Prenez-le comme vous pourrez : la Campanie vit un drame complet, historique, apocalyptique même. Désolé, je ne suis que le messager. Je vous ai déjà raconté il y a quelques mois (ici) ce que fut, aux temps sombres des barbares, cette région de l’Italie. La Campanie était alors un jardin prodigieux, un avant-goût du paradis. Et je n’invente rien, je cite l’historien d’il y a 1 900 ans, Florus, un Berbère devenu Romain. Découvrant la baie de Naples et ses environs, il rapportait ceci, où l’on peut ressentir comme de l’enthousiasme, encore et toujours : « Omnium non modo Italiae, sed toto orbe terrarum pulcherrima Campaniae plaga est. Nihil mollius caelo : denique bis floribus vernat ». Pour lui, la Campanie n’était pas seulement la plus belle région de l’Italie, mais du monde. Car son ciel y était le plus doux. Car son printemps y fleurissait deux fois.
Florus est un veinard, car il n’est plus là. Ce qui n’est pas le cas de la Campanie. Que se passe-t-il là-bas ? Une folie continue, celle de la Camorra, a changé le pays en un centre d’accueil européen pour les déchets industriels les plus immondes. Ceux que l’on refuse ailleurs. Ceux dont on ne sait pas quoi faire. Ceux qu’il faut bien cacher à la vue des citoyens que nous sommes. Que nous sommes, inutile de nier l’évidence.
Ce qui se passe en Campanie a notre accord secret autant que honteux. La mafia locale agit pour le compte de nos intérêts souterrains, comme La Gloïre, personnage-clé de l’Arrache-coeur, roman de Vian. En échange de pièces d’or, La Gloïre ramasse tous les péchés de la communauté. Au sens propre ou presque, puisque son « travail » consiste à reprendre au fleuve – rouge sang – les pires saloperies produites au village.
Et ce village, c’est la Campanie. Et le monde. Et notre monde. Il existe à Naples une journaliste formidable à qui je souhaite rendre hommage, ce qui ne m’arrive pas si souvent avec des confrères. Rosaria Capacchione (ici, un texte sur elle, avec photo, en italien) travaille pour le journal Il Mattino (ici). Depuis Caserte, où le dramaturge Naevius aurait vécu une partie de sa vie, avant même Jésus-Christ. Je dirai que cela ne m’étonne pas. La présence d’un dramaturge dans cette histoire ne saurait surprendre.
Capacchione se bat avec ses mots contre la Camorra depuis vingt ans. Or elle en a 44. Elle a commencé tôt, et dénoncé dès 1989 le trafic de déchets toxiques qui a fini par détruire l’agriculture de toute la région. Les mafieux n’ont pas, n’ont pas encore eu sa peau, mais cette dernière est constamment menacée. Vivra-t-elle ? Speriamolo. Espérons.
En tout cas, tout a été dit depuis longtemps, sans que rien ne change jamais. Si vous lisez avec autant de plaisir que moi la langue italienne, je vous renvoie à un passionnant article paru dans l’hebdomadaire L’Espresso (ici) en septembre, dont le titre est : Così ho avvelenato Napoli. En français : Comment j’ai empoisonné Naples. On y lit les confessions d’un salopard, devant les flics, Gaetano Vassallo. Ce ponte du clan des Casalesi – que Capacchione combat sans trève – a mené pendant vingt ans les trafics d’épouvante, et ruiné la vie entre Naples et Caserte. C’est fou, démesuré, presque impossible à croire.
Dans l’extrait qui suit, Vassallo décrit comment il a acheté ceux qui étaient chargés par l’État de la protection de ce bout de planète. Comment des fonctionnaires, cités par leur nom, touchaient une belle rente mensuelle pour tuer les gens : « Nel corso degli anni, quanto meno fino al 2002, ho proseguito nella sfruttamento della ex discarica di Giugliano, insieme ai miei fratelli, corrompendo l’architetto Bovier del Commissariato di governo e l’ingegner Avallone dell’Arpac (l’agenzia regionale dell’ambiente). Il primo è stato remunerato continuativamente perché consentiva, falsificando i certificati o i verbali di accertamento, di far apparire conforme al materiale di bonifica i rifiuti che venivano smaltiti illecitamente. Ha ricevuto in tutto somme prossime ai 70 milioni di lire. L’ingegner Avallone era praticamente ‘stipendiato’ con tre milioni di lire al mese, essendo lo stesso incaricato anche di predisporre il progetto di bonifica della nostra discarica, progetto che ci consentiva la copertura formale per poter smaltire illecitamente i rifiuti ».
Répugnant, de bout en bout, malgré cette sonorité que j’aime tant. Résultat des courses ? Courrier International de la semaine passée (n° 939) raconte ce qui se passe en Campanie tandis que d’autres regardent le CAC 40 faire des sauts de cabri. La crise, économique, écologique aussi, bien sûr, lève les pauvres de ce sud mafieux contre les pauvres de l’autre Sud, le vrai, celui de la grande misère. Laissés pour compte italiens contre Noirs d’Afrique et Tsiganes venus grapiller ce qui peut l’être encore. Le 18 septembre 2008, sept personnes, dont six Africains, ont été butées dans le village de Castel Volturno, près de Naples. La Camorra, bien sûr. Pour l’exemple. Pour continuer à dominer. Pour que les petits blancs locaux se persuadent qu’ils sont encore défendus contre la grande invasion.
Y a-t-il pire ? Peut-être. Dans cette banlieue sordide de Naples qui s’appelle Ponticelli, une armée de gueux d’Italie ont attaqué et chassé à coups de pierre des familles tsiganes. Avec à l’arrière-plan des montagnes de déchets. Je sais bien que c’est crépusculaire, et que votre patience a des limites. Je le sais, mais je n’arrive pas à me contrôler. Car je vois, car je sais que la course-poursuite entre la barbarie et l’humanité élémentaire est en route. La crise écologique est et sera toujours plus le révélateur de nos vérités les plus essentielles. Désolé. Croyez-le bien, désolé.