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Le guépard ramène sa fraise (en Angola)

Je ne vais pas vous embêter longtemps. L’Angola est un pays qui compte. Pour moi, en tout cas, et pour des raisons diverses, il compte réellement. Colonie portugaise au temps désastreux où régnait à Lisbonne ce jean-foutre clérical et fasciste appelé António de Oliveira Salazar, il aura connu le pire. Le joug des colons et la schlague des satrapes jusqu’en 1975, date de l’indépendance. En ce temps-là, on croyait, des idiots comme moi pensaient que le mouvement indépendantiste local allait changer la donne.

Le MPLA (Movimento Popular de Libertação de Angola), créé en 1956, me semblait incarner un avenir meilleur. Son principal dirigeant, António Agostinho Neto Kilamba, en phase avec les capitaines de la révolution portugaise dite des Œillets, promettait la Lune à son peuple. Lequel dut en réalité subir 27 années d’une guerre civile plus atroce que bien d’autres. D’un côté, pendant longtemps, le MPLA, soutenu par l’Union soviétique et Cuba. Et de l’autre, l’Unita de Jonas Savimbi, épaulé, financé, armé par les Américains et les Sud-Africains du temps de l’apartheid. Combien de morts ? Bof ! 500 000, au moins. Combien de mutilés ? Bof ! On ne sait pas, mais beaucoup. Combien de déplacés ? Bof ! 4 millions au strict minimum.

Le MPLA a fini par gagner, mais il est depuis beau temps corrompu jusqu’à la moelle, détournant l’essentiel des ventes de pétrole de ce pays maudit. Je pense que vous avez tous entendu parler de l’Angolagate, ce procès où l’on a vu défiler, sur fond de ventes d’armes, quelques-unes de nos célébrités, à commencer par Pasqua, Sulitzer, Attali. Mais assez causé du malheur humain, puisque je voulais et compte toujours vous parler d’une bonne nouvelle. C’est simple : le guépard est revenu.

Dans ce pays mutilé et détruit, le guépard a fait sa réapparition. Une chercheuse du Cheetah Conservation Fund (Fonds pour la conservation des guépards, ici), Laurie Marker, a découvert la trace indiscutable de deux de ces merveilles dans la province au sud de l’Angola, le Namibe. Nul n’en avait vu dans le coin depuis des décennies. Depuis que les hommes avaient commencé leur infernal barouf.

C’est beau, hein?

Plus important que les élections régionales (si ça se trouve)

Je suis porteur d’une nouvelle inouïe : il existe chose plus notable, ces jours-ci, que le second tour à venir des élections régionales. Et si je me moque, soyez au moins certains que c’est avec le plus grand sérieux. Mon papier sur ce filandreux rendez-vous électoral a déjà attiré près de 150 commentaires, et je gage que ce qui suit n’en fera pas autant. Ce n’est pas indifférent, car ceux qui écrivent sur Planète sans visa, je le crois du moins, ont déjà modifié leur manière de considérer le réel. Apparemment, pas assez tout de même.

Je veux vous parler du tigre. Il en reste actuellement 3 000 en liberté, dans ce monde entier que la bête parcourait jadis de l’Asie à l’Europe actuelles. Je ne peux guère parler de l’animal lui-même, car sa beauté fracassante me rend muet. Elle me stupéfie. Elle cloue ma main sur place, à côté du clavier de l’ordinateur. Le 19 mars 2008, il y a donc exactement deux ans, j’écrivais ici même ces mots, que je me contente de recopier :

« Jamais je ne quitterai le tigre. Jamais il ne quittera mon rêve. Et je sais bien pourquoi : il est le dieu de la forêt, le Grand Van de Sibérie. Un esprit, si vous préférez ce mot. Je reste hanté à jamais par les récits de Nicolas Baïkov, officier russe installé à Harbin, ville chinoise de Mandchourie. Oh, je vous parlerais bien volontiers de Nicolas, qui le mérite tant. Mais je n’ai pas le temps, ni la place d’ailleurs. Ses meilleures nouvelles sur le tigre sont réunies dans la petite collection Payot, si le cœur vous en dit. Permettez-moi ce court extrait : « Il y a environ quarante ans, le tigre dont nous parlons, encore jeune à cette époque-là, fut pris dans les filets lors d’une chasse impériale chinoise et destiné au jardin zoologique de Pékin, mais des hommes savants de la cour de Chine reconnurent en lui le Grand Van et le remirent avec respect en liberté. L’empereur chinois assista en personne à cette cérémonie et le tigre, se sentant libre, s’approcha tranquillement du souverain, lui fit un salut profond et retourna lentement vers ses forêts natales. Telle est la légende ».

Baïkov fait bien de le préciser : une légende. Car la réalité est autre. Amba, le grand héros de la taïga, cher au coeur du chasseur Dersou Ouzala, vient de passer environ deux millions d’années en notre compagnie. Comme c’est étrange ! Il a notre âge, celui de l’espèce humaine. Bien qu’on ne sache pas tout, bien que nous sachions si peu, il est admis que le tigre est né dans le territoire qu’on appelle aujourd’hui la Sibérie.

Et puis il a étendu son pays, gagnant la Caspienne, les îles de la Sonde, l’Inde, la Chine bien sûr. Pendant le temps d’une longue inspiration, le tigre s’est contenté de bondir, de rugir et d’élever sa progéniture. Le XXème siècle héroïque des hommes l’a changé en vagabond, en maraudeur, en splendide intrus de notre monde malade. Trois des huit sous-espèces de l’animal ont tour à tour disparu : les tigres de Bali et Sumatra, celui de la Caspienne aussi ».

Pourquoi y revenir, au moment où « socialistes » et « écologistes » discutent des places qui seront les leurs dans ces Conseils régionaux absolument sans le moindre intérêt ? Je ne polémique pas, je nous secoue le crâne à tous. Le temps passé en vain ne revient pas. Il trépasse, et ajoute au désarroi général. Voilà pourquoi je suis furieux contre tous ceux qui font semblant de croire qu’un ectoplasme en forme de bulletin de vote est aussi important qu’un tigre bondissant dans le sous-bois tropical. Ou boréal.

On parlait de 3 500 tigres vivant en liberté dans le monde il y a deux ans. Ils ne seraient plus aujourd’hui que 3 200. Mais peut-être sont-ils encore 6 000, ou 10 000 ? Cela ne change rien au fait que les hommes les jettent dans la vaste fosse du néant. 3 200 contre 6,5 milliards d’humains, qui s’octroient le droit de vie ou de mort sur les dizaines de millions d’espèces qui existent encore, tant bien que mal. Il est un ancien flic écossais, John Sellar, qui a pris la tête il y a une dizaine d’années de la Tiger Enforcement Task Force (TETF), une unité spécialisée dans le combat contre le braconnage des tigres. Cette TETF est adossée à une bureaucratie de plus, la Cites (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages), qui est réunie à Doha (Qatar) pour un blabla de plus. Et Sellar en a profité pour dire la simple vérité. Lui, qui se bat pour le tigre depuis tant d’années – l’animal est déclaré en danger depuis 35 ans ! -, n’en peut plus.

« Nous avons lamentablement échoué, a-t-il déclaré. Dans le monde entier, il reste probablement moins de 3 200 tigres. Je suis policier, mais pas besoin d’être mathématicien pour se rendre compte que quelque chose ne va pas. Nous avons misérablement échoué sur le tigre. Ces animaux sont braconnés parce que les gens veulent leur peau pour décorer leur maison ou s’en faire des vêtements et aussi parce qu’ils sont utilisés en médecine traditionnelle. Chaque partie du tigre peut être utilisée et il existe un véritable marché sous-terrain : les gens sont prêts à payer pour tout article authentique et il y a toujours des praticiens qui achètent des os ou de la viande de tigre pour approvisionner leurs clients spécialisés ».

Y a-t-il un lien entre cette tragédie absolue – le tigre ne reviendra pas de sa mort pour distraire nos nuits blanches – et la ridicule querelle des élections régionales ? Bien sûr, il est possible que je déconne, mais pour ce qui me concerne, je suis convaincu que oui. Tout est finalement affaire d’ordre, de priorité, de hiérarchie. Quand on dispose de peu de temps de vie, comme c’est notre cas, et que nous le dilapidons dans la télé, le téléphone portable et les discussions électorales, il est bien certain qu’on regardera mourir le tigre sans bouger d’un millimètre. Avant de se lamenter en chœur dès que le mal sera accompli. Je n’ai pas la solution, mais j’ai en tout cas la question.

PS : Je vous signale un livre d’Armand Farrachi, qui sort ces jours-ci chez LLL (158 pages, 15,5 euros) : Une semaine chez les ours. Farrachi a tenu le journal d’une huitaine en Slovénie, au pays des ours. J’aime. Oui, j’aime. Outre le plaisir de la lecture, on peut éventuellement y apprendre des choses. Dans le massif de Kocevje, en Slovénie, il y a environ 400 ours. Sur 40 000 hectares, soit 400 km2. Beaucoup ? Je me demande ce que diraient les grands délirants qui ne rêvent que d’exterminer la vingtaine d’ours (sur)vivant en France. Savez-vous la taille de nos Pyrénées ? 19 000 km2, soit près de 50 fois la superficie de la forêt de Kocevje. Là-bas, 400 ours. Chez nous, une vingtaine, qui seront toujours trop nombreux. Je lis chez Farrachi, à propos du loup, ce qui vaut pour l’ours : « Ce en quoi le loup plaît particulièrement aux misanthropes de mon espèce, c’est qu’il est probablement l’animal le plus détesté par les crétins. Et qui terrorise les crétins sera toujours cher à mon cœur ».

Ces éléphants devenus marionnettes (en Inde)

Elephants in Kerala festival

Ce n’est pas tous les jours très drôle d’être un dieu. Ganesh en sait quelque chose. Qu’on l’appelle Ganesh ou Gajânana ou Vighnarâja ou Vinayak ou encore Ganapati n’y change rien. Ce dieu-ci, vénéré d’un bout à l’autre de l’Inde, est représenté sous la forme d’un gros homme doté d’une tête d’éléphant, avec une seule défense. Une seule défense : c’est pourquoi on l’appelle aussi Ganesh Ekadanta (ek signifie une et danta veut dire dent). Ganesh est la sagesse, l’intelligence, il rend prudent, transmet le savoir et combat l’ignorance. Dans ces conditions, il vaut toujours mieux l’avoir avec soi, n’est-ce pas ?

N’oublions pas qu’il est aussi le roi des éléphants, Gajâdhipa. Chaque année, grossièrement entre le 20 août et le 15 septembre, se déroule la fête de ce dieu ami des hommes, que l’on appelle Ganesh Chaturthi. Elle dure un nombre impair de jours, jusqu’à 13, et bien entendu, il est inconcevable qu’elle ait lieu sans la présence d’éléphants vivants. Comme cela tombe bien ! L’Inde est en effet le pays des mahouts, ceux que nous appelons aussi des cornacs. Ce sont les maîtres incontestés de ces animaux fabuleux. Ils les ont dressés, ils les ont redressés, ils les maintiennent dans l’abjecte terreur de l‘ankusha, à la fois aiguillon et crochet qui vient à bout des plus récalcitrants. Je n’insisterai pas sur les méthodes de torture infligées aux éléphants de l’Inde et du reste de toute l’Asie. Car cela m’est insupportable. Sachez que rien ne leur est épargné, car il faut être sûr de leur soumission totale. L’éléphant est désormais un capital, notamment dans les relations commerciales avec ces connards de touristes venus de chez nous, et il faut donc le priver de toute volonté propre. Ce qui passe, alors que l’éléphant est très jeune, par la privation de sommeil et de nourriture, les coups de chaîne, l’exténuation par le travail.

L’éléphant d’Asie, espèce voisine mais différente de celle d’Afrique, agonise. Il en resterait peut-être 40 000 en liberté. Mais quelle liberté dans un monde où dominent la rapacité et la vitesse ? Compagnon de l’homme depuis probablement 5 000 ans, cet éléphant ne sert plus qu’aux cirques, aux zoos, aux fêtes et exhibitions. En Inde, il pourrait y avoir entre 1500 et 2000 prisonniers, dont le sort me soulève le cœur. Je viens de lire un article de la BBC (ici, mais en anglais) sur les 700 victimes recensées dans ce que l’on présente pourtant comme l’État le plus ouvert de l’Inde, c’est-à-dire le Kerala. Il y a de quoi pleurer, et je parle sérieusement. Ils sont loués à prix d’or pour environ 10 000 cérémonies par an. Ils ont donc, parfois, à mener la parade plusieurs fois dans la même journée. On les transporte dans d’infâmes bétaillères, ils croupissent des heures sous des soleils de feu, et sont bien sûr, pendant tout ce temps caparaçonnés et chamarrés. Allons, quoi, c’est la fête !

Le temple le plus célèbre du Kerala, celui de Guruvayur, en possède à lui seul 66, âgés de 14 à 70 ans. On leur concède un bout de pré à l’extérieur du bâtiment. Dans la vie, dans la vraie vie, les éléphants ont une vie sociale et affective d’une richesse que d’innombrables crétins n’approcheront jamais. Ils aiment leurs petits, qui restent avec eux une dizaine d’années, passent 18 heures par jour à se balader, à jouer entre eux, à se baigner, à s’aimer, à se défier. Il y a seulement deux siècles, tandis que naissait ce processus de mort connu sous le nom occidental d’industrialisation, les éléphants d’Asie circulaient librement du Vietnam actuel jusqu’à l’Inde. Car ils étaient des dieux, les dieux bienveillants de cette terre encore habitable. Les hommes d’aujourd’hui prennent leur misérable revanche sur la beauté disparue du monde.

Faut-il totalement désespérer ? Pas encore. Pas tout à fait. Il existe des groupes de défense, en Inde même, où l’on bataille pour la dignité des éléphants (ici). Et je ne peux que renvoyer au site réconfortant de la fondation Aane Mane (ici). Mais je n’oublie pas, mais je n’oublie rien. L’écrivain Paul Zacharia, qui écrit en malayâlam, une langue dravidienne du sud de l’Inde, pose cette question simple : « Où donc l’éléphant est-il le plus mal traité dans le monde ? ». Et il ajoute : « La réponse directe est sincère est que ce lieu est le Kerala ».

Bienvenue en Inde, comme chacun sait « la plus grande démocratie du monde ».

Le lobby de la viande fourbit sa revanche

Croyez-moi, en tout cas lisez-moi : il se prépare quelque chose dans les coulisses de notre monde. En la circonstance, à propos de la bidoche industrielle. Laurence Mermet – des bises ! – m’envoie copie du journal professionnel Réussir bovins viande, de janvier 2010 (ici, grâce à Hacène). Le journal sonne directement l’hallali contre « les attaques anti-viande ». Et précise : « Cette recrudescence des attaques a commencé avec le livre à charge du journaliste Fabrice Nicolino, Bidoche, l’industrie de la viande menace le monde. Une offensive sans nuance, ne serait-ce que dans son titre péjoratif, qui a été perçue dans le monde de l’élevage comme une volonté particulièrement injuste de nuire ».

Même si c’est dur, pas question de rire. Ces gens-là font semblant de croire que je mets sur le même plan un éleveur broyé par la machine industrielle et la machine elle-même. Tout est du même tonneau. Le journal attaque Mc Cartney, le président du Giec Rajendra Pachauri, et il aurait attaqué le pape de Rome si celui-ci avait osé dire un mot sur la viande industriellement produite. Le titre de l’article n’est pas piqué des hannetons : « Réagir vite, fort et collectivement ». J’en tremble. Ces gens-là ne sont visiblement pas tranquilles, qui font le parallèle avec la crise de la vache folle, estimant que le mouvement en cours « pourrait être tout aussi dévastateur ». Mazette ! On ne se rend pas compte de sa puissance. Mais la leur est bien plus grande encore. Sans hésiter, la filière bovine promet une mobilisation tous azimuts des éleveurs, des bouchers, des abatteurs et bien entendu des…élus, qui vont être travaillés au corps pour contenir ce que le journal présente comme « une vague de fond ».

Vous imaginez bien que les innombrables relais politiques de l’élevage industriel ne vont pas tarder à donner de la voix. Il est déjà une étrange déclaration d’un certain Bernard Vallat, directeur général de l’OIE depuis 2000. Je vous présente, en commençant par l’OIE, ou Office international de la santé animale, comme son acronyme ne le dit pas. Il faut dire que l’OIE, créé en 1924 à Paris, s’est longtemps appelé Office international des épizooties (OIE). Ce que c’est ? Une grosse machine étatique et bureaucratique, qui rassemble des membres désignés par leurs gouvernements respectifs. L’OIE compte 167 membres, qui sont réunis une fois par an à Paris. Il s’agit d’une structure presque inconnue, mais dont le poids, à mesure que se répandent les épizooties, dont certaines menacent de se changer en pandémies, augmente d’année en année. Les considérations politiques y priment, et comment pourrait-il en être autrement dans un cénacle de cette sorte ?

Quant à Vallat, vétérinaire de son état, il est fonctionnaire de la France depuis près de quarante ans. Je serais ravi de savoir comment sa carrière internationale a été remplie avant 2000, date de sa nomination à la tête de l’OIE. En tout cas, il a visiblement bien œuvré dans des pays du Sud, notamment africains. Et il ne s’est pas occupé seulement du bétail, mais aussi de pesticides, ce qui me le rend d’emblée sympathique. Estiva – merci à elle – me signale une bien étrange information (ici). En deux mots, Vallat veut réunir des experts pour étudier les rapports entre élevage, écosystèmes et changement climatique.

Pourquoi pas ? Mais surtout pourquoi. Pourquoi maintenant. Il existe une source fiable en ce domaine, ce qui ne veut pas dire indiscutable : la FAO. Comme je l’ai écrit dans mon livre, et répété depuis, un rapport FAO de 2006 (ici) établit que l’élevage mondial est responsable de 18 % des émissions de gaz à effet de serre anthropiques, c’est-à-dire dues à l’homme. Chose éminemment curieuse, alors que la FAO dispose de centaines de traducteurs de qualité, ce rapport n’a été traduit en français qu’en 2009, et peut-être parce que des voix de plus en plus nombreuses s’étonnaient d’une telle distraction (le texte français).

Quoi qu’il en soit, ce texte de la FAO est une pièce maîtresse dans la critique résolue de l’élevage industriel. On doit donc se demander ce que vise au juste l’OIE en lançant une nouvelle expertise. Bien que l’envie me démange, je vais tâcher de ne pas faire de procès d’intention à Bernard Vallat. Nous allons donc attendre, mais en restant aussi vigilants qu’il sera possible. Quelque chose me tarabuste pourtant. Annonçant sa nouvelle étude, Bernard Vallat, fonctionnaire de l’État français, a déclaré : « On va devoir produire plus d’animaux pour nourrir la planète quoiqu’il arrive ». Je trouve cela très bien, de commencer de la sorte un travail aussi fondamental. Notons pour commencer l’usage du mot produire qui renvoie si justement à l’univers de l’usine et des engrenages. Notons également ce puissant impératif moral, forcément moral, qui pousse les philanthropes de notre temps à vouloir nourrir la planète. Avec de la viande, quand il n’y a déjà pas assez de céréales.

Enfin, admirons ensemble le quoi qu’il arrive. Autrement dit, il n’y a de toute façon rien à faire, car la messe est dite, et le vin servi, qui sera de toute façon bu. Est-ce une manière juste, est-ce une façon admissible de préparer le terrain à un travail authentique ? Ne s’agirait-il pas au bout du compte d’une sorte de conclusion a priori ? Voilà qu’il me vient des doutes. Voilà que je me demande si l’industrie de la viande n’est pas en train de préparer une riposte à la hauteur des enjeux colossaux de ce qui pourrait bien s’appeler demain la « crise de la viande ». Je ne me réjouis pas, malgré ce que dit et répète le lobby dans mon dos – j’ai des informateurs, voyez-vous -, de la peine d’éleveurs qui se demandent avec angoisse de quoi demain sera fait. Je me réjouis pas, mais la consommation de viande bovine aurait baissé de 4,6 % en octobre 2009 par rapport à 2008. Et de 5 % en novembre. Il serait ridicule de penser que mon livre en est le responsable, car une telle évolution se prépare dans les profondeurs de la société. Simplement, Bidoche aura permis de cristalliser le refus du grand massacre des animaux par l’industrie.

Les baleines bleues auraient-elles tout compris ?

Je poursuis ma rêverie, commencée hier ici.  Ambulocetus natans – la « baleine qui marche » -, est la charmante bestiole ci-contre, qui mesurait environ trois mètres de long. On pense qu’elle a dû vivre il y a 50 millions d’années et qu’elle était sur le chemin pour devenir une baleine. Qui le croirait ? Elle serait une sorte d’intermédiaire entre Pakicetus, que je vous ai déjà présenté (Les baleines bleues lancent-elles un message ?), et Basilosaurus, que je vous montrerai plus bas. Ambulocetus gardait encore la possibilité de sortir de l’eau, de se planquer dans une mangrove, au bord d’une plage, avant de se jeter, telle un grand méchant loup, sur ses victimes. Vous avez vu ? Oui, ses dents ne laissent place à aucun doute. Basilosaurus, ci-dessous, ne devait pas se contenter non plus de bonbons à la menthe.

Ce gaillard-là, cétacé archaïque, a pu vivre jusqu’à la fin de l’Éocène, il y a environ 36 millions d’années, et lui ne pouvait déjà plus aller à terre. Ne vous fiez pas à la taille de vignette, car il pouvait atteindre 21 mètres de long et avaler un animal de la taille d’un dauphin actuel. Ce n’est donc que très lentement que les choses ont commencé à changer, et que les baleines sont devenues de placides et pacifiques mammifères. Que faut-il donc penser d’une telle évolution ? Oui, que faut-il penser du passage de la violence quotidienne à la fluidité musicale des grands fonds ? Je vais vous décevoir, car je ne le sais pas.

Puisque la connaissance n’y est pas, reste au moins le songe et les déambulations intérieures. La baleine bleue, dont je parlais hier, est un animal si beau, si parfaitement accompli, ayant traversé tant d’épreuves qu’elle m’émeut aux larmes. J’espère ne pas vous faire peur. Mais je le répète : aux larmes. J’ai dit qu’elle avait failli disparaître. J’ai dit que son chant s’était soudainement fait plus grave, sans qu’on sache réellement pourquoi. Eh bien, je vais tenter de répondre, moi, en insistant sur le droit imprescriptible à l’imagination. Si la baleine bleue pleurait sur son monde disparu ?

Oui, et si la baleine constatait, d’année en année, l’inconcevable massacre qui se produit sous ses yeux de géant ? N’oublions jamais – je ne risque pas – que ce monument de l’histoire naturelle migre sur des milliers de kilomètres, bien que nous ne sachions pas grand chose de ses routes marines. Ce bel oiseau, ce grandiose oiseau migrateur file et traverse des immensités. Lesquelles n’ont plus rien à voir avec ce qu’elles étaient il y a seulement cinquante ans. Tout a changé. Tout est changé. Des écosystèmes stables depuis peut-être des centaines de milliers d’années ont été bouleversés par la pêche industrielle, l’un des plus grands crimes jamais conçus par l’homme. Personne, je dis bien personne n’est en mesure de saisir l’énormité des processus de destruction en cours sous la surface des mers et des océans.

Personne, c’est-à-dire aucun humain. En revanche, la baleine bleue, qui a évolué avec la mer, qui en est l’un des plus étonnants rejetons, qui voit tout, entend tout et peut-être comprend tout, la baleine bleue n’est-elle pas capable, elle, de saisir l’ampleur du drame absolu que nous avons provoqué ? Je le dis sans crainte du ridicule, cela me semble possible. Et en ce cas, le chant devenu si grave de notre si belle amie serait un pleur. Le pleur désespéré de qui se retrouve, peu à peu, seul au monde des profondeurs.