Archives de catégorie : Agriculture(s)

Connaissez-vous l’Ageca (un one-man-show parisien) ?

Appelons cela de l’autopromotion, domaine dans lequel je crois rester discret. En tout cas, ce vendredi 11 décembre, à 20h30, je causerai de mon livre Bidoche à Paris, à l’invitation de Catherine Chalom, qui a ouvert un très beau magasin bio (ci-dessous).

Le retour à la terre

Vitrine du magasin

Le Retour à la Terre
114 avenue Philippe Auguste
75011 Paris
01 44 93 81 81

La soirée a lieu dans une salle appelée Ageca, qui se trouve 177 rue de Charonne, dans le 11ème parisien, au métro Alexandre Dumas. J’essaierai d’être là vers 20 heures, et si quelques-uns d’entre vous veulent se joindre à nous, ce sera avec un vrai plaisir de mon côté. Un dernier point : il serait préférable de s’inscrire à l’adresse suivante : bidoche@leretouralaterre.fr

Cette fois, je vous ai tout dit. Portez-vous bien.

Eraste Petrovitch Fandorine, la viande et moi (en trois mouvements)

Je ne sais pas, évidemment, si vous connaissez Boris Akounine, un écrivain largement lu dans son pays, la Russie. Moi, qui le dévore en français depuis des années, je le tiens pour un très grand romancier populaire, dans la lignée d’Alexandre Dumas. Il a inventé un personnage magnifique, Eraste Petrovitch Fandorine. Fandorine ! Je ne peux en dire plus ici, sauf que j’aime follement ce personnage de détective aux tempes prématurément blanchies.

M’appuyant sur sa manière si personnelle de présenter un problème – en trois temps -, je vous dirais ce  3 décembre 2009 que, et d’un, l’élevage est au centre de la crise climatique planétaire. L’élevage, c’est-à-dire essentiellement l’élevage industriel dont je parle dans mon livre Bidoche. La FAO, en 2006, estimait dans un rapport jamais traduit en français – mystère – que 18 % des émissions de gaz à effet de serre d’origine humaine proviennent de l’élevage (ici). Soit davantage que tous les transports humains, de la bagnole à l’avion, en passant par le bateau et le train. Mais attendez la suite. Une étude publiée dans une revue américaine sérieuse, WorldWatch (ici) affirme, de son côté, que 51 % des émissions anthropiques de gaz seraient le fait de l’élevage. Selon les auteurs du travail, Robert Goodland et Jeff Anhang, la FAO aurait oublié en route des données essentielles concernant le méthane, la respiration de milliards d’animaux et le changement d’usage des terres, incluant la déforestation.

Mais revenons à Fandorine. Où en étais-je ? Et de deux, quoi qu’il en soit, la meilleure façon de lutter contre le dérèglement climatique en cours serait de diviser par trois ou quatre l’hyperconsommation de viande qui est devenue notre règle. Notre santé serait meilleure, les écosystèmes de la planète et ses animaux survivants pourraient enfin souffler un peu. Et la conférence de Copenhague sur le climat commencerait enfin à devenir intéressante.

Mais, et de trois, cher Éraste, la question ne sera pas posée. Et Copenhague parlera d’autre chose. Pourquoi ? Parce qu’il faudrait s’attaquer à une industrie surpuissante, celle de la bidoche. Et que cela ne se peut, car l’industrie est le principe organisateur de notre monde malade. Attaquer ne fût-ce qu’une industrie, c’est remettre en  cause tout. Tout. Ce sera donc rien.

Boris Akounine est édité aussi en poche, dans la collection 10/18.

Luc Guyau à la tête de la FAO (quelques vérités cachées)

La nomination est si belle, et dit si bien l’état réel du monde qu’on la croirait faite pour des gens comme moi. Luc Guyau est donc le nouveau président de la FAO – Food and Agriculture Organization, ou Organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation -, structure mondiale créée à Québec (Canada) en 1946 (ici). La noble institution est logée à Rome, Viale delle Terme di Caracalla, et entretient une armada inouïe de bureaux régionaux, sous-régionaux, de représentations dans les pays, de départements, d’inspecteurs généraux et de directeurs.

Cette si vaste entreprise ne connaît pas la crise. Budget 2006/2007 : 765,7 millions de dollars. Budget 2008/2009 : 867,6 millions de dollars. On aura du mal à trouver bureaucratie plus plantureuse que n’est cette agence onusienne. Rappelons sans rire – ce n’est pas encore le moment -, que le but officiel mille fois proclamé de la FAO est « d’aider à construire un monde libéré de la faim ». Et sa fière devise latine n’est autre que Fiat panis, autrement dit : qu’il y ait du pain. Sauf qu’il n’y en a pas. Sauf que plus d’un milliard d’humains souffrent d’une faim chronique tandis que j’écris ces mots bien au chaud chez moi. Sauf que la FAO mériterait simplement d’être virée avec pertes et fracas, pour cause d’incompétence chronique. Mais les monstres ne sont jamais lourdés par quiconque. On les tue, ou bien ils vous dévorent, comme Scylla le fait d’un coup de mâchoire face à six compagnons du Grec Ulysse.

La FAO est tout simplement l’agent de l’agriculture industrielle dans le monde. Et s’il était possible de délimiter les responsabilités dans le désastre inouï où sont plongées les paysanneries du monde, nul doute que la FAO serait sur le podium. Médaille d’or ? Qui sait ? Il aura fallu attendre soixante ans pour qu’un colloque sur l’agriculture biologique se tienne à son invitation en mai 2007, à Rome (ici). Conclusion, tirée de la FAO elle-même, comme acculée dans l’impasse du productivisme : « Ces modèles suggèrent que l’agriculture biologique a le potentiel de satisfaire la demande alimentaire mondiale, tout comme l’agriculture conventionnelle d’aujourd’hui, mais avec un impact mineur sur l’environnement ».

Je me permets un commentaire, qui est comme un sous-titre. Cet aveu capital – l’agriculture bio peut nourrir la planète -, aura été arraché au contrôle des bureaucrates de la FAO, puis ennoyé dans cette langue effarante que ces gens osent parler. Il n’importe, car ce qui est écrit le demeure. La FAO soutient depuis des décennies un système fou qui ne fait qu’aggraver des problèmes cinglés. Heureusement arriva Luc Guyau. Beaucoup doivent connaître celui qui vient d’être nommé président du grand machin. Mais il y a les autres. Guyau, c’est simple, a occupé tous les postes de quelque importance au Centre national des jeunes agriculteurs (CNJA) et à la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). Il dirigeait ces derniers jours l’Assemblée permanente des Chambres d’agriculture, et à ce titre, on ne voit guère plus haut responsable de ce que sont devenues les campagnes de France, matraquées par les pesticides, conchiées par le lisier, dévastées par le remembrement industriel. Bien entendu, il est membre de l’UMP.

Et le voilà donc au sommet de la FAO, où il ne sera certes pas dépaysé. Je tiens à vous faire partager quelques découvertes simples sur Guyau, qui ne datent pas de Mathusalem. Laissez-vous conduire, je crois que c’est instructif. Premier mouvement : un discours. Nous sommes le 17 décembre 2008, et Guyau, président des Chambres d’Agriculture, réunit ses troupes en présence de Michel Barnier, alors ministre de l’Agriculture. Et cela donne, comme il se doit, un chef-d’œuvre. Sur l’usage des pesticides, que la société refuse de plus en plus massivement : « Le retrait rapide de certaines molécules phytosanitaires peut aboutir à des impasses techniques (…) Plus largement, il convient de déterminer de façon rigoureuse l’impact économique de ces décisions en s’appuyant sur des expertises, et en associant étroitement les producteurs et leurs représentants ».

Autrement exprimé, ces mots montrent s’il en était besoin que Guyau, totalement lié à l’industrie, ne veut pas entendre parler de l’interdiction de pesticides. Deuxième point, tout à fait cohérent : l’agriculture biologique. Le Grenelle a promis de faire passer la surface agricole utile dédiée à la bio de 2 % des surfaces en France à 6 % d’ici 2012. Ce qui impliquerait – rassurez-vous, le gouvernement s’en tape – des mesures historiques. Mais Guyau, de toute manière, sait déjà quoi en penser : « Les Chambres d’agriculture sont mobilisées sur ce dossier, même si les objectifs affichés nous paraissent difficiles à atteindre ». Beau comme l’antique, et traduction maison : la bio ira se faire voir dans les choux.

Troisième point enfin, plus sérieux pour un Luc Guyau : les biocarburants. Ah, l’homme est un renard. Les biocarburants tirés de plantes alimentaires n’ont plus la cote d’antan. Sauf chez Guyau, qui manie l’euphémisme et la périphrase comme l’expert qu’il est bel et bien. Ce qui donne : « Les Chambres d’agriculture sont aujourd’hui prêtes à participer à la réduction de la dépendance énergétique des exploitations et à réaliser une partie des 100 000 diagnostics énergétiques des exploitations agricoles, dont vous avez souhaité la réalisation d’ici 5 ans ».

Qu’es aquò ? Késaco, si vous préférez. Attention, colossale finesse. On avance masqués. Le ministère de l’Agriculture a concocté, avec les amis de Guyau – ces choses-là se règlent ensemble – un Plan de performance énergétique des exploitations agricoles (2009/2013), doté de 35 millions d’euros. On prend grand soin, dans les documents officiels, de ne pas prononcer le mot biocarburants. Je lis par exemple : « Ces actions [celles du Plan] peuvent porter sur l’adoption de pratiques plus économes en énergie (…), sur l’utilisation d’équipements qui améliorent la performance énergétique, et dans certains cas elles peuvent se traduire par la production d’énergies renouvelables ».

Le gras du texte est de moi. Il désigne, et en priorité, une aide accordée aux biocarburants. Dans un autre document du ministère de l’Agriculture consacré à ce fameux plan, je lis : « Seront également détectées les possibilités de produire des énergies renouvelables ». Derechef, et selon moi toujours, il s’agit de favoriser la production de biocarburants sans le clamer sur les toits. Non, je n’ai pas viré paranoïaque. En témoigne cet entretien avec Xavier Beulin, patron de Sofiprotéol, structure clé de l’industrie des biocarburants en France (ici). Que nous chante cet excellent Xavier ? Ceci : « Sur la période 2009-2013, le ministère de l’Agriculture et de la Pêche souhaite la réalisation de 100 000 diagnostics énergétiques (…) D’autre part, et cette partie est plus ambitieuse à moyen terme, l’objectif est de rendre les exploitations agricoles de plus en plus autonomes. Pour aider le ministère à déployer cette démarche sur le terrain, des conventions ont été signées avec six acteurs publics et privés, dont Sofiprotéol ».

Tiens donc, des partenaires privés dont le ministère aura oublié de parler. Lesquels ? GDF Suez, EDF, Total, Sofiprotéol, Cristal Union, soit l’essentiel du lobby des biocarburants en France. Voyez-vous, pour une fois, c’est vrai : on nous cache tout, on ne nous dit rien. Est-ce fini ? Ce texte immensément étiré est-il terminé ? Presque. Je reviens une seconde à Luc Guyau, notre beau président de la FAO. Il y a un peu plus d’un an, Guyau adressait au Premier ministre François Fillon (ici) une lettre que je ne peux qualifier que d’éclairante. Il y notait : « Aussi, les Chambres d’agriculture ne peuvent-elles partager les propositions législatives visant à instaurer des servitudes de bandes enherbées le long des cours d’eau, à rendre opposable la trame verte et bleue, à imposer l’agriculture biologique dans les aires de captage d’eau potable, à conférer aux agences de l’eau un droit d’expropriation ou encore à permettre à ces dernières de résilier les baux ruraux dans les zones humides ».

Il serait difficile d’être plus clair, mais il serait dommage de ne pas ajouter une ultime phrase, qui est comme une cerise sur le bidon de pesticides et des carburants végétaux. « Les Chambres d’agriculture demandent en outre le maintien des objectifs d’incorporation de biocarburants et des mécanismes de soutien afférents ». Au même moment ou presque – le 4 juin 2008 -, Xavier Beulin, l’homme du lobby précité, planchait devant la FAO, à Rome. Et que déclarait-il en se pinçant pour ne pas rire ? La même chose ou bien peu s’en faut : « Les biocarburants ne sont pas et ne doivent pas être réservés aux seuls pays riches. Ils peuvent également répondre utilement à l’indépendance énergétique de l’agriculture et de l’industrie dans les pays en développement ». Cette fois, le gras dans le texte n’est pas de moi. Beulin, devant la FAO, un an avant que Guyau n’en prenne les rênes.

Ma conclusion sera courte. Ceux qui auront eu le courage insigne de me lire jusqu’au bout sauront comment fonctionne concrètement le lobby de l’agriculture industrielle. Tous se connaissent. Tous sont d’accord. Tous jouent un rôle, leur rôle. Les tenants de cette industrie de l’agriculture n’essaient même plus leurs anciennes propagandes sur la nécessité de nourrir le monde. Ils sont nus. Aussi nus que l’Empereur des contes d’Andersen se baladant à poil dans les rues. L’objectif est de gagner des parts de marché, sans cesse et sans fin. En fabriquant, parce que cela rapporte, des biocarburants qui affament un peu plus les pauvres. Guyau à la Fao ? Logique, imparablement logique. Guyau à la FAO ? La vérité d’un monde exsangue. Le nôtre.

Coup de frime sans précédent (de moi)

Ce n’est pas tous les jours dimanche, ni d’ailleurs mardi. Dans l’édition datée de ce mercredi, mais publiée hier à Paris, le journal Le Monde – que je n’ai pas ménagé par ailleurs – publie une tribune signée par moi-même en personne. Il n’y avait pas de raison que je ne la mette en ligne ici. D’autant plus – ô joie enfantine ! – qu’elle écrase de son poids une (bien) plus petite tribune de deux ministres de la République, Valérie Pécresse et Luc Chatel. Avant d’éventuellement la lire, cette info effarante, qui vient juste de sortir. Selon une étude publiée dans la revue Nature Geoscience (ici), les émissions de gaz à effet de serre mondiales ont augmenté de 29 % entre 2000 et 2008, et de 41 % entre 1990, point zéro retenu à la conférence de Kyoto de 1997, et 2008. Autrement dit, dans l’état actuel des choses, le scénario le plus noir se profile à l’horizon. Un basculement global. Une terre rendue inhabitable sur des millions, peut-être des dizaines de millions de km2. Je crois pouvoir écrire que notre espèce, outre qu’elle est imbécile, est également folle. Voici ma tribune (le lien) :

Quand mettra-t-on un terme aux ravages de l’industrie de la viande ?, par Fabrice Nicolino

LE MONDE | 17.11.09 | 14h13  •  Mis à jour le 17.11.09 | 14h13

Désolé de se montrer brutal, mais il arrive que des rendez-vous officiels, pour ne pas dire universels, soient de pures foutaises. C’est peut-être bien le sort qui attend le sommet mondial sur la sécurité alimentaire, qui a lieu à Rome du 16 au 18 novembre. L’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), puissance invitante, y tiendra les propos que l’on attend d’elle. La faim est une honte, le monde est mal organisé, il faut absolument réagir.
La FAO serait peut-être mieux inspirée d’expliquer pourquoi tous les engagements passés ont pu, à ce point, rater leurs objectifs. En 1996 déjà, un autre sommet mondial de l’alimentation promettait de diviser par deux, en 2015, le nombre d’affamés. Cinq ans plus tard, en 2001, la FAO réclamait au cours d’une nouvelle réunion internationale « une plus grande détermination politique et un échéancier rigoureux de mesures ». Le résultat est tragique : notre planète compte plus de 1 milliard d’affamés chroniques, dont 100 millions supplémentaires au cours de cette année.

En décembre, comme on commence à le savoir, le dérèglement climatique en cours sera au centre d’un immense forum planétaire à Copenhague. Nul ne sait ce qui en sortira, car nul n’imagine un échec. Ni d’ailleurs un succès. Un petit monde de bureaucrates, enfermés dans un jargon incompréhensible pour les peuples, prétend y régler le sort commun à coup de « compensation carbone », d' »additionnalité », de mécanisme de développement propre (MDP) ou de réduction des émissions dues à la déforestation et à la dégradation des forêts (REDD). On pourrait, bien entendu, choisir d’en rire, mais en même temps, il ne fait aucun doute que Copenhague marquera une date importante, bien qu’on ait des doutes. Le probable est que la discussion, qu’elle aboutisse ou non, restera technique et confuse. Or, il existe bel et bien une autre voie, audacieuse mais simple, volontaire mais limpide. Et cette autre voie, qu’elle concerne le sommet de Rome ou celui de Copenhague, s’appelle la viande.

Pour le meilleur et plus souvent le pire, la viande est devenue une industrie. Elle connaît ses crises répétées de surproduction, ses usines, ses ouvriers, ses Bourses, ses traders. Produit anthropologique par excellence, la viande puise ses racines dans la mémoire la plus archaïque de notre espèce, et la plupart des civilisations ont associé sa consommation à la force, à la puissance, à la santé, pour ne pas dire à la virilité.

Mais avec le tournant industriel opéré en France dans les années 1960, les consommateurs ont été incités par de multiples méthodes publicitaires à en manger de plus en plus souvent. Chaque Français, en moyenne, en mangerait plus de 90 kg par an, soit environ trois fois plus qu’avant la seconde guerre mondiale. Mutatis mutandis, tout l’Occident a suivi le même chemin, inspiré par l’exemple américain.

Catastrophe ? Oui, tel est bien le mot qui s’impose. Evidemment, les promoteurs de ce bouleversement n’imaginaient aucune des conséquences fâcheuses de leurs décisions. Les jeunes zootechniciens de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) d’après-guerre ne souhaitaient que nourrir les hommes et montrer leur savoir-faire. Plus tard, un Edgard Pisani, ministre de De Gaulle, croyait faire son devoir moderniste en transformant la Bretagne en usine à viande et à lait de la France. Inutile de faire le moindre procès rétrospectif. Ce serait facile, mais surtout vain. Il vaut bien mieux juger la situation présente, qui est grave. Car l’industrie de la viande n’a plus désormais qu’un but : avancer en perdurant dans son être. Mais, ce faisant, elle dévaste tout sur son passage.

La famine ? Elle ne peut que s’aggraver à mesure que la demande de viande s’accroîtra dans les pays dits émergents. Si les courbes actuelles de croissance du cheptel mondial devaient se poursuivre, nous devrions cohabiter sur terre, à l’horizon 2050, avec environ 36 milliards de veaux, vaches, cochons et volailles. Cela n’arrivera pas, pour une raison évidente : il n’existe pas assez de terres agricoles pour nourrir une telle quantité d’animaux. Lesquels sont, dans l’ensemble, de bien mauvais transformateurs d’énergie. On estime qu’il faut entre 7 et 9 calories végétales pour obtenir une seule calorie animale. En clair, l’alimentation animale requiert des surfaces géantes d’herbes et de céréales.

La planète ne comptera probablement jamais 36 milliards d’animaux d’élevage, mais en attendant, la consommation de viande, en Occident ou dans des pays comme la Chine se fera toujours plus au détriment de l’alimentation humaine. En France, bien que personne ne s’en soucie, près de 70 % des terres agricoles servent déjà à l’alimentation du bétail (« Rapport Dormont », Afssa, 2000). Entre 2005 et 2031, si rien ne vient arrêter cette machine infernale, la Chine verra sa consommation de viande passer de 64 millions de tonnes à 181 millions de tonnes par an (Lester Brown, « Earth Policy », 2005). Où sont les terres susceptibles de produire un tel « miracle » ? En tout cas, pas en Chine.

La seule voie d’avenir, dans ce domaine, consiste à diminuer notre consommation de viande de manière organisée. Et de s’appuyer autant qu’il sera possible sur des régimes à base végétale, les seuls à même d’éventuellement nourrir plus de 9 milliards d’humains en 2050. L’hyperconsommation de viande, telle qu’elle existe chez nous et dans la plupart des pays développés, conduit à des famines de plus en plus massives. Mais la FAO parlera-t-elle de la viande le 16 novembre à Rome ?

Et la confrérie des experts climatiques réunie quelques jours plus tard à Copenhague ouvrira-t-elle ce dossier brûlant ? On aimerait le croire. Par un clin d’oeil de l’histoire, c’est la FAO qui a mis les pieds dans le plat en publiant en 2006 un rapport saisissant qui, à notre connaissance, n’a pas été traduit en français (Livestock’s Long Shadow). Par quelle bizarrerie ?

Quoi qu’il en soit, ce document change la donne de la crise climatique en cours. Citation du communiqué de presse de la FAO : « A l’aide d’une méthodologie appliquée à l’ensemble de la filière, la FAO a estimé que l’élevage est responsable de 18 % des émissions des gaz à effet de serre, soit plus que les transports ! » Oui, vous avez bien lu. L’élevage mondial, en calculant l’ensemble du cycle de production de la viande, joue un rôle plus néfaste encore que la voiture, le train, le bateau et l’avion réunis. Quelque 18 % des émissions de gaz à effet de serre anthropiques, c’est-à-dire causées par l’action humaine. Une énormité.

Dans un monde plus ordonné que le nôtre, il va de soi que ces données changeraient la face de la grande conférence de Copenhague. Au lieu d’amuser la galerie avec des taxes carbone, dont l’effet sera dans le meilleur des cas dérisoire, l’on pourrait enfin s’attaquer à une cause massive du dérèglement climatique. Mais les Etats, mais les gouvernements trouveraient alors sur leur chemin l’un des lobbies industriels les plus puissants, en l’occurrence, celui de l’agriculture et de l’élevage industriels. En France, chacun sait ou devrait savoir que tous les gouvernements depuis soixante ans, de droite comme de gauche, ont cogéré le dossier de l’agriculture en relation étroite avec les intérêts privés.

La cause serait donc désespérée ? Elle est en tout cas difficile, et bien peu d’oreilles se tendent. Mais indiscutablement, les bouches commencent à s’ouvrir. En janvier 2008, l’Indien Rajendra Pachauri, président du Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat (GIEC) – à ce titre Prix Nobel de la Paix – déclarait au cours d’un passage à Paris : « S’il vous plaît, mangez moins de viande ! Ce n’est pas très bon pour la santé et c’est un produit fortement émetteur de gaz à effet de serre. » Il nous reste quelques jours pour lui donner raison. Chiche ?

Fabrice Nicolino est auteur de « Bidoche » (éditions Les Liens qui libèrent, 386 p., 21 €).

Barbara Burlingame et les mystères de la courge cireuse

Si vous connaissez Barbara Burlingame, c’est que vous travaillez auprès d’elle, ou que vous êtes son voisin de palier. Et pourtant, elle mérite bien ce (très) modeste coup de projecteur. Cette femme est ce que l’on appelle une experte, salariée à Rome de la FAO, l’agence mondiale des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation. Cette FAO, créée en 1945 à Québec, fourmille d’employés et de cheffaillons dont l’objectif est d’aider « à créer un monde libéré de la faim ». Sa devise latine, au reste, est « Fiat panis ». Qu’il y ait du pain, en français.

Comme le sujet est grave, on tentera de ne pas rire. La FAO a si misérablement échoué – plus d’un milliard des nôtres ont faim d’une manière chronique -, après avoir tant promis, que dans un monde mieux fait, elle se serait dissoute depuis des lustres. Mais elle est là, copinant comme toujours avec les intérêts les mieux compris de l’agriculture industrielle. Celle des tracteurs, des engrais, des pesticides, des OGM, des nécrocarburants. La FAO, c’est la FAO. J’attends avec impatience le livre qui racontera comment cette institution a pu s’abaisser à ce point. Mais au milieu et malgré tout, Barbara Burlingame. Spécialiste de la nutrition, elle signe la préface d’un livre en anglais de la FAO – Joelle, merci – qui s’appelle : « Indigenous Peoples’ food systems ». On peut le lire en ligne (ici).

En douze chapitres, les différents auteurs passent en revue les systèmes alimentaires de peuples autochtones de la planète. Dans sa préface, tout empreinte de prudence bureaucratique, Barbara Burlingame parvient à dire des choses essentielles, ce qui est à son honneur. Je la cite, et la traduis du même coup : « Les systèmes traditionnels alimentaires des peuples indigènes utilisent l’ensemble du spectre de la vie, ce que ne parviennent pas à faire les systèmes modernes. Les développements technologiques de l’agriculture, au cours des six décennies d’existence de la FAO, ont entraîné de grandes coupures entre les peuples et leur alimentation. La mondialisation et l’homogénéisation ont remplacé les cultures alimentaires locales. Les récoltes à haut rendement et la monoculture ont pris la place de la biodiversité. Les méthodes agricoles industrielles à forts intrants ont dégradé les écosystèmes ainsi que les zones d’agro-écologie. Enfin, l’industrie alimentaire moderne a conduit à des maladies chroniques liées à la diète et d’autres formes de malnutrition ».

C’est un peu long, même pour les excellents lecteurs que vous êtes, mais cela valait la peine, il me semble. Le monde ancien craque de toutes parts, et la critique vraie, et donc dévastatrice, nous vient désormais du dedans des lieux les plus mal fréquentés. Mais je n’ai pas encore fini. Bien que n’ayant pas lu le livre entier, pas encore, je dois vous parler de son chapitre 8, consacré à un village karen du nord de la Thaïlande, pays qui n’est pas peuplé seulement de jeunes gars vendant leur cul au bourgeois parisien en goguette. Sanephong est un village de 661 âmes et 126 foyers, situé très près de la frontière avec le Myanmar, l’ancienne Birmanie.

On ne parvient à Sanephong qu’après un périple automobile en 4X4, et seulement pendant la saison sèche. Autrement, il faut venir à pied, par la montagne et dans la boue. Mais que diable peut-on manger à Sanephong ? De tout, rigoureusement de tout, au point que cela devient fascinant. Le village dispose de quatre zones agricoles, mais une seule, la principale, a été étudiée : une plaine alluviale dont 240 hectares sont utilisés pour l’alimentation. La rivière Kheraw-Khia permet non seulement de boire et de se laver, mais aussi de s’emparer de crabes, de coquillages, de grenouilles. Outre les plantes sauvages cueillies au gré des balades et furetages, les Karen cultivent beaucoup, à commencer par le riz. La chose inouïe, presque inconcevable pour nous, gens du Nord, est que ce peuple utilise pour se nourrir 387 espèces ou variétés différentes, dont 17 % animales et 83 % végétales.

Nous nous accommodons d’une incroyable monotonie alimentaire dominée par la viande industrielle, le soja, le maïs, le blé, le riz, quand une richesse sans limites apparentes existe encore, dans les recoins du monde. Vous savez comme moi que cette uniformisation imbécile autant que criminelle sert les intérêts de compagnies transnationales qui sont le vrai pouvoir sur terre. Vous le savez, je le sais, et je ronge mon frein en attendant mieux. Mais ! Mais admirez les habitants de Sanephong, qui mangent des racines, cultivent 89 végétaux différents et 37 fruits, sans se douter le moins du monde qu’ils sont des héros planétaires. Plus d’une centaine d’espèces ou de variétés consommées n’ont même pas de nom dans la langue du pays, le thai.

Ainsi cueille-t-on du baing-mei-muing, d’août à décembre. Mais que signifie ce mot karen ? Aucune idée. De même pour le cher-nge-phlo, qu’on cultive de septembre à mai. Dans la liste interminable, je n’aurai reconnu que le riz, le taro, le sésame, la patate douce, le manioc, le crabe, le buffle, la chèvre domestique, le poisson, le sanglier, le macaque. Sans oublier la courge cireuse, une cucurbitacée oblongue qu’on appelle aussi pastèque de Chine. Et si les Karen étaient notre seul avenir possible ?