Voici plusieurs fois qu’un lecteur, Vegaby, intervient en défense du communisme. Il est bien entendu le bienvenu, mais franchement, je ne peux plus laisser passer sans réagir ses commentaires. Dans le dernier, il écrit d’emblée ceci : « La crise écologique vient d’où ? Elle vient d’une classe minoritaire dont l’ objectif est l’ enrichissement personnel sans aucune retenue et attention pour la planète, des gouvernements qui sont au service de cette classe et une majorité de gens qui sont soit dans la misère et vous pouvez toujours leur faire de la morale pour ne pas couper du bois ou ne pas braconner ou manger autrement …. »
Eh bien, non. La crise écologique est avant toute chose une interrogation, et selon moi métaphysique. Une fois que tous les arguments ont pu être échangés, que reste-t-il ? Une angoisse. Pourquoi ? Oui, pourquoi ce formidable appétit de tout détruire sur son passage ? Je ne peux fournir la réponse, mais la question vous est offerte sans arrière-pensée. Oui, pourquoi ?
Quand cela a-t-il commencé ? De très nombreux textes d’époque montrent sans conteste que, dans la si envoûtante Grèce antique déjà, on déforestait massivement sans aucun souci du lendemain. Et l’on sait désormais que même des populations restreintes comme les Indiens d’Amérique et les Aborigènes d’Australie se sont acharnés à traquer quantité d’animaux prodigieux, jusqu’à provoquer parfois leur extinction. Mais il est vrai que ces catastrophes demeuraient inconnues de la plupart. Au reste, ne l’auraient-elles pas été, cela n’aurait sûrement rien changé. Pour la raison évidente que personne n’avait la moindre perception de l’idée de limite. La forêt, l’eau, l’océan, les animaux et les plantes semblaient à tous une provende qui jamais ne serait épuisée.
Le grand tournant a été, clairement, cette révolution industrielle qui allait mettre entre les mains des humains des moyens matériels – à commencer par les machines – sans commune mesure avec ce qui avait préexisté. Or, dites-moi ? Les hommes étaient-ils, moralement, devenus meilleurs que les ancêtres ? L’évidence commande de dire les choses nettement : les civilisations humaines se sont emparées d’une puissance fulgurante, telle qu’aucun cadre régulateur ne pouvait la contenir. En quelques décennies, en deux siècles au total, l’humanité a créé les moyens de son malheur définitif. Je veux dire, bien entendu, de sa disparition complète.
Je vous l’avoue : je tiens ce tournant pour la Grande Tragédie, dont les autres découlent. Et je pense, avec quelques autres, qu’il serait sage, nécessaire, vital même, de maîtriser lentement les outils de notre intelligence concrète avant que de les répandre comme la peste qu’ils sont jusque dans la dernière des demeures du Sud le plus profond. Ceux qui penseront de moi que je suis l’ennemi du Progrès me feront un très grand plaisir. Car en effet, je le suis. Leur Progrès n’est autre qu’un immense Regrès, néologisme que j’ai retrouvé, après Élisée Reclus, il y a vingt-cinq ans. Et qui veut dire le contraire de Progrès, bien sûr, mais qui mêle opportunément, selon moi, les mots regret et régression. Car nous sommes d’évidence dans la régression, et comme je regrette cette dernière !
Venons-en au communisme. Je crois sincèrement que je pourrais venir à bout d’un livre sur le sujet, mais j’ai pitié de mes potentiels lecteurs. En deux mots, le mouvement ouvrier s’est globalement fourvoyé. Et cela m’attriste, car cet élan prodigieux, qui s’est empalé sur la guerre de 14-18, puis sur le stalinisme, était de civilisation. Nul ne peut dire ce que cela aurait pu donner, mais sait-on jamais ? On comptait dans ses rangs de très beaux esprits, qui auraient peut-être donné des fruits inattendus. Et merveilleux.
Marx ? Oh ! comme j’en ai marre. Pas de lui, certes, que j’ai beaucoup lu dans mes jeunes années, et qui est en effet un penseur. Mais ses héritiers et thuriféraires m’emmerdent, et voici pourquoi en trois points, comme aurait fait l’illustrissime Eraste Petrovitch Fandorine, personnage admirable du romancier Boris Akounine (B.Akounine pour les intimes). Et d’un, Marx n’a qu’un seul héritage dans le réel des humains, et c’est le totalitarisme. Les bolcheviques russes, les maoïstes chinois, les barbudos cubains, les Vietnamiens, Laotiens, Khmers, Jacques Duclos et Maurice Thorez, les assassins d’Andreu Nin, les tueurs de la Stasi et du KGB sont tous des femmes et des hommes qui se réclamaient de Marx.
Et de deux, Marx n’est pas coupable, j’en suis d’accord. Mais peut-on raisonnablement le débarrasser de toute responsabilité ? Pour être direct et employer une phraséologie pour le coup adapté, ce serait pur idéalisme ! Une démarche matérialiste – ce mot pour les lecteurs marxistes – commanderait tout au contraire d’établir pourquoi une pensée pareille a pu être reliée à de telles abominations. Marx lui-même aurait été probablement d’accord, qui notait dans Les origines du coup d’État du 2 Décembre 1851 : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants ».
Et de trois, Marx n’est pas et n’a jamais été écologiste. Le pauvre ! Mais pour une raison extrêmement simple : on ne pouvait considérer en 1848 ou en 1871 les limites physiques d’une planète qu’on croyait encore être une exubérante corne d’abondance. La vérité, mille fois répétée dans l’œuvre de Marx, c’est que l’industrialisation est la grande chance historique de l’humanité. Qui doit permettre, à terme, une production de biens matériels si imposante que l’on passerait « de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ». L’expression a été formulée ainsi une première fois par le socialiste français Louis Blanc en 1839, puis reprise par Marx dans son célébrissime Kritik des Gothaer Programms (Critique du Programme de Gotha) : « Jeder nach seinen Fähigkeiten, jedem nach seinen Bedürfnissen ! ». Parlant sous le regard perçant de Martine V. – Guten morgen ! -, je traduis cette phrase ainsi : « De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins ». Or, les « besoins », revus et corrigés par l’industrie, sont insatiables. N’est-ce pas la base même de la destruction de tout pour la satisfaction de personne ?
Prétendre contre toute évidence que Marx a été écologiste me semble aussi funeste que de tirer un trait d’égalité entre lui et le Goulag. Ce me semble une manière tarabiscotée d’utiliser l’ombre du philosophe pour éclairer notre géante caverne. Faut-il le préciser ? L’ombre est une parcimonieuse dispensatrice de clarté.
——————————————
Quant au reste, de quel communisme nous parle donc Vegaby ? De celui des bolcheviques russes, qui a donné, sans compter le reste, la mer d’Aral, le polygone de Semipalatinsk, la diminution drastique de l’espérance de vie ? Ou peut-être veut-il dire que Trotski à la place de Staline aurait fait autrement ? Relisons ensemble l’essai Art révolutionnaire et art socialiste, publié au milieu des années 20 du siècle passé. Léon Trotski, y écrivait ceci : « L’homme socialiste maîtrisera la nature entière, y compris ses faisans et ses esturgeons, au moyen de la machine. Il désignera les lieux où les montagnes doivent être abattues, changera le cours des rivières et emprisonnera les océans ».
Cela veut tout de même dire quelque chose, non ? Emprisonner les océans ! Même Jean-Luc Mélenchon, qui rêve d’industrialiser la mer, n’aurait pas osé. Cela prouve, au milieu de milliers d’autres paroles et surtout d’actes que le communisme réel partageait l’imaginaire du capitalisme le plus débridé. Il fallait bâtir de toute urgence, grâce à ces pauvres neuneus manipulés que l’on appelle les stakhanovistes, des hauts-fourneaux par milliers et millions, des cités ouvrières ignobles, des complexes militaro-industriels plus criminels les uns que les autres, Le programme a été réalisé à Prague, à Nowa Huta, en Roumanie, dans la Chine du Grand bond en avant, à Hanoï, à Cuba, en Lituanie et en Lettonie, en Biélorussie, en Ukraine, dans toute l’Asie centrale, en Bulgarie, en Yougoslavie, en Albanie, rigoureusement partout. Et il l’aurait été en France si les crapules staliniennes nommées Duclos, Thorez, Fajon avaient par malheur pris le pouvoir en 1944.
Le stalinisme, nom du communisme réel, a détruit avec plus d’application que certains pays capitalistes pour la raison évidente que l’opinion publique y était constamment réprimée. L’objectif était le même que celui des États-Unis – que Khrouchtchev appelait d’ailleurs à rattraper en 1960 – ou de la France, ou de l’Allemagne. Il s’agissait de produire, produire, produire pour, officiellement du moins, massivement redistribuer. Sauf que les bureaucraties communistes, tout occupées à se partager le festin, ont partout ponctionné leurs sociétés pour pouvoir jouir d’un niveau de vie comparable à celui des nations capitalistes. Lesquelles faisaient la même chose, répugnante à mes yeux, mais sans cette hypocrisie inouïe qui consistait à prétendre travailler pour la classe ouvrière. Avez-vous idée du fossé matériel sans fond séparant les peuples sous le knout et leurs dirigeants « bien-aimés » ? À côté, comparant ce qui était comparable, la France, notre France tellement inégalitaire, aurait paru un pays de fraternité.
Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire. Par exemple sur cette absurdité théorique – et fondatrice – selon laquelle la classe ouvrière étant la seule classe universelle, celle capable d’émanciper la société entière, toutes les autres devaient lui être subordonnées. À commencer par ces milliards de paysans – la vraie colonne vertébrale du monde – que les marxistes de toutes les époques et de tous pays ont toujours considéré comme de la merde. Je répète : de la merde. Dans la Russie bolchevique de 1923, bien avant donc le triomphe de Staline, une voix ouvrière valait 25 000 voix paysannes (ici). Quel sens merveilleux de l’égalité et de l’universalité !
Cela n’est pas réparable, car nous parlons là du cadre d’une pensée, qui ne saurait être réinventé. Un seul exemple suffira, même si je sais que le malentendu en surgira. Nous venons de dépasser le 13 août les ressources renouvelables de la planète pour toute l’année 2015 (ici). Tout ce qui sera boulotté d’ici décembre le sera sur le dos de la bête, l’épuisant mortellement, d’année en année. La conclusion crève les yeux : la promesse d’abondance capitaliste ne vaut pas mieux que la billevesée communiste sur le règne de biens matériels inépuisables pour tous.
Oui, il faut tout repenser et admettre un Grand partage des espaces et des biens entre tous les hommes, toutes les bêtes, toutes les plantes. Dans le domaine dérisoire de la politique française, cela commande de se battre contre la prolifération des objets. Contre la bagnole. Contre la vitesse. Contre l’omnipotence du numérique. Contre le nucléaire bien sûr. Ce qui signifie au passage reconnaître ce fait : les pauvres des pays riches ne sont pas des « pauvres absolus ». À l’échelle du monde, ils sont de très grands riches. Mais oui. Je sais que c’est choquant. Mais j’ajoute qu’il faut évidemment dynamiter les sociétés de classe du Nord, et faire disparaître les monstres sociaux et moraux que sont les bourgeoisies d’Occident. Ceci posé, j’estime avoir le droit, moi qui ai grandi dans le sous-prolétariat de la banlieue, de rappeler une seconde mon enfance.
Dans ces années lointaines – le début des années 60 -, nous n’avions à peu près rien. Nous achetions à crédit la nourriture quotidienne. Nous ne pouvions pas même rêver d’une voiture. Eh bien, lorsque que je vois des « pauvres » d’aujourd’hui disposer de tant d’objets matériels, j’ai le sentiment immédiat qu’ils auraient fait figure de grossiums en 1960. Je ne crois pas que les dominés d’ici ou d’ailleurs ont besoin de davantage de pouvoir d’achat. Ils ont besoin de dignité, de respect, de pouvoir, de beauté, d’égalité. Je suis définitivement du côté de mon cher grand poète Federico García Lorca. Dans un discours clamé en 1931 pour l’inauguration d’une bibliothèque, il a ces mots fabuleux, face à une foule de vrais miséreux : « No sólo de pan vive el hombre. Yo, si tuviera hambre y estuviera desvalido en la calle no pediría un pan; sino que pediría medio pan y un libro ». Ce qui veut dire, amis lecteurs : « L’homme ne vit pas seulement de pain. Et si j’avais faim, si j’étais désemparé dans la rue, je ne demanderais pas un pain. Non, je demanderais la moitié d’un pain et un livre ».
Quel mouvement « communiste » endosserait un tel dossard ? Je n’en vois pas. Je n’en vois pas car il ne peut y en avoir aucun. L’écologie, au sens que je donne en tout cas à ce mot désormais démonétisé, est la seule voie de l’avenir, s’il en est une. Elle contient le meilleur de l’expérience humaine, et trace les contours d’une construction enfin universelle. Dans ce monde possible et souhaitable, un ouvrier ne vaudra jamais 25 000 paysans et un Bill Gates sera traité à l’égal d’un paysan du Gange ou des plateaux andins. Ni plus ni moins. Quant à l’homme – tous les hommes -, il sera remis à sa place, ce qui donnera de l’espace et de l’espoir à toutes les espèces vivantes que nous jetons gaiement au tombeau.