Franchement, franchement ! La question des retraites, au-delà des gesticulations, au-delà des postures confortables, au-delà des discours calibrés, démontre à quel point se trouve réduite la pensée critique. Nous sommes proches du vide, du zéro absolu, cela ne fait pas l’ombre d’un doute à mes yeux. Je n’entre pas ici dans le débat technique, économique, politique au sens commun. Ce que je souhaite en quelques phrases, c’est montrer à quel point nos élites sont fourvoyées dans le paradigme si souvent évoqué ici, celui de « progrès ». Malgré l’avalanche d’informations radicalement neuves sur l’état écologique de la planète, les monopolistes de la parole publique radotent tant et plus.
Avant d’aller plus loin, impossible de ne pas saluer la digne mémoire de Michel Debré, que le dessinateur Cabu immortalisa, au début des années 70, avec un entonnoir sur la tête, preuve supposée de sa dinguerie. Jeunes qui lisez ces lignes, oui, il y eut jadis des années 70. Je les ai connues. Debré était l’un des plus proches compagnons du général de Gaulle, et quand celui-ci revint au pouvoir en 1958, Debré se retrouva aussitôt ministre. Et il le fut jusqu’en 1973, après avoir été, excusez du peu, Premier ministre de la France entre 1959 et 1962. Cet homme, père de l’actuel président du Conseil Constitutionnel, aura donc été l’un des tout premiers personnages de notre république pendant quinze ans. Or, et c’est là que je veux en venir, Debré était un nataliste forcené. Dans un discours à l’Assemblée, le 12 juillet 1963, il réclame une France de 100 millions d’habitants, rien de moins ! Et il ajoute un aboiement contre ceux qui osent parler de contraception ou d’avortement, « des idées fausses ou des propagandes insidieuses qui sont contraires à l’intérêt national le plus évident ». Seul le chiffre compte. Seul le nombre d’habitants importe, « non seulement en tant que facteur de puissance et de prestige mais en tant que facteur d’expansion économique et de progrès social ».
100 millions, vous imaginez ? Moi non. Nous sommes 64 millions, et l’espace me manque déjà. Baste. Je passe sans transition au démographe Hervé Le Bras. J’ai eu l’occasion de le confronter à l’écologue François Ramade en février 1999 (Politis n°535) sur la grave question de la population mondiale. Lui – Le Bras – pensait et pense encore que les catastrophistes se sont toujours trompés et qu’ils continueront. Il m’avait alors dit, et je crois qu’il ne renierait pas ce point aujourd’hui : « L’une des variables essentielles, c’est le progrès technique. Au fond, nous sommes dans une ambiance très XIXème siècle, entre ceux qui croient au progrès et ceux qui n’y croient pas, ou plus ». En 1999, il disait que la perspective de 8 milliards d’humains en 2025 ne posait pas de problème. Je gage que les 10 milliards annoncés pour 2050 le laissent pareillement de marbre.
Pourquoi réunir arbitrairement feu Debré et son entonnoir, d’un côté, et l’ancien membre du parti communiste et distingué démographe Hervé Le Bras de l’autre ? Parce qu’ils symbolisent bien, à mes yeux, l’arc désuet d’une certaine pensée française. D’un consensus si évident – pour eux – qu’il n’y a plus lieu d’en visiter les contours et les soubassements. Nous sommes pourtant en face d’une pure et simple idéologie, mais qui ne se donne pas pour telle. Comme ses tenants dominent encore la scène – on peut ajouter au tableau la social-démocratie et toutes les droites -, ils n’ont plus à ferrailler, ils n’ont plus rien à démontrer. Or, leur sac à malices est vide, désespérément.
Pour Debré, bien sûr, comique de rigueur. La France contre le reste du monde. La grandeur. Le drapeau. Le clairon. Avait-il entendu parler de dérive des continents, cette géniale découverte d’Alfred Wegener ? C’est à se demander. Savait-il quoi que ce soit sur l’eau, la mer, le sol, la forêt, la systématique ? D’évidence, non. Croyait-il qu’on pouvait exiger 100 millions de Français, puis 200, puis 500 ? Probablement, car l’idée de limite lui était foncièrement étrangère. Mais il a pourtant dirigé la France, et ses successeurs sont en vérité, dès que l’on gratte un peu, des clones de son ignorance. Quant à Le Bras, qui est un homme sympathique, il consent à l’aveu essentiel : lui, il croit au progrès. Malgré les aléas, la marche des sociétés humaines est ascendante, et des solutions ont toujours été trouvées. Circulez donc, amis de la vérité et de la complexité. Le progrès. En matière de retraites et de pensions, les deux attitudes se rejoignent sans difficulté. Les hommes qui débattent aujourd’hui, tant du côté syndical – ou patronal – que du côté gouvernemental posent la question comme si rien ne s’était passé dans les décennies écoulées.
Englués dans leurs pauvres représentations de la réalité, ils tracent des courbes, ils suivent des lignes. Envers et malgré tout, l’avenir doit rester linéaire. Les uns pensent que l’augmentation de la productivité du travail finira bien par régler un jour le problème, surtout si l’on répartit un peu mieux les profits. Les autres assurent avec autant de conviction que Debré en 1963 que l’espérance de vie va continuer à croître – jusqu’à 10 000 ans ? -, empêchant de servir des retraites décentes à des vieux de plus en plus vieux et de plus en plus nombreux. L’ensemble est désastreux. On pourrait, on devrait profiter d’un débat qui porte – exceptionnellement – sur une durée plus longue que celle du mandat présidentiel, pour enfin évoquer des questions générales. Mais on préfère mener en catimini une discussion de boutiquiers ou de maquignons, à l’échelle d’un canton du monde.
La première évidence, c’est que nous ne sommes pas seuls. La misère, l’atroce misère frappe à nos portes, qui annonce des réveils toujours plus douloureux. Les discutailleurs actuels nous refont, à leur manière, le coup du nuage de Tchernobyl, qui s’était officiellement arrêté aux frontières françaises. La question des retraites, qui nous mène au moins jusqu’en 2030 ou 2040, pourrait ainsi se concevoir à l’échelle nationale, hors du monde et de ses tragiques réalités. Comme si la crise écologique, comme si la crise climatique ne devaient pas s’imposer à tous. C’est pitoyable. L’exemple le plus pathétique est sans doute cette scie que l’on entend partout, si caractéristique du cadre paradigmatique évoqué plus haut. Un, l’espérance de vie augmente. Deux, elle va continuer à augmenter. Trois, c’est une formidable nouvelle.
Claude Aubert a écrit il y a quatre ans un livre mesuré, modéré, rempli de chiffres et de questions passionnantes sur le sujet (Espérance de vie, la fin des illusions, Terre Vivante, 17 euros). Ce qu’il dit n’est que bon sens, appuyé sur des études, des constats, des consensus même. Il ne fait pas de doute, pour lui, que l’obésité et la sédentarité, le tabagisme et bien entendu les pollutions sont en train de clore un court chapitre de l’histoire des hommes. Ceux qui nous succéderont, en toute hypothèse, vivront moins longtemps que nous, et plus mal. Croire que l’espérance de vie pourrait continuer à augmenter alors que l’incidence des cancers explose est ce que j’appellerais un paradoxe. Croire que notre santé est de mieux en mieux préservée, alors que des milliers de nouvelles molécules de la chimie de synthèse ont été mis au contact des milieux naturels au cours des soixante dernières années, c’est très simplement une idiotie. Jugés à cette aune, la totalité des discours sur les retraites sont de pures et simples idioties. Des conneries, quoi. Il me semble bien, en tout cas.