Je suis porteur d’une nouvelle inouïe : il existe chose plus notable, ces jours-ci, que le second tour à venir des élections régionales. Et si je me moque, soyez au moins certains que c’est avec le plus grand sérieux. Mon papier sur ce filandreux rendez-vous électoral a déjà attiré près de 150 commentaires, et je gage que ce qui suit n’en fera pas autant. Ce n’est pas indifférent, car ceux qui écrivent sur Planète sans visa, je le crois du moins, ont déjà modifié leur manière de considérer le réel. Apparemment, pas assez tout de même.
Je veux vous parler du tigre. Il en reste actuellement 3 000 en liberté, dans ce monde entier que la bête parcourait jadis de l’Asie à l’Europe actuelles. Je ne peux guère parler de l’animal lui-même, car sa beauté fracassante me rend muet. Elle me stupéfie. Elle cloue ma main sur place, à côté du clavier de l’ordinateur. Le 19 mars 2008, il y a donc exactement deux ans, j’écrivais ici même ces mots, que je me contente de recopier :
« Jamais je ne quitterai le tigre. Jamais il ne quittera mon rêve. Et je sais bien pourquoi : il est le dieu de la forêt, le Grand Van de Sibérie. Un esprit, si vous préférez ce mot. Je reste hanté à jamais par les récits de Nicolas Baïkov, officier russe installé à Harbin, ville chinoise de Mandchourie. Oh, je vous parlerais bien volontiers de Nicolas, qui le mérite tant. Mais je n’ai pas le temps, ni la place d’ailleurs. Ses meilleures nouvelles sur le tigre sont réunies dans la petite collection Payot, si le cœur vous en dit. Permettez-moi ce court extrait : « Il y a environ quarante ans, le tigre dont nous parlons, encore jeune à cette époque-là, fut pris dans les filets lors d’une chasse impériale chinoise et destiné au jardin zoologique de Pékin, mais des hommes savants de la cour de Chine reconnurent en lui le Grand Van et le remirent avec respect en liberté. L’empereur chinois assista en personne à cette cérémonie et le tigre, se sentant libre, s’approcha tranquillement du souverain, lui fit un salut profond et retourna lentement vers ses forêts natales. Telle est la légende ».
Baïkov fait bien de le préciser : une légende. Car la réalité est autre. Amba, le grand héros de la taïga, cher au coeur du chasseur Dersou Ouzala, vient de passer environ deux millions d’années en notre compagnie. Comme c’est étrange ! Il a notre âge, celui de l’espèce humaine. Bien qu’on ne sache pas tout, bien que nous sachions si peu, il est admis que le tigre est né dans le territoire qu’on appelle aujourd’hui la Sibérie.
Et puis il a étendu son pays, gagnant la Caspienne, les îles de la Sonde, l’Inde, la Chine bien sûr. Pendant le temps d’une longue inspiration, le tigre s’est contenté de bondir, de rugir et d’élever sa progéniture. Le XXème siècle héroïque des hommes l’a changé en vagabond, en maraudeur, en splendide intrus de notre monde malade. Trois des huit sous-espèces de l’animal ont tour à tour disparu : les tigres de Bali et Sumatra, celui de la Caspienne aussi ».
Pourquoi y revenir, au moment où « socialistes » et « écologistes » discutent des places qui seront les leurs dans ces Conseils régionaux absolument sans le moindre intérêt ? Je ne polémique pas, je nous secoue le crâne à tous. Le temps passé en vain ne revient pas. Il trépasse, et ajoute au désarroi général. Voilà pourquoi je suis furieux contre tous ceux qui font semblant de croire qu’un ectoplasme en forme de bulletin de vote est aussi important qu’un tigre bondissant dans le sous-bois tropical. Ou boréal.
On parlait de 3 500 tigres vivant en liberté dans le monde il y a deux ans. Ils ne seraient plus aujourd’hui que 3 200. Mais peut-être sont-ils encore 6 000, ou 10 000 ? Cela ne change rien au fait que les hommes les jettent dans la vaste fosse du néant. 3 200 contre 6,5 milliards d’humains, qui s’octroient le droit de vie ou de mort sur les dizaines de millions d’espèces qui existent encore, tant bien que mal. Il est un ancien flic écossais, John Sellar, qui a pris la tête il y a une dizaine d’années de la Tiger Enforcement Task Force (TETF), une unité spécialisée dans le combat contre le braconnage des tigres. Cette TETF est adossée à une bureaucratie de plus, la Cites (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages), qui est réunie à Doha (Qatar) pour un blabla de plus. Et Sellar en a profité pour dire la simple vérité. Lui, qui se bat pour le tigre depuis tant d’années – l’animal est déclaré en danger depuis 35 ans ! -, n’en peut plus.
« Nous avons lamentablement échoué, a-t-il déclaré. Dans le monde entier, il reste probablement moins de 3 200 tigres. Je suis policier, mais pas besoin d’être mathématicien pour se rendre compte que quelque chose ne va pas. Nous avons misérablement échoué sur le tigre. Ces animaux sont braconnés parce que les gens veulent leur peau pour décorer leur maison ou s’en faire des vêtements et aussi parce qu’ils sont utilisés en médecine traditionnelle. Chaque partie du tigre peut être utilisée et il existe un véritable marché sous-terrain : les gens sont prêts à payer pour tout article authentique et il y a toujours des praticiens qui achètent des os ou de la viande de tigre pour approvisionner leurs clients spécialisés ».
Y a-t-il un lien entre cette tragédie absolue – le tigre ne reviendra pas de sa mort pour distraire nos nuits blanches – et la ridicule querelle des élections régionales ? Bien sûr, il est possible que je déconne, mais pour ce qui me concerne, je suis convaincu que oui. Tout est finalement affaire d’ordre, de priorité, de hiérarchie. Quand on dispose de peu de temps de vie, comme c’est notre cas, et que nous le dilapidons dans la télé, le téléphone portable et les discussions électorales, il est bien certain qu’on regardera mourir le tigre sans bouger d’un millimètre. Avant de se lamenter en chœur dès que le mal sera accompli. Je n’ai pas la solution, mais j’ai en tout cas la question.
PS : Je vous signale un livre d’Armand Farrachi, qui sort ces jours-ci chez LLL (158 pages, 15,5 euros) : Une semaine chez les ours. Farrachi a tenu le journal d’une huitaine en Slovénie, au pays des ours. J’aime. Oui, j’aime. Outre le plaisir de la lecture, on peut éventuellement y apprendre des choses. Dans le massif de Kocevje, en Slovénie, il y a environ 400 ours. Sur 40 000 hectares, soit 400 km2. Beaucoup ? Je me demande ce que diraient les grands délirants qui ne rêvent que d’exterminer la vingtaine d’ours (sur)vivant en France. Savez-vous la taille de nos Pyrénées ? 19 000 km2, soit près de 50 fois la superficie de la forêt de Kocevje. Là-bas, 400 ours. Chez nous, une vingtaine, qui seront toujours trop nombreux. Je lis chez Farrachi, à propos du loup, ce qui vaut pour l’ours : « Ce en quoi le loup plaît particulièrement aux misanthropes de mon espèce, c’est qu’il est probablement l’animal le plus détesté par les crétins. Et qui terrorise les crétins sera toujours cher à mon cœur ».