Ce qui figure ci-dessous n’est pas lisible, et il faudra donc me faire confiance. Les sceptiques peuvent se connecter sur ce numéro en ligne de Porc Magazine, organe – vous l’aurez peut-être deviné – de l’industrie du porc en France. J’ai beaucoup lu Porc Magazine lorsque j’écrivais mon livre Bidoche (L’industrie de la viande menace le monde), et j’en avais conçu, à l’époque, ce sentiment que chacun connaît : il existe des réalités parallèles, des mondes improbables mais certains où règnent d’autres lois. Lesquelles impliquent la torsion complète des mots auxquels nous sommes naturellement attachés. Ainsi que l’abrasion absolue des repères moraux qui font notre quotidien.
Ces univers autres sont habités par des personnages d’autant plus troublants qu’ils nous ressemblent trait pour trait. Alors même qu’ils sont à l’évidence des aliens venus de quelque quatrième dimension. Je me souviens d’une série américaine qui s’appelait Les Envahisseurs et qui passait à la télé quand j’avais quatorze ou quinze ans. Les plus vieux d’entre vous verront probablement de quoi je veux parler. David Vincent, un incroyable abruti, passe sa vie à essayer de convaincre les humains que des extraterrestres sont déjà là, parmi nous. Il court tous les risques, se prend des trempes d’anthologie, échappe de peu à la mort, à chaque épisode, bien entendu. Que gagne-t-il ? Le droit de continuer à se faire rosser. Chaque apparition commence par ces mots, prononcés si je ne me trompe au milieu de bruits de tonnerre : « Les envahisseurs : ces êtres étranges venus d’une autre planète. Leur destination : la Terre. Leur but : en faire leur univers. David Vincent les a vus. Pour lui, tout a commencé par une nuit sombre, le long d’une route solitaire de campagne, alors qu’il cherchait un raccourci que jamais il ne trouva ».
C’était bien con, je dois le dire. En une cinquantaine de minutes, David Vincent réussissait à convaincre deux ou trois gus et gussesses de l’existence des aliens. Après quoi, il fallait repartir de zéro. Par bonheur pour lui, ces non-terriens ne parvenaient pas à replier leur auriculaire. En vertu de quoi, lorsque l’on avait un soupçon, il fallait demander poliment à voir le petit doigt du monsieur ou de la dame. Malheur aux arthritiques ! Bon, c’est pas tout, vu l’heure, il faut aussi que je pense à mon article. Facile. Les porchers de Porc Magazine, leurs amis de l’industrie et leurs relais politiques sont reconnaissables dès la première lecture. Inutile de cacher votre doigt, les amis, vous voilà démasqués.
Je ne vais pas lire en votre compagnie ce banal mais prodigieux numéro 458 d’octobre 2011. Ce ne serait pas de refus, notez bien, car j’ai soudain besoin de compagnie. Page 51, une pub pour Biotech, la technologie au service de l’élevage. On vend du matériel de précision, sous la forme de tatoueur dos et oreilles, meule à dent électrique ou pneumatique, coupe-queue électrique, pince à castrer. Cela met dans l’ambiance, qui me rappelle une autre pub, admirée à l’époque de Bidoche. Cette petite inventive vantait la solidité des cloches à cadavres, conçues pour isoler avant équarrissage les porcs bêtement morts avant que d’être assassinés. La photo qui accompagnait la chose montrait un technicien de surface agricole, vêtu d’un bleu de couleur verte, qui sautait à pieds-joints sur la cloche en PVC. Elle tenait le choc, on n’attendait plus que le macchabée.
Que vous dire de ce numéro 458 ? Un article, page 52, affublé de ce titre : « Tu meules ou tu (é)pointes ? ». Il commence ainsi : « L’épointage des dents des porcelets est autorisé s’il est pratiqué sept jours après la mise bas. L’utilisation de la pince coupante n’est pas interdite. Mais le meulage est préféré ». Un autre papier, page 54 : « Rhinite atrophique, MSD SA Intervet mobilise toute son expertise ». Cette maladie provoque des éternuements, mais aussi des « groins déformés » et des épistaxis, c’est-à-dire des hémorragies. Le papier tente de rassurer, non sans certaine maladresse : « Sur les 4037 groins contrôlés, provenant de 209 élevages identifiés dans 15 structures porcines en France, les premiers résultats donnent une prévalence de 45,1 % ».
Poursuivons ce joli chemin forestier. Page 62, gloire aux xynalases ! Gloire, ce sont « des boosters énergétiques ». C’est assez simple à comprendre, car les xynalases sont « une catégorie d’enzyme hydrolisant les xylanes ». Ami sincère des animaux, sache que les xynalases « permettent d’augmenter l’énergie disponible des nutriments de la ration ». Ce serait idiot de s’en passer. Une autre pub : « Avec Piglet, doublez votre poids de sevrage en 3 semaines ? ». Le point d’interrogation figure dans le texte, pour une raison que j’ignore. Je reviens en arrière, page 42, où nous attend un dossier sur le « bien-être ». Et en effet, on entend répondre à cette question obsédante : « Détection des mâles entiers, des solutions pointent leur nez »
Avouez donc que vous aimeriez savoir. Cela tombe bien, moi aussi. Alors voici : quand un cochon mâle échappe à la pince qui lui arrache les couilles, il devient un verrat, ce qui ne le dispense pas de finir à l’abattoir. Oui, mais là, pardon, il y a perte économique. Car le verrat sent, fort. Il produit entre autres de l’androstérone et du scatol. À l’arrivée dans l’assiette, l’odeur reste insupportable pour certains consommateurs. Il faut donc fort logiquement repérer ces petits salauds qui ont réussi à tromper l’ennemi. D’autant que, selon Porc Magazine, « le premier à trouver la solution sera le roi du pétrole ». On veut bien le croire, mais l’équation est sévère : pour un gain espéré de trois ou quatre euros par porc, la méthode idéale ne doit pas coûter plus qu’un euro par animal.
Ne nous le cachons pas, l’affaire est hautement technique. Je n’ai pas tout compris, il y a des ellipses et des sous-entendus. Mais ne chipotons pas, car « sur le plan scientifique, de nombreux protocoles existent pour identifier les molécules d’androstérone et de scatol ». Je retiens que des « opérateurs» spécialisés, engagés par les abattoirs, peuvent identifier au nez les verrats les plus odorants. Que deviennent ces sagouins ensuite ? Je n’ai pas la réponse. Quant au progrès, qui n’est jamais bien loin, il pourrait venir de Norvège. Là-bas, d’impétueux chercheurs misent sur les guêpes pour isoler les verrats scélérats.
Faut-il continuer encore ? Tout est aussi neuf. Tout est aussi beau. Tout est admirable. Pour ma part, amis de Planète sans visa, j’ai ce soir la certitude intérieure que rien ne changera jamais tant que nous ne serons pas des millions à dégueuler à la lecture de tels morceaux de bravoure. L’ai-je déjà écrit ? Oui, je l’ai déjà écrit : les animaux sont nos frères. Et je n’ai jamais envisagé de traiter mes frères comme des animaux de boucherie.

