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Oh ! les salauds

Connaissez-vous la cameline ? Si oui, bravo. Et sinon, quelques mots. C’est une plante peu exigeante, originaire des steppes asiatiques, mais bien acclimatée en Europe. Sa tige monte à un mètre, et on ne l’appelle pas le Petit lin pour rien, car elle produit une huile alimentaire de qualité, riche en Oméga 3. Chez nous, pour des raisons de rentabilité, qui n’ont pas de rapport comme on sait avec la santé, on ne la cultive plus, préférant le tournesol.

Bon, la suite. Le Congrès américain – attention, je ne suis pas spécialiste – fait défiler devant lui quantité de personnages dans le cadre de ce qui ressemble à nos commissions parlementaires. Il s’agit de séances officielles et enregistrées. L’une d’elles a entendu un monsieur Robert Wooley, l’un des directeurs de la compagnie d’éthanol Abengoa. L’éthanol est, je le rappelle, un biocarburant qu’on tire essentiellement du maïs, aux États-Unis du moins. Ce pays puritain autant que vertueux consacre plus de 30 % de sa production de maïs à la fabrication d’un carburant végétal, ce qui pourrait bientôt atteindre 100 millions de tonnes par an.

Et ce Wooley (ici,mais en anglais) ? Eh bien, il dit la vérité. Que j’ai dite il y a déjà bien longtemps, mais que personne ne veut entendre : les biocarburants de deuxième génération, s’ils voient jamais le jour sur un plan industriel, ne remplaceront pas ceux de la première génération, qui tuent les hommes, aggravent la crise climatique et prennent la place des forêts tropicales. Devant le Congrès, Wooley n’a pas finassé, et froidement déclaré que le passage à la deuxième génération impliquait fatalement de poursuivre l’extension de la première. Pour des raisons de profit, de savoir-faire et d’infrastructures. Et croyez-moi, on écoute là-bas ce genre de propos.

Un autre personnage – Scott Barnwell, patron de l’usine Blue Ridge d’Asheville, a ajouté une autre phrase admirable : « La seule limite au potentiel des biocarburants, c’est l’accès à de nouvelles matières premières ». J’aimerais croire qu’une humanité meilleure que la nôtre jugera un jour ces propos barbares alors que la famine déferle sur le monde. J’aimerais le croire, mais j’en doute. Ce qui est manifeste, c’est que la barbarie est là. Et que nous en sommes les contemporains.

Et la cameline ? Ces gens ont trouvé un nouveau truc. Cette plante, disent-ils, est une excellente matière première pour les biocarburants de deuxième génération. En somme, laissons-les détruire le monde, et souhaitons dignement la bienvenue à ce nouveau miracle, après les algues, l’herbe à éléphant, le jatropha et la cellulose des arbres transgéniques.

Faire confiance au paysan (un rêve)

Ce qui suit se lit, idéalement, dans la suite du papier d’hier sur la banane. Je vous ai déjà parlé du chroniqueur britannique George Monbiot, que j’apprécie vraiment. Il officie – entre autres – dans The Guardian, et l’on peut même s’abonner gratuitement à un service qui vous envoie par le net ses papiers.

Le dernier s’appelle (ici) Small is Bountiful. Il y a là un jeu de mots évident – Small is Beautiful -, mais qui en cache d’autres que je n’ai peut-être pas tous identifiés. Car le mot bounty signifie aussi générosité, don et même… prime et subvention. Or Monbiot nous parle d’agriculture et de paysans.

L’ami Christian Berdot ayant fait une traduction de cet article (ici), et me l’ayant envoyée, je vous la donne à mon tour, et bien volontiers. Vous me permettrez de ne pas renchérir sur Monbiot, qui se suffit largement à lui-même. Ce papier m’a beaucoup plu, et il fait songer, n’est-ce pas ?

                   Faim dans le monde : les petits paysans produisent plus !

Les petits paysans sont plus efficaces pour nourrir le monde. Alors pourquoi les traite-t-on avec autant de mépris ?

Georges Monbiot, The Guardian, le 10 juin 2008

Avant de continuer, je vous conseille de vous asseoir. Robert Mugabe a raison ! La semaine dernière, lors du sommet de la FAO sur l’agriculture et l’alimentation, il a été le seul chef d’état à parler de « l’importance … de la terre dans la production agricole et la sécurité alimentaire » [1]. Les autres pays devraient suivre l’exemple du Zimbabwe a-t-il ajouté.

Bien sûr ce vieux salaud a fait exactement l’inverse. Il a expulsé ses opposants et donné la terre à ses supporters. Il a oublié de soutenir les nouvelles installations avec des crédits et de l’aide technique, ce qui a mené l’agriculture du Zimbabwe à l’effondrement. Le pays avait désespérément besoin d’une réforme foncière lorsque Mugabe est arrivé au pouvoir et c’est encore le cas aujourd’hui.

Mais Mugabe a raison en théorie. Bien que le monde riche ne veuille pas l’entendre, le problème de savoir si le monde sera nourri ou pas est partiellement fonction de qui possède la terre. C’est ce qu’il ressort d’une découverte inattendue, faite en 1962 par le Prix Nobel d’Economie, Amatya Sen [2]. et confirmée depuis par des études complémentaires. Il y a en effet, une relation inversement proportionnelle entre la taille des fermes et la quantité produite à l’hectare. Plus elles sont petites, plus le rendement est grand.

Dans certains cas, la différence est énorme. Par exemple, une étude récente menée en Turquie a trouvé que des fermes de moins d’un hectare sont 20 fois plus productives que des fermes de plus de 10 hectares [3]. Les observations de Sen ont été testées en Inde, au Pakistan, au Népal, en Malaisie, en Thaïlande, à Java, aux Philippines, au Brésil, en Colombie et au Paraguay. Elles sont confirmées partout.

Ce résultat surprendrait dans n’importe quelle industrie, car nous associons efficacité avec taille. En agriculture, cela paraît particulièrement étrange, car il est probable que les petits producteurs disposent de moins de machines agricoles , de moins de capital ou d’accès au crédit ou qu’il connaissent moins les dernières techniques.

Il y a bien sûr pas mal de controverse pour expliquer ce rapport entre taille et efficacité. Pour certains chercheurs, c’est le résultat d’un problème statistique : les sols fertiles supportent des populations plus importantes que les sols pauvres, la taille des fermes étant une conséquence de la fertilité et non pas l’inverse. Des études complémentaires, cependant, ont montré que le rapport taille/efficacité se maintenait à travers une région de terres fertiles. De plus, ce rapport subsiste même dans des pays comme le Brésil où les grands propriétaires fonciers ont confisqué les meilleures terres [4].

L’explication la plus plausible est que les petits paysans utilisent plus de travail par hectare que les grands agriculteurs [5]. Leur main-d’oeuvre consiste principalement des membres de leur famille, ce qui signifie que le coût de la main-d’œuvre est plus bas que celui d’une grande exploitation (ils n’ont pas besoin de dépenser de l’argent pour recruter ou encadrer les ouvriers). Avec plus de main-d’œuvre, les petits paysans peuvent cultiver leur terre plus intensivement : ils passent plus de temps à faire des terrasses et à construire des systèmes d’irrigation ; ils ressèment de suite après la récolte ; ils peuvent faire pousser différentes plantes dans le même champ.

Au début de la Révolution Verte, ce rapport taille/rendement semblait inversé : les exploitations plus grandes ayant accès au crédit pouvaient investir dans de nouvelles variétés et augmenter leur rendements. Mais lorsque les nouvelles variétés se sont répandues chez les petits paysans, le rapport rendement/petitesse de la ferme a été de nouveau confirmé [6]. Si les gouvernements veulent réellement nourrir le monde, il faudrait qu’ils démantèlent les grands domaines agricoles et redistribuent la terre aux pauvres et concentrent leurs recherches et subventions pour financer et soutenir les petites fermes.

Il y a plein d’autres raisons de soutenir les petites fermes. Les miracles économiques de la Corée du Sud, de Taiwan ou du Japon ont pour origine les programmes de réformes agraires. Les paysans utilisèrent l’argent qu’ils gagnaient pour construire des petites entreprises. C’est le même processus qui semble s’être produit en Chine, bien que retardé par 40 années de collectivisation et le Grand Saut en Arrière : les bénéfices économiques de la redistribution qui commença en 1949 ne se sont pas fait ressentir avant le début des années 80 [7]. La croissance basée sur les petites fermes tend à être plus équitable que la croissance basée sur des industries demandant beaucoup de capitaux [8]. Bien que la terre soit utilisée de manière plus intensive, les impacts écologiques sont globalement moindres. Lorsque de petites fermes sont absorbées par de grandes exploitations, les ouvriers expulsés vont vers de nouvelles terres où ils essayent de tirer leur subsistance. J’ai eu l’occasion de suivre sur plus de 3 500 km à travers l’Amazone, des paysans expulsés, de l’état brésilien du Maranhao, vers les terres des indiens Yanomani, et j’ai vu comment ils les ont détruites.

Mais les préjugés contre les petits paysans ont la peau dure et sont à la base d’une des insultes les plus étranges de la langue anglaise : si vous traitez quelqu’un de paysan, vous l’accusez d’être autosuffisant et productif. Les paysans sont autant détestés par les capitalistes que par les communistes. Les uns comme les autres ont essayé de leur voler leurs terres et ont des intérêts cachés puissants pour les rabaisser et les diaboliser. Dans son portrait de la Turquie, le pays où les petits paysans sont 20 fois plus productifs que les gros exploitants agricoles, la FAO, l’organisation des Nations Unies pour l’Agriculture et l’Alimentation, affirme que « la production agricole… reste faible » à cause de la petite taille des fermes [9]. Les états de l’OCDE affirment que « l’arrêt de la parcellisation des terres » et la consolidation de terres très parcellisées sont indispensables pour augmenter la productivité agricole [10]. Aucun des deux organismes n’apporte la moindre preuve soutenant ces affirmations. Le capital a besoin d’une classe ouvrière sans racine et à moitié affamée.

Comme Mugabe, les pays bailleurs de fonds et les grands organismes internationaux affirment haut et fort qu’il faut soutenir les petits paysans alors que, par derrière, ils les éliminent. Le sommet de la faim de la semaine dernière s’est mis d’accord pour « aider les agriculteurs, notamment les petits producteurs, pour augmenter la production et permettre l’intégration des marchés locaux, nationaux et internationaux » [11]. Pourtant, il y a quelques mois lorsque l’Evaluation Internationale des Connaissances Agricoles a présenté les moyens de mettre en place ces mesures, les Etats-Unis, l’Australie et le Canada ont refusé de reconnaître les conclusions de ces travaux car elles allaient à l’encontre des multinationales [12], tandis que le Royaume-Uni reste le dernier pays à ne pas avoir encore dit s’il soutenait ou non cette étude [13].

Les grandes entreprises tuent les petits paysans. Elles s’assurent, en étendant les droits de la propriété intellectuelle sur tous les aspects de la production et en développant des plantes qui ne vont pas se développer réellement ou ne pourrant pas du tout se reproduire [14], que seuls ceux qui ont accès au capital peuvent continuer à cultiver. De même, en contrôlant les marchés en gros et la distribution, elles cherchent à baisser le coût des transactions en ne s’adressant plus qu’aux grands fournisseurs. Si vous pensez que les chaînes de supermarchés ne sont pas tendres avec les agriculteurs du Royaume-Uni, vous devriez jeter un coup d’œil sur la façon dont elles traitent les producteurs dans les pays pauvres. Au fur et à mesure que les pays en voie de développement chassent les marchés de rues et les étals des marchands ambulants pour les remplacer par des supermarchés et des centres commerciaux de luxe, même les paysans les plus productifs perdent leurs clients et sont obligés de vendre. Ce processus est encouragé par les nations riches qui insistent pour que leurs compagnies aient le droit d’accès aux marchés locaux. De plus, les subventions agricoles qu’elles accordent à leurs grands exploitants agricoles permettent à ceux-ci de concurrencer déloyalement les petits producteurs des pays pauvres.

Tout cela nous amène à une conclusion intéressante. Cela fait des années que des libéraux bien intentionnés ont soutenu le commerce équitable car les bénéfices qui en sont issus vont directement aux producteurs. Par contre la structure du marché alimentaire international change si rapidement que le commerce équitable est en train de devenir un des derniers moyens qui permettent aux paysans des pays pauvres de survivre. Alors que l’approvisionnement mondial en nourriture devient plus difficile, la disparition des petites fermes en faveur de grosses exploitations ne fera que diminuer la production mondiale. En fait, le commerce équitable est non seulement un moyen de redistribuer les revenus, mais pourrait devenir aussi un moyen de nourrir la planète.

 

[1] http://www.fao.org/fileadmin/user_upload/foodclimate/statements/zwe_mugabe.pdf

[2] Amartya Sen, 1962. An Aspect of Indian Agriculture. Economic Weekly, Vol. 14

[3] Fatma Gül Ünal, October 2006. Small Is Beautiful : Evidence Of Inverse Size Yield Relationship In Rural Turkey. Policy Innovations. http://www.policyinnovations.org/ideas/policy_library/data/01382

[4] Giovanni Cornia, 1985. Farm Size, Land Yields and the Agricultural Production function : an analysis for fifteen Developing Countries. World Development. Vol. 13, pp. 513-34.

[5] Eg Peter Hazell, January 2005. Is there a future for small farms ? Agricultural Economics, Vol. 32, pp93-101. doi:10.1111/j.0169-5150.2004.00016.x

[6] Rasmus Heltberg, October 1998. Rural market imperfections and the farm size— productivity relationship : Evidence from Pakistan. World Development. Vol 26, pp 1807-1826. doi:10.1016/S0305-750X(98)00084-9

[7] See Shenggen Fan and Connie Chan-Kang , 2005. Is Small Beautiful ? : Farm Size, Productivity and Poverty in Asian Agriculture. Agricultural Economics, Vol. 32, pp135-146.

[8] Peter Hazell, ibid.

[9] http://www.new-agri.co.uk/00-3/countryp.html

[10] OECD Economic Surveys : Turkey – Volume 2006 Issue 15, p186. This is available online as a Google book. I was led to refs 9 and 10 via Fatma Gül Ünal, ibid.

[11] http://www.fao.org/fileadmin/user_upload/foodclimate/HLCdocs/declaration-E.pdf

[12] International Assessment of Agricultural Knowledge, Science and Technology for Development (IAASTD), 2008. Global Summary for Decision Makers. www.agassessment.org

[13] IAASTD, viewed 9th June 2008. Frequently Asked Questions. www.agassessment.org

[14] Comme par exemple les semences Terminator.

Small Is Bountiful

Pour avoir enfin la banane

Eh, David ! Merci pour cet article (ici) du New York Times, que je vous invite à lire à mon tour. Oui, c’est en anglais, mais non, il n’est pas trop difficile à lire. Que raconte Dan Koeppel, auteur de Banana : The Fate of the Fruit That Changed the World (Banane, le destin du fruit qui a changé le monde) ?

Ceci : en Amérique, on va peut-être cesser de considérer la banane comme un droit imprescriptible, au même titre que l’air qu’on respire ou les trois bagnoles du garage. D’abord parce que son prix augmente – on en est à un dollar la livre, soit 453 grammes -, et que les Américains ne suivent plus automatiquement. La raison de cette inflation est double. Un, l’augmentation du prix du pétrole – hourra ! -, deux, des inondations très graves en Équateur, plus grand exportateur mondial. Longtemps pourtant, la banane sera restée le fruit le moins cher de l’épicerie, bien qu’elle eût franchi des milliers de kilomètres avant d’être mangée. J’ajoute, ou plutôt Koeppel ajoute que ce fruit, une fois coupé, n’a plus que deux semaines à vivre tout au plus. Deux semaines. Ensuite, il pourrit.

Mais le prix n’est qu’un élément d’une crise plus vaste qui change et changera le rapport qu’entretiennent les Étasuniens avec ce fruit. Jusqu’à la fin du 19 ème siècle, la banane était à peu près inconnue en Amérique du nord. La création de la United Fruit Company (aujourd’hui Chiquita) allait tout changer. Les marchands de banane détruisirent massivement la forêt tropicale du sud, ouvrirent des routes et des voies, inventèrent des technologies de conservation et de propagande publicitaire, et bien entendu s’en prirent aux travailleurs de la terre. Combien de meurtres et d’assassinats ? Le livre de cette tragédie reste à écrire. Je signale en passant le sort fait au colonel Jacobo Arbenz Guzmán et à ceux qui ne voulaient plus de la toute-puissance de la United Fruit (Guatemala, 1954).

Quoi qu’il en soit, une notable période d’expansion, qui fait de la banane un bien de première nécessité. Jusqu’à cette explosion de son prix, qui se double d’une interrogation plus fondamentale encore. La banane officielle et industrielle va-t-elle mourir ? Possible. Pour la raison qu’ils sont assoiffés d’or et d’argent, les marchands ne font pousser qu’une seule variété ou presque, la Cavendish. Laquelle a pris la suite tumultueuse de la Gros Michel, qui régnait jadis sur le monde. Cette dernière a pratiquement disparu après avoir subi les attaques planétaires d’un champignon appelé fusariose (maladie de Panama).

En 1960, le système a failli craquer, et n’a été sauvé que par une banane rachitique – mais résistante à la maladie de Panama -, oubliée de tous, pas très goûteuse en outre. Or la Cavendish – c’est elle – est à son tour menacée par une lignée plus virulente de fusariose contre laquelle elle n’est pas immunisée. L’industrie tremble sur ses bases, car l’on pense que cette souche sera dans les bananeraies d’Amérique du Sud d’ici 5 à 15 ans, 20 au plus.

Voilà l’histoire. Avec un peu et beaucoup de chance, nous allons enfin découvrir que la banane est un fruit exotique qui doit être consommé sur place. Cela ne veut pas dire qu’on ne pourra plus jamais manger de la banane à Paris – j’adore, personnellement -, mais peut-être diviser sa consommation par 100. Pour commencer.

PS : Cet article s’accompagne d’un complément, à paraître demain. Il s’agira cette fois de considérations sur l’efficacité presque miraculeuse des petits paysans. Voilà l’idée, exprimée par un autre que moi : « Il y a en effet une relation inversement proportionnelle entre la taille des fermes et la quantité produite à l’hectare. Plus elles sont petites, plus le rendement est grand ».

Quand le lion sera historien

L’autre jour, je discutais avec une femme qui me disait aimer beaucoup certain proverbe africain. Je n’ai pas vérifié, et peut-être n’est-il pas africain. Il n’est pas impossible que ce ne soit pas, d’ailleurs, un proverbe. N’importe, car le voici : « Tant que les lions n’auront pas leur propre historien, les histoires de chasse glorifieront toujours le chasseur ».

Pas mal, non ? Moi, j’aime. Et je pensais à cela tout à l’heure en découvrant dans le journal Le Monde – qui me tombe de plus en plus souvent des mains, est-ce normal ? – un article sur les prix agricoles (ici). Un de plus ? Je confirme. Celui-là, s’appuyant sur une étude conjointe de la FAO et de l’OCDE, prévoit un malheur planétaire durable. L’augmentation des prix alimentaires ne serait pas un feu de paille, mais une bombe à mèche très lente. Les experts susnommés prévoient en effet, dans les prochaines années « une hausse d’environ 20 % pour la viande bovine et porcine, de 30 % pour le sucre, de 40 % à 60 % pour le blé, le maïs et le lait écrémé en poudre, de plus de 60 % pour le beurre et les oléagineux, et de plus de 80 % pour les huiles végétales ».

Cette flambée, obéissant à des facteurs structurels, n’aurait aucune chance de disparaître au cours des dix prochaines années. Or donc, et c’est moi qui pose la question, que pourront faire ceux de nos frères – car je n’ai pas rêvé, officiellement, ce sont bien des frères – qui survivent avec un dollar par jour ? J’ai la désagréable impression qu’ils iront se faire foutre, allongés dans une caisse en carton, pour l’éternité.

Ces chiffres effarants n’existent que pendant la fraction de seconde où ils passent devant la rétine fatiguée d’un de ces cadres moyens ou supérieurs qui lisent Le Monde. Car qui lit ce journal ? Sitôt lu, sitôt oublié. Il n’en restera rien, sauf pour ceux qui ont tant besoin de tout. D’où ce retour au lion. Ah ! si Le Monde était écrit par un paysan bambara désespéré ou un cul-terreux de l’Uttar Pradesh, certes, on n’y lirait pas les mêmes choses.

Peut-être saisirait-on enfin ce que signifie un suicide aux pesticides parce que le puits est à sec et que l’achat d’une pompe supplémentaire n’est pas possible. Ce que la vente d’une fillette au marchand de putes ou au chef des mendiants peut provoquer dans la tête d’une mère ou d’un père ou d’une fillette. Ce que c’est que pleurer sur la poussière d’un champ où il ne pleuvra pas. Ce que c’est que mâcher une racine pour tromper celle qui vous mange la tête et l’âme, la reine Famine.

Mais heureusement, le journal Le Monde – et tous autres – est réalisé par des journalistes qui maintiennent une saine distance avec les faits dont ils rendent compte. Le journalisme n’est pas l’école de l’émotion, mais celle de la congélation. Et c’est pourquoi vous ne lirez nulle part dans nos journaux gorgés de publicité pour la bagnole, l’avion et le nucléaire le texte renversant de cet entretien avec l’Indienne Vandana Shiva (ici).

Shiva, pour ceux qui ne la connaissent pas, est l’incarnation d’un mouvement dont on parle peu en vérité, celui qu’on appelait il y a quinze ans l’antimondialisation. Physicienne, écologiste, écrivain, elle dirige Research Foundation for Science, Technology and Natural Resource Policy, une fondation très active en matière de défense de la biodiversité. Celle qui est défendue depuis des milliers d’années par les paysans pauvres, celle qui permit l’existence en Inde d’une centaine de milliers de variétés de riz, adaptées aux moindres conditions locales. Elle a également créé une ONG qui n’a rien à voir avec les nôtres, car celle-là se bat. Son nom ? Navdanya (ici), qui veut dire « neuf graines ». Cette association regroupe des dizaines de milliers d’adhérents et promeut une agriculture paysanne qui doit beaucoup à ce que nous nommons l’agriculture bio. Un réseau d’une vingtaine de banques de semences a d’ores et déjà permis de sauver de l’anéantissement environ 8 000 variétés de riz. 8 000 !

Que nous dit Shiva dans l’entretien signalé plus haut ? Je ne peux que vous conseiller de le lire, si l’anglais ne vous rebute pas. Et je ne vais pas le paraphraser, non. Sachez que c’est un grand texte, appuyé lui sur des réalités certaines. Sur l’Inde, dont tant d’ignorants nous disent qu’elle rejoint à marches forcées le Nord, Shiva rétablit un à un les faits qui décideront de l’avenir de ce pays. Nous sommes loin, c’est-à-dire tout près, de la voiture Tata chère au coeur de Pierre Radanne (ici).

Contrairement à ce que la propagande voudrait faire croire, la situation indienne est catastrophique. La perspective de l’autosuffisance alimentaire s’éloigne de jour en jour. Lisez, lisez avec moi s’il vous plaît. L’Inde connaît une croissance de 9,2 % par an. Celle que mesurent des indices aussi faux que le PIB. 9,2 % ! Prodigieux ! clame le choeur universel des nigauds. Dans le même temps, l’Inde bat l’Afrique pour le nombre de ses affamés. L’Afrique ! clame le choeur universel des pleureuses.

Eh bien oui, l’Afrique est dépassée par l’Inde, où 50 % des enfants souffrent de différents niveaux de malnutrition. Où un million d’entre eux meurent de faim chaque année. Je vous le dis, je vous l’assure, Shiva n’est pas folle. La réalité est aux antipodes de notre réalité. Mais le lion n’est pas près d’avoir son historien.

Combien ça coûte (sans M. Jean-Pierre Pernaut)

Patric Nottret m’envoie – merci ! – la copie d’une dépêche de l’AFP consacrée aux vers de terre. Oui, ils existent. Et ils rapportent, dans ce monde où tout doit rapporter quelque chose. Mais combien ? Dans une étude financée par le gouvernement irlandais – « Coûts et bénéfices de la biodiversité en Irlande » – leur valeur économique annuelle est estimée à 700 millions d’euros par an. Versés sans plainte à l’Irlande, depuis un temps infini.

Les vers recyclent sans relâche la décomposition de la planète, libérant, dispersant et du même coup offrant de la nourriture aux sols et aux récoltes. Cette nouvelle qui n’en est pas une m’a fait réfléchir à d’autres considérations, que je mets à votre disposition. Il y a une dizaine d’années, j’ai découvert les travaux de Robert Costanza, un Américain spécialiste d’une économie incluant la question écologique. Je vous avouerai que je ne sais pas grand chose de lui en dehors d’une étude publiée en 1997 sous son nom (et celui de quelques autres) dans la grande revue Nature.

Si vous lisez l’anglais, regardez donc ce résumé. Et pour tous les autres, voici en quelques mots. Costanza et ses collègues avaient étudié une série de services à nous rendus – gratuitement – par les écosystèmes de notre planète. L’eau par exemple, ou le bois, ou les sols, pour ne prendre que des exemples évidents, sont à notre disposition depuis que l’homme est l’homme. Sans eux, rien. Or, combien coûtent-ils ? Quelle « valeur » économique leur accorder ?

L’équipe de Costanza, après avoir défini 17 services essentiels offerts par la nature, plaçait leur prix, en 1997, dans une fourchette comprise entre 16 et 54 000 milliards de dollars. L’unité est le millier de milliards de dollars. Finalement, le chiffre astronomique de 33 000 milliards de dollars fut retenu. Cela ne dira rien à personne, et c’est pourquoi il vaut mieux le comparer au Produit intérieur brut (PIB) mondial de la même année : 27 000 milliards de dollars. Le PIB, je le rappelle, est la valeur des biens et services produits sur un territoire donné. Pour obtenir le PIB mondial, il faut et il suffit d’additionner le PIB de tous les pays du monde.

Mais, comme on sait, il y a problème. Prenons l’exemple du tremblement de terre japonais de Kobé, survenu au Japon en 1995, peu de temps avant la parution de l’étude de Costanza. On peut parler d’une tragédie : 5 500 morts, des dizaines de milliers de blessés, des destructions estimées à 110 milliards de dollars de l’époque. Pour le PIB japonais, en revanche, une bonne affaire. Car des calculs savants ont montré que les opérations de secours et de nettoyage ont été si coûteuses qu’au total, elles auront dépassé les pertes économiques et monétaires. En somme, ce tremblement de terre a augmenté la « richesse » du Japon. En sera-t-il de même en Chine, frappée par une autre horreur ces derniers jours ? Peut-être. Le PIB est un puits sans fonds.

Et de même, les biocarburants et la déforestation massive qu’ils provoquent, la disparition de la biodiversité, la pollution des eaux, la chasse aux défenses d’ivoire des éléphants sont autant de marqueurs « positifs » de l’activité économique des hommes. Pour en revenir à Costanza, l’étude de 1997 montre grossièrement que la nature offre à l’humanité des « richesses » bien plus grandes que celles que nous pouvons produire. Pas de malentendu : je considère cette manière de considérer le réel comme une maladie mentale.

Penser la beauté, l’harmonie, l’équilibre sous la forme d’une valeur monétaire me donne envie de ruer, et d’hurler. Il faut que nous soyons tombés très bas pour jauger de la sorte le mystère absolu de la vie. Mais comme ce monde n’est pas le mien, mais le leur, je souhaite toutefois dire à quel point je les trouve sots. Car quoi ? Si l’on devait admettre ces mesures et le désastre qu’elles révèlent, il va de soi qu’il faudrait arrêter de détruire, sur-le-champ ! Or pas un ne bouge. Ni Jean-Marc Sylvestre, journaliste de TF1 – et France-Inter – bien connu, dont on sait l’amour pour le capitalisme réellement existant. Ni M. Strauss-Kahn, patron du Fonds Monétaire International (FMI) et socialiste à la manière dont l’ont été Gustav Noske et Alexandre Millerand. Ni l’illustre Jean-Pierre Pernaut, qu’il est difficile de présenter. J’ai vu dans un passé qui s’éloigne certains de ces journaux télévisés qu’il présente depuis 1988. Et j’ai même regardé une heure peut-être de ce chef d’oeuvre franchouillard et beauf qu’on appelle « Combien ça coûte ».

Non, nul ne s’avise de rien. Je vous le dis : nous sommes gouvernés par des imbéciles. Par des idiots violemment imbéciles.

PS : On m’excusera de ne citer que trois noms, quand trois mille auraient été nécessaires. Ceux-là sont les premiers à être sortis du chapeau. Vous compléterez à loisir.