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À Christian Pèes, héros méconnu de l’humanité souffrante

Merci à l’ami Christian Berdot, qui me fait découvrir une personnalité d’exception : Christian Pèes. Je ne sais pas combien de temps le lien magnifique qui suit fonctionnera (ici). Et donc, vite, vite, lisez l’entretien réalisé par le quotidien Sud-Ouest avec Pèes, « maïsiculteur » émérite du Béarn.

Pèes, disons-le tout de suite, semble parfaitement sincère. Ce qu’il dit, il paraît le penser. Eh bien, croyons-le donc. Pèes pousse ce que nous sommes censés prendre pour un coup de gueule, sous ce titre évocateur : « Trop, c’est trop ! ». Tout est trop, chez notre leader paysan. Le Grenelle de l’environnement d’octobre 2007 promet de faire passer les cultures bio en France à 20 % du territoire agricole en 2020 ? Ce n’est pas seulement trop, c’est « hyper dangereux ». Pourquoi ? On repassera un autre jour.

Ce n’est pas comme les pesticides, tenez. Les pesticides, on les accuse de tout, mais que ferait-on sans eux ? Hein, répondez, vous les petits malins. Pèes vous rétorquera de toute façon que les pesticides sont « un sauf-conduit pour la vie. Il faut traiter, alimenter une plante pour qu’elle vive. Regardez ce qui se passe avec le développement de la rouille brune sur le blé en Iran et en Afghanistan ». Et que répondre à un homme qui parle aussi bien de la rouille ?

Et caetera, et caetera. Faut faire gaffe à l’agriculture vivrière, faut pas prendre les paysans pour des imbéciles, faudrait voir à produire massivement. Ce penseur aura-t-il lu Sarkozy dans le texte ? Cela se pourrait. Lisez plutôt : « Je propose que l’on se mette au travail. Que l’on produise pour alimenter les gens et faire de la biomasse. Donnons-nous les moyens d’y parvenir proprement. C’est là qu’il faut parler de développement durable. Mais en tenant compte de ses trois piliers : le social – c’est-à-dire l’homme et les salaires -, l’économie et l’environnement.
Or, le problème, c’est qu’on ne traite aujourd’hui les questions de développement durable que par le biais de l’environnement. Le Grenelle qui s’est tenu à ce propos en est la caricature ».

Mais au fait, qui est ce Pèes ? Eh bien, après une maîtrise de géographie à l’université de Pau, cet excellent agro-manager est retourné sur la ferme béarnaise de son père, où il mène depuis une fascinante carrière. Président du Groupe Euralis depuis septembre 2 000, vice-Président de Coop de France, trésorier de l’AGPM (Association générale des producteurs de maïs), Pèes n’est pas ce qu’on pourrait appeler un petit paysan. Euralis a réalisé en 2007 un chiffre d’affaires de 1 milliard 26 millions d’euros, en augmentation de 23,7 % d’une année sur l’autre. L’effet prix des céréales. Oui, Euralis gagne beaucoup d’argent avec la flambée actuelle du cours des céréales. Celle-là même qui pousse les gueux du Sud à se révolter.

Euralis est le premier producteur mondial de foie gras, le premier opérateur européen sur le marché européen du maïs, le cinquième semencier européen dans le domaine du maïs et des oléagineux. Mais Euralis se plaint, par la bouche avisée de son président, Christian Pèes. Lequel a la tâche redoutable de changer radicalement de discours sans descendre de son tracteur. Rude : l’agriculture industrielle a toujours promis qu’elle nourrirait le monde, et voilà que, tonnerre !, elle l’affame. Il faut expliquer.

Que dire ? Oui, que raconter pour continuer à maintenir les liens affectueux avec le ministère de l’Agriculture, et ses mannes providentielles ? Fichu métier que président d’Euralis, je vous jure. D’autant qu’en 2005, Euralis s’est lancé dans une opération de haut vol et d’immense moralité : l’industrie des biocarburants. Car, sachez-le au cas où vous l’ignoreriez encore, si l’on triture comme il faut le maïs de M.Pèes, il donne un excellent bioéthanol, carburant végétal de première qualité.

Ah, le cri de colère du « maïsiculteur » ! Au début de 2006, Euralis attend des droits supplémentaires qui lui permettraient de produire au total 100 000 tonnes par an de biocarburants (ici). Une grande usine, à Lacq, s’apprête à cracher les flammes. Sauf que ces basses crapules du Nord – la Champagne-Ardenne par exemple, avec son colza et ses betteraves – ont pris de l’avance sur le Sud. Alors, Christian Pèes tonne : Euralis, dit-il, « n’admettra pas que toute la production soit concentrée au Nord de la Seine et que le maïs n’ait rien ».

À ce moment de l’histoire, tout baigne encore. La moisson des biocarburants s’annonce prodigieuse. Pèes, qui a un blog (voir) – si -, y écrit le 25 août 2006 : « D’ores et déjà, d’autres mutations prometteuses voient le jour, j’en veux pour preuve toutes les initiatives réconciliant (enfin !) agriculteurs et citoyens, comme le développement des biocarburants et des biomatériaux face à l’épuisement des réserves en pétrole ». Un visionnaire.

En décembre, il publie un livre : L’arme alimentaire, les clés de l’indépendance (Cherche Midi). Les biocarburants y sont à nouveau présentés comme un thème réconciliateur. Entre le maïs intensif et la bagnole individuelle, il est vrai que les sujets de fâcherie demeurent rares. Mais à la rentrée de septembre 2007, le climat se dégrade pourtant. Je ne veux à aucun prix en exagérer l’importance – hélas, trois fois hélas ! -, mais c’est à ce moment-là que sort mon pamphlet contre les biocarburants : La faim, la bagnole, le blé et nous. Je crois sincèrement y avoir rassemblé l’essentiel de ce que tout le monde pouvait savoir. Y compris la menace immédiate de famines de masse provoquées par cette criminelle industrie.

Mais un Christian Pèes a ses sources, et au cours d’un colloque qui se tient en octobre 2007, il affirme haut et fort : « Tout le monde sait que les biocarburants ne peuvent pas en ce moment être responsables de la hausse des prix des céréales ». Tout le monde, soit Christian et ses potes. Il n’empêche : l’heure des comptes approche, mais il n’est pas question qu’Euralis en paie le moindre. Ce serait injuste, cela ferait trop plaisir aux Américains, et à ces étranges et étrangères institutions qui paraissent faire la loi dans l’agriculture mondiale.

Je vous invite pour conclure à vous rendre sur le blog de monsieur Pèes, où il a une manière bien à lui (le 15 avril 2008) d’expliquer les émeutes de la faim en cours. Les biocarburants n’y joueraient pas le moindre rôle. La véritable explication est ailleurs, et la voici : « On croyait la spéculation sur les matières premières agricoles révolue, elle s’avère l’une des causes premières des émeutes de la faim. Trompés par l’illusion d’une mondialisation libérale apportant une nourriture abondante et accessible pour tous, partout dans le monde, les français découvrent avec stupeur que la famine s’abat sur les populations les plus pauvres en Egypte, à Haïti, au Cameroun, au Mexique, en Indonésie…».

Les émeutes de la faim, démontre brillamment Pèes, « se décident à Chicago ». Là-bas au loin, dans ce pays maudit soumis au « rôle insidieux de la spéculation ». La France n’y est pour rien, ballots que nous sommes, nous les critiques perpétuels. La France ne peut y être pour rien. Car autrement, le système industriel défendu par notre noble esprit serait absurde et un tantinet pervers. Non ? Car sinon, ne vaudrait-il pas mieux – horresco referens – se tourner vers l’agriculture biologique ? Et non pas sur 20 % du territoire, mais sur 100 % ? Et au plus vite ?

Par bonheur, Pèes a tous les pouvoirs.

Quatre ministres magnifiques (Méhaignerie, Nallet, Rocard, Vasseur)

Je me doute bien que vous n’avez pas tous lu l’article dont je vais vous parler. Il s’agit d’une tribune publiée dans le journal Le Monde du 30 avril 2008. Elle est signée par quatre anciens ministres français de l’Agriculture : MM. Pierre Méhaignerie, Henri Nallet, Michel Rocard et Philippe Vasseur. Deux sont socialistes, deux sont libéraux, la balle est donc pour moi.

Pour plus de sûreté, je vous mets sous mon propos le texte lui-même, car on ne sait jamais, avec le Net. La référence volatile d’un petit clic pourrait disparaître sans préavis, et nous aurions alors perdu un morceau d’histoire, ce qui serait infiniment dommage. Je ne peux ni même ne veux faire ici la critique complète de la prose des anciens ministres. Cela serait long et fastidieux, et vous savez lire comme moi.

Allons au but : ils cherchent à combattre le retour des famines de masse, provoqué à 100 % par le système agricole qu’ils défendent bec et ongles depuis plus de trente ans. Eh oui, le temps passe, et ce pauvre Méhaignerie, ci-devant ingénieur agronome, a été secrétaire d’État, puis ministre de l’Agriculture entre le tout début de 1976 et la chute fatale de Giscard en 1981. Vasseur a été deux ans ministre de l’Agriculture dans les gouvernements Juppé, entre 1995 et 1997. Difficile de dire plus de mal de lui qu’il n’en écrit lui-même sur son blog. Je vous recommande, pour la profondeur de la pensée, ce morceau sublime. Tempêtant en juillet 2007 contre le bioéthanol tiré de la canne à sucre brésilienne, il notait avec finesse : « Ce serait tout de même un comble que la France « grande puissance agricole » se mette à rouler avec de l’éthanol importé ! ». Je le dis à tout hasard, c’est du premier degré.

Passons à Rocard. On ne devrait pas pouvoir tirer sur une ambulance, mais puisque la loi le permet, j’épaule et je vise. Rocard. Qui aura tout raté. Qui aura prétendu faire la révolution et termine sa vie en commissionnaire de Sarkozy. Mais qui fut au passage ministre de l’Agriculture de la gauche au pouvoir de 1983 à 1985. Et de l’Aménagement du territoire avant. Et même Premier des ministres après. Quant à Henri Nallet, il tint la charge suprême agricole à deux reprises, de 1985 à 1986, puis de 1988 à 1990. Cette gentille bande des quatre vient donc de publier un texte rempli et même dégoulinant d’humanisme. Avec un titre parfait, dont je leur envie la force et la clarté : « Que faire contre la faim ? ».

Qui l’a écrit ? J’aimerais le savoir. L’un d’eux ? Possible. L’un de leurs innombrables nègres du passé ? Possible, probable. Ce n’est pas grave. Le contenu est d’une telle richesse que je dois me concentrer un peu. Comme l’avait fait Chirac quelques semaines auparavant – lui aussi, tiens, un ancien ministre de l’Agriculture -, nos quatre héros plaident pour l’agriculture vivrière. Vous savez bien, cette petite invention locale qui permet de nourrir les hommes depuis 8 000 ans.

Pardi ! Si ces pauvres garçons du Sud se mettaient à produire pour eux et leurs proches, plutôt que pour ce système mondialisé de concurrence infernale, cela n’irait-il pas mieux, tout bien réfléchi ? Mais si, voyons ! Par ailleurs, si les vilaines institutions internationales – Banque mondiale, OMC, OCDE, FMI – que la France déteste tant arrêtaient de faire des misères à tout le monde, est-ce qu’on ne mangerait pas davantage ? Mais si, enfin, c’est l’évidence !

Seulement, n’est-ce pas, il y a tout de même quelques conditions. On ne produit pas de la bonne nourriture avec de bons sentiments. La clé – ô que ces grands hommes méritent leur destinée ! – du progrès repose sur un impératif : il faut « acheter des machines, des engrais, des semences à partir de programmes d’aides ». Venus d’Europe ? Cela n’est pas précisé, mais cela ne sera pas nécessaire. Car seule l’Europe est assez philanthropique pour de telles actions de grâce. Les Américains, eux, sont des gredins, qui se sont jetés sur les biocarburants, au risque certain de déséquilibrer le marché alimentaire mondial.

L’Europe, elle, ferait le contraire. Non pas en abandonnant tout soutien à une filière criminelle, mais au contraire, en la poursuivant. Car quand les Américains font des biocarburants, bah, ils se comportent en Américains. Tandis que nous aiderions, en suivant cette voie audacieuse, à stabiliser le prix des céréales à un haut niveau, tout en liquidant de fâcheux excédents. Ce serait beau, ce serait grand, ce serait, en un mot comme en cent, Français.

J’ajouterai deux ou trois phrases plus nettes. Ces quatre hommes ont modelé depuis des lustres l’agriculture française et en ont fait la deuxième plus grande exportatrice au monde. Notre paysannerie a disparu, notre pays est pollué jusqu’aux plus profondes de ses nappes phréatiques, nos produits ont constamment déferlé sur les marchés du Sud, dopés par des subventions publiques dont ils sont les premiers responsables.

Le modèle industriel de l’agriculture fait certainement partie de nos plus grands désastres nationaux. Et ces hommes suggèrent de l’appliquer au reste du monde, notant sans y penser : « L’Europe n’a pas agi autrement lorsque, au lendemain de la seconde guerre mondiale, il lui a fallu reconstruire son appareil productif agricole et nourrir une population urbaine croissante ». Leur grande idée cinglée est donc de recommencer là-bas ce qui a si bien marché ici, pour le plus grand bien de l’industrie agricole made in France. Je les crois sincères. Je suis tout près de les plaindre, car à ce stade, n’est-ce pas, la cruauté est bien inutile. Au passage, notons qu’ils radotent une vérité profonde qui a du mal à pénétrer les esprits : la gauche comme la droite pensent exactement la même chose.

Ci-dessous, la tribune de nos chers et tendres anciens ministres.

Que faire contre la faim ?

Les émeutes de la faim en Afrique, en Asie et en Amérique latine ont déclenché un mouvement de compassion dans l’opinion publique qui pousse les responsables de la communauté internationale à prendre des mesures d’urgence en faveur des populations les plus touchées. Mais l’émotion retombée, si des mesures plus radicales et structurelles ne sont pas prises, les drames auxquels nous assistons pourraient se reproduire, à une plus grande échelle encore, sous le simple effet de la croissance démographique et l’augmentation de la demande des pays émergents. La gravité potentielle de cette situation mérite qu’on cherche, au-delà de nos divergences politiques légitimes, des idées simples autour desquelles les responsables de la planète pourraient unir leurs efforts.

Il a suffi d’un faible déficit de production de céréales (- 10 %) au moment où quelques pays émergents comme la Chine augmentaient leur demande pour provoquer une forte hausse du prix du marché, amplifiée par la technique financière des produits dérivés et les possibilités de spéculation.

Ainsi, après une quarantaine d’années de baisse des prix mondiaux des céréales (- 60 %), alors que la production augmentait (+ 100 %), deux ans ont suffi pour que les prix doublent… Le caractère très volatil des prix agricoles, contre lequel on cherche à se prémunir depuis le XVIIIe siècle, a un effet ravageur dans un monde totalement concurrentiel, où les prix des transactions s’établissent sur les coûts de production des producteurs les plus compétitifs. A son point le plus bas, la tonne de blé valait, il y a quelques années, 50 dollars… A ce prix, aucun paysan producteur de cultures vivrières des pays en développement ne peut résister à la concurrence des céréales importées. Il abandonne la production et part grossir la foule des urbains pauvres. Et quand le prix remonte (aujourd’hui 400 dollars la tonne), ce sont les salariés et les chômeurs de ces mêmes pays qui ne peuvent plus acheter… Les gouvernements de certains pays en voie de développement se sont longtemps satisfaits de cette situation qui permettait de nourrir au plus bas prix les populations urbaines. Ce n’est plus possible dans la situation actuelle du marché, et les peuples affamés se révoltent.

Ce sont donc l’instabilité des prix agricoles et la concurrence des grands pays producteurs qui ont découragé les agriculteurs des pays du Sud. Les grandes institutions internationales (Banque mondiale, OMC, OCDE, FMI…) peuvent bien aujourd’hui faire de beaux discours sur le développement agricole, elles ont contribué, pour leur part, au cours des années 1980 et 1990, à le rendre impossible dans les pays pauvres en les mettant à la merci d’un marché inaccessible et déloyal…

80 % des 3 milliards de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté habitent dans les zones rurales, et la plupart sont des paysans. L’objectif majeur doit donc viser à les encourager à produire pour se nourrir et nourrir leurs concitoyens. Comme le suggère la FAO, il faut profiter de la haute conjoncture des prix agricoles pour favoriser leur « décollage » et acheter des machines, des engrais, des semences à partir de programmes d’aides. Puis leur permettre de maintenir des niveaux de prix rémunérateurs pendant une période assez longue assurant la stabilité sans laquelle il n’y a pas de développement agricole possible.

L’Europe n’a pas agi autrement lorsque, au lendemain de la seconde guerre mondiale, il lui a fallu reconstruire son appareil productif agricole et nourrir une population urbaine croissante. Elle a mené une vigoureuse politique publique d’encouragement à la production, assuré la stabilité des prix et protégé ses producteurs par un tarif extérieur commun. C’est ainsi qu’elle est parvenue à sauvegarder depuis un demi-siècle la sécurité de son approvisionnement alimentaire.

Le développement des agricultures vivrières est donc la tâche urgente et prioritaire que doit se donner la communauté internationale, car c’est d’abord dans ces pays que la population va croître très vite dans les prochaines années. C’est dans le Sud que se jouera l’avenir alimentaire de l’humanité. Il ne peut pas être laissé aux seuls soins du marché, des surplus du Nord et des bonnes opérations des spéculateurs. Il faut qu’il soit l’affaire des paysans du Sud et de leurs responsables avec le soutien et la protection des pays mieux dotés. Il faut que les actes suivent et que l’aide publique au développement revienne au coeur des politiques de solidarité.

Cet effort pour l’autonomie alimentaire des pays du Sud correspond à l’intérêt bien compris des pays du Nord. En effet, si la demande alimentaire est pour partie satisfaite localement en Afrique et en Asie, les grands pays producteurs du Nord pourront à leur tour modifier radicalement leurs politiques agricoles dans le sens exigé par l’opinion publique : plus de qualité et moins de pollution consécutive au grand mouvement d’intensification qui a permis à la fois la libéralisation des marchés et la baisse des prix. Ils pourront même, sans mauvaise conscience, consacrer une petite fraction de leurs terres arables à produire des biocarburants afin de contribuer à la diversification nécessaire de leurs sources d’énergie, dès lors que leur bénéfice pour l’environnement est globalement démontré.

Si le programme de biocarburants des Etats-Unis a détourné de la consommation humaine une partie du maïs, provoquant la hausse du prix de cette céréale consommée par les Mexicains, les projets européens en matière de biocarburants n’auront pas les mêmes effets. Les céréales que l’on se propose de transformer en carburants représentent 5 % à 7 % de la production européenne, exactement les surplus dégagés jusqu’ici par le marché et bradés aux pays déficitaires avec des subventions à l’exportation qui ont justement mis à mal les productions agricoles du Sud ! On ne peut donc pas reprocher à l’Europe à la fois de vendre à bas prix ses surplus et d’affamer l’humanité lorsqu’elle décide de les utiliser à d’autres usages !…

Ajoutons que les biocarburants contribueront à stabiliser les prix des céréales et des graines à un niveau relativement élevé, ce qui est absolument nécessaire pour les paysans du Sud. Enfin, certains biocarburants, produits à partir d’oléagineux, fournissent des tourteaux riches en protéines qui se substituent aux céréales et aux tourteaux de soja importés pour l’alimentation animale.

L’agriculture européenne doit donc s’inscrire résolument dans un effort global pour mettre en oeuvre, comme vient de le demander l’ONU, « une nouvelle politique agricole mondiale » : développement massivement encouragé des agricultures du Sud, réorientation des agricultures du Nord vers plus de respect de l’environnement et des économies d’énergie, renforcement et gestion multilatérale de l’aide alimentaire d’urgence…

Ce programme, simple, forme un tout. Il y a interdépendance entre le développement de l’agriculture vivrière au Sud et la réorientation de l’agriculture au Nord. Il peut, aujourd’hui, être entendu de l’opinion publique et recevra l’appui de la majorité des agronomes et des économistes ruraux. Pour en décider, il faudra cependant une détermination politique farouche, mais elle commande, en partie, le reste de l’histoire. La présidence française de l’Union sera une occasion de placer l’Europe au premier rang de cette belle bataille pour l’humanité.

Pierre Méhaignerie, Henri Nallet, Michel Rocard et Philippe Vasseur ont été ministres de l’agriculture

Pour faire une bonne farce (Borloo en chef cuisinier)

Pour réussir une bonne farce onctueuse, qui ravira vos papilles, il faut d’abord un paradoxe. Oui, pour réussir ce plat qui vous entraînera au paradis des grands chefs, il faut commencer par trouver des gens qui ont faim. Disons cent millions, ou un milliard, ne nous fâchons pas sur les doses.

La recette peut débuter comme suit : il est 20h49 hier, mardi 22 avril 2007, et une dépêche tombe, comme on dit dans le jargon. Je la ramasse, je la lis, j’exulte, puis je me reprends. Le ministre français de l’écologie Borloo fait ce qu’on appelle une annonce. Il est forcé, notez bien. Car c’est désormais de tous les côtés de la terre – si l’on excepte les écologistes français, occupés à autre chose – que montent des cris de colère contre les biocarburants. Qui affament un peu plus ceux qui mangeaient déjà fort peu et très mal.

Borloo fait donc une annonce forcée. Depuis Rome, où se tient le Forum international de l’énergie. Et où tout le monde ou presque a reconnu les liens entre les biocarburants et la crise alimentaire. Mettez-vous à la place d’un homme qui entend bien poursuivre une carrière politique nationale et peut-être européenne. Et sachez que tous, tous ces gens-là pensent au moins une fois par semaine au sort de Laurent Fabius, dont le destin a basculé après l’horrible affaire du sang contaminé, où sa responsabilité a longtemps paru engagée.

Leur flip profond, l’un de leurs flips en tout cas, c’est que leur nom soit emporté dans une tourmente qui n’aurait pas été repérée en temps voulu par leur écurie de course. Et les émeutes de la faim peuvent faire partie d’un scénario catastrophe.

Alors on parle, à défaut d’agir. Et un Borloo parle d’un dossier sur lequel il n’a pratiquement aucune prise. Le responsable public du sujet, en France, c’est Michel Barnier, ministre de l’Agriculture, qui pour le moment se tait. Borloo parle, mais c’est pour ne rien dire.

Certes, comme c’est un politicien madré, il emploie les mots que les journalistes futés que nous connaissons tous mettront à la broche, doreront à coeur, et serviront au déjeuner. Hum, comme ce sera alors délicieux ! Mais il ne dit rien. Si : que la France va faire une pause à propos des biocarburants de première génération, mais que les engagements pris seront tenus. Une pause sur quoi ? Mystère total. Portant sur quelle(s) production(s), à partir de quand, jusqu’où ? Mystère total et inévitable, puisqu’il s’agit d’un bluff d’une impudence inouïe.

La seule mesure sérieuse qui pourrait être prise serait de décréter l’arrêt immédiat des subventions publiques à l’industrie criminelle des biocarburants. À quoi l’on pourrait ajouter le lancement d’un travail pluridisciplinaire, sous contrôle d’une autorité indépendante indiscutable, pour rassembler les informations d’ores et déjà certaines sur le vrai bilan énergétique et écologique des nécrocarburants. Mais cela, on ne le fera pas. Car ce serait l’amorce d’une rupture historique entre la France des ministères et le lobby surpuissant de l’agriculture industrielle.

Borloo ? Du vent. Du vent et quelques bulles.

Le si bon air de Buenos Aires

Pour Olivia, Yanina et Manu

Vous n’êtes certes pas obligé de connaître l’espagnol. En ce cas, cette petite précision : le navigateur Juan de Garay a fondé en 1580 une nouvelle colonie qui devait devenir la capitale de l’Argentine : Nuestra Señora del Buen Ayre. El Ayre, en cette époque, c’était le vent. Et donc, El Buen Ayre, le bon vent. Mais dans le castillan d’aujourd’hui, Aire, c’est plutôt l’air qu’on respire, éventuellement l’humeur dans laquelle on se trouve. Il ne serait donc pas déplacé, pour nous Français en tout cas, de traduire Buenos Aires par bons airs. Ou bonnes humeurs.

Sauf qu’on respire sur place, désormais, de bien curieux effluves. Ces jours-ci, la capitale est sous le feu et les fumées de centaines d’incendies. 300, 600, plus encore ? Ce qui est sûr, c’est que de mémoire de porteño, on n’a jamais vu cela. Il faut tenter d’imaginer ce que signifie, dans une ville qui ressemble tant à l’Europe, la disparition du soleil et de la clarté. L’angoisse est partout, les hôpitaux sont pleins, les routes coupées.

Ce lundi, d’après ce que je viens de lire rapidement dans les journaux argentins en ligne, cela va un peu mieux. Mais demain, après-demain ? Officiellement, les éleveurs sont mis en cause et rendus responsables du désastre sans précédent. C’est peut-être vrai, mais même en ce cas, cela ne suffit pas à expliquer le phénomène. Moi qui vis de l’autre côté de l’Atlantique, et qui ne dispose d’aucune source d’information confidentielle, je me permettrai néanmoins d’évoquer une autre cause évidente : le soja.

Si je me trompe, je me trompe. Mais j’ai de bonnes raisons de mettre en cause ce grand monstre. Cette plante qu’on peut appeler maudite a vu ses surfaces augmenter de 495 % au cours des 35 dernières années. Et l’Argentine, après le Brésil, s’est lancé dans une aventure purement financière qui détruit le pays pour des générations. On est passé là-bas de 380 000 hectares de soja en 1970 à 13 millions en 2003. Et cela s’accélère encore depuis. L’Argentine, grande nation jadis de la viande et du lait, exporte son soja pour nourrir notre bétail, et importe du lait pour ceux qui peuvent payer.

Lisez ce qui suit, témoignage direct d’Alberto Gomez, du Movimiento Campesino de Cordoba (Mouvement Paysan de Cordoba) : « Les propriétaires terriens ont beau venir nous déloger, un juge a beau rendre sa sentence, nous sommes prêts à nous défendre. Nous nous sommes organisés et nous avons décidé qu’ils ne nous prendront pas plus de terres qu’ils ne nous ont déjà prises, pas un mètre de plus.

Le Mouvement Paysan comprend presque mille familles. Nous nous rassemblons pour voir comment faire front à tout ce qui nous arrive ces dernières années. Les propriétaires nous enlèvent nos terres. Tout cela à cause du boom du soja. Un grand propriétaire qui faisait paître ses vaches dans des champs défrichés près de la ville, doit, avec le boom du soja, semer davantage de soja. Il utilise les terres où paissaient ses vaches et doit amener celles-ci ailleurs. Cela veut dire qu’il les amène paître dans d’autres champs. Pour ce faire, ces propriétaires envahissent notre région, une région très montagneuse, et là, c’est un désastre. Là où il n’y a pas de paysans organisés, ils arrivent en disant  » Ce champ est à moi, je l’ai acheté «  et ils montrent les papiers. Après, il se mettent à retourner toute la terre pour semer du fourrage et faire paître les vaches. C’ est un véritable désastre pour l’environnement et la terre même ».

Je reprends donc la parole. Pourquoi ces centaines d’incendies dont la fumée envahit Buenos Aires ? Pourquoi ces scènes jamais vues dans la capitale ? Voici mon hypothèse : le front agricole se déplace, et de plus en plus vite. Le soja, qui rapporte plus de devises que n’importe quoi d’autre, impose sa loi aux ganaderos, les éleveurs locaux. Une enveloppe glissée dans la bonne poche, et l’éleveur est obligé de partir avec son troupeau, pour laisser place au soja. Mais il faut bien trouver de nouveaux pâturages. Et les éleveurs connaissent eux aussi la chanson. Et le bruit délicat d’une enveloppe déposée dans la poche qu’il faut, au moment qu’il faut.

Arrivé à certain point, il ne reste que les zones marginales où ne survivent que les communautés paysannes les plus pauvres. De quel droit s’opposeraient-elles aux éleveurs, dont les plus grands tutoient le gouverneur ? On convoque la soldatesque, on met dehors les peigne-culs, on allume les brasiers, on attend la prochaine pousse tendre pour le troupeau.

Bien entendu, ce que je viens d’écrire n’est pas du journalisme, ou si peu. Mais j’ai le sentiment désolant d’en dire davantage que vos – nos – commentateurs favoris. Je viens de mettre le nez dehors, l’air était frais et comme bienveillant, j’ai décidé d’y retourner. Nos vemos.

Rama et Bernard, de la Tragédie française

Cet article pourrait bien figurer sur le blog que je consacre aux biocarburants, mais enfin, le voici. Je vous invite, si vous avez une minute, à lire un texte paru hier dans le quotidien Libération. Il est signé de quatre de nos ministres : Kouchner, Jouyet, Yade, Joyandet. C’est une sorte de larmoyant plaidoyer pro domo : nos (toutes) petites excellences se demandent comment la France éternelle doit agir au regard des actuelles émeutes de la faim dans tant de pays du Sud.

J’en extrais ce morceau de choix : « Au nom de sa vocation universelle, au nom de la préservation d’équilibres politiques et migratoires précaires, en tant que principal producteur européen, la France ne peut pas accepter que l’on meure de faim au XXIe siècle ». Et puis quoi ? Et puis nos ministres annoncent la grande nouvelle qui fera d’eux des héros du Panthéon des droits humains : ils annoncent avoir réuni un groupe de travail. Un groupe de travail !

Oublient-ils au passage la cause centrale de l’insupportable crise en cours ? Oublient-ils les biocarburants, venus déstabiliser un marché alimentaire mondial tendu comme un arc depuis des années ? Pas même. Le bureaucrate de service, celui qui a écrit pour les quatre ministres la tribune de Libération, ce bureaucrate inconnu a parcouru quelques documents authentiques. Et il note exactement « un effet “biocarburant” consommant des surfaces de plus en plus étendues ». Sans doute faut-il y voir la main du Saint Esprit, puisque rien n’est dit du rôle barbare des bagnoles du Nord dans l’irruption du phénomène. Et rien du rôle de la France, l’un des plus grands producteurs agricoles au monde, acteur-clé de l’industrie criminelle des biocarburants. Et rien de la responsabilité écrasante de Michel Barnier, ministre de l’Agriculture, qui soutient ardemment et publiquement cette entreprise de guerre à l’humanité.

Je ne sais comment qualifier Kouchner et les autres. Le spectacle médiatique de ces jours, Tibet compris, me lève le coeur comme rarement au cours de ces dernières années. Tandis que des frères humains meurent pour des causes essentiellement politiques, d’innombrables petits marquis dansent au-dessus des flammes. J’ai honte une nouvelle fois de ce pays et de ses dites élites. J’ai radicalement honte.

Et pour en revenir à Kouchner, que puis-je ajouter ? Comment un homme pareil peut-il incarner dans l’esprit commun la défense intransigeante du droit et de la morale ? La crise écologique est aussi une crise très grave de l’esprit. En tout cas, cette façon atroce de parader tout en laissant se commettre l’irréparable doit bien porter un nom. Je pense à nos émeutes de la faim du printemps 1789, et au sort fait aux accapareurs. Je n’aime pas la violence, malgré les apparences, et je ne souhaite pas qu’on coupe le cou de quiconque. Mais moi, je mange.