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Quand les pesticides tuent massivement

Il me semble bien que voici une réponse – parmi mille autres – à la désinformation sur les pesticides. L’article que je mets ci-dessous est normalement réservé aux abonnés du journal Le Monde, mais je prends sur moi de le publier ici. Vous lirez ou pas. C’est extraordinaire. Certes, les champignons sont de toujours. Tortotubus n’aurait-il pas 440 millions d’années ?

Si la plupart sont inoffensifs pour les hommes – voire délicieux -, quelques-uns sont redoutablement toxiques. Les grandes familles dangereuses de champignons, souvent microscopiques, tueraient autant, à l’échelle planétaire, que la tuberculose ! Et les attaques fongiques contre les cultures de blé font chuter leur rendement de 20 %. La bagarre contre les « mauvais » champignons est une urgence mondiale.

Or l’on assiste à une poussée peut-être irrésistible de ces champignons-là. Les cinq principales cultures vivrières sont de plus en plus menacées. Ainsi que quantité de plantes et d’animaux, dont certains seraient poussés vers l’extinction par des champignons, comme les batraciens.

L’une des causes essentielles de ce phénomène est probablement « l’émergence mondiale de résistance aux antifongiques ». Le dérèglement climatique favorise les champignons et l’agriculture industrielle balance de plus en plus de pesticides sur les cultures, accélérant dans un cercle fou la résistance des champignons dangereux à tous les traitements. Cette année, dans le sud de la France, les vignerons avec pesticides ont traité de 15 à 17 fois leurs parcelles contre 11 en moyenne d’habitude.

Les pesticides ne sont pas la solution, évidemment. Ils sont le problème. Rejoignez l’Appel des coquelicots (https://nousvoulonsdescoquelicots.org) ! Et le 5 octobre à 18h30, tout le monde se retrouve devant les mairies des villes et des villages. Attention, il y aura quelques exceptions. A Lyon, par exemple, ce sera place Bellecour. Avec coquelicots, instruments de musique, gosses et cracheurs de feu.

 

Aspergillus fumigatus fungus. Coloured scanning electron micrograph (SEM) of fruiting bodies of the fungus Aspergillus fumigatus. This fungus causes aspergillosis in humans. The round structures (conidia) are covered in tiny spores, about to be released into the air. A. fumigatus grows in household dust and decaying vegetable matter. Although harmless to healthy people, the fungus can cause complications in people with respiratory complaints or weakened immune systems. Inhalation of the spores may lead to aspergill- osis, infection of the lungs and bronchi, which can be fatal in some cases. Magnification unknown.

Les champignons, une menace silencieuse sur la santé et l’alimentation humaine

Par Nathaniel Herzberg

Enquête
Publié le 17 Septembre 2018

Les pesticides épandus pour protéger les récoltes des attaques fongiques ont engendré des résistances, y compris chez des souches qui infectent l’homme.

Faites le test : demandez autour de vous quel champignon présente le plus de danger pour l’humain. Neuf personnes sur dix choisiront l’amanite phalloïde. Erreur on ne peut plus funeste. Avec ses quelques dizaines de décès en Europe les pires années, le « calice de la mort » devrait faire figure d’amateur dans la planète mycète. De même que le moustique surpasse de loin tous les animaux réputés féroces, les vrais tueurs, chez les champignons, sont microscopiques, méconnus et autrement plus meurtriers que notre vénéneuse des forêts.

Cryptococcus, pneumocystis, aspergillus et candida : chaque année, chacune de ces grandes familles tue plusieurs centaines de milliers de personnes. Selon les dernières estimations du Gaffi (le Fonds global d’action contre les infections fongiques), les pathologies associées feraient au moins 1,6 million de victimes annuelles, soit presque autant que la tuberculose (1,7 million), la maladie infectieuse la plus meurtrière au monde. « Des estimations basses », précise le professeur David Denning, directeur exécutif du Gaffi et chercheur à l’université de Manchester.

D’autant qu’elles ne prennent nullement en compte le poids des attaques fongiques dans les désordres alimentaires mondiaux. Les deux principales pathologies du blé, la septoriose et la rouille noire, toutes deux provoquées par un champignon, feraient baisser la production mondiale de 20 %. La production ainsi perdue suffirait à nourrir 60 millions de personnes. Etendues à l’ensemble des cultures agricoles, c’est 8,5 % de la population mondiale, soit environ 600 millions de personnes, selon des chiffres publiés en 2012, qui pourraient garnir leurs assiettes si les lointains cousins de la truffe épargnaient les récoltes.

Taches de septoriose sur des feuilles de blé tendre, en France.

Taches de septoriose sur des feuilles de blé tendre, en France. NICOLE CORNEC / ARVALIS

Il faut dire que les champignons sont partout. Sur nos poignées de porte et au bord de nos baignoires, à la surface des aliments que nous ingérons comme dans l’air que nous respirons. Essentiels au cycle du vivant, ils digèrent les déchets et les recyclent en énergie disponible. Sans eux, pas de compost ni d’engrais naturels, pas de roquefort ni de vins doux. Encore moins de pénicilline, ce premier antibiotique né de l’appétit des moisissures penicillium pour les bactéries. Précieux pour l’ordre végétal, donc, et pour la plupart sans danger pour les humains.

« Sur les quelque 1,5 million d’espèces estimées, quelques centaines ont la capacité de survivre dans notre organisme, souligne le professeur Stéphane Bretagne, chef du laboratoire de mycologie de l’hôpital Saint-Louis, à Paris, et directeur adjoint du Centre national de référence (CNR) des mycoses invasives de l’Institut Pasteur. En plaçant notre corps à 37 degrés, l’évolution nous a mis à l’abri de la plupart des champignons. Les autres, quand tout va bien, sont éliminés par notre système immunitaire. »

« Plus complexe qu’une bactérie »

En avril 2012, pourtant, un inquiétant « Fear of Fungi » (« La peur des champignons ») barrait la « une » de la prestigieuse revue Nature. Sept scientifiques britanniques et américains y décrivaient l’explosion d’infections virulentes parmi les plantes et les animaux. On croyait, depuis la grande famine irlandaise (1845-1852) et les épidémies d’oïdium (1855) puis de mildiou (1885) qui détruisirent l’essentiel de la vigne française, que les grands périls agricoles étaient derrière nous. Eh bien non, répondaient-ils : la pression fongique sur les cinq principales cultures vivrières ne cesse de s’intensifier. Le blé, donc, mais aussi le riz, assailli dans 85 pays par la pyriculariose, avec des pertes de 10 % à 35 % des récoltes.

Idem pour le soja, le maïs et la pomme de terre. « Si ces cinq céréales subissaient une épidémie simultanée, c’est 39 % de la population mondiale qui verrait sa sécurité alimentaire menacée », explique Sarah Gurr, du département des sciences végétales de l’université d’Oxford, une des signataires de l’article.

Les champignons ne s’en prennent pas qu’à l’agriculture, rappelaient les chercheurs. Reprenant la littérature, ils constataient que 64 % des extinctions locales de plantes et 72 % des disparitions animales avaient été provoquées par des maladies fongiques. Un phénomène amplifié depuis le milieu du XXe siècle : le commerce mondial et le tourisme ont déplacé les pathogènes vers des territoires où leurs hôtes n’ont pas eu le temps d’ériger des défenses. Les Etats-Unis ont ainsi perdu leurs châtaigniers, l’Europe a vu ses ormes décimés. Les frênes sont désormais touchés : arrivée d’Asie il y a quinze ans, la chalarose a ainsi frappé la Pologne, puis toute l’Europe centrale. Elle occupe désormais un tiers du territoire français. Seule chance : Chalara fraxinea ne supporte pas la canicule. La maladie a donc arrêté sa progression et commencerait même à reculer.

Les animaux sont encore plus durement atteints. Selon l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), 40 % des espèces d’amphibiens sont aujourd’hui menacées, des dizaines auraient disparu. Premier responsable : Batrachochytrium dendrobatidis, alias Bd. Depuis vingt ans, le champignon venu de Corée a décimé grenouilles et crapauds en Australie et sur l’ensemble du continent américain. Son cousin Bsal, lui aussi arrivé d’Asie, cible salamandres et tritons européens avec une mortalité proche de 100 %. Aux Etats-Unis, un autre champignon, le bien nommé Geomyces destructans, poursuit son carnage auprès des chauves-souris. La maladie du museau blanc touche près de la moitié du pays et aurait tué plusieurs millions de chiroptères.

Dans le Vermont, aux Etats-Unis, des chauves-souris brunes sont frappées par la maladie du museau blanc.

Dans le Vermont, aux Etats-Unis, des chauves-souris brunes sont frappées par la maladie du museau blanc. RYAN VON LINDEN / US Fisheries and wildlife / SPL/ BIOSPHOTO

Coraux et tortues dans les mers, abeilles, oies et perroquets dans les airs… la liste est longue. « Il ne fait guère de doute que ces pathologies sont de plus en plus nombreuses, affirme, statistiques à l’appui, Matthew Fisher, du département des maladies infectieuses de l’Imperial College de Londres, premier signataire de la publication de 2012. Depuis notre article, il y a eu une prise de conscience, mais la situation s’est détériorée. »

Aussi en mai, Matthew Fisher et Sarah Gurr ont récidivé, cette fois dans Science, en s’adjoignant les services du Suisse Dominique Sanglard. Biologiste à l’université de Lausanne, il traque « l’émergence mondiale de résistance aux antifongiques » en incluant dans le tableau les pathologies humaines. Des maladies « longtemps négligées, souligne-t-il. D’abord, elles étaient moins fréquentes que les pathologies bactériennes ou virales. Ensuite, elles frappent des patients immunodéprimés dont les défenses ne sont plus capables de contenir les champignons , pas des sujets sains. Enfin, un champignon, c’est beaucoup plus complexe qu’une bactérie, beaucoup plus proche de nous aussi, donc plus difficile à combattre sans attaquer nos propres cellules. »

L’épidémie de sida, dans les années 1980, a commencé à modifier la donne. « Les patients immunodéprimés se sont mis à mourir massivement de pneumocystoses ou de cryptococcoses », se souvient Olivier Lortholary, chef du service des maladies infectieuses et tropicales à l’hôpital Necker et directeur adjoint du CNR mycoses invasives à l’Institut Pasteur. Si l’accès aux trithérapies a permis de limiter l’hécatombe dans les pays occidentaux, il n’en va pas de même ailleurs dans le monde. Selon les dernières statistiques du Gaffi, plus de 535 000 malades du sida meurent encore chaque année, victimes d’une infection fongique associée. « C’est sans doute plus, insiste David Denning. Certaines pathologies fongiques pulmonaires sont prises pour des tuberculoses. »

Mycologue au CHR de Cayenne, Antoine Adenis en sait quelque chose. La forte présence de la leishmaniose dans le département avait conduit le service de dermatologie à analyser toutes les plaies des patients séropositifs. « Nous avons découvert la présence de l’histoplasmose un peu par hasard », raconte-t-il. Les médecins ont alors systématiquement recherché le champignon histoplasma et découvert qu’il constituait la première cause de décès des malades du sida en Guyane. Au Suriname voisin, réputé vierge de champignons, il a découvert que « 25 % des hospitalisés VIH étaient touchés ». Le médecin a ensuite étendu son étude à toute l’Amérique latine. Le résultat a stupéfié la communauté : selon un article publié en août, dans The Lancet, le champignon y tuerait quelque 6 800 personnes par an, plus que la tuberculose, réputée première cause de mortalité associée au sida.

Les champignons et leurs spores ne se contentent pas d’attaquer les porteurs du VIH. « Ils compliquent toutes les pathologies respiratoires quand ils ne les provoquent pas », explique David Denning. Asthme sévère, aspergilloses broncho-pulmonaires allergiques ou chroniques… « Cela représente plus de 14 millions de personnes dans le monde et au moins 700 000 décès par an », assure le médecin britannique.

Un adolescent anglais atteint par une teigne résistante aux antifongiques.

Un adolescent anglais atteint par une teigne résistante aux antifongiques. D.DENNING/LIFE

Enfin, il y a les pathologies dites « hospitalières ». « Chimiothérapies, greffes de moelle, transplantations d’organes, biothérapies… La médecine moderne, comme l’augmentation de la durée de la vie, multiplie la quantité de malades immunodéprimés dans les hôpitaux, analyse Tom Chiller, chef de la branche mycoses du Centre de contrôle des maladies américain (CDC). Beaucoup ont déjà en eux des champignons qui trouvent là l’occasion de prospérer, ou ils les rencontrent à l’hôpital. Tous représentent des cibles idéales. »

Une fois les pathogènes dans le sang, le pronostic devient effrayant. A l’échelle mondiale, le taux de mortalité parmi le million de malades traités avoisinerait les 50 %. « En France, depuis quinze ans, le taux reste entre 30 % et 40 % pour les candidoses, entre 40 % et 50 % pour les aspergilloses, indique Stéphane Bretagne. Désespérément stable. » « Et l’incidence des candidoses systémiques augmente de 7 % chaque année, renchérit son collègue Olivier Lortholary. Même si c’est en partie dû à l’augmentation de la survie des patients de réanimation aux attaques bactériennes, c’est une vraie préoccupation, ma principale inquiétude avec les champignons émergents souvent multirésistants. »

Un suspect : les horticulteurs

Résistances et émergences : l’hôpital de Nimègue, aux Pays-Bas, et son équipe de recherche en mycologie, en sont devenus les références mondiales. En 1999, le centre y a enregistré le premier cas de résistance d’une souche d’Aspergillus fumigatus aux azoles, la principale classe d’antifongiques. Puis les cas se sont multipliés. « Et ça ne cesse de croître, souligne Jacques Meis, chercheur au centre néerlandais. Dans tous les hôpitaux des Pays-Bas, la résistance dépasse les 10 %, et atteint jusqu’à 23 %. » Avec pour 85 % des patients infectés la mort dans les trois mois.

L’inhalation des spores d’« Aspergillus fumigatus » peut entraîner une infection invasive des poumons et des bronches, souvent fatale.

L’inhalation des spores d’« Aspergillus fumigatus » peut entraîner une infection invasive des poumons et des bronches, souvent fatale. JUERGEN BERGER / SPL/ COSMOS

Les scientifiques n’ont pas mis longtemps à désigner un suspect : les horticulteurs. Aux Pays-Bas, champions de l’agriculture intensive, le traitement standard des tulipes consiste à en plonger les bulbes dans un bain d’azoles. Longtemps, les organisations agricoles ont plaidé non coupables. Mais à travers le monde, les preuves se sont multipliées. A Besançon, où ont été mis en évidence les deux premiers cas français d’aspergilloses résistantes chez un agriculteur et un employé de la filière bois, les mêmes souches mutantes ont été trouvées dans les champs du malade et dans plusieurs scieries de la région.

« Les agriculteurs ne visent pas les mêmes champignons, mais les fongicides qu’ils emploient ne font pas la différence, ils rendent résistants les pathogènes humains », explique Laurence Millon, chef du service de parasitologie-mycologie du centre hospitalier de Besançon. « L’histoire se répète, soupire Matthew Fisher. L’usage massif des antibiotiques par les éleveurs a développé les résistances des bactéries humaines. L’emploi à outrance des fongicides par les cultivateurs fait de même avec les champignons. »

Le monde agricole se trouve pris entre deux menaces. D’un côté, la résistance toujours plus importante de champignons dopés par le changement climatique conduit à multiplier les traitements phytosanitaires. « Cette année, dans les vignes du sud de la France, la pression fongique était telle qu’au lieu des onze traitements annuels moyens ce qui est déjà beaucoup , les vignerons en ont délivré entre quinze et dix-sept », constate Christian Huyghe, directeur scientifique agriculture de l’Institut national de la recherche en agronomie (INRA). La faute à un printemps exceptionnellement pluvieux et un été particulièrement sec. Mais aussi à l’adaptation des champignons à tout ce que le génie humain invente de produits phytosanitaires.

Depuis les années 1960, l’industrie s’en est pris successivement à la membrane des cellules du champignon, à leur paroi, à leur ARN ou à leur respiration… Cinq classes d’antifongiques ont ainsi été mises au point. « Trois étaient vraiment efficaces, résume Sabine Fillinger, généticienne à l’INRA. Les strobilurines rencontrent des résistances généralisées. De plus en plus de produits azolés connaissent le même sort. Il reste les SDHI [inhibiteur de la succinate déshydrogénase], mais ils commencent à y être confrontés et ça va s’aggraver. »

De plus en plus impuissants face aux pathogènes, les fongicides agricoles se voient aussi accusés de menacer la santé humaine. Des chercheurs de l’INRA et de l’Inserm ont ainsi lancé un appel dans Libération, le 16 avril, afin de suspendre l’usage des SDHI. Le dernier-né des traitements n’entraverait pas seulement la respiration des cellules de champignons ; par la même action sur les cellules animales et humaines, il provoquerait des « encéphalopathies sévères » et des « tumeurs du système nerveux ».

L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (Anses) a décidé d’examiner l’alerte. Elle s’est d’autre part autosaisie afin de vérifier l’éventuelle toxicité humaine de l’époxiconazole. « Cet azole est l’une des dernières substances actives sur le marché, nous en utilisons 200 tonnes par an en France, mais c’est également un reprotoxique de catégorie 1 [affecte la fertilité], la plus préoccupante, et un cancérigène de catégorie 2 », indique Françoise Weber, directrice générale déléguée au pôle produits réglementés de l’Anses. Un avis négatif de la France pourrait peser en vue de la réévaluation du produit au niveau européen, prévue en avril 2019.

Hécatombe mondiale

A l’INRA comme à l’Anses, on jure avoir comme nouvel horizon une agriculture sans pesticide. Développement de nouvelles variétés, diversification des cultures, morcellement des paysages et « anticipation des pathologies nouvelles que le changement climatique fait remonter vers le nord et que le commerce mondial apporte d’Asie », insiste Christian Huyghe. Du blé tendre aux laitues ou aux bananes, nombre de cultures font face à des pathogènes émergents. Des champignons nouveaux frappent également les humains. Dans les services hospitaliers, le dernier diable s’habille en or. Découvert au Japon en 2009 et intrinsèquement résistant à tous les traitements, Candida auris flambe particulièrement dans les hôpitaux indiens, pakistanais, kényans et sud-africains. La France semble jusqu’ici épargnée. Mais cinq autres champignons à « résistance primaire » y ont fait leur nid, totalisant 7 % des infections invasives à Paris, là encore chez les immunodéprimés.

Plants de banane attaqués par la fusariose au Cameroun.

Plants de banane attaqués par la fusariose au Cameroun. T. LESCOT / CIRAD

Plus inquiétant peut-être, de nouvelles infections invasives touchent des patients dits immunocompétents. Aux Etats-Unis, la « fièvre de la vallée » ne cesse de progresser. Pour la seule Californie, les coccidioïdes cachés dans la terre, relâchés à la faveur de travaux d’aménagement ou agricoles, ont contaminé 7 466 personnes en 2017. Au CDC d’Atlanta, on ne dispose d’aucune statistique nationale mais on parle de « centaines » de morts.

Moins meurtrière mais terriblement handicapante, une nouvelle forme de sporotrichose touche des dizaines de milliers de Brésiliens. Partie de Rio, elle a conquis le sud du pays et gagne le nord, essentiellement transmise par les chats. « L’épidémie est hors de contrôle », assure Jacques Meis. Et que dire de ces ouvriers de Saint-Domingue qui nettoyaient une conduite d’usine remplie de guano de chauves-souris ? « Ils étaient 35, jeunes, aucun n’était immunodéprimé, raconte Tom Chiller, qui a publié le cas en 2017 dans Clinical Infectious Diseases. Trente sont tombés malades, 28 ont été hospitalisés. » Le diagnostic d’histoplasmose n’a pas tardé. Neuf ont été admis en soins intensifs. Trois sont morts.

Cette hécatombe mondiale n’a rien d’une fatalité, assurent les scientifiques. « La médecine moderne augmente les populations à risque, admet David Denning. Mais en améliorant le diagnostic et l’accès aux traitements, en développant la recherche, en réservant à la santé humaine les nouvelles molécules qui finiront par apparaître, on doit pouvoir réduire considérablement la mortalité des infections. »

Doux rêve, répond Antoine Adenis. « La mycologie reste le parent pauvre de la microbiologie », regrette-t-il. Ainsi, pour la première fois cette année, Laurence Millon n’aura pas d’interne dans son service de Besançon. Et David Denning, qui gère son Gaffi avec des bouts de ficelle, de soupirer :

« Quand un malade leucémique meurt d’une infection fongique, tout le monde parle du cancer à l’enterrement, personne des champignons. Et à qui pensez-vous que l’on fait les dons ? »
Nathaniel Herzberg

Quelques mots sur Christian Troadec, maire de Carhaix

Tout d’abord, un immense merci à Alban, qui est parvenu à terrasser les intrus qui s’étaient infiltrés jusqu’ici.

Je vous mets ci-dessous le reportage fait en Bretagne pour Charlie. Il s’agit d’une virée à Carhaix, où règne le maire Christian Troadec, régionaliste bon teint, ci-devant chef des Bonnets Rouges. Vous verrez comment il a donné les clés de sa ville à une usine chinoise effarante, qui fabrique du lait en poudre destiné au marché chinois. Lisez, et je crois que vous m’en direz des nouvelles. Sur ce, compte tenu de la touffeur autour de moi, salut !

Le reportage sur Carhaix et Troadec est ici

Empoisonné pour 400 ans

Hier, dans Le Monde, une belle enquête qui débute en une, signe de l’importance qu’on lui donne. Je vous en mets le texte tout au-dessous. Quant à mon texte, il s’agit d’un chapitre du livre écrit avec mon vieil ami François Veillerette, Pesticides, révélations sur un scandale français (Fayard), paru début 2007. Je dois vous dire mon sentiment halluciné : nous avons dit une grande part de la vérité il y aura bientôt 12 ans, et c’est seulement maintenant que l’on en parle dans « quotidien de référence ». Ainsi va le monde – non Le Monde -, ainsi va le monde à sa perte.

 

1/Le chapitre de notre livre de 2007

Rendez-moi ma Guadeloupe et ma savane

…et le petit coin de bananier où je suis né (chanson créole)

 

Où l’on voit que les Américains ne sont pas si bêtes qu’on le croit parfois. Où l’on voit que les Français le sont bien davantage. Où l’on déguste des bananes avant de recevoir de terribles coups de bambou. Où il apparaît que la Guadeloupe est empoisonnée pour des centaines d’années. Cocorico !

 

La banane, c’est la civilisation. Pas seulement une incroyable saveur, une inimitable douceur, un réconfort physique après l’effort. Non. La banane, c’est l’homme. Certains prétendent même – mais où serait la preuve ? – qu’elle est le premier fruit apparu sur terre. On en trouve en tout cas la trace dans quantité de textes de l’Antiquité grecque, latine, et même hindoue et chinoise. Car cette merveille est née en Asie, probablement dans les forêts de Malaisie ou d’Indonésie, où l’on trouve encore certaines variétés sauvages. Les Arabes l’ont plantée en Afrique, mais qui l’a transportée en Amérique, dans cette Amérique tropicale où elle est si bien acclimatée ? Sans doute Tomás de Berlanga, un Dominicain qui accoste en 1516 à Saint-Domingue avec des plants de bananiers. Fatalitas !

 

Douce France et rudes trafics

 

Un peu moins de 500 ans plus tard, le 23 août 2002, le cargo Douce France entre dans le port de Dunkerque. Des inspecteurs de la répression des Fraudes montent à bord et saisissent 23 cartons remplis d’une tonne et demie de patates douces venues de Martinique. Aucun rapport ? Si. Les fonctionnaires ont été renseignés et ne s’en cachent guère. C’est pour cette raison qu’ils veulent analyser au plus vite ces patates destinées au marché de Rungis, c’est-à-dire au grand public. La découverte n’est qu’une confirmation : elles contiennent un produit interdit en France depuis 1990, le chlordécone, un insecticide très toxique. Lequel n’était pas destiné aux patates, mais bien aux…bananes. En effet, le fruit est cultivé aux Antilles de manière intensive, au point que, tous les cinq ou sept ans, il faut laisser reposer la terre malmenée. On arrête un peu la banane, et l’on plante autre chose, qui demande beaucoup moins d’entretien. De la patate douce, par exemple.

Mais si telle est bien l’histoire du stock saisi à Dunkerque, elle se double d’un copieux complément. Le chlordécone retrouvé n’a pas été épandu d’hier. Il est resté en terre – le produit est très stable, rémanent comme disent les spécialistes – et a finalement contaminé les patates par leurs racines. L’affaire cache en réalité ce qu’il faut appeler un drame. Dix jours avant l’arrivée du cargo, des flics locaux, eux aussi « renseignés », ont fait une curieuse découverte dans une bananeraie martiniquaise : plusieurs centaines de kilos de chlordécone. Bien entendu, il ne s’agit pas d’un vieux stock oublié depuis l’interdiction de 1990. Un tel volume démontre ce que, soit dit en passant, tout le monde sait : aux Antilles, (presque) tout est permis. Il y a à cela, en l’occurrence, des raisons qu’on ne peut oublier. Le bananier, qui n’est pas un arbre, mais une herbe pérenne, est constamment attaqué par de terribles ravageurs. C’est le cas par exemple de la cercosporiose jaune, un champignon, ou pire encore du charançon, qui détruit peu à peu le système racinaire du fruit. Depuis des lustres, on pulvérise bananeraies, cannes à sucre ou melons. Une estimation de 1997 évoque l’effarante moyenne de 70 kg de pesticides par an et par hectare en Martinique.

Une partie notable mais inconnue de ces produits sont illégaux. Illégaux car dangereux pour la vie et les hommes, comme le chlordécone. Un petit peu d’histoire ne nous fera pas de mal : ce produit miraculeux – comme tant d’autres vantés par les marchands – a été breveté aux Etats-Unis en 1952, puis vendu par DuPont de Nemours à partir de 1958 sous le nom commercial de kepone. Un vrai grand succès commercial : 55 formulations différentes, exportées dans le monde entier, seront mises sur le marché au fil des décennies.

Aïe ! Et même Aïe, aïe, aïe ! En 1975, dans l’usine d’Hopewell (Virginie), où le Kepone-chlordécone est synthétisé, violent coup de tonnerre. Un médecin du travail, étonné de voir perpétuellement trembler l’une des employées, commande une analyse de sang. La malheureuse est littéralement gorgée de kepone, tout comme la James River, où l’on a jeté pendant des années tout ce qui gênait la marche du profit. On découvre peu à peu une pollution dramatique, avec effets aigus sur tous les travailleurs. Pendant des mois, les journaux américains écrivent des dizaines d’articles sur cette petite ville qui aimait tant se faire appeler « la capitale chimique du monde ». L’Amérique, qui plaisante moins avec les siens qu’avec nous autres, interdit le kepone en août 1976. Fin de l’histoire ? Vous vous en doutez, ce n’est que son début.

 

Interdits, illégaux, mais bons pour les Antilles

 

Voici le Curlone, qui est la même chose que le kepone, mais qui a changé de nom. On ne dira jamais assez l’imagination de l’industrie. La matière active, c’est-à-dire la molécule chimique au centre du produit, quel que soit son nom, est en tout cas très efficace contre le charançon. Il faut bien lui reconnaître quelque chose. Le curlone va être légalement utilisé aux Antilles françaises de 1981 à 1990. Ensuite ? Il est interdit à son tour, ou presque : jusqu’en septembre 1993, deux dérogations qui engagent la signature de deux ministres de l’Agriculture, le socialiste Louis Mermaz et le très multicartes Jean-Pierre Soisson, permettent de poursuivre l’usage du poison. C’est d’autant plus aimable que des substituts existent dès avant cette époque.

Bah ! Nous sommes à la fin de l’été 1993, et désormais, tout va enfin changer. Les descendants d’esclaves qui travaillent dans les plantations des descendants d’esclavagistes – les Békés -, ne courront plus les terribles risques d’avant. La santé avant tout ! Sauf que c’est une blague, une farce sinistre et révoltante. Il suffit d’une courte étude officielle, menée en Guadeloupe de juillet 1999 à mars 2000, pour découvrir son ampleur. Vingt prélèvements d’eau dans des sources autour de la ville de Basse-Terre révèlent la présence massive de trois molécules organochlorées dont l’usage est interdit depuis 8 ans au mieux, 20 au plus. L’une d’elles est le chlordécone. Elle dépasse la norme maximale dans la totalité des échantillons où elle a été recherchée. Et dans un cas, de 100 fois !

Pour avoir une idée plus précise encore de ce qu’ont fatalement enduré les paysans locaux, il faut rappeler que la banane des Antilles, dont la base génétique est très étroite, nécessite des soins permanents, pied par pied. Pour combattre nématodes, charançons ou champignons, il faut venir, repasser, revenir encore. Et pulvériser. Sur la plante, mais aussi fatalement sur le dos, les yeux, les mains de celui qui traite.

Qui l’ignore ? Tout le monde, apparemment. Le signal d’alarme a pourtant été tiré dès 1977. Cette année-là, l’Inra commande à Jacques Snegaroff un rapport sur la pollution par les pesticides dans les bananeraies du sud de la Guadeloupe. Beau travail : l’expert trouve dans les sols et les eaux des organochlorés, dont le chlordécone. À ce moment pourtant, la molécule n’est pas autorisée en France, ce qui signifie sans détour qu’il y a trafic, massif. Mais on s’en moque résolument. Les spécialistes du ministère de l’Agriculture – ohé, braves gens ! – ne peuvent pas davantage ignorer que le chlordécone a été interdit pour motif grave l’année précédente aux Etats-Unis. Silence, on tue. Les charançons, pour commencer.

En 1979, nouveau rapport, dit Kermarrec, qui démontre l’extrême stabilité dans l’environnement de certains organochlorés comme le chlordécone. Ce texte souligne les risques évidents – évidents – de l’utilisation de ces pesticides en Guadeloupe, notamment pour le milieu aquatique. Les ouassous, ces délicieux crustacés des îles, les poissons, seront tôt ou tard contaminés, si ce n’est déjà fait.

En 1993, l’Unesco et notre glorieux ministère de l’Environnement lancent une étude commune sur l’état de la mer Caraïbe. On se penche sur le sort du Grand Carbet, cette rivière qui se jette droit en mer, après avoir traversé des zones de bananeraies. Il en résulte deux travaux, dont l’un restera secret. Le second, réalisé dans l’estuaire, révèle la présence de chlordécone dans 8 sédiments analysés sur 12. 1998 : toujours plus fort. « Nos » chères Antilles ont droit à une mission d’inspection à la demande de deux ministères. Étude, synthèses, obtention de « données appropriées » et bien sûr propositions d’action pour réduire les pollutions par pesticides.

Et nous revoilà en 1999, avec ces taux aberrants de chlordécone découverts, jusqu’à 100 fois la norme autorisée. Ne désespérons pas encore de la République, car elle rugit enfin. Les autorités ferment des captages pour l’eau potable, limitent les usages des eaux les plus polluées et bidouillent les interconnexions du réseau d’eau de manière à faire redescendre les taux à un niveau tolérable. On casse le thermomètre, en somme, ce qui est une mesure bien pratique. Hélas, trois fois hélas, des analyses de sol, qu’on avait jusque-là négligées, révèlent la présence des mêmes poisons partout où ils ont été recherchés. Mais que faire, mon Dieu ? Que faire pour protéger ces pauvres gens des Tropiques, que nous aimons tant ? Rien.

Voilà le tour du docteur Henri Bonan et de Jean-Louis Prime. Le premier est membre de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas). Le second appartient à l’Inspection générale de l’environnement (IGE). Les deux hommes, en mission officielle, débarquent en Guadeloupe au printemps 2001 et remettent un rapport sur la pollution par les pesticides le 5 juillet 2001. Ce n’est pas triste, mais ce n’est pas gai : au moins 36 pesticides différents sont utilisés pour la seule banane. Dans cet inventaire délirant, le lecteur découvre un monde totalement inconnu fait d’oxamyl et d’abamectin, de dianizon et de terbuphos, de flusilazole et de tridémorphe. Sans compter le paraquat, dont on ne va pas tarder à reparler.

Oui, un monde inconnu de nous, mais aussi des fonctionnaires chargés en théorie de nous protéger. Car Bonan et Prime écrivent sans trembler que certains pesticides utilisés ne sont en fait pas homologués pour un usage dans les bananeraies. En français courant, il s’agit d’une illégalité, une de plus. Et ils ajoutent, ce n’est tout de même pas un détail, que la Direction départementale de l’agriculture (DDA) de Guadeloupe « n’a pas pu fournir les quantités de produits phytosanitaires effectivement utilisés en 99 dans les bananeraies ».

Or donc, le mystère, l’opacité, mais aussi la facétie. Nos auteurs, qui sont, il faut le souligner au passage, des experts sérieux, notent que « la lutte contre la cercosporiose jaune demande un traitement des feuilles réalisé en général par avion, l’hélicoptère étant employé dans les zones difficiles. Le traitement aérien, s’il permet de couvrir la totalité des parcelles en maîtrisant les dosages, n’est pas sans inconvénients pour le voisinage ». Eh oui, il y a risque de « dispersion de brouillard fongicide sur les habitations éparses ». Ce dernier problème, voyez-vous, « est aggravé par le développement anarchique de l’habitat bien souvent sans permis de construire. ». Si. Ah, ces Antilles !

 

Champions du monde de la prostate

 

Comble peut-être, les importations de pesticides sont très libéralement encadrées. Ainsi, « on observe une importation annuelle de l’ordre de 2 100 tonnes dont on ignore très largement la répartition entre les différents usages (…) On peut constater que, pour environ 75 % des tonnages importés, la famille chimique des produits est inconnue ».

Évidemment, on peut se dire, comme nous y invitent les marchands, que ces pesticides sont utilisés pour protéger notre santé. Ou bien, ce qui n’est pas nécessairement plus bête, rappeler que les organochlorés, famille à laquelle appartient entre autres le chlordécone, s’attaquent au système nerveux central des humains. Parmi les symptômes courants d’une exposition un peu trop rapprochée, il faut signaler les tremblements, les contractures musculaires, des troubles de la vision, de la coordination, une diminution du nombre de spermatozoïdes, des nausées, de l’arythmie, et l’on arrête ici ce qui deviendrait aisément interminable. Les organochlorés sont, très simplement résumé, des ennemis de tout ce qui est vivant sur terre. Des tueurs nés.

Aucune preuve ne peut être rapportée d’un lien de cause à effet, et en conséquence, seuls des esprits malintentionnés évoqueront ce fait terrible : il existe deux fois plus de cancers de la prostate dans la zone caraïbe qu’en Europe. Certes, des caractéristiques génétiques pourraient jouer un rôle dans cet étonnant phénomène. Mais comment expliquer ce qui suit, et qu’on jugerait partout ailleurs ahurissant ? Une étude de très haut niveau, publiée dans le journal scientifique European Urology en 2005 (Mallick, Blanchet, Multigner) conclut que le taux de cancers de la prostate en Guadeloupe est passé de 92 pour 100 000 en 1995 à 168 pour 100 000 en 2003. La Guadeloupe, sous réserve d’un inventaire plus complet, est le territoire humain où l’incidence de ce type de cancers est la plus élevée. Faut-il une fois de plus crier cocorico, comme à chaque fois que nos couleurs triomphent ?

Mallick et ses collègues, qui pointent fort justement les aspects génétiques de cette catastrophe sanitaire, ajoutent néanmoins que « les habitants de la Guadeloupe sont exposés à certains facteurs environnementaux qui peuvent être liés au cancer de la prostate ». Lesquels ? Entre autres, « depuis le milieu du XXe siècle, des activités de culture de la banane intensives ont conduit à une utilisation importante de pesticides organochlorés, ce qui a résulté en un haut niveau de contamination de l’environnement et des ressources alimentaires locales. »

Deuxième sinistre étrangeté : la Guadeloupe connaît des cas fréquents de formes atypiques de la maladie de Parkinson. Madame Dominique Caparros-Lefebvre, chef du service de neurologie au CHU de Pointe-à-Pitre, ne s’est pas contentée de le constater. Elle a osé s’interroger, en bonne scientifique, sur les liens possibles entre ces cas et la grande consommation locale de plantes traitées avec certains pesticides proches de la famille des carbamates. Par ailleurs, la recherche de chlordécone dans le cerveau de malades morts de Parkinson a révélé qu’il contenait davantage de cette molécule que celui de personnes décédées d’autres causes.

Il est temps de se résumer avant de repartir au front : depuis des décennies, de nombreux exploitants agricoles des Antilles françaises traitent à leur manière les sols tropicaux dont ils ne sont, rappelons le à tout hasard, que des hôtes provisoires. Avec des conséquences qu’on commence seulement à entrapercevoir sur les sols, l’eau, les aliments, la faune, la flore, les hommes. Sans qu’à aucun moment, malgré une série d’alertes impressionnante, le pouvoir politique n’ait seulement bougé un orteil. Est-ce bien tout ? Eh non ! Le feuilleton continue, restez en notre compagnie, vous ne serez pas déçu.

Soit un député martiniquais non-inscrit, Philippe Edmond-Mariette. Cet élu, excédé de constater l’immobilité glaciale de Paris, dégoupille une première grenade le 12 décembre 2003. Avec une poignée de collègues, il réclame de l’Assemblée nationale l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire. Sur les pesticides. Dans les départements d’outre-mer. Car, estime-t-il, « il va falloir expliquer comment la vente et donc l’utilisation du chlordécone ont pu être autorisées de 1981 à 1993 en Martinique et en Guadeloupe alors que l’on connaissait déjà le degré de toxicité et la persistance de ce produit dont nous risquons d’avoir à subir pendant de longues années encore les conséquences de l’usage prolongé. Nous sommes là en face d’un réel problème potentiel de santé publique puisque ce pesticide persistant et bio-accumulable est un véritable poison classé potentiellement cancérigène que les scientifiques ont identifié comme un perturbateur endocrinien. »

L’attaque n’est tout de même pas si banale. Nous ne sommes pas très loin de l’infamante accusation d’empoisonnement collectif. Réactions ? Aucune. Le 22 juin 2004, le député rappelle son propos – pour les sourds, qui sait ? – estimant qu’il « est temps que toute la lumière soit faite sur les conséquences environnementales, ainsi que sur la santé des populations, de l’utilisation des produits phytosanitaires dans les départements d’outre-mer ! ». Le point d’exclamation est dans le texte d’origine. Réactions ? Aucune.

 

Mais qui a vraiment autorisé le poison ?

 

Alors le parlementaire et ses collègues entreprennent seuls le travail de vérité, dans un rapport d’information, dûment enregistré à l’Assemblée nationale le 30 juin 2005 sous le numéro 2430. C’est une bombe. Plutôt, cela aurait dû être une bombe salutaire et salubre dans une démocratie simplement honnête.

Que dit ce document ? D’abord que l’homologation d’un des pires poisons locaux – notre cher chlordécone – a obéi à d’étranges décrets. Les dates sont confuses, en partie contradictoires : le curlone – spécialité commerciale contenant le chlordécone, la molécule – a été autorisé en 1981. Soit une année avant l’autorisation du chlordécone. Cherchez l’explication, mais n’ayez pas trop d’espoir. Résumé pour gens pressés : on n’avait pas le droit, mais on avait le droit.

En 1990, la fantaisie administrative continue. On décide – le ministère de l’Agriculture – d’interdire le chlordécone, car on a compris, quatorze ans après la même décision américaine de 1976, ses redoutables dangers. Cette fois la spécialité commerciale – le curlone – est interdite avant la molécule, le chlordécone. Mais l’essentiel reste identique : on avait le droit, mais on n’avait pas le droit. Le droit d’utiliser du chlordécone, pas celui d’employer un produit en contenant. Faites un effort, s’il vous plaît.

Pour tout arranger, l’interdiction est une blague complète. Le lobby des planteurs s’agite en effet, et réclame un délai d’utilisation de trois ans. Pour écouler les stocks, à n’en pas douter, et parce que, selon eux, les produits de substitution ne seraient pas au point. Un député de Martinique, qui n’est pas, on s’en doute, Philippe Edmond-Mariette, pose une question écrite le 23 avril 1990, qui relaie opportunément ces saines revendications. Le ministre de l’Agriculture qui lui répond est socialiste, et s’appelle Henri Nallet. Dans ce jeu de clair-obscur où les responsables politiques semblent contresigner en permanence des décisions prises ailleurs, on a la nette impression qu’il pourrait s’appeler Tartempion.

N’empêche. Une signature est une signature, et celle de Nallet fait tache. Il accorde sans hésiter et sans même chercher d’arguments deux ans de grâce, ajoutant qu’il en accordera volontiers un de plus en cas de besoin.

Au total, et après deux dérogations dont on a déjà parlé, le chlordécone sera utilisé à la convenance des planteurs jusqu’en septembre 1993. Au moins. Une honte extrême. Et une responsabilité proprement historique prise par des irresponsables. Car au début de 2006, le bilan tout provisoire de la dissémination du chlordécone évoque un pur cauchemar. Selon des scientifiques sérieux, un sixième des terres agricoles de Basse Terre (Guadeloupe), soit 4 000 hectares, sont contaminées pour des centaines d’années. Ce n’est pas une faute de frappe : des centaines d’années. Les deux tiers des ouvriers agricoles et un tiers des femmes enceintes « abritent » dans leur propre sang du chlordécone, sans que personne au monde ne puisse en évaluer les conséquences à long terme.

Comment cela a-t-il été possible ? Écoutons un instant Daniel Dollin, de la chambre d’agriculture de Guadeloupe, qui confiait en août 2005 à l’hebdomadaire Sept Magazine, à propos des gros planteurs de son département : « [Ils] faisaient la pluie et le beau temps dans les groupements, les petits pouvaient juste se plier (…). C’était la belle époque de la banane, on avait un marché garanti en Martinique et en Guadeloupe, et l’objectif de chacun était de trouver les moyens pour conserver ses parts de marché malgré les intempéries.(1)»

À la lecture de ce qui précède, on peut imaginer que les services de l’État, en métropole, ronflent en chœur du matin au soir. Il n’en est rien. Il existe en effet, comme nous l’avons vu dans le cas du Gaucho et des abeilles (voir le chapitre précédent), des fonctionnaires spécialement chargés de la « protection » des végétaux, éventuellement des hommes. En particulier à la Direction générale de l’alimentation (DGAL), véritable place forte du ministère de l’Agriculture chargée du contrôle des pesticides.

En son sein, sous son autorité, siège une Commission des toxiques souvent critiquée pour ce que l’on appellera son manque de clairvoyance. Les industriels des pesticides siègent ès qualités dans cette instance supposément indépendante, qui accorde ou non des homologations pour leurs produits. Si indépendante et si souvent décriée qu’elle a fini par être mise entre parenthèses en 2005. En attendant un hypothétique nouveau système.

 

Un préfet au secours d’une abomination

 

Mais nous sommes pour l’heure en 2003, et dans un (court) moment de révolte, la Commission des toxiques va refuser d’accorder un blanc-seing au paraquat, l’un des produits phares de la multinationale Syngenta. Si l’on veut rire jaune une seconde, il suffit d’aller sur le site de propagande de ce pesticide, appelé pour l’occasion Paraquat Information Center (2). Ce portail en français, dont rien n’indique bien sûr qu’il est l’œuvre de Syngenta, délivre « des informations complètes et basées sur des faits sur l’ un des herbicides les plus utilisés au monde ».

Bienvenue dans un monde digne des plus belles fantasmagories. On « apprend » ainsi, belles photos à l’appui, comment le paraquat a amélioré la vie des paysans pauvres au Bengale occidental. Lisez, et soyez édifiés : « Les riziculteurs témoins des résultats obtenus sur le site de démonstration ont qualifié cette approche de révolutionnaire. “Nous n’avons jamais cru que du riz semé à la volée pouvait prendre aussi bien ; nous avons désormais confiance dans cette nouvelle technologie”, ont déclaré les riziculteurs Abdul Rahup Molla, Abdur Rahim et Abdul Karim Molla. » Idem et ibidem en Chine, au Costa Rica, en Afrique du Sud. C’est simple : le paraquat, on en mangerait.

Et c’est bien là l’un des atroces problèmes posés par ce violent poison. Car en Asie du Sud-Est par exemple, le paraquat est l’une des armes de prédilection des paysans pauvres saisis par le désespoir. Ils se suicident, par centaines et milliers, en avalant des pesticides, dont le paraquat. Même nos experts français de la Commission des toxiques en ont entendu parler, c’est dire !

Réunis dans une séance officielle de la Commission, le 15 janvier 2003, ils brandissent l’étendard du non. Syngenta ayant demandé une homologation pour la France, ils recommandent « l’interdiction de l’utilisation des spécialités en pulvérisation à l’aide d’appareils à dos, aucun scénario acceptable compte tenu des pratiques agricoles réelles n’étant acceptable ». Et ils ajoutent, pour que les choses soient claires, du moins dans leur langage codé : « La commission attire l’attention de la DGAL sur le problème de santé publique posé par cette substance (utilisée dans des tentatives de suicide) ; malgré plusieurs mesures de gestion du risque (adjonction d’un amérisant, d’un épaississant, d’un vomitif, plusieurs cas de suicide au paraquat sont encore à déplorer chaque année. »

Les experts, dont certains sont réellement indépendants, disent non au paraquat le 15 janvier 2003. Que va faire la DGAL, la seule véritable autorité en la matière ? Le 7 février, cette noble administration réunit son comité d’homologation des pesticides, censé délivrer pratiquement les autorisations, après avis des spécialistes de la Commission. Et là, changement de ton presque complet, trois semaines plus tard seulement.

Entre autres perles, la représentante de la Direction générale de la santé (DGS) fait valoir que les « accidents » survenus en France avec le paraquat seraient le fait de « mésusages ». Les victimes du pesticide ne sauraient tout simplement pas s’en servir. Cette même excellente personne « s’interroge sur l’opportunité d’intégrer ceux-ci { les accidents } dans la réflexion ». En France métropolitaine, les centres antipoison ont enregistré en quatre ans 54 morts, dont 3 accidentelles seulement. Dans les DOM, il n’y a pas de centre antipoison. En effet, à quoi bon faire entrer une si menue contrariété dans une réflexion publique ? Au cours de cette funeste réunion du 7 février, le « rapporteur herbicide » explicite un point de vue décoiffant : « la toxicité du paraquat est un faux problème par lui-même au regard de la problématique plus générale des conditions d’utilisation des produits phytosanitaires. Une interdiction du produit ouvrirait la porte à l’utilisation du glyphosate ».

Faux problème ? Faux problème également celui des enjeux économiques colossaux du paraquat, qui représente à ce moment de l’histoire des centaines de millions d’euros de chiffre d’affaires pour Syngenta ? La réunion du 7 février 2003 ouvre la porte au paraquat au moment où toute l’Europe civilisée refuse un produit dangereux. La Suède est en pointe sur le sujet, qui a interdit le paraquat depuis 1983. D’autres pays comme l’Autriche, le Danemark, la Finlande, la Hongrie, la Slovénie et la Suisse ont fait de même. La menace d’une interdiction générale, européenne, plane, au point que le ministre des Affaires étrangères suédois, Anders Kruse, déclare tout net à l’AFP : « Ce produit chimique est très dangereux. Il est mortel, et il n’y a pas d’antidote. Une seule cuillerée et c’est une mort certaine, et très douloureuse. Tout indique qu’il peut également endommager les nerfs et provoquer la maladie de Parkinson ».

Pourquoi la France souhaiterait-elle maintenir son autorisation, en particulier dans les DOM ? D’ailleurs, le souhaite-t-elle ? Oui, trois fois oui. Le patron de la DGAL, Thierry Klinger, qui s’est si lourdement illustré dans l’affaire des abeilles et du Gaucho, fait du lobbying. En faveur du pesticide. Il presse notamment les représentants français à Bruxelles de s’opposer à une éventuelle opposition communautaire.

Le 3 octobre 2003, il triomphe, grâce à une alliance rare avec l’Angleterre, laquelle possède il est vrai l’usine qui fabrique en Europe le paraquat. L’Union européenne, réunie ce jour-là à Bruxelles, maintient pour dix ans, sous des conditions minimalistes, l’autorisation de pulvériser du paraquat. Surtout loin de la métropole. Interrogé par Libération sur les raisons de la DGAL de soutenir avec une telle force ce dossier, Thierry Klinger donne une réponse aussi splendide que vide : « Nous avons fait une enquête auprès des préfets des DOM. Une interdiction aurait posé des problèmes de remplacement du produit dans les Antilles, et cela demande du temps à mettre en place ». Passez muscade, passez bananes, passez poison et suicidés.

Au printemps suivant – nous sommes le 5 avril 2004 -, la présidente de l’association Action santé environnent (ASE) adresse au ministre de l’Agriculture, Hervé Gaymard, une lettre ferme : « Je suis très étonnée qu’en l’espace d’un an seulement la France ait quitté les 9 autres pays qui étaient contre le paraquat, et n’y ayant pas trouvé d’explication convaincante dans la presse, ni sur le site Internet du ministère de l’agriculture, je me permets de vous demander, Monsieur le Ministre, de m’envoyer tous les documents expliquant de façon claire quels ont été les éléments déterminants pour que la France, qui en octobre 2002 se positionnait aux côtés de 9 autres pays européens en faveur du retrait du marché du paraquat, ait subitement changé d’avis ». Pas de réponse, et l’on vous fait grâce des autres échanges, avec saisie de la Commission d’accès aux documents administratifs, la Cada pour les initiés. Rien, ce qu’on pourrait appeler du mépris.

Idem avec les États partenaires de l’Union européenne. En août 2004, la Suède, qui n’a pas digéré la volte face française sur un dossier aussi sensible, contre-attaque. Elle saisit la Cour européenne de justice pour obtenir l’annulation de la décision prise par l’Union. Au motif qu’elle aurait été prise sans véritable examen, s’appuyant sur une seule étude espagnole assurant que le paraquat est sans danger ! Le ministre Kruse, déjà cité, va même jusqu’à déclarer sans être pour autant traîné devant un tribunal : « Ils ont négligé les études donnant le résultat contraire ». Ils, croit-on comprendre, ce sont les officiels français, comme pris en flagrant délit de quelque chose de triste autant qu’immoral. Mais « ils » sont décidément les plus forts. Jusqu’à quand ?

 

 

(1) Cité dans un excellent article d’Éliane Patriarca, Libération, 6 janvier 2006

(2) http://www.paraquat.com/Home/tabid/515/Default.aspx

 


2/ L’enquête parue dans Le Monde le 6 juin 2018

 

Les Antilles, empoisonnées pour des siècles

La quasi-totalité des Guadeloupéens et des Martiniquais sont contaminés par le chlordécone, un pesticide ultratoxique, utilisé de 1972 à 1993 dans les bananeraies. Un scandale sanitaire unique au monde

 

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Il a vu ses collègues tomber malades et mourir tour à tour sans comprendre.  » Cancer, cancer, cancer… C’est devenu notre quotidien. A l’époque, on ne savait pas d’où ça venait « , se souvient Firmin (les prénoms ont été modifiés) en remontant l’allée d’une bananeraie de Basse-Terre, dans le sud de la Guadeloupe. L’ouvrier agricole s’immobilise sur un flanc de la colline. Voilà trente ans qu’il travaille ici, dans ces plantations verdoyantes qui s’étendent jusqu’à la mer. La menace est invisible, mais omniprésente : les sols sont contaminés pour des siècles par un pesticide ultra-toxique, le chlordécone, un perturbateur endocrinien reconnu comme neurotoxique, reprotoxique (pouvant altérer la fertilité) et classé cancérogène possible dès 1979 par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Ce produit, Firmin l’a toujours manipulé à mains nues, et sans protection.  » Quand on ouvrait le sac, ça dégageait de la chaleur et de la poussière, se rappelle-t-il. On respirait ça. On ne savait pas que c’était dangereux.  » Il enrage contre les  » patrons békés « , du nom des Blancs créoles qui descendent des colons et détiennent toujours la majorité des plantations.  » Ils sont tout-puissants. Les assassins, ce sont eux, avec la complicité du gouvernement. « 

La France n’en a pas fini avec le scandale du chlordécone aux Antilles, un dossier tentaculaire dont les répercussions à la fois sanitaires, environnementales, économiques et sociales sont une bombe à retardement. Cette histoire, entachée de zones d’ombre, est méconnue en métropole. Elle fait pourtant l’objet d’une immense inquiétude aux Antilles, et d’un débat de plus en plus vif, sur fond d’accusations de néocolonialisme.

Tout commence en  1972. Cette année-là, la commission des toxiques, qui dépend du ministère de l’agriculture, accepte la demande d’homologation du chlordécone. Elle l’avait pourtant rejetée trois ans plus tôt à cause de la toxicité de la molécule, constatée sur des rats, et de sa persistance dans l’environnement. Mais le produit est considéré comme le remède miracle contre le charançon du bananier, un insecte qui détruisait les cultures.

Les bananeraies de Guadeloupe et de Martinique en seront aspergées massivement pendant plus de vingt ans pour préserver la filière, pilier de l’économie antillaise, avec 270 000 tonnes produites chaque année, dont 70  % partent pour la métropole.

La France finit par interdire le produit en  1990, treize ans après les Etats-Unis. Il est toutefois autorisé aux Antilles jusqu’en septembre  1993 par deux dérogations successives, signées sous François Mitterrand par les ministres de l’agriculture de l’époque, Louis Mermaz et Jean-Pierre Soisson. Des années après, on découvre que le produit s’est répandu bien au-delà des bananeraies. Aujourd’hui encore, le chlordécone, qui passe dans la chaîne alimentaire, distille son poison un peu partout. Pas seulement dans les sols, mais aussi dans les rivières, une partie du littoral marin, le bétail, les volailles, les poissons, les crustacés, les légumes-racines… et la population elle-même.

Une étude de Santé publique France, lancée pour la première fois à grande échelle en  2013 et dont les résultats, très attendus, seront présentés aux Antillais en octobre, fait un constat alarmant : la quasi-totalité des Guadeloupéens (95  %) et des Martiniquais (92  %) sont contaminés au chlordécone. Leur niveau d’imprégnation est comparable : en moyenne 0,13 et 0,14 microgrammes par litre (µg/l) de sang, avec des taux grimpant jusqu’à 18,53  µµg/l. Or, le chlordécone étant un perturbateur endocrinien,  » même à très faible dose, il peut y avoir des effets sanitaires « , précise Sébastien Denys, directeur santé et environnement de l’agence. Des générations d’Antillais vont devoir vivre avec cette pollution, dont l’ampleur et la persistance – jusqu’à sept cents ans selon les sols – en font un cas unique au monde, et un véritable laboratoire à ciel ouvert.

Record de cancers de la prostateEn Guadeloupe, à cause des aliments contaminés, 18,7  % des enfants de 3 à 15 ans vivant dans les zones touchées sont exposés à des niveaux supérieurs à la valeur toxicologique de référence (0,5 µg/kg de poids corporel et par jour), selon l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). Un taux qui s’élève à 6,7  % en Martinique. Cette situation est là encore  » unique « , s’inquiète un spécialiste de la santé publique, qui préfère garder l’anonymat :  » On voit parfois cela dans des situations professionnelles, mais jamais dans la population générale. « 

La toxicité de cette molécule chez l’homme est connue depuis longtemps. En  1975, des ouvriers de l’usine Hopewell (Virginie), qui fabriquait le pesticide, avaient développé de sévères troubles neurologiques et testiculaires après avoir été exposés à forte dose : troubles de la motricité, de l’humeur, de l’élocution et de la mémoire immédiate, mouvements anarchiques des globes oculaires… Ces effets ont disparu par la suite, car le corps élimine la moitié du chlordécone au bout de 165 jours, à condition de ne pas en réabsorber. Mais l’accident fut si grave que les Etats-Unis ont fermé l’usine et banni le produit, dès 1977.

Et en France, quels risques les quelque 800 000 habitants de Martinique et de Guadeloupe  courent-ils exactement ? Les études menées jusqu’ici sont édifiantes – d’autres sont en cours. L’une d’elles, publiée en  2012 par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), montre que le chlordécone augmente non seulement le risque de prématurité, mais qu’il a aussi des effets négatifs sur le développement cognitif et moteur des nourrissons.

Le pesticide est aussi fortement soupçonné d’augmenter le risque de cancer de la prostate, dont le nombre en Martinique lui vaut le record du monde – et de loin –, avec 227,2 nouveaux cas pour 100 000 hommes chaque année. C’est justement la fréquence de cette maladie en Guadeloupe qui avait alerté le professeur Pascal Blanchet, chef du service d’urologie au centre hospitalier universitaire (CHU) de Pointe-à-Pitre, à son arrivée, il y a dix-huit ans. Le cancer de la prostate est deux fois plus fréquent et deux fois plus grave en Guadeloupe et en Martinique qu’en métropole, avec plus de 500 nouveaux cas par an sur chaque île.

Intrigué, le professeur s’associe avec un chercheur de l’Inserm à Paris, Luc Multigner, pour mener la première étude explorant le lien entre le chlordécone et le cancer de la prostate. Leurs conclusions, publiées en  2010 dans le Journal of Clinical Oncology, la meilleure revue internationale de cancérologie, révèlent qu’à partir de 1 microgramme par litre de sang, le risque de développer cette maladie est deux fois plus élevé.

Entre deux consultations, Pascal Blanchet explique, graphique à l’appui :  » Comme les Antillais sont d’origine africaine, c’est déjà une population à risque – du fait de prédispositions génétiques – . Mais là, la pollution environnementale engendre un risque supplémentaire et explique une partie des cas de cancers de la prostate. « 

Urbain fait partie des volontaires que le professeur avait suivis pour son étude. Cet agent administratif de 70 ans, au tee-shirt Bob Marley rehaussé d’un collier de perles, reçoit chez lui, près de Pointe-à-Pitre. Son regard s’attarde sur ses dossiers médicaux empilés sur la table du jardin, tandis que quelques poules déambulent entre le manguier et sa vieille Alfa Roméo.

 » Une affaire de gros sous « Quand il a appris qu’il était atteint d’un cancer de la prostate, Urbain s’est d’abord enfermé dans le déni.  » C’est violent. On se dit qu’on est foutu « , se souvient-il. Un frisson parcourt ses bras nus.  » J’ai été rejeté. Les gens n’aiment pas parler du cancer de la prostate ici. «  La maladie fait l’objet d’un double tabou : la peur de la mort et l’atteinte à la virilité dans une société qu’il décrit comme  » hypermachiste « .  » Mais les langues se délient enfin « , se réjouit-il.

L’idée de se faire opérer n’a pas été facile à accepter.  » Et puis je me suis dit : merde, la vie est belle, mieux vaut vivre sans bander que mourir en bandant ! «  Il rit, mais la colère affleure aussitôt :  » J’ai été intoxiqué par ceux qui ont permis d’utiliser ce poison, le chlordécone. Aujourd’hui je suis diminué. «  Selon lui,  » beaucoup de gens meurent, mais le gouvernement ne veut pas le prendre en compte. Si c’était arrivé à des Blancs, en métropole, ce serait différent. Et puis, c’est aussi une affaire de gros sous « .

Ce qui se joue derrière l’affaire du chlordécone, c’est bien la crainte de l’Etat d’avoir un jour à indemniser les victimes – même si prouver le lien, au niveau individuel, entre les pathologies et la substance sera sans doute très difficile. Mais l’histoire n’en est pas encore là. Pour l’heure, les autorités ne reconnaissent pas de lien  » formel «  entre le cancer de la prostate et l’exposition au chlordécone. Une étude lancée en  2013 en Martinique devait permettre de confirmer – ou non – les observations faites en Guadeloupe. Mais elle a été arrêtée au bout d’un an. L’Institut national du cancer (INCa), qui l’avait financée, lui a coupé les fonds, mettant en cause sa faisabilité.

La nouvelle est tombée sous la forme d’un courrier signé par la présidente de l’INCa à l’époque, Agnès Buzyn, devenue depuis ministre de la santé. Quatre ans après, Luc Multigner, qui pilotait l’étude à l’Inserm, reste  » estomaqué «  par les arguments  » dénués de tout fondement scientifique «  avancés par le comité d’experts pour justifier cette interruption.  » Je les réfute catégoriquement, affirme le chercheur. Si on avait voulu empêcher la confirmation de nos travaux antérieurs en Guadeloupe, on ne s’y serait pas pris autrement « , souligne-t-il.

Cette histoire a rattrapé Agnès Buzyn depuis son arrivée au gouvernement. Interrogée en février à l’Assemblée nationale, elle a soutenu que l’étude pâtissait d’un  » biais méthodologique «  qui l’aurait empêchée d’être concluante.  » Je me suis appuyée sur le comité d’experts pour l’arrêter « , insiste auprès du Monde la ministre de la santé dans son bureau parisien. Elle assure toutefois que le gouvernement est  » prêt à remettre de l’argent pour tout scientifique souhaitant monter une étude robuste «  et qu’un appel à projets va être lancé.

Luc Multigner s’en désole :  » Cela renvoie tout aux calendes grecques. C’est comme si tout le travail, l’énergie et les moyens financiers mis en œuvre ces quinze dernières années n’avaient servi à rien !  » Selon lui,  » l’Etat n’est pas à la hauteur de la gravité du dossier « . Un sentiment largement partagé, tant le problème est géré au coup par coup et sans véritable stratégie depuis son irruption.

L’affaire du chlordécone surgit au tout début des années 2000 grâce à la mobilisation d’un ingénieur sanitaire, Eric Godard, de l’Agence régionale de santé (ARS) de Martinique. C’est lui qui, le premier, donne un aperçu de l’ampleur des dégâts en révélant la contamination des eaux de consommation, des sols, du bétail et des végétaux. Il est mis à l’écart pendant plus d’un an après sa découverte, mais des mesures sont prises : des sources d’eau sont fermées, d’autres traitées, et des zones entières sont interdites à la culture – étendues par la suite à la pêche.

Après cela, l’affaire semble tomber dans l’oubli. Il faut attendre qu’un cancérologue, Dominique Belpomme, dénonce un  » empoisonnement «  dans la presse nationale en  2007, provoquant une crise médiatique, pour que les pouvoirs publics s’emparent vraiment du sujet. Un premier plan national d’action est mis sur pied, puis un deuxième. Leur bilan est  » globalement mitigé « , constate un rapport d’évaluation, qui critique la  » juxtaposition d’initiatives ministérielles distinctes « , l’absence de coordinationet le manque de transparence auprès de la population. Un troisième plan court actuellement jusqu’en  2020. Il encadre notamment les recherches pour mieux connaître les effets sanitaires du chlordécone.

En dire aussi peu que possible » L’Etat a mis un certain temps à prendre la dimension du problème et à considérer l’angoisse que ça pouvait générer aux Antilles « , admet Agnès Buzyn. Mais la ministre de la santé l’assure :  » Avec moi, il n’y aura pas d’omerta. J’ai donné l’ordre aux Agences régionales de santé – ARS – de Martinique et de Guadeloupe d’être transparentes envers les citoyens. « 

La consigne semble être mal passée. Dans une lettre adressée à la ministre le 23  janvier, un syndicat de l’ARS de Martinique dénonce les  » pressions que subissent les agents pour limiter l’information du public au strict minimum « , mais aussi les  » manœuvres visant à la mise à l’écart du personnel chargé de ce dossier « , dont l’expertise est pourtant  » unanimement reconnue « . Et pour cause : l’un des agents ostracisés n’est autre qu’Eric Godard – encore lui –, qui doit son surnom,  » M.  Chlordécone « , à sa connaissance du dossier.

Contacté, le directeur général de l’agence, Patrick Houssel, dément :  » Il ne s’agissait pas de faire pression, mais de mettre en place une communication plurielle, pour qu’elle ne soit plus seulement faite par M. Godard. «  De son côté, le ministère de la santé voit là un simple  » problème interne de ressources humaines « , et non une alerte.

En dire aussi peu que possible, de peur de créer la panique et d’attiser la colère. Pendant des années, les autorités ont appliqué cette stratégie au gré des nouvelles découvertes sur l’ampleur du désastre. Mais le manque de transparence a produit l’effet inverse. La suspicion est désormais partout, quand elle ne vire pas à la psychose : certains refusent de boire l’eau du robinet, la croyant, à tort, toujours contaminée. D’autres s’inquiètent pour les fruits, alors qu’il n’y a rien à craindre s’ils poussent loin du sol – le chlordécone disparaît à mesure qu’il monte dans la sève, ce qui explique que la banane elle-même ne soit pas contaminée.

L’inquiétude et la défiance envers les autorités se sont encore aggravées après la publication, en décembre  2017, d’un rapport controverséde l’Anses. L’agence publique avait été saisie pour savoir si les limites maximales de résidus de chlordécone autorisées dans les aliments étaient suffisamment protectrices pour la population. La question est brûlante, car un changement dans la réglementation européenne en  2013 a conduit – comme le ministre de l’agriculture, Stéphane Travert, l’a reconnu en janvier – à une hausse mécanique spectaculaire des limites autorisées en chlordécone pour les volailles (multipliées par dix) et pour les viandes (multipliées par cinq).

La mobilisation s’organiseOr, dans ses conclusions, l’Anses estime que ces nouveaux seuils sont suffisamment protecteurs. Selon l’agence, les abaisser serait inutile, et il est  » plus pertinent d’agir par les recommandations de consommation pour les populations surexposées  » au pesticide. Elle le justifie par le fait que le problème ne vient pas des circuits réglementés (supermarchés), mais des circuits informels (autoproduction, don, vente en bord de route), très prisés par les habitants, en particulier les plus pauvres, mais où les aliments sont souvent fortement contaminés.

La population n’est pas la seule à avoir été choquée. Des scientifiques, des médecins, des élus et des fonctionnaires nous ont fait part de leur indignation face à ce qu’ils perçoivent comme un  » tournant « ,  » en contradiction totale  » avec la politique de prévention affichée par les pouvoirs publics, visant au contraire à réduire au maximum l’exposition de la population au chlordécone.

Plusieurs d’entre eux soupçonnent le gouvernement de vouloir privilégier l’économie sur la santé, en permettant aux éleveurs de bœufs et de volailles de vendre leurs produits avec des taux de chlordécone plus élevés. De son côté, Agnès Buzyn reconnaît qu’ » on a tous intérêt à ce que les seuils soient les plus bas possible « , mais se dit  » très embarrassée «  pour en parler puisque  » l’alimentation est de la responsabilité du ministère de l’agriculture « . Celui-ci n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien.

La polémique a en tout cas obligé l’Etat à revoir sa stratégie. Son nouveau maître-mot : la communication.  » Pour restaurer la confiance, il faut être transparent, affirme Franck Robine, préfet de la Martinique et coordinateur du troisième plan national sur le chlordécone. On n’a pas de baguette magique, mais on montre aux gens qu’on s’occupe du problème et qu’on partage avec eux les connaissances. «  La cartographie des zones polluées, restée confidentielle depuis sa réalisation en  2010, a enfin été rendue publique fin avril pour les deux îles. Un colloque public sur le chlordécone se tiendra également du 16 au 19  octobre en Guadeloupe et en Martinique. Une première.

Il en faudra toutefois davantage pour rassurer la population. Depuis le rapport controversé de l’Anses, la colère prend peu à peu le pas sur le fatalisme et la résignation. La mobilisation s’organise. Des syndicats d’ouvriers agricoles de Guadeloupe et de Martinique se sont associés pour la première fois, en mai, pour déposer une pétition commune auprès des préfectures. Ils réclament une prise en charge médicale et un fonds d’indemnisation pour les victimes. Une étude cherchant à établir les causes de mortalité de ces travailleurs, qui ont été les plus exposés au chlordécone, est en cours.

Des habitants font aussi du porte-à-porte depuis trois mois.  » Même ceux qui n’ont pas travaillé dans la banane consomment des aliments contaminés, donc il faut qu’ils sachent ! « , lance l’une des bénévoles. Les personnes âgées sont les plus surprises. Certains ignorent encore le danger auquel la population est exposée. D’autres sont incrédules. Harry Durimel, avocat et militant écologiste, raconte :  » Quand je distribuais des tracts sur les marchés, les vieux me disaient : “Tu crois vraiment que la France nous ferait ça ?” Ils ont une telle confiance dans la République ! Mais ça bouge enfin, les gens se réveillent et prennent la mesure de la gravité de la situation. «  D’autant qu’il n’existe, à l’heure actuelle, aucune solution pour décontaminer les sols.

Qui est responsable de cette situation ? La question est devenue lancinante aux Antilles. Des associations et la Confédération paysanne ont déposé plainte une contre X en  2006 pour  » mise en danger d’autrui et administration de substances nuisibles « .  » On a dû mener six ans de guérilla judiciaire pour que la plainte soit enfin instruite, s’indigne Harry Durimel, qui défend l’une des parties civiles. Le ministère public a tout fait pour entraver l’affaire. «  Trois juges d’instruction se sont déjà succédé sur ce dossier, dépaysé au pôle santé du tribunal de grande instance de Paris, et actuellement au point mort.

Le Monde a pu consulter le procès-verbal de synthèse que les enquêteurs de l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (Oclaesp) ont rendu, le 27  octobre 2016. Un nom très célèbre aux Antilles, Yves Hayot, revient régulièrement. Il était à l’époque directeur général de Laguarigue, la société qui commercialisait le chlordécone, et président du groupement de producteurs de bananes de Martinique. Entrepreneur martiniquais, il est l’aîné d’une puissante famille béké, à la tête d’un véritable empire aux Antilles – son frère, Bernard Hayot, l’une des plus grosses fortunes de France, est le patron du Groupe Bernard Hayot, spécialisé dans la grande distribution.

Devant les gendarmes, Yves Hayot a reconnu qu’il avait  » pratiqué personnellement un lobbying auprès de Jean-Pierre Soisson, qu’il connaissait, pour que des dérogations d’emploi soient accordées « .

Surtout, l’enquête judiciaire révèle que son entreprise, Laguarigue, a reconstitué un stock gigantesque de chlordécone alors que le produit n’était déjà plus homologué. Elle a en effet signé un contrat le 27  août 1990 avec le fabricant, l’entreprise Calliope, à Béziers (Hérault),  » pour la fourniture de 1 560 tonnes de Curlone – le nom commercial du chlordécone – , alors que la décision de retrait d’homologation – le 1er  février 1990 – lui a été notifiée « , écrivent les enquêteurs. Ils remarquent que cette quantité n’est pas normale, puisqu’elle est estimée à  » un tiers du tonnage acheté sur dix ans « . De plus,  » au moins un service de l’Etat a été informé de cette “importation” « , puisque ces 1 560 tonnes  » ont bien été dédouanées à leur arrivée aux Antilles «  en  1990 et 1991. Comment les douanes ont-elles pu les laisser entrer ?

 » Scandale d’état « D’autant que,  » s’il n’y avait pas eu de réapprovisionnement, il n’y aurait pas eu de nécessité de délivrer de dérogations «  pour utiliser le produit jusqu’en  1993, relève l’Oclaesp. Les deux dérogations accordées par les ministres de l’agriculture visaient en effet à écouler les stocks restants en Guadeloupe et en Martinique. Or ces stocks  » provenaient de ces réapprovisionnements « , notent les gendarmes. La société Laguarigue a justifié cette  » importation  » par une  » divergence dans l’interprétation de la réglementation « . Yves Hayot ne sera pas inquiété par la justice : il est mort en mars  2017, à l’âge de 90 ans.

Contacté par Le Monde, l’actuel directeur général de l’entreprise, Lionel de Laguarigue de Survilliers, affirme qu’il n’a  » jamais entendu parler de cela « . Il précise qu’il n’était pas dans le groupe à l’époque – il est arrivé en  1996 – et assure que Laguarigue a  » scrupuleusement respecté les trois phases d’arrêt du chlordécone «  concernant sa fabrication, sa distribution et son utilisation.

Les conclusions des enquêteurs sont quant à elles sans ambiguïté :  » Les décisions prises à l’époque ont privilégié l’aspect économique et social à l’aspect environnemental et à la santé publique « , dans un contexte concurrentiel avec l’ouverture des marchés de l’Union européenne. La pollution des Antilles au chlordécone est ainsi  » principalement la conséquence d’un usage autorisé pendant plus de vingt ans. Reste à savoir si, au vu des connaissances de l’époque, l’importance et la durée de la pollution étaient prévisibles « .

Un rapport de l’Institut national de la recherche agronomique, publié en  2010 et retraçant l’historique du chlordécone aux Antilles, s’étonne du fait que la France a de nouveau autorisé le pesticide en décembre  1981.  » Comment la commission des toxiques a-t-elle pu ignorer les signaux d’alerte : les données sur les risques publiées dans de nombreux rapports aux Etats-Unis, le classement du chlordécone dans le groupe des cancérigènes potentiels, les données sur l’accumulation de cette molécule dans l’environnement aux Antilles françaises ?, s’interroge-t-il. Ce point est assez énigmatique car le procès-verbal de la commission des toxiques est introuvable. « 

Le rapport cite toutefois l’une des membres de cette commission en  1981, Isabelle Plaisant.  » Quand nous avons voté, le nombre de voix “contre” était inférieur au nombre de voix“pour” le maintien de l’autorisation pour les bananiers, dit-elle. Il faut dire que nous étions peu de toxicologues et de défenseurs de la santé publique dans la commission. En nombre insuffisant contre le lobbying agricole. « 

Longtemps resté discret sur le sujet, Victorin Lurel, sénateur (PS) de la Guadeloupe, ancien directeur de la chambre d’agriculture du département et ancien ministre des outre-mer, dénonceun  » scandale d’Etat « .  » Les lobbys des planteurs entraient sans passeport à l’Elysée, se souvient-il. Aujourd’hui, l’empoisonnement est là. Nous sommes tous d’une négligence coupable dans cette affaire. « 

Faustine Vincent

© Le Monde

 

Sarkozy, vraiment ?

Je vous dois ce modeste aveu, qui ne surprendra aucun lecteur familier de ce lieu : je ne suis pas, je ne suis plus de ce monde. Je me réveille ce matin au son de la radio, qui annonce la garde-à-vue de Nicolas Sarkozy, soupçonné d’avoir reçu l’argent de Kadhafi pour financer sa campagne électorale de 2007. Là-dessus, emballement. J’attrape quelques mots d’Edwy Plenel, qui se rengorge – en réalité, à juste titre – d’avoir été premier, via Mediapart, à évoquer la question dès 2012. Je pourrai le taire, mais non : à l’époque, je n’y ai pas cru. Je trouvais que les pièces publiées manquaient de crédibilité.

Donc, Sarkozy. Mazette ! ce serait donc un ruffian. Mais dites-moi, qui l’ignore encore ? Et qu’est-ce que cela apporte à la compréhension de notre monde en déroute ? Dans le même désordre, je classe la mobilisation en cours, qui doit déboucher jeudi sur une grève et une manifestation de défense du service public. Ce n’est pas même que je m’en fous. Je soutiens ce mouvement, car je vois bien ce qui se profile : le laminage de tout ce qui aura été acquis, pour que passe le business cher à Macron.

Je soutiens mais constate avec horreur que ces supposés combattants sociaux, que ces fiers journalistes de Mediapart se contrefoutent de phénomènes incomparablement plus graves. Ce matin, au sixième ou septième rang des nouvelles dignes d’être retenues, ces deux études du CNRS d’une part, et du Muséum d’autre part. À cause d’un système agricole aux mains des marchands de pesticides, le tiers des oiseaux de nos campagnes ont disparu en quinze ans. Bien sûr et sans conteste, c’est de nature biblique, au sens apocalyptique. À ce rythme, il ne restera bientôt que les pigeons des villes, farcis d’ordure.

Moi, je vois décidément que je n’appartiens plus à cet univers de pacotille, qui détourne le regard quand on lui parle d’oiseaux et de beauté. La bagarre pour les piafs et les abeilles est pourtant une occasion unique et tragique de refonder la politique. De lui donner le sens qu’elle a pu mériter ailleurs, autrement, en d’autres temps. Je vomis la totalité de tous ceux qui prétendent mener le destin des hommes en ignorant si complètement ce que nous sommes. Des êtres vivants, vibrants, désespérément liés aux écosystèmes et à tous leurs merveilleux habitants. Mediapart, shame on you.

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L’article du Monde qui décrit l’atroce déclin des oiseaux

 

En 15 ans, 30 % des oiseaux des champs ont disparu

Le printemps risque fort d’être silencieux. Le Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) et le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) publient, mardi 20  mars, les résultats principaux de deux réseaux de suivi des oiseaux sur le territoire français et évoquent un phénomène de  » disparition massive « ,  » proche de la catastrophe écologique « .  » Les oiseaux des campagnes françaises disparaissent à une vitesse vertigineuse, précisent les deux institutions dans un communiqué commun. En moyenne, leurs populations se sont réduites d’un tiers en quinze ans. « 

Attribué par les chercheurs à l’intensification des pratiques agricoles de ces vingt-cinq dernières années, le déclin observé est plus particulièrement marqué depuis 2008-2009,  » une période qui correspond, entre autres, à la fin des jachères imposées par la politique agricole commune – européenne – , à la flambée des cours du blé, à la reprise du suramendement au nitrate permettant d’avoir du blé surprotéiné et à la généralisation des néonicotinoïdes « , ces fameux insecticides neurotoxiques, très persistants, notamment impliqués dans le déclin des abeilles, et la raréfaction des insectes en général.

Plus inquiétant, les chercheurs observent que le rythme de disparition des oiseaux s’est intensifié ces deux dernières années.

 » Quelques rescapés « Le constat est d’autant plus solide qu’il est issu de deux réseaux de surveillance distincts, indépendants et relevant de deux méthodologies différentes. Le premier, le programme STOC (Suivi temporel des oiseaux communs) est un réseau de sciences participatives porté par le Muséum -national d’histoire naturelle. Il rassemble les observations d’ornithologues professionnels et amateurs sur l’ensemble du territoire et dans différents habitats (ville, forêt, campagne). Le second s’articule autour de 160  points de mesure de 10  hectares, suivis sans interruption depuis 1994 dans la  » zone-atelier  » du CNRS Plaine et  val de Sèvre, où des scientifiques procèdent à des comptages réguliers.

 » Les résultats de ces deux réseaux coïncident largement et notent une chute marquée des espèces spécialistes des plaines agricoles, comme l’alouette « , constate l’écologue Vincent Bretagnolle, chercheur au Centre d’études biologiques de Chizé, dans les Deux-Sèvres (CNRS et université de La  Rochelle). Ce qui est très inquiétant est que, sur notre zone d’étude, des espèces non spécialistes des écosystèmes agricoles, comme le pinson, la tourterelle, le merle ou le pigeon ramier, déclinent également. « 

Sur la zone-atelier du CNRS – 450  km2 de plaine agricole étudiés par des agronomes et des écologues depuis plus de vingt ans –, la perdrix est désormais virtuellement éteinte.  » On note de 80  % à 90  % de déclin depuis le milieu des années 1990, mais les derniers spécimens que l’on rencontre sont issus des lâchers d’automne, organisés par les chasseurs, et ils ne sont que quelques rescapés « , précise M. Bretagnolle.

Pour le chercheur français,  » on constate une accélération du déclin à la fin des années 2000, que l’on peut associer, mais seulement de manière corrélative et empirique, à l’augmentation du recours à certains néonicotinoïdes, en particulier sur le blé, qui correspond à un effondrement accru de populations d’insectes déjà déclinantes « .

A l’automne 2017, des chercheurs allemands et britanniques conduits par Caspar Hallmann (université Radboud, Pays-Bas) ont, pour la première fois, mis un chiffre sur le déclin massif des invertébrés depuis le début des années 1990 : selon leurs travaux, publiés dans la revue PloS One, le nombre d’insectes volants a décliné de 75  % à 80  % sur le territoire allemand.

Des mesures encore non publiées, réalisées en France dans la zone-atelier Plaine et  val de Sèvre, sont cohérentes avec ces chiffres. Elles indiquent que le carabe, le coléoptère le plus commun de ce type d’écosystème, a perdu près de 85  % de ses populations au cours des vingt-trois dernières années, sur la zone étudiée par les chercheurs du CNRS.

 » Tendance lourde «  » Or de nombreuses espèces d’oiseaux granivores passent par un stade insectivore au début de leur vie, explique Christian Pacteau, référent pour la biodiversité à la Ligue de protection des oiseaux (LPO). La disparition des invertébrés provoque donc naturellement un problème alimentaire profond pour de nombreuses espèces d’oiseaux et ce problème demeure invisible : on va accumuler de petites pertes, nid par nid, qui font que les populations ne sont pas remplacées. « 

La disparition en cours des oiseaux des champs n’est que la part observable de dégradations plus profondes de l’environnement.  » Il y a moins d’insectes, mais il y a aussi moins de plantes sauvages et donc moins de graines, qui sont une ressource nutritive majeure pour de nombreuses espèces, relève Frédéric Jiguet, professeur de biologie de la conservation au  Muséum et coordinateur du réseau d’observation STOC. Que les oiseaux se portent mal indique que c’est l’ensemble de la chaîne trophique – chaîne alimentaire – qui se porte mal. Et cela inclut la microfaune des sols, c’est-à-dire ce qui les rend vivants et permet les activités agricoles. « 

La situation française n’est pas différente de celle rencontrée ailleurs en Europe.  » On est dans la continuité d’une tendance lourde qui touche l’ensemble des pays de l’Union européenne « , note M.  Jiguet.

Est-elle réversible ?  » Trois pays, les Pays-Bas, la Suède et le Royaume-Uni, ont mis en œuvre des politiques nationales volontaristes pour inverser cette tendance lourde, en aménageant à la marge le modèle agricole dominant, explique Vincent Bretagnolle. Aucun de ces trois pays n’est parvenu à inverser la tendance : pour obtenir un effet tangible, il faut changer les pratiques sur des surfaces considérables. Sinon, les effets sont imperceptibles. Ce n’est pas un problème d’agriculteurs, mais de modèle agricole : si on veut enrayer le déclin de la biodiversité dans les campagnes, il faut en changer, avec les agriculteurs. « 

Stéphane Foucart

© Le Monde

 

Je me répète : tous sur le pont contre l’aéroport

Amis, lecteurs, simples curieux, je vous rappelle que samedi 8 octobre, des dizaines de milliers de braves se retrouvent à Notre-Dame-des-Landes, pour un énième rassemblement contre le projet d’aéroport. Je gage que celui-ci aura une importance considérable.

Moi, je suis heureux d’avoir évoqué cette abominable affaire il y a bientôt…neuf ans. Ici même. Oui, alors que je commençais Planète sans visa, et que personne en France ne s’intéressait encore au sujet, j’ai publié un article dont je dois dire que je n’ai rien à retrancher. Je crois que j’avais vu clair. Voici la reproduction exacte.


Nantes, cinq minutes d’arrêt (ou plus)

Publié le 26 décembre 2007

Voler ne mène nulle part. Et je ne veux pas parler ici de l’art du voleur, qui conduit parfois – voyez le cas Darien, et son inoubliable roman – au chef-d’œuvre. Non, je pense plutôt aux avions et au bien nommé trafic aérien. Selon les chiffres réfrigérants de la Direction générale de l’aviation civile (DGAC), ce dernier devrait doubler, au plan mondial, dans les vingt ans à venir. Encore faut-il préciser, à l’aide d’un texte quasi officiel, et en français, du gouvernement américain (http://usinfo.state.gov).

Les mouvements d’avion ont quadruplé dans le monde entre 1960 et 1970. Ils ont triplé entre 1970 et 1980, doublé entre 1980 et 1990, doublé entre 1990 et 2 000. Si l’on prend en compte le nombre de passagers transportés chaque année, le trafic aérien mondial devrait encore doubler entre 2000 et 2010 et probablement doubler une nouvelle fois entre 2010 et 2020. N’est-ce pas directement fou ?

Les deux estimations, la française et l’américaine, semblent divergentes, mais pour une raison simple : les chifres changent selon qu’on considère le trafic brut – le nombre d’avions – ou le trafic réel, basé sur le nombre de passagers. Or, comme vous le savez sans doute, la taille des avions augmente sans cesse. Notre joyau à nous, l’A380, pourra emporter, selon les configurations, entre 555 et 853 voyageurs. Sa seule (dé)raison d’être, c’est l’augmentation sans fin des rotations d’avions.

Ces derniers n’emportent plus seulement les vieillards cacochymes de New York vers la Floride. Ou nos splendides seniors à nous vers les Antilles, la Thaïlande et la Tunisie. Non pas. Le progrès est pour tout le monde. Les nouveaux riches chinois débarquent désormais à Orly et Roissy, comme tous autres clampins, en compagnie des ingénieurs high tech de Delhi et Bombay. La mondialisation heureuse, chère au coeur d’Alain Minc, donc au quotidien de référence Le Monde lui-même – Minc préside toujours son conseil de surveillance -, cette mondialisation triomphe.

Où sont les limites ? Mais vous divaguez ! Mais vous êtes un anarchiste, pis, un nihiliste ! Vade retro, Satanas ! Bon, tout ça pour vous parler du projet de nouvel aéroport appelé Notre-Dame-des-Landes, près de Nantes. Je ne vous embêterai pas avec des détails techniques ou des chiffres. Sachez que pour les édiles, de droite comme de gauche, sachez que pour la glorieuse Chambre de commerce et d’industrie (CCI) locale, c’est une question de vie ou de mort. Ou Nantes fait le choix de ce maxi-aéroport, ou elle sombre dans le déclin, à jamais probablement.

Aïe ! Quel drame ! Selon la CCI justement, l’aéroport de Nantes pourrait devoir accueillir 9 millions de personnes par an à l’horizon 2050. Contre probablement 2,7 millions en 2007. Dans ces conditions, il n’y a pas à hésiter, il faut foncer, et détruire. Des terres agricoles, du bien-être humain, du climat, des combustibles fossiles, que sais-je au juste ? Il faut détruire.

La chose infiniment plaisante, et qui résume notre monde davantage qu’aucun autre événement, c’est que l’union sacrée est déjà une réalité. l’Union sacrée, pour ceux qui ne connaissent pas, c’est le son du canon et de La Marseillaise unis à jamais. C’est la gauche appelant en septembre 1914 à bouter le Boche hors de France après avoir clamé l’unité des prolétaires d’Europe. L’Union sacrée, c’est le dégoût universel.

L’avion a reconstitué cette ligue jamais tout à fait dissoute. Dans un article du journal Le Monde précité (http://www.lemonde.fr), on apprend dans un éclat de rire morose que le maire socialiste de Nantes, le grand, l’inaltérable Jean-Marc Ayrault, flippe. Il flippe, ou plutôt flippait, car il craignait que le Grenelle de l’Environnement – ohé, valeureux de Greenpeace, du WWF, de la Fondation Hulot, de FNE – n’empêche la construction d’un nouvel aéroport à Nantes. Il est vrai que l’esprit du Grenelle, sinon tout à fait sa lettre, condamne désormais ce genre de calembredaine.

Il est vrai. Mais il est surtout faux. Notre immense ami Ayrault se sera inquiété pour rien. Un, croisant le Premier ministre François Fillon, le maire de Nantes s’est entendu répondre : « Il n’est pas question de revenir en arrière. Ce projet, on y tient, on le fera ». Deux, Dominique Bussereau, secrétaire d’État aux Transports, a confirmé tout l’intérêt que la France officielle portait au projet, assurant au passage qu’il serait réalisé.

Et nous en sommes là, précisément là. À un point de passage, qui est aussi un point de rupture. Derrière les guirlandes de Noël, le noyau dur du développement sans rivages. Certes, c’est plus ennuyeux pour les écologistes à cocardes et médailles, maintenant majoritaires, que les coupes de champagne en compagnie de madame Kosciusko-Morizet et monsieur Borloo. Je n’en disconviens pas, c’est moins plaisant.

Mais. Mais. Toutes les décisions qui sont prises aujourd’hui, en matière d’aviation, contraignent notre avenir commun pour des décennies. Et la moindre de nos lâchetés d’aujourd’hui se paiera au prix le plus fort demain, après-demain, et jusqu’à la Saint-Glin-Glin. Cette affaire ouvre la plaie, purulente à n’en pas douter, des relations entre notre mouvement et l’État. Pour être sur la photo aujourd’hui, certains renoncent d’ores et déjà à changer le cadre dans vingt ou trente ans. Ce n’est pas une anecdote, c’est un total renoncement. Je dois dire que la question de l’avion – j’y reviendrai par force – pose de façon tragique le problème de la liberté individuelle sur une planète minuscule;

Ne croyez pas, par pitié ne croyez pas, ceux qui prétendent qu’il n’y a pas d’urgence. Ceux-là – tous – seront les premiers à réclamer des mesures infâmes contre les autres, quand il sera clair que nous sommes tout au bout de l’impasse. Qui ne les connaît ? Ils sont de tout temps, de tout régime, ils sont immortels. Quand la question de la mobilité des personnes sera devenue une question politique essentielle, vous verrez qu’ils auront tous disparu. Moi, je plaide pour l’ouverture du débat. Car il est (peut-être) encore temps d’agir. Ensemble, à visage découvert, dans la lumière de la liberté et de la démocratie. Peut-être.

Publié dans Développement