Archives de catégorie : Agriculture(s)

Faut-il soutenir ? (sur les Antilles)

Rapide, rapidos, deux mots. Patrick et Thibault ont évoqué en commentaire un appel d’intellectuels antillais à propos de la grève en Guadeloupe et en Martinique (ici). Thibault propose de réconcilier les points de vue – social et écologique, j’imagine – autour de ces mots en effet très frappants.

Que dire ? Je me sens une proximité totale avec les grévistes de là-bas. Et j’espère chaque matin qu’ils ne céderont pas. Je suis donc solidaire. Mais de quoi ? Voilà bien une question embarrassante. Car ces îles sont des artifices nés de la colonisation par la France, qui n’ont pour l’heure aucune autonomie économique ou énergétique. Il me semble que tout part de là. Il me paraît que l’urgence est de penser un embryon de production locale sans laquelle il n’est pas d’avenir souhaitable. Pour l’heure, la France et les intermédiaires commerciaux tiennent les Antilles par les couilles. Et ça fait mal. L’expression a son poids masculin, j’en ai conscience. Mais je n’ai rien trouvé de mieux.

Tout est importé à prix d’or. Et sur place, la camarilla des anciens maîtres blancs continue de dominer les circuits. Ce qui impliquerait, pour avancer réellement, de dynamiter le système social intérieur – on appelle ça une révolution – et de modifier en profondeur les relations avec la métropole. Jusqu’à l’indépendance ? Pourquoi pas ?

Mais il y a un hic. Le texte des intellectuels, lyrique, me fait penser à des montagnes de littérature politique élevées partout dans les années 70. Pour le moment, j’en suis désolé, rien n’indique que ce mouvement saura trouver une voie d’avenir. S’il s’agit de relancer massivement la production agricole vivrière, d’accord ! Il faudra au passage poser la question atroce de la pollution par le chlordécone – un pesticide – qui rend dangereux pour des siècles des milliers d’hectares de bananeraies. S’il s’agit de séparer les besoins en effet essentiels – un toit, une alimentation de qualité, des soins de santé appropriés – de tout le reste, d’accord ! S’il s’agit de clamer que la vie humaine doit tourner le dos à la prolifération d’objets matériels qui détruisent, aliènent et désespèrent, d’accord !

Mais s’il s’agit de combattre pour que les Antillais surconsomment de manière aussi stupide que la France métropolitaine, merde ! S’il s’agit d’arracher 200 euros pour payer la dernière facture du téléphone portable, merde ! S’il s’agit de surinvestir dans la bagnole individuelle, comme je l’ai tant vu sur place, merde encore !

Bref et malgré tout, ce mouvement me plaît beaucoup. Même si je demeure sceptique quant à la direction qu’il prendra finalement. En un dernier mot, je suis convaincu que l’avenir des Antilles passe par une réduction importante de biens importés et la chasse aux gadgets matériels. Par un recentrage sur la culture profonde du peuple créole, et sur une agriculture sans laquelle il faudra toujours tendre la main en direction de Paris. En somme, moins de supermarchés, mais plus de liberté. Moins de télé, mais plus de « cases à palabres ». En attendant de voir, et comme on dit dans des îles voisines de celles-là : suerte ! Bonne chance, bon courage, bons vents.

Un message de Christian Berdot (depuis les Landes)

Je n’ai jamais rencontré physiquement Christian Berdot, qui préside les Amis de la Terre dans les Landes. Mais nous avons échangé je ne sais combien de fois. Et je risque pas d’oublier qu’il fut le premier à m’alerter sur le crime planétaire des biocarburants. Je lui laisse bien volontiers ma place ce mercredi 4 février 2009, car il a des choses à dire. Chez lui, c’est une habitude. Une noble habitude.

Tempête dans les Landes : le climat se dégrade !

Mont-de-Marsan, le 2 février 2009

Personne ne peut affirmer que cet ouragan est dû aux changements climatiques. Par contre, on peut affirmer qu’avec les changements climatiques, ce genre de catastrophes va s’intensifier, se multiplier et pourquoi pas, alterner avec des périodes de canicules et de pluies diluviennes ! Qui est prêt à se prendre ces cataclysmes sur le coin de la figure tous les 3 ans, 5 ans, 10 ans ? Personne, bien sûr ! Mais alors que fait-on pour empêcher que les climats ne s’emballent ?

Au niveau national, le gouvernement annonce le passage à 2 x 3 voies de l’A10, un plan de relance de l’industrie automobile, des soutiens à l’Airbus : que des mesures qui nous mènent droit dans le mur ! Et au lieu de financer l’enterrement des lignes électriques, EDF et les copains industriels pourront gaspiller l’argent public avec la construction de deux nouvelles centrales atomiques, inutiles et dangereuses.

Localement, ce n’est pas mieux. Lors d’une réunion de préparation de l’étude prospective « Landes 2040 », les Amis de la Terre sont intervenus. En effet, dans cette étude, le Conseil Général des Landes n’aborde pas une fois, les crises climatique et énergétique. Les Amis de la Terre ont donc signalé que, dès 1990, ils avaient organisé des conférences sur l’effet de serre dans les Landes. Nous ne pensions pas à l’époque que nous assisterions 18 ans plus tard, en 2008, à une fonte record des calottes polaires et à l’assèchement de bras entiers de l’Amazonie, le plus grand bassin hydrographique de la planète ! Nous avons donc posé la question : « Face aux changements de ces dernières années, comment pouvez-vous faire comme si vous étiez sûrs que dans trente ans, on cultivera encore du maïs dans les Landes ou qu’il y aura encore des pins ? ». La question reçut une réponse polie et ennuyée.

Avec quelle énergie roulera-t-on demain ? Avec quelles conséquences sur les climats ? La question n’est même pas posée ! La priorité de cette étude « Landes 2040 » est la construction d’infrastructures : l’autoroute Bordeaux-Pau, l’A10, la LGV inutile et coûteuse. Pas un mot sur les transports en commun de proximité pour le quotidien des salariés, de leurs enfants.

Quant à la filière bois, parlons-en. Depuis des années, les Amis de la Terre demandent le développement d’une filière bois-énergie ainsi que l’utilisation des bois locaux. Lors de la réfection de la Place Saint-Roch à Mont-de-Marsan, on est allé chercher de l’azobé, bois africain et pour les berges de l’Adour à Dax, de l’Ipé, bois amazonien ! Quelle honte !

Une énorme crise économique secoue la planète. Elle ne fait que commencer et va faire mal, très mal ! Mais cette crise nous offre au moins le choix entre :
–  en baver pour sauver ce système économique qui repose sur l’exploitation sans limites des humains et de la planète,
–  ou bien, en baver pour le remplacer par une économie respectueuse des Humains et de la planète et qui permettra enfin d’assurer un avenir à nos enfants.

Mais pour réussir ce changement, un chantier encore plus grand que la remise sur pied de la forêt landaise nous attend ! Maintenant, il s’agit de déblayer… le cerveau de nombreux responsables politiques, de tous les vestiges d’un passé révolu, de toutes ces fausses certitudes qui les encombrent et nous mènent droit à la catastrophe. Au boulot, le temps presse !

Christian Berdot, Président des Amis de la Terre des Landes

Ce qu’ils veulent faire du sorgho

Les – nombreux – ridicules et précieux se battent toujours pour connaître l’étymologie vraie du mot sorgho. Je dois vous avouer que je m’en fous. J’aime pourtant les mots, il m’arrive de me passionner pour leur origine, mais en ce cas d’espèce, franchement, je m’en fous.

Le sorgho est une plante alimentaire merveilleuse, voilà ce qui m’importe en ce début d’année 2009. Qu’on l’appelle gros mil, millet indien, blé égyptien, le sorgho est la cinquième céréale la plus cultivée au monde. Après le maïs, le riz, le blé, l’orge. Elle nourrit ou contribue à nourrir des centaines de millions de pauvres, notamment en Asie et en Afrique. Elle permet même, quand la vie est décidément trop dure, de faire de la bière ou de l’alcool. Ce n’est pas bien de se saouler, mais ça soulage, comme l’on sait.

Et j’en aurais bien besoin ce soir, croyez-moi. Je lis en effet de désastreuses informations. La première concerne Arvalis, qui est un institut au service de l’agriculture industrielle. Si le cœur vous en dit, allez donc lire leur sérénade consacrée au sorgho (ici). Extrait : « Si, dans le passé, les aides accordées aux oléo-protéagineux rendaient la culture de tournesol plus rentable que celle de sorgho, la nouvelle PAC devrait modifier la donne, et notamment dans les zones dans lesquelles les rendements en tournesol sont limités (…) Nous nous réjouissons à ce titre que le ministère de l’ agriculture ait placé le sorgho dans la même famille de culture que le maïs  – et non dans celle du blé dur comme cela avait été envisagé initialement – dans le cadre des BCAE III qui concernent la diversité des assolements ».

Ce qu’il faut retenir est simple : les braves gens qui ont changé l’agriculture en un vaste désert gorgé de pesticides viennent de trouver une nouvelle manne : le sorgho. Soyez certains que cela ne s’arrêtera pas en si mauvais chemin. Deuxième nouvelle qui en dit un peu plus encore sur l’état d’immoralité – faudra-t-il bientôt parler d’amoralité ? – de tant de chercheurs. Une palanquée de « savants » vient de publier une étude sur le séquençage du sorgho (ici, mais en anglais).

L’un de ces foutriquets, une femme appelée Anna Palmisano, directrice associée au département de l’Énergie américain, a notamment déclaré à l’agence Reuters : « Le sorgho est un excellent candidat pour la production de biocarburants, avec sa capacité à supporter la sécheresse et à prospérer sur des terres plus marginales (…)  Le génome entièrement séquencé sera un outil indispensable pour les chercheurs qui veulent développer des variétés de plantes permettant de maximiser ces bénéfices ».

Maximiser ces bénéfices. N’est-elle pas belle, cette vie où des biologistes moléculaires, grassement payés, étudient en labo le génome de ce qui nourrit des peuples entiers ? N’est-il pas beau, ce monde où leurs nobles études, financées pour partie au moins par l’industrie, concluent qu’on peut changer en carburant automobile ce qui devrait remplir l’estomac des humains ?

L’association Oxfam vient de publier en langue française un rapport intitulé : « Un milliard de personnes ont faim » (ici). Je pense, avec Prévert, à « ceux qui soufflent vides les bouteilles que d’autres boiront pleines ». À tous ceux qui « ont le pain quotidien relativement hebdomadaire ». Je n’aime pas, je n’aime plus la violence. Mais parfois, oui, je l’avoue, elle me manque.

Ravage à tous les étages (en attendant pire)

Je n’arrive pas à me souvenir. Ai-je déjà parlé ici du roman de Barjavel appelé Ravage ? Je vais faire comme si de rien n’était. Ravage est un grand livre écrit en 1943 (en poche chez Folio), au milieu de la nuit noire du fascisme. On y sent d’ailleurs quelques effluves qui ramènent à ce temps maudit.

Mais pour le reste, grand livre d’anticipation. Écologiste, aussi, pourrait-on ajouter. Barjavel y décrit la France – et Paris – en 2052. Cela pourrait être grotesque, mais non. Par quelque miracle de la création, Barjavel est parvenu à imaginer un avenir crédible. Certaines pistes évoquées par lui ont bel et bien été suivies par notre monde, et non des moindres.

Chez Barjavel, des TGV mettent Marseille à une heure de Paris. Dans la capitale, des immeubles aux façades en verre, hauts de cent étages, ne disposent plus de fenêtres, car l’air y est conditionné. Des centaines, des milliers d’engins aériens patientent sur les terrasses géantes. L’électricité est la reine de toutes les activités humaines. Les voitures en ont besoin pour rouler, l’alimentation industrielle et artificielle aussi.

Et brutalement, à cause d’un phénomène étrange, tout bascule. L’électricité disparaît. La civilisation suit de peu. On se bat dans les escaliers de secours, on se vole, on s’étripe. Il n’y a plus d’eau, bientôt plus de mouvement, l’incendie réduit à néant l’immense prétention humaine. Il y a une issue, certes, que je vous laisse découvrir si cela vous tente. Le jeune François, qui a perçu immédiatement qu’il n’y avait plus rien à faire avec ce monde-ci, entraîne à sa suite un petit groupe dans un périple à travers une France en flammes.

Et ? Et bien entendu, je songe en cette fin de dimanche à la tempête qui vient de secouer le sud-ouest de la France. Un (fort) coup de vent, et tout est disloqué. Plus d’électricité, parfois plus d’eau, souvent la fin du chauffage hétéronome. Car même le chauffage au gaz, j’en ai fait l’expérience personnelle, a besoin d’électricité pour démarrer. De la même manière, il y a une vingtaine de jours, une chute de neige avait changé des régions entières en lieux (presque) inhabitables.

C’est grotesque, oui. Et cela a été dit et répété des centaines de fois. À mesure de la sophistication croissante des systèmes, nous perdons en liberté, en autonomie, en solidité. Je ne vois pas que cela puisse changer de sitôt. Mais il est de plus en plus évident que cette petite frange consciente des problèmes doit commencer dès aujourd’hui à s’extraire. Nous devons concrètement apprendre à animer des lieux, des espaces, des activités qui ne dépendront plus que de nous.

Difficile ? Je ne prétendrai pas le contraire. Essentiel et probablement vital ? Je ne prétendrai pas le contraire.

PS : Je sais que ce n’est pas charitable un jour comme celui-ci, mais j’ajoute que je déteste la forêt landaise. Vous le savez sans doute, l’essentiel a été planté après 1857, en pins maritimes. Le Second Empire était aussi bête que notre régime actuel. Et les ingénieurs de ce temps, au nom du progrès, de l’hygiène, de l’assainissement général, ont détruit un territoire grandiose qu’on appelait les landes. Car il s’agissait de landes plus ou moins humides. Un pays sans habitants autres que les bergers et une infinité d’animaux, la plupart sauvages. C’était, ce fut le pays des molinies et des fougères, de la bruyère, des ajoncs, de la bourdaine, du mélampyre des prés, du phalangium à feuilles planes, de l’agrostis à soies.

On en a fait une merde de plus. Alors, mille excuses, mais ces arbres-là, tombés au champ d’infamie de l’industrie, ne me font pas pleurer. Au contraire. Ces millions de cadavres nourriront dans les années qui viennent un nombre incommensurable d’êtres vivants de toute sorte. Car personne n’ira tous les ramasser. Le marché, leur marché n’a que faire d’un tel afflux de bois de basse qualité. En revanche, imaginez tous les territoire nouveaux, nouveaux et impénétrables, que la tempête aura créés. Je ne serais pas étonné que le loup, retour d’Italie depuis 1992, plante sa tente dans les environs. On en reparlera peut-être.

Cette bombe P qui a déjà éclaté

Certains d’entre vous connaissent Paul Ralph Ehrlich. Mais je m’adresse à tous, et je dois donc expliquer. Ehrlich est un grand spécialiste des papillons né en 1932. Américain. L’un de ses livres a été beaucoup commenté en France, mais probablement bien moins lu. Il s’agit de la Bombe P, un ouvrage paru aux États-Unis en 1968 et traduit chez nous en 1971. La bombe P, c’est la bombe Population. La bombe démographique, quoi.

On ne peut pas dire qu’Ehrlich y est allé avec le dos de la cuiller. Traçant des lignes et des courbes, il s’est lourdement trompé en expliquant que, dans les années 70 et 80, des centaines de millions d’humains périraient faute de moyens pour les nourrir. Habité par une vision apocalyptique de la situation des années 60, il prédisait donc le pire, qui ne s’est pas produit. Ajoutons que Paul R. Ehrlich n’avait rien de bien sympathique, qui comparait sans état d’âme la prolifération des humains à la multiplication des cellules cancéreuses dans un organisme. En bref, je crois pouvoir écrire que la Bombe P n’est pas une bible humaniste.

Les erreurs d’Ehrlich n’ont pas été perdues pour tout le monde. Des centaines de commentateurs, ennemis de la pensée écologiste, ont fait du professeur leur tête de Turc favorite, rappelant les sombres prévisions de Malthus, auteur du célèbre Essai sur le principe de population en 1798, démenties elles aussi par les faits. La paresse faisant le reste, il est de bon ton désormais de penser et de dire que la bombe démographique n’a pas explosé, et qu’elle n’explosera jamais. La fameuse « transition démographique » serait en route, qui alignerait peu à peu le monde entier sur le modèle familial occidental, basé sur deux enfants par couple.

Bien. Pourquoi cette longue introduction ? Parce que je souhaite vous dire trois mots d’un article lamentable qui a fait la une du supplément Le Monde 2 le 9 janvier dernier. La une, suivie d’un très copieux papier signé par Frédéric Joignot ( il est lisible pour l’heure ici). Je vous en mets par précaution de larges extraits à la suite de mon message, et vous permettrez donc que j’attaque la critique dès maintenant. Cet article est inepte, mais aura reçu l’onction d’un des plus grands journaux de la place. C’est ainsi.

Pour commencer, et c’est le moins grave, il est rusé comme tout. Certains journalistes connaissent fort bien la chanson de la disqualification. L’empreinte écologique ? Au lieu de s’en tenir à ceux qui ont tenté de créer et d’entretenir une nouvelle manière de jauger les activités humaines – l’association Global Footprint, en l’occurrence -, Joignot préfère citer abondamment l’OCDE, qui utilise cet indice. L’OCDE est une institution transationale autant qu’ultralibérale. Vous voyez le truc ? De même, il utilise le repoussoir qu’est Ted Turner, le créateur milliardaire de CNN – les riches ont peur des foules populeuses du Sud, pardi ! – et même « l’inquiétant directeur de la CIA de George W. Bush ».

C’est net : ceux des écologistes qui se posent des questions sur la population du monde ont de bien curieux compagnons. Le reste est pire. Car Joignot ignore rigoureusement tout de l’état des écosystèmes de la planète. Cela ne l’intéresse pas. Il n’évoque – simple exemple – l’état des sols que pour se féliciter des succès de la « révolution verte », qui aurait su les conserver. La réalité, en cette circonstance indiscutable, c’est que les sols empoisonnés en Inde et une poignée d’autres pays par cette fameuse « révolution » sont aujourd’hui dans un état pitoyable. La plupart ont à peu près tout perdu de leur fertilité naturelle. Mais qu’importe à Joignot ? Qu’importe qu’il n’y ait plus de poissons ? Qu’il y ait de moins en moins de forêts ? Que les fleuves et rivières ne puissent plus jouer le rôle qui a été le leur dans l’histoire géologique ? Que le dérèglement climatique ajoute désormais au pandémonium général ?

Qu’importe. Joignot est là pour défendre une pauvre et malheureuse thèse, discrètement scientiste. Selon lui, si tous ceux qui ont parlé avec gravité de démographie se sont trompés, c’est parce qu’ils ne croyaient pas assez dans le progrès. « Autrement dit, note-t-il, l’esprit aventureux et les progrès des techniques, le génie humain, ont désavoué Malthus ». On a le droit d’être scientiste, je n’en disconviens pas. Encore faut-il essayer, au moins pour la forme, de trouver des références. Mais Joignot a encore mieux : le bon vieil argument d’autorité. Lequel est servi dans cet article aux dimensions planétaires par un seul et même personnage : le démographe Hervé Le Bras. Pour l’avoir rencontré et même interrogé, je n’hésite pas à reconnaître qu’il est sympathique et semble très compétent.

Comme démographe. Or les dimensions de la crise écologique commandent d’abattre les frontières entre disciplines, et de rassembler de toute urgence le savoir humain dont nous allons avoir besoin. Le Bras se contente de radoter – il me disait exactement la même chose il y a près de dix ans – et d’affirmer ce que tout le monde sait désormais : l’augmentation de la croissance démographique a ralenti son rythme. Mais 70 millions d’humains supplémentaires peuplent la planète chaque année, et nous serons certainement autour de 9 milliards en 2050. Ce qui est bel et bien une folie de plus, dans une liste sans fin. D’où viendront les céréales ? Les protéines animales ? Quel sort sera fait aux dernières poches de biodiversité ? J’arrête là mes questions, qui n’intéressent en aucune manière Frédéric Joignot. Lui, il a pris parti. Lui, il est courageux. Lui, il sait penser contre l’époque. Lui, il ose ouvrir les vrais dossiers. Lui, il nous prépare des lendemains lugubres.

Au risque de me répéter, j’ajoute que l’écologie seule est un véritable humanisme. Les autres manières de concevoir notre avenir commun, parce qu’elles fragmentent la réalité, parce qu’elles en nient des pans entiers, sont autant de bombes à retardement. Je ne prétends pas qu’il suffit d’être écologiste pour régler les gravissimes problèmes de notre planète. Ni que cela rend plus intelligent. J’affirme seulement, haut et fort, que la prise en compte des limites de l’aventure humaine – l’écologie – est une condition nécessaire des combats qui nous attendent. Indispensable serait plus juste. Vitale serait encore mieux. Je ne comprends pas comment des articles aussi pauvres que celui de Joignot obtiennent une telle place de choix dans la presse sérieuse de 2009. Je ne le comprends pas. Et vous ?

Extraits de l’article de Fréderic Joignot dans Le Monde 2 du 9 janvier 2009

« Autrement dit, l’esprit aventureux et les progrès des techniques, le génie humain, ont désavoué Malthus ».

« Dès qu’on évoque la surpopulation, on ouvre la boîte de Pandore. Vieux démons, angoisse du futur, fantasmes collectifs – peur de l’invasion, du pullulement – jaillissent pour se mêler à des peurs très concrètes. En 1932 déjà, quand la population humaine a atteint 2 milliards, le philosophe Henri Bergson écrivait : « Laissez faire Vénus, elle vous amènera Mars. » En 1948, Albert Einstein mettait solennellement en garde l’Abbé Pierre contre les « trois explosions » menaçant notre « monde mortel » : la bombe atomique, la bombe information, la bombe démographique. En 1971, dans la lignée du Club de Rome, l’écologiste Paul R. Ehrlich, spécialiste des populations d’insectes, publiait le best-seller La Bombe P (Fayard). Il y dénonçait « la prolifération humaine », qu’il assimile à un « cancer » : « Trop de voitures, trop d’usines, trop de détergents, trop de pesticides, […] trop d’oxyde de carbone. La cause en est toujours la même : trop de monde sur la Terre. »»

« C’est patent, la question dite de la surpopulation remue des peurs irrationnelles. Prenons un autre exemple, moins politique. J’ai rencontré plusieurs Parisiennes de 30 ans, en couple ou célibataires, qui se disent bien décidées à ne pas avoir d’enfant. Sans prétendre ici donner une explication univoque – certaines veulent préserver leur « capacité de création », d’autres leur relation de couple, ou leur liberté, ou les trois –, force est de constater : la surpopulation est revenue à chaque fois dans nos entretiens, mêlée à des analyses inquiètes sur l’état de la planète. Tout comme dans le livre best-seller de Corinne Maier, No Kid. Quarante raisons de ne pas avoir d’enfant (Michalon, 2007), où une des raisons invoquées est : pourquoi ajouter un enfant à un monde surpeuplé ? ».

« « La démographie a toujours été associée à la fin du monde, à la disparition de l’Homme, au Jugement dernier, note le démographe Hervé Le Bras. Procédant par projections, on l’interprète comme des prédictions, toujours catastrophistes. Au début du siècle, en Europe, on s’inquiétait surtout de la dépopulation ! Les Français devaient procréer, il ne fallait pas laisser les Allemands être plus nombreux que nous. Les économistes associaient natalité et prospérité. Dans les années 1970, tout a changé avec les écologistes comme René Dumont, qui prédisaient l’épuisement rapide des ressources. Certains démographes annonçaient alors une population de 12 milliards en 2100. Aujourd’hui, nous revoyons tous ces chiffres à la baisse. » »

« Hervé Le Bras, directeur d’études à l’Institut national d’études démographiques (INED), raconte avec humour comment toutes les prédictions à long terme, bien étayées, sur le peuplement humain – le démographe américain Joel Cohen en a relevé 68 – se sont révélées fausses. Soit, mais aujourd’hui ? Qu’en est-il des prévisions à court terme – à l’horizon 2030, 2050 ? De fait, en moins de 200 ans, l’humanité est passée de 1 milliard d’habitants (au début du xixe siècle) à 6 milliards (en 1999). Entre 1987 et 1999, soit en treize ans, de 5 à 6 milliards. Aujourd’hui, beaucoup des prévisions pour 2050 tournent autour de 8,4 à 9,5 milliards de Terriens – soit 3 milliards d’hommes en plus. Cet accroissement exponentiel qui effrayait tant Malthus s’arrêtera-t-il un jour ? Aurons-nous assez de ressources pour nous nourrir ? Oui et oui. Voilà la grande nouvelle des études récentes. Aujourd’hui, démentant les alarmistes, les démographes décrivent tous, partout autour du monde, une forte baisse de la fécondité des femmes – donc, à terme, de l’accroissement de la population. Selon eux, comme d’après l’ONU, la  » bombe P  » n’explosera pas. Que s’est-il passé ? Simplement, sur les cinq continents, les femmes font moins d’enfants ».

«  » Aujourd’hui, précise Hervé Le Bras, le taux de croissance démographique mondial ralentit. 1,21 % par an en 2006, 0,37 % attendu en 2050. Pourquoi ? Le nombre d’enfants par femme baisse sur les cinq continents. Au Mexique, au Brésil, on tourne autour de 2,2 à 2,3 enfants par famille, 2,4 en Indonésie. En Afrique, si les femmes du Rwanda et d’Ouganda font encore 7 à 8 enfants, au Kenya par exemple, de 8 enfants par femme dans les années 1970, elles sont passées à 4 aujourd’hui. Les renversements de tendance se font très vite. » »

« Si la « bombe P » des malthusiens n’explosera pas, c’est que dans toutes les cultures, sur tous les continents, contredisant nombre d’idées sur l’islam, l’acceptation du modèle de la famille à deux enfants gagne rapidement. Aujourd’hui, si cette révolution des mœurs se poursuit, les démographes de l’ONU tablent sur une population humaine à 8,2 milliards en 2030, 9 milliards en 2050 – et une stabilisation à 10,5 milliards en 2100. La population humaine aura alors achevé sa « transition démographique » : le ralentissement de la fécondité prendra effet en dépit du vieillissement général ».
« Au-delà des angoisses et des peurs, la véritable grande question posée par le peuplement sera celle des ressources : les pays, les sols, la Terre pourront-ils nourrir – et supporter – une population de 9 ou 10 milliards d’habitants ? Ici, un détour s’impose. Dans les faits, parler de population « globale » comme d’un grand cheptel n’a pas grande signification. Comment comparer le mode de vie des habitants du Laos et de la Finlande, à population égale ? De l’Algérie, terre d’émigration, et du Canada, d’immigration ? Aujourd’hui la natalité des pays les moins développés progresse six fois plus vite que celle des pays développés – qui vieillissent et se stabilisent. En 2050, 86 % de la population mondiale habitera un pays pauvre ou émergent – la moitié en Chine et en Inde, dotés d’une politique antinataliste. Les répercussions d’un tel peuplement varieront fortement d’une région et d’un pays à l’autre, selon la fertilité des sols, l’eau, la qualité des terres. Mais surtout selon les politiques des gouvernements – économiques, agricoles, sociales. Le Prix Nobel d’économie 1998, l’Indien Amartya Sen, a bien montré combien la pauvreté et les famines découlent avant tout, non d’une population trop nombreuse, mais du manque de vitalité démocratique et de l’absence d’Etat social. L’Inde, par exemple, a connu des grandes famines jusqu’en 1947, date de son indépendance. Ensuite, le multipartisme, l’existence d’une opposition et d’une presse libre ont permis de prévenir et circonvenir les désastres. Qui plus est, l’Inde nourrit aujourd’hui une population de 1 milliard d’habitants parce qu’elle a réussi sa « révolution verte » – irrigation, conservation des sols, engrais, rendements – grâce à une politique d’Etat résolument tournée vers l’autosuffisance ».