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Une ordonnance en passant (sur la bouffe et la dépression)

C’est assez vache, mais je dois vous avouer que je n’ai pas fait d’EDM cette année 2008. Ni les années précédentes. Et ce n’est pas le cas de tout le monde, il s’en faut. Car l’EDM est l’acronyme d’épisode dépressif majeur, ce qui n’est pas rien, car il signifie bien entendu une grave maladie, fût-elle passagère. On mange moins, on sourit peu à ses enfants, on perd de l’intérêt pour les puissantes et enivrantes choses de l’amour. Non, ce c’est pas gai. Or, selon une étude que je trouve – sans rire – angoissante (ici), 5,5 millions de Français auraient connu un EDM au cours de l’année 2008, soit la bagatelle de 8 % de la population ! J’ignore quel sort est dévolu aux bébés et aux enfants dans ce genre de travail, mais j’ai quelque mal à croire qu’ils y soient inclus. Autrement dit, si je ne me trompe pas, le pourcentage chez les Français d’un certain âge – disons à partir de quinze ans – est encore supérieur.

Après vérification, je confirme : l’étude porte sur les Français de 15 à 75 ans. Pourquoi pas avant ? Pourquoi pas au-delà ? C’est comme ça. Disons 8 %, sachant que d’autres travaux montrent des chiffres plus bas. Mais aussi, si l’on tente de cerner le nombre de « subsyndromiques » (ici), qui ne réunissent qu’une partie des symptômes de l’EDM, on arrive au pourcentage affolant de 19 % de la population française. Atteinte chaque année de tout ou partie d’un EDM. Lequel s’appelle apparemment, aussi, « symptôme de la tristesse ». Je ne vous fais pas de dessin, c’est inutile, on imagine.

Mon arbitraire bien connu me conduit droit à une autre étude, de l’Insee celle-là. L’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) est une administration centrale du ministère de l’Économie. Un gros machin officiel, quoi. Ses chiffres suintent généralement un ennui mortel, mais pas toujours. Une enquête toute récente montre en effet que de 1960 à 2006, la part des dépenses consacrée à la bouffe – à domicile – est passée de 25 % du budget total à 12 %. Une division par deux, en 45 ans seulement. Encore plus spectaculaire : le repas, en dehors du dessert, ne représente plus que 6 % du budget en 2006. Le reste, ce reste gigantesque qui se chiffre en dizaines de milliards d’euros, va aux produits sucrés, dont les crèmes, yaourts et autres gâteaux fatalement industriels (ici).

Vous n’échapperez pas à mes commentaires. Et d’un, la multiplication des objets matériels les plus débiles qui soient n’a pas rendu nos contemporains heureux. Se battre pour le téléphone portable n’a pas réglé la question. Ni l’achat de cette si belle voiture dotée de la clim et du GPS. Ni celui de la télé à écran plasma. Ni le crédit pour le canapé en cuir fauve. Ni rien. J’ai comme le pressentiment que nos frères humains d’il y a un demi-siècle souffraient moins d’EDM. Mais je n’ai pas de preuve, certes. Quoi qu’il en soit, la profusion matérielle paraît avoir de sérieux effets collatéraux, comme on dit dans ces guerres modernes où seuls les civils partent au cimetière.

Autre réflexion : j’en ai marre, je sature. C’est que je ne supporte plus le discours sur la bouffe bio qui coûterait plus cher, qui serait en quelque sorte un sport de riches, une niche pour les bobos, et donc une infamie sociale de plus. Merde ! Je répète un peu plus fort : MERDE ! Les marchands et leurs publicitaires ont créé, créent chaque jour un peu plus un monde de frustration et de compétition de tous contre tous. De tout contre tout.

Par un phénomène qui semble n’intéresser personne, des points de vue au départ divergents finissent par se rejoindre en une construction sociale que je juge délirante. La droite, la gauche, les syndicats, l’industrie bien sûr se retrouvent tous autour d’un point de vue unifié : les Français manqueraient de pouvoir d’achat. La vie serait trop chère. Le prix de la nourriture flamberait. Sur ce dernier point, avec votre autorisation, laissons de côté les derniers événements, qui posent un problème particulier, surtout aux vrais pauvres de la planète, d’ailleurs.

Laissons de côté, et jugeons la tendance lourde. Le malheur social, évident, c’est que l’entreprise industrielle qui domine le monde vide le porte-monnaie de tous pour disperser jusqu’au lieu le plus reculé ses maudites productions. Faites donc la liste de tous les objets inconnus avant 1960 qui se trouvent en ce moment chez vous. Et essayez donc d’évaluer leur coût. Et leurs conséquences psychiques sur la vie de chaque jour, y compris familiale. Tentez l’expérience, vous risquez de vous étonner vous-même.

Dans le même temps donc, je n’entends généralement que pleurnicheries sur la bouffe. Et des récriminations sur la bio. Je dois dire, sans hésiter, que la nourriture ne nous coûte pas assez cher. Et je ne parle pas là, seulement, de ceux qui, comme moi, peuvent payer. Non, de tous. Il faut revenir à un point de vue simple : la nourriture, vitale pour le corps, essentielle au psychisme, a un coût important. Derrière, un monde de paysans, qui doivent pouvoir travailler leur terre sans la meurtrir, sans pesticides donc. Devant, un peuple qui doit enfin refuser les immondes inventions et chimères que les supermarchés présentent pourtant comme des aliments.

D’une certaine façon, il s’agit d’un combat neuf. Décisif en ce qu’il met tout en cause, d’un seul et même mouvement de la bouche et du tube digestif. Il nous faut trouver les moyens d’un immense élan pour l’alimentation. Et proclamer sans gêne que nous devons payer davantage, mais pour autre chose que les saloperies habituelles. Je pense que c’est aussi la meilleure façon de lutter ensemble contre les EDM, ces épisodes dépressifs majeurs qui détruisent en silence les vies, les familles, les avenirs. J’attends votre point de vue avec intérêt.

Une étoile est née (Lucien Barge, tireur d’élite)

Raymond Faure, merci ! Ce président de la Frapna-Loire – une belle association basée à Saint-Étienne – envoie régulièrement des informations à quelques privilégiés, dont moi-même. Et cette fois, Raymond a fait fort en m’adressant la copie scannée d’un article inoubliable d’une tribune signée Lucien Barge, responsable de la FDSEA du Rhône. Autrement dit, la FNSEA, le grand syndicat agricole dont le bilan éloquent, en soixante ans, aura été d’accompagner en fanfare la disparition pure et simple de la paysannerie.

Oui, Raymond, tu as fait très fort, mais en me mettant dans l’embarras, car cette copie scannée, je ne peux l’offrir aux lecteurs de ce blog, pour des raisons techniques qui me dépassent. Et j’en suis marri, car j’y vois un pur chef d’oeuvre. Le texte de Barge a paru dans le numéro 1976 du bulletin L’Information agricole du Rhône, en date du 28 août 2008, sous le titre : « Ne pas se tromper de cible ». La position de principe honore notre ami Barge, dont on va comprendre qu’il est une fine gâchette, qui sait à la fois qui viser et qui descendre.

Hélas, je n’ai pas le temps de tout recopier pour vous, car je pars ce vendredi au festival de l’Albenc, en Isère, où je parlerai ce soir et demain. Mais enfin, je vous donne ci-dessous quelques extraits fameux, qu’il vous faudra encadrer. C’est entendu, n’est-ce pas ? Je précise le contexte, que j’ai d’ailleurs abordé il y a quelques jours (ici). Le préfet du Rhône a autorisé des épandages massifs de pesticides par hélicoptère. Les écologistes ont protesté, et les apiculteurs aussi.

Et ça, Lucien Barge ne pardonne pas. Voici le début de son texte, dont je respecte scrupuleusement l’orthographe comme la syntaxe, bien entendu : « La capture de nouvelles chrysomèles sur Saint-Priest et Communay a mis une fois de plus en évidences un exemple parmi d’autres, où pour des illusions, ou plus graves encore, pour servir les intérêts de grands groupes, la profession agricole est agressée, montrée du doigt voire jetée « à la vindicte populaire » ! (L’eau, les nitrates…).

En effet, lors de la réunion à la Draf pour définir la mise en œuvre des moyens de lutte qu’imposent, tant Bruxelles que l’arrêté ministériel, à ce parasite classé insecte de quarantaine. La profession a été littéralement agressée et mise en accusation à tort par les représentants de l’apiculture. Pour eux, les seuls bons agriculteurs sont les « bio ». Certes, un créneau existe pour des productions « bio », mais il ne deviendra jamais l’intégralité des productions agricoles. Heureusement, car le monde serait en situation de famine et l‘espérance de vie des Français ne se situerait plus au niveau actuel. La généralisation du « bio » reposerait les énormes problèmes de santé publique résolus par nos aînés ».

Bon, Lucien est un marrant, je crois qu’il faut lui reconnaître la qualité, sans barguigner. On rit de bon coeur. C’est charmant, exotique, cela repose sur une humeur un poil atrabilaire peut-être, mais enfin, aussi sur l’audace. La bio, c’est donc la mort. Bien vu, bien pensé, bien exprimé, Lucien. Vous permettez que je vous appelle Lucien ?

La suite est un peu moins drôle. Car les apiculteurs exagèrent vraiment : « Aussi, au lieu de s’adapter aux évolutions et rechercher avec nous les solutions qui permettraient à chacun de se côtoyer et de vivre de nos productions respectives, les apiculteurs veulent en permanence, imposer leur vision passéiste et dangereuse ». Cette vision, vous l’avez compris, passe par la critique des pesticides de synthèse. Mais où veulent en venir les barbares ? Lucien se pose la question, franchement inquiet : « À rester dans une logique de concertation et de discussions entre partenaires, on nous a supprimé le « gaucho », demain les traitements « hélico » ? ». Lucien, du calme, je vous prie, on vous sauvera l’hélico, c’est promis.

En attendant, que peuvent donc faire Lucien et ses chers amis ? Et s’ils en parlaient à Son Altesse Sérénissime (SAS) Nicolas Sarkozy ? Je glisse cette suggestion, car après tout, Lucien Barge n’est-il pas le maire UMP de la petite ville de Jonage, aux portes de Lyon ? Lucien, que diable, avez-vous, oui ou non, de l’influence à Paris ? Je le souhaite de toutes mes petites forces de Hun, car si j’ai bien lu votre conclusion, vous avez de beaux projets pour la France et l’amitié entre voisins. La voici, que je lis debout, au son vivifiant d’un chant militaire : « Désormais, vis-à-vis des individus qui se comportent en véritables parasites à l’encontre des agriculteurs, nous devons être virulents et offensifs (la carotte ne peut plus être l’unique solution, il faut avoir un solide bâton dans l‘autre main et montrer de temps en temps que l’on sait s’en servir).
Dorénavant, lorsque nous pouvons être en mesure de porter des coups, nous devons nous montrer impitoyables et contrer voire « casser » nos détracteurs, s’ils exposent leur flanc et que l’occasion de tirer s’y prête. Avant que leur intégrisme finisse par menacer la santé de nos enfants. Certains apiculteurs, aujourd’hui, sont dans ce camp, il est temps d’agir avec une fermeté exemplaire »
.

Je vous crois capable de lire comme moi cette prose admirable. Tir à vue sur tout ce qui bouge. J’aimerais vous dire que Lucien s’exprime au dix-huitième degré de son humour caustique, mais, voyez-vous, je suis saisi par le doute. Lucien. Lucien Barge.

Totalement nano (la voiture Tata)

Je radote, oui je radote, mais pas plus que ce monde malade. Pas davantage, j’en suis (presque) sûr. Il y a quelques mois, je vous entretenais (ici-même) du cas tragi-comique de Pierre Radanne, expert écologiste devant l’Éternel et grand admirateur de la voiture indienne à 1700 euros, la Nano de l’entreprise Tata. Un pays en proie aux pires affres de son histoire, pourtant si troublée, se lance dans l’aventure folle de la bagnole individuelle. Cela donnerait presque envie de rejoindre la guérilla naxalite (ici). Presque, car ces gens se réclament du marxisme-léninisme-maoïsme le plus cinglé qui soit !

Pas grand chose à ajouter sur le cas Radanne, passablement désespéré à mes yeux. Si je reprends la plume, c’est que, vous le savez peut-être déjà, des paysans de cette Inde si lointaine sont entrés dans un conflit caricatural avec l’empire Tata. Car il s’agit d’un empire que tous les journaux (officiels) de la péninsule indienne traitent comme une déesse. Tata, c’est aussi bien l’acier que le thé, sorte de champion de la mondialisation libérale qui a racheté cette année, pardonnez du peu, Jaguar et Land-Rover à Ford.

En face, des cul-terreux, nombreux certes. Par dizaines de milliers, ils manifestent sur le site de la chaîne de montage de la Nano, à Singur, près de Calcutta. Tête du gouverneur  – officiellement « communiste » – de la région, le Bengale occidental, qui apprend que Tata envisage de délocaliser tout le projet, le privant de taxes considérées comme acquises. Gopalkrishna Gandhi vient d’écrire piteusement au patron, pour tenter de le dissuader de son projet de départ (ici, mais en anglais).

Je vous avoue que j’ignore ce qu’il y a dans la tête des manifestants. Faire monter les enchères ? Sauver réellement, comme ils le disent, 161 hectares de précieuses terres agricoles ? Ce que je vois, avec l’affreuse distance qui est la mienne, c’est que deux pays s’affrontent, quoi qu’il en soit. D’un côté, celui qui n’a pas une chance, malgré les apparences. Qui mise sur le grand mirage de l’occidentalisation du monde, voiture individuelle en sus. Et de l’autre, une antique nation paysanne, qui se demande comment sauver les pauvres meubles d’une maison en torchis, sous les pluies torrentielles de la mousson.

Moi, c’est simple. Oui, comme c’est simple pour moi. Mais comme c’est vrai aussi : je suis avec les gueux.

Pesticides, l’éternel retour des bons produits

Certains de vous doivent commencer à le savoir : j’ai publié au printemps 2007 un livre écrit avec François Veillerette, Pesticides, révélations sur un scandale français, chez Fayard. Je connais donc le sujet, de près. Je sais précisément de quoi je parle, je me permets de vous l’assurer. Avant de commencer ma goualante du jour, un mot sur François, mon co-auteur. J’ai une vraie amitié pour lui, qui se bat depuis tant d’années contre la chimie moderne. Il est, je le précise, président d’une association en tout point remarquable, le MDRGF (ici).

C’est peut-être un comble, mais je ne suis pourtant pas d’accord avec lui. On finira par croire que je me fâche avec tout le monde, mais ce n’est pas le cas, et en cette occurrence, je ne suis nullement fâché. Mais il est vrai que j’ai reproché à François le jeu mené par lui et d’autres au cours du Grenelle de l’Environnement en octobre passé, et qui a fait l’objet ici de plusieurs papiers emportés et parfois rageurs. Dont le dernier, en réponse à Jean-Paul Besset. Je conteste, définitivement, le principe même de la contamination chimique des milieux de la vie. Et l’on ne me verra jamais négocier le niveau acceptable de l’empoisonnement universel auquel on nous condamne. Je crois, j’affirme que le Grenelle aura été, sur ce point comme sur les autres, une pantomime dans laquelle les écologistes ont accepté une place indigne.

Passons au sujet du jour. Une décision de l’Union européenne vient de tomber. Je dis tomber, car comme elle fait mal, j’imagine qu’on l’a jetée du haut de l’armoire, au moins. Les lobbies de l’industrie chimique, qui sont à demeure à Bruxelles, viennent de gagner une formidable partie. Je résume. À partir du 1 septembre 2008, les LMR se multiplient comme des petits pains. LMR signifie Limite maximale en résidus. C’est au départ, dès le départ une infamie, car cette LMR dit légalement quelles saloperies peuvent contenir nos aliments. Mais enfin, je ne suis le maître de rien, et certains estiment que ce n’est déjà pas si mal. Qu’il y ait des limites établies.

349 pesticides différents sont officiellement présents dans la nourriture humaine en Europe. Et jusqu’à maintenant, les LMR étaient des mesures nationales. On ne pouvait pas, en théorie, vendre en France des productions dépassant notre propre norme. Eh bien, c’est fini, car l’Europe a décidé d’«harmoniser » toutes les LMR de l’Union. Comme c’est mignon ! Bien entendu, on prendra comme base universelle européenne la LMR la plus haute des pays membres, celle qui est la plus favorable à l’industrie. Bien entendu, sinon, où serait le profit ?

En Autriche par exemple, selon l’association Global 2 000 – qui est sérieuse, je regrette presque de l’écrire – 65 % des pesticides verront leur LMR augmenter,  jusqu’à 1 000 fois ! Ce n’est pas une coquille : 1 000 fois ! Mais que cette forêt sombre ne cache pas toute la splendeur de l’arbre isolé dans la clairière : dans 4 % des cas, la LMR baissera. Mes aïeux, les salopards qui nous gouvernent sont bien des salopards. Et je dois dire que je m’en doutais un peu.

Deux courtes informations qui complètent le tableau. La première : un arrêté préfectoral du Rhône vient d’autoriser l’épandage de pesticides pour lutter contre la chrysomèle du maïs dans l’est lyonnais. Communiqué de l’association régionale de protection de la nature, la Frapna : « Comme trop souvent hélas, la réponse de la profession est disproportionnée puisque des traitements chimiques généralisés à l’aide d’hélicoptères sont prévus à compter du 1er septembre en dépit des risques pour les riverains et bien sûr pour l’environnement ». Oh merde, quel pur radotage ! Je n’en veux pas à la Frapna, je nous en veux à nous tous.

La deuxième : des apiculteurs allemands du pays de Bade et des Alsaciens de chez nous ont manifesté il y a quelques jours à Fribourg en Brisgau, contre l’usage des pesticides dans les champs de maïs. L’occasion ? Un meeting d’Apimondia, groupement international des associations d’apiculteurs, très préoccupés par le sort funeste des insectes sociaux. L’hiver dernier, 40 % des abeilles des ruchers badois sont mortes. Bayer, transnationale de la chimie, a versé  2 millions d’euros,  mais en jurant bien sûr que ses produits n’étaient pas en cause. D’évidence, il s’agissait d’un acte de charité publique, bien rare de nos jours.

Écoutez donc, combien de temps encore serons-nous aussi ridicules en face d’eux ? Combien de temps avant que nous ne sortions les fourches pour de bon ?

Le méchant ours et le pauvre moucheron (fable des Pyrénées)

Au début de 2002, alors que la neige était encore installée en Ariège, en quelques lieux du moins, je me suis rendu un dimanche matin – je crois – chez Olivier Ralu. Je ne le connaissais pas. Je savais juste qu’il était un éleveur de brebis, et un virulent opposant à la présence de l’ours dans les montagnes avoisinantes. Moi, j’essayais de mieux comprendre la haine séparant les partisans de la cohabitation et les autres.

Je revois les immensités d’herbe qui couraient sous le col Dolent, au bout de la piste menant chez l’éleveur. C’était beau, poignant, c’était un monde. Mais à part cela, je dois dire qu’on m’attendait de pied ferme. Ce n’était pas un guet-apens, pas tout à fait. Ralu n’était pas seul, et avait prévenu ses copains de l’Association pour le développement durable de l’identité des Pyrénées (Addip), violemment anti-ours. Les premières minutes furent tendues, oui tendues. J’étais seul en face d’une franche hostilité. Ralu s’était fait envoyer le fax d’un mien article, dans lequel je moquais en grand la Confédération paysanne. Celle de Bové, oui, qui à l’époque semblait unanime dans sa condamnation de l’ours. Or Ralu était de la Conf’. Un syndicat de gauche. Un syndicat écolo. J’étais l’ennemi parigot de tout ce que ces gens avaient construit là-haut dans les alpages.

Ce matin-là, on me sommait de m’expliquer, et j’étais embêté. Car sincèrement, je n’ai jamais considéré que la vie pastorale dans une zone où vivent des ours est toute facile. De leur côté, Ralu et les siens – je crois me souvenir du ton extrême d’Hélène Huez et, à un degré moindre, de celui de Dominique Destribois – hurlaient, tempêtaient, montraient des photos de brebis égorgées. Si l’un(e) ou l’autre lisent ces lignes, qu’ils sachent que je ne me moque pas d’eux. Au reste, je crois qu’ils le savent, car j’ai ensuite écrit un article (dans Terre Sauvage) qui leur rend, je le pense en tout cas, certaine justice.

Cela ne m’empêchera jamais de défendre autant que je le peux la présence de TOUS les animaux possibles et imaginables, partout où l’incroyable arrogance des humains le permet. PARTOUT, et bien sûr dans ces montagnes pyrénéennes  où les ours sont chez eux sans contestation possible. Là-bas, il est manifeste qu’ils sont devenus malgré eux le porte-parole d’une armée de ventriloques. Je vais m’expliquer, rassurez-vous.

Sommairement, il existe deux groupes de pression politique qui veulent la peau de l’ours (il en reste chez nous moins de 20, la plupart immigrés de Slovénie, réintroduits donc). À l’ouest de la chaîne, en Béarn, le député Jean Lassalle, grand copain de Bayrou. Depuis qu’il s’est emparé du dossier, il y a une quinzaine d’années, l’ours autochtone des vallées d’Aspe et d’Ossau s’est rapproché à pas rapides de l’extinction pure et simple. Deux ou trois y survivent peut-être. Il y aurait un pamphlet à faire contre Lassalle, mais les lecteurs manqueraient. Sachez qu’il fut un fervent défenseur du tunnel du Somport, qui devait – mais si – « désenclaver » la vallée d’Aspe et conduire ses habitants à Pau à la vitesse du gave, le torrent du coin. Pauvre garçon.

Lassalle sera passé des dizaines (des centaines ?) de fois à la télé grâce à l’ours, qui lui a fait un nom. Serait-il député sans l’animal ? Je n’en jurerais pas. Car l’ours est le « bon client » par excellence des médias locaux et nationaux. L’imaginaire de pacotille que les journalistes y ajoutent – pâturages, bergers, flûteaux, clochettes et cabanes – permet de ne pas trop se fouler l’esprit à la recherche d’un autre sujet. Lassalle doit (presque) tout à l’ours.

Côté Est, côté Ariège cette fois, il faut citer Augustin Bonrepaux. C’est un socialiste à la mode locale, et ce n’est pas un compliment. Député à six reprises – il ne l’est plus -, longtemps président du Conseil général, il aura passé les dernières années de sa vie politique active à brailler contre l’ours. Encore faudrait-il décrire comme ! Car ici, l’ours d’origine n’est plus depuis des décennies. Ceux qui s’y trouvent, je l’ai dit plus haut, ont été ramenés en camion depuis la Slovénie. En Ariège, l’ours est un immigré de fraîche date, dont les papiers sentent le faux. Je vous laisse penser la suite.

La fable est heureuse : l’Ariège de gauche et le Béarn de droite détestent donc l’animal sauvage. Entre les deux Excellences que je vous ai brièvement présentées, une microsociété de braillards. L’Addip déjà citée comprend en son sein des associations locales, dont l’Aspap (Association de Sauvegarde du Patrimoine d’Ariège-Pyrénées). Son responsable, Philippe Lacube, est désormais le président de l’Addip et représente donc le combat de la société authentique contre notre grand voyou. Lisez plutôt la phrase-fétiche de l’Aspap, qu’on retrouve à l’entrée de son site Internet (ici) : « L’introduction et l’expansion des grands carnivores menacent  le modèle pastoral pyrénéen, patrimoine et avenir d’un espace montagnard pour tous ».  Franchement, ça me fait rire. Les ennemis de l’ours, dont beaucoup des plus actifs sont des soixante-huitards venus dans les Pyrénées après la révolte d’il y a quarante ans, sont souvent des comiques.

Ainsi donc, 18 ours menaceraient le modèle pastoral pyrénéen. L’ami Alain Reynes – un abrazo, cher Alain – dirige depuis le petit village d’Arbas l’association du Pays de l’Ours-Adet, favorable à l’affreux carnivore. Arbas a pour maire un homme que j’estime beaucoup, François Arcangeli – otro abrazo, François – dont les rues calmes ont été dévastées le 1er avril 2006 par les copains de Lacube. Dévastées, je répète : outre de gentilles menaces de mort, les gens de l’Aspap s’en étaient pris ce jour-là à des bâtiments, jetant du sang, des pierres, des pétards contre la mairie et brûlant une belle statue en bois de l’ours, installée au beau milieu d’Arbas.

Alain Reynes vient de m’envoyer un communiqué de l’Adet (ici) que je trouve formidable, et qui m’a décidé à écrire cet article. Voyez-vous, la FCO vient de lancer une énième attaque contre les brebis des Pyrénées. La FCO, c’est la Fièvre catarrhale ovine, autrement appelée maladie de la langue bleue. Des dizaines de foyers d’une souche de type 1, très virulente, ont été découverts, notamment en Ariège et en Haute-Garonne, deux pays de l’ours. Véhiculé par un moucheron (Culicoides imicola), qui d’habitude demeure en Afrique du nord, le virus aurait déjà coûté bien davantage aux élevages des Pyrénées ces derniers jours que l’ensemble des ours en dix ans. C’est ce qu’écrit Alain dans le communiqué de l’Adet, et comme j’ai grande confiance en lui, je sais qu’il dit vrai.

Il accuse au passage – et comme j’en suis d’accord ! – les opposants à la présence de l’ours d’être incapables de défendre les intérêts de la montagne et du pastoralisme. La question est certes redoutablement complexe, et dépasse le cadre de ce blog. L’association d’Alain, l’Adet elle-même, n’est au mieux qu’un ferment, le ferment d’un avenir possible pour les Pyrénées, avec l’ours bien sûr. En l’occurrence en tout cas, cette fin d’été rappelle quelques fortes évidences. L’ours n’est pour certains qu’une peau sous laquelle il est aisé de camoufler sa véritable identité. L’ours n’est jamais que l’émissaire d’une folie aussi vieille que notre espèce. L’ours est l’objet d’une haine recuite et proprement anthropologique.

Remarquez-le avec moi : depuis qu’il a commencé sa conquête du monde, l’homme ne s’est pratiquement jamais arrêté. Il est au désert, sur la banquise, dans les îles, au coeur des villes, il chasse jusqu’au profond des plus profondes forêts. Dans les Pyrénées, non. Pour des raisons locales et conjoncturelles, là, et pour la première fois depuis le Néolithique, il recule et baisse pavillon. Les humains de cette antique montagne sont descendus d’un cran, et n’occupent plus comme avant les hauteurs, les prés d’altitude, les abords des hêtraies. On appelle cela la déprise. On appelle cela l’exode. C’est une fuite.

Moi, je gage qu’une obscure souffrance, hideuse mais fondamentale, est au centre de la controverse sur l’ours. Ceux qui veulent la mort de l’animal n’acceptent pas de lui laisser la place. Dans les tréfonds, il y a comme le refus du moindre recul, le dégoût de cette défaite pourtant dérisoire contre le sauvage. La nature, la vraie, la seule, celle qui vit sans rien demander à personne, voilà le grand ennemi. Le reste, tout le reste n’est que fable et pauvre littérature. Il était une fois un moucheron qui faisait bien plus de mal qu’un ours. Mais qui passait moins bien à la télévision.