d’arbres que s’étaient fixé les initiateurs du projet est ainsi dépassé. Fort de ce succès, le PNUE a annoncé que la campagne serait reconduite en 2008 et en 2009.
Au palmarès des pays ayant répondu à l’appel, l’Ethiopie arrive en tête avec plus de 700 millions de plants, suivie par le Mexique (217 millions) et la Turquie (150 millions)
».

N’est-ce pas formidable ? Non. En Éthiopie, la surface de forêts est passée de 40 % du territoire national en 1950 à 3 % aujourd’hui. 700 millions d’arbres qu’on pourrait dire sans racines, en tout cas sans l’extraordinaire réseau de diversité qui en fait des monuments de la vie, ce n’est rien. Peut-être moins que rien, car l’illusion n’est pas notre alliée, mais un mortel soporifique.

Lulu d’Autun, gardienne du monde

Attention, l’amitié peut conduire à Autun (Saône-et-Loire). Celle que j’éprouve pour Lulu, Lucienne Haese, m’a mené là-bas, hier vendredi. Et le moins que je puisse dire, c’est que je n’étais pas dans une forme olympique. Mais bon, Lulu est Lulu.

Et comme elle m’avait invité à parler de mon livre sur les biocarburants, à la suite de l’Assemblée générale de son association, Autun-Morvan-Écologie, j’y suis allé, bien sûr. Je n’ai pas regretté une seconde, car la salle était davantage qu’intéressée par mon propos, amicale en outre, sympathique au possible. J’ai donc pu parler librement, sans détour, de la tragédie planétaire en cours, qui affame, ravage les forêts tropicales et détruit un peu plus le climat. Le maire d’Autun, le socialiste Rémy Rebeyrotte, était là, et m’a même acheté un livre. Le monde réel est plein de surprises. Thierry Grosjean, mon cher Thierry Grosjean, d’Ouroux, avait fait le déplacement. Ceux qui connaissent ce brave, que je n’avais pas vu depuis des années, comprendront.

Autun, donc, par le TGV Paris-Montchanin puis le bus jusqu’à Autun. Où Lulu m’attendait, à l’arrêt Lycée militaire. J’ai connu Lulu il y a quelque chose comme huit ans – je crois -, un jour que j’étais allé la trouver dans son local de la rue de l’Arquebuse. Elle est exceptionnelle. C’est une femme du peuple, aujourd’hui retraitée, qui a vaillamment conquis des responsabilités dans les entreprises qui l’ont employée. Elle a terminé sa carrière comme chef comptable dans une fabrique de parapluies familiale, aujourd’hui morte et enterrée sous les coups de la mondialisation. Et elle aime la forêt. Attention : d’un amour pur et violent, sans détour, évident, quoi !

Hier, elle m’a confié qu’elle devait ce grand défaut, qui est une immense qualité, à son père, qui l’emmenait, au temps de l’enfance, dans les forêts des environs, très tôt souvent. Écoutez-la, plutôt : « Un arbre, c’est comme un animal, c’est un être vivant. Un arbre, on peut l’entendre, car il parle. Vous êtes en forêt, tout est calme, et soudain l’un d’eux se met à parler, aidé parfois par le vent ». Telle est Lucienne, hélas sans son accent morvandiau.

Le soir venu, devant l’assemblée réunie, elle m’a fait un cadeau si fabuleux que l’émotion m’a saisi. Heureusement, je sais me tenir. Elle m’a en effet offert une part de forêt, la 1953 ème part de forêt morvandelle détenue par le Groupement forestier pour la sauvegarde des feuillus du Morvan. Me voilà propriétaire, théorique mais réel, d’un carré de 25 mètres sur 25, là-bas. J’en suis fier, j’en suis infiniment heureux.

Je vous dois une explication : Lucienne ne lâche jamais. Son combat principal consiste à dénoncer le massacre de cette forêt primordiale et mythologique qui a couvert pendant des millénaires sa région. Car le Morvan n’a longtemps été qu’une forêt, trouée de loin en loin pour les besoins humains. Une forêt de chênes et de hêtres, associée à quelques charmes, bouleaux ou châtaigniers, depuis quelques siècles pour ces derniers.

Mais tout a changé, comme partout. Pour la raison folle qu’il faut gagner de l’argent au plus vite – Take the money and run, Prends l’oseille et tire-toi -, des propriétaires forestiers ont commencé à remplacer les feuillus par des résineux. Dès après la Seconde guerre mondiale. Ce qui n’était qu’épiphénomène est devenu épidémie. Le Fonds forestier national (FFN) a massivement distribué des subventions publiques à qui plantait des pins Douglas, et la machine s’est emballée. En 1970, les résineux représentaient déjà 23 % du peuplement forestier du Morvan. Et 40 % en 1988. Et plus de 50 % aujourd’hui.

Des grandes compagnies bancaires ou d’assurance – Axa, les Caisses d’épargne – paient des gens pour répérer les ventes de forêts, ou pour les susciter. Ainsi sont apparues des propriétés de centaines d’hectares d’un tenant, sur lesquelles passent d’infernales machines à déraciner les arbres tout en les découpant. Table rase ! Coupe à blanc ! Lulu m’a montré des photos : je ne croyais pas cela possible en France. Une déroute écologique. Les résineux sont vendus en bloc, d’autres machines passent derrière et plantent des théories de nouveaux résineux, qui seront à leur tour broyés dans trente ou quarante ans. Ces monocultures sont des déserts biologiques. Et une insulte au beau, à l’histoire, à la culture profonde des Morvandiaux.

Lulu est restée debout, envers et contre tout, et tous. « Un jour, raconte-t-elle, j’ai pensé : « Mes cocos, vous allez voir de quel bois je me chauffe ». Et j’ai commencé à apprendre ». Oui, Lulu a dû apprendre à parler la langue des seigneurs. Et ce fut dur. Car elle ne savait pas les codes. Car, dans les réunions, elle entendait des mots qu’elle ne comprenait pas. « Les premières fois, ajoute-t-elle, j’avais les mains paralysées. Mais j’ai pris de l’aplomb ». Tout Lulu est là.

Depuis, infatigable, elle traque députés et préfets, responsables en tous genres, qui la voient arriver de loin. Au cours des repas officiels où on l’invite parfois, c’est à peine si elle mange. Son obsession, c’est le dossier qu’elle a sous le bras, et qu’elle remettra, de gré ou de force, à l’Éminence du jour. D’où ce groupement forestier, dont je fais désormais partie.

En quelques années, Lulu et ses amis sont parvenus à racheter 100 hectares environ, les sauvant de la mort industrielle. Mieux : en s’associant avec le Conservatoire des sites naturels et la ville d’Autun – eh oui, hier soir, le maire n’était pas là par hasard -, la fine équipe a pu acquérir les 270 hectares de la somptueuse forêt de Montmain, au-dessus d’Autun. Dont des sources, un aqueduc, les restes d’une ancienne villa gallo-romaine. Où est la culture ? Qui sont les barbares ?

Je ne connais pas d’exemple, en France, de groupe qui se batte avec tant de vigueur pour nos forêts. Mais peut-être suis-je ignorant ? J’en serais ravi, en l’occurrence. Reste que Lulu, Autun-Morvan-Écologie, le Groupement forestier sont des exemples. De l’esprit de résistance, bien entendu, qui nous manque tant. Si vous avez des idées pour soutenir ces valeureux, debout ! Ils le méritent. Moi, je vais tenter ce que je peux pour faire connaître ce combat, pour qu’il devienne national, européen peut-être.

L’association de Lulu a un site sur le net (http://autun.morvan.ecolog), et une adresse postale : Autun-Morvan-Écologie, BP 22, 71401 Autun Cedex. Mais je vous conseille de téléphoner, car avec un peu de chance, vous tomberez sur Lulu, directement : 03 85 86 26 02. Et si c’est le cas, je vous le demande, embrassez-la de ma part. Elle est irremplaçable.

Voyage aux îles Andaman

Je crois que je n’irai jamais là-bas, mais d’une certaine façon, j’y passe une partie de ma vie, surtout quand je dors. Les îles Andaman sont en effet une sorte de rêve, même si l’usage du temps passé conviendrait sûrement mieux. Où les trouve-t-on, sur le planisphère du moins ? Dans le golfe du Bengale, à 200 km au sud de la Birmanie. Il s’agit d’un archipel de plus de 200 îles, dont moins de 40 abritent des humains. Elles sont pour l’essentiel couvertes de forêts tropicales denses. Ce territoire dépend absurdement de l’Inde, lointain pays.

Pendant un temps immensément étiré, l’archipel a été habité par ce que nos chercheurs appellent aujourd’hui des Negrito. Ces peuples sont probablement venus d’Afrique au cours de migrations vieilles d’au moins 60 000 ans. Et ils ont vécu d’une manière qui déplaît fortement à monsieur Sarkozy et à ses si nombreux amis. Pardonnez à l’avance cet extrait du discours tenu par notre président à Dakar, en juillet dernier : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès ».

Puissant, n’est-ce pas ? Tout y est, à commencer par cette idée mortifère du progrès. Je rassure ceux qui seraient inquiets. Je n’ai rien contre le progrès, l’amélioration, l’invention, le neuf, le changement. Mais rien, je vous jure. En revanche, je ne supporte plus l’idéologie qui cimente et enterre ces dispositions éternelles de l’âme humaine. Je ne ferai pas de cours ce jour-ci, et n’écrirai donc rien sur ce fil qui relie tant de traditions politiques françaises, et qu’on regroupe sous le nom de progressisme.

Mais enfin, il est clair que bien des barbaries, à commencer par le colonialisme, auront été accomplies à l’abri de cette vision de l’avenir. J’incarne le progrès, donc je peux trancher des têtes. Pour la séquence historique précédente, il suffit de remplacer « le progrès » par « la sainte foi catholique », et l’on obtient le même résultat. Demandez aux mânes de la ville de Béziers, détruite à la racine en 1209.

Revenons aux Andaman. Ce ne fut pas un paradis, non. Mais un territoire possible et même certain, oui. Pendant des centaines de siècles. Or, il y a 150 ans, « l’aventure humaine » chère à Sarkozy – et à Royal, sans l’ombre d’un doute – advient enfin. Les Anglais débarquent, et créent sur place l’un des plus formidables bagnes politiques de l’histoire. Les Japonais y commettent quelques massacres après 1941, avant que de laisser la place aux Anglais, de nouveau, jusqu’en 1947. Puis l’Inde devient maîtresse des Andaman.

Maîtresse et marâtre, car le pays neuf de Gandhi envoie des colons par dizaines de milliers, et ouvre des bases navales. Les Negrito sont décimés. Et parmi eux – car il y a cinq ethnies -, les Jarawa, pour lesquels j’ai un faible. Les Jarawa ne se sont pas laissés faire. Jarawa pourrait signifier, en toute simplicité, étrangers. Ils ont refusé, obstinément, tout contact avec les envahisseurs, se repliant dans le fond de leurs forêts, où ils continuaient de chasser, avec des arcs et des flèches.

Tout a changé vers le milieu des années 90 du siècle passé. Une route a pour la première fois profané le territoire des Jarawa. Les braconniers, profitant de la brèche, ont massacré comme ils savent si bien faire, dotés eux d’armes automatiques. La suite, la voici, telle que rapportée par l’admirable association Survival International (http://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE) : « Les conséquences négatives de cette interaction sont manifestes (…) Des rapports alarmants font état de l’exploitation sexuelle des femmes, de l’introduction d’alcool, de tabac et de nourriture dont les Jarawa deviennent de plus en plus dépendants. Les plus jeunes se sont mis à faire du troc pour se procurer des denrées alimentaires étrangères comme du tabac à mâcher ou de la feuille de bétel, substance hallucinogène. La route draine également des touristes qui constituent à leur tour une menace pour les Jarawa car, malgré les affiches et les panneaux où l’on peut lire « Attention aux Jarawa « , « Ne laissez monter les Jarawa dans aucun véhicule » et « Ne donnez aucune nourriture aux Jarawa », établir un contact avec eux est devenu une source d’amusement ».

Si je pense aux Jarawa ce 16 novembre 2007, c’est parce que Survival, justement (et un grand salut à Jean-Patrick Razon !) lance un appel terrible, à l’occasion de la première journée mondiale du diabète organisée par les Nations Unies. Les peuples indigènes de la planète, presque tous, sont désormais menacés par notre si gentil progrès universel. Chassés de leurs terres, soumis à une loi qu’ils ne comprennent pas, ils versent massivement dans la déchéance alimentaire, qui n’est jamais qu’une face de la déculturation. Selon le professeur Paul Zimmer, de l’Institut international du diabète, « si l’on n’agit pas de toute urgence, le risque de voir disparaître de très nombreuses communautés indigènes [à cause du diabète], voire toutes, est bien réel ».

Je vous renvoie, hélas, à ce dossier de Survival (survivalfrance.org) intitulé : « Le progrès peut tuer ». Quant à moi, je vais finir mon rêve, qui m’emporte et m’engloutit. Les Jarawa forment, aujourd’hui encore, des groupes de 40 à 50 nomades, qui arpentent les forêts des Andaman avec des arcs et des flèches, à la recherche de porcs sauvages et de lézards-moniteurs. Ils n’en trouvent pas chaque jour, mais ce n’est pas si grave, car la forêt est généreuse en baies, en miel, en graines.

Je rêve et je m’évade, car j’en ai bien besoin. Les Jarawa sont une preuve concrète, certaine, indépassable, que nous pouvons habiter cette terre d’une autre façon.