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J’ai du bol (Michel Pascal m’envoie ses textes)

Quel veinard je suis ! Alors que le texte n’est pas encore sorti dans le numéro de novembre-décembre de la revue Pour la science, je peux déjà le lire en exclusivité planétaire. Il s’agit d’un article appelé Dans les îles, éradiquer pour protéger ? Il faut dire que je connais l’un de ses auteurs, Michel Pascal, l’un de nos grands biologistes, chercheur en écologie à l’Inra de Rennes. C’est un homme fort plaisant, je vous l’affirme, bien que son surnom de Ratator puisse étonner, avant de déranger un peu.

Au cours de missions menées sur l’île de Beniguet, dans l’archipel de Molène – cet endroit est d’une beauté qui défie par avance toute description -, il y avait un type qui fournissait l’équipe présente en bars, poissons d’une saveur grandiose. Et ce gars avait gagné dans l’opération le surnom de Barator. Du coup, les salariés de l’Office national de la chasse (ONC) présents sur Beniguet jugèrent bon d’appeler Pascal Ratator, sobriquet qui lui est resté. Mais pourquoi diable Ratator ? Parce que Pascal, entre autres savoirs très particuliers, débarrasse les îles des rats que les hommes y ont laissés au fil de leurs innombrables aventures.

Ce n’est pas un travail joyeux. Et tel est pourtant le sujet de l’article à paraître dans Pour la science. Mais d’abord, faisons le savant. Il y aurait 180 000 îles sur la planète, desquelles on exclut l’Australie, si vaste qu’elle est un continent. La plupart sont petites, voire minuscules, mais si l’on additionne la totalité de leur littoral, on obtient l’extravagante longueur de 1,1 million de km, soit deux fois celle des continents. Les îles n’occupent que 6,6 % des terres émergées, mais les deux tiers de la zone de contact fabuleuse entre terre et mer. Voilà qui change la perspective, non ?

Si. Je réponds de moi-même si. Au cours des cinq siècles passés, nous avons introduit sans y penser, et entre autres, Rattus rattus et Rattus norvegicus dans 82 % des archipels de la planète. Le premier, c’est le rat noir, qu’on trouve par exemple dans les arbres de Port-Cros. On ne présente plus le second, qui n’est autre que le surmulot, autrement dit le rat d’égout. Je n’évoque les rats que pour me faire comprendre sur l’instant. Bien entendu, nous avons aussi emporté dans nos bagages des animaux comme le chat – les îles Crozet en sont pleines -, le chien, la petite mangouste indienne.

Les déséquilibres qui ont suivi sont-ils réversibles ? Parfois, mais rarement, oui. Sur des îles de taille modeste, on peut éradiquer – c’est le mot, désolé pour nous tous -une population animale importée par les activités humaines. Une telle préoccupation est très récente : en France, la première opération attestée date de 1951, à l’île Rouzic. Rouzic fait partie de l’archipel des Sep-Îles, au large de Perros-Guirec. Au mitan du siècle passé, le rat surmulot, qui surabondait, menaçait de mort les colonies d’oiseaux marins. Sans rien dire à personne, des scientifiques glissèrent à des scouts – aux innocents les mains pleines – des appâts empoisonnés à la strychnine. Et ainsi disparut le surmulot de Rouzic.

Qui va faire un tour là-bas au printemps – j’y suis allée trois fois, ce me semble – est stupéfait de voir l’île comme enneigée de flocons blancs. De près, c’est encore plus renversant, car 19 000 couples de fous de Bassan y nichent, bon an mal an. Sans les scouts, sans la strychnine, le spectacle serait sans aucun doute différent. Où veux-je en venir ? J’aimerais bien le savoir. Oh oui, j’aimerais ! Ce que je peux confesser sans trop de peine, c’est que je souhaiterais voir la roue tourner sur son axe, en marche arrière ! Oui, je le confesse : en arrière. Et que les destructions opérées par notre espèce insouciante et imbécile soient tour après tour effacées.

Mais ce n’est que fantasme, je le sais. En attendant, il faut vivre avec ce qu’on nous offre. En donnant quand c’est possible un coup de pouce au destin ? C’est la question de ce jour, amis de Planète sans visa. Quelle que soit la réponse, on ne gagne rien. Rien d’autre qu’un moment passé ensemble, à réfléchir aux blessures que nous laissons derrière nous. Ce qui n’est, après tout, pas si mal.

PS :  Je me dois de signaler cet excellent livre paru aux éditions Belin, Invasions biologiques et extinctions (11 000 ans d’histoire des vertébrés en France). Ses auteurs ? Outre Michel Pascal, Olivier Lorvelec et Jean-Denis Vigne. C’est une somme, et elle passionnante. Je regrette juste, comme si souvent, le prix de 34 euros, qui en fera fuir plus d’un.

Barbara Burlingame et les mystères de la courge cireuse

Si vous connaissez Barbara Burlingame, c’est que vous travaillez auprès d’elle, ou que vous êtes son voisin de palier. Et pourtant, elle mérite bien ce (très) modeste coup de projecteur. Cette femme est ce que l’on appelle une experte, salariée à Rome de la FAO, l’agence mondiale des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation. Cette FAO, créée en 1945 à Québec, fourmille d’employés et de cheffaillons dont l’objectif est d’aider « à créer un monde libéré de la faim ». Sa devise latine, au reste, est « Fiat panis ». Qu’il y ait du pain, en français.

Comme le sujet est grave, on tentera de ne pas rire. La FAO a si misérablement échoué – plus d’un milliard des nôtres ont faim d’une manière chronique -, après avoir tant promis, que dans un monde mieux fait, elle se serait dissoute depuis des lustres. Mais elle est là, copinant comme toujours avec les intérêts les mieux compris de l’agriculture industrielle. Celle des tracteurs, des engrais, des pesticides, des OGM, des nécrocarburants. La FAO, c’est la FAO. J’attends avec impatience le livre qui racontera comment cette institution a pu s’abaisser à ce point. Mais au milieu et malgré tout, Barbara Burlingame. Spécialiste de la nutrition, elle signe la préface d’un livre en anglais de la FAO – Joelle, merci – qui s’appelle : « Indigenous Peoples’ food systems ». On peut le lire en ligne (ici).

En douze chapitres, les différents auteurs passent en revue les systèmes alimentaires de peuples autochtones de la planète. Dans sa préface, tout empreinte de prudence bureaucratique, Barbara Burlingame parvient à dire des choses essentielles, ce qui est à son honneur. Je la cite, et la traduis du même coup : « Les systèmes traditionnels alimentaires des peuples indigènes utilisent l’ensemble du spectre de la vie, ce que ne parviennent pas à faire les systèmes modernes. Les développements technologiques de l’agriculture, au cours des six décennies d’existence de la FAO, ont entraîné de grandes coupures entre les peuples et leur alimentation. La mondialisation et l’homogénéisation ont remplacé les cultures alimentaires locales. Les récoltes à haut rendement et la monoculture ont pris la place de la biodiversité. Les méthodes agricoles industrielles à forts intrants ont dégradé les écosystèmes ainsi que les zones d’agro-écologie. Enfin, l’industrie alimentaire moderne a conduit à des maladies chroniques liées à la diète et d’autres formes de malnutrition ».

C’est un peu long, même pour les excellents lecteurs que vous êtes, mais cela valait la peine, il me semble. Le monde ancien craque de toutes parts, et la critique vraie, et donc dévastatrice, nous vient désormais du dedans des lieux les plus mal fréquentés. Mais je n’ai pas encore fini. Bien que n’ayant pas lu le livre entier, pas encore, je dois vous parler de son chapitre 8, consacré à un village karen du nord de la Thaïlande, pays qui n’est pas peuplé seulement de jeunes gars vendant leur cul au bourgeois parisien en goguette. Sanephong est un village de 661 âmes et 126 foyers, situé très près de la frontière avec le Myanmar, l’ancienne Birmanie.

On ne parvient à Sanephong qu’après un périple automobile en 4X4, et seulement pendant la saison sèche. Autrement, il faut venir à pied, par la montagne et dans la boue. Mais que diable peut-on manger à Sanephong ? De tout, rigoureusement de tout, au point que cela devient fascinant. Le village dispose de quatre zones agricoles, mais une seule, la principale, a été étudiée : une plaine alluviale dont 240 hectares sont utilisés pour l’alimentation. La rivière Kheraw-Khia permet non seulement de boire et de se laver, mais aussi de s’emparer de crabes, de coquillages, de grenouilles. Outre les plantes sauvages cueillies au gré des balades et furetages, les Karen cultivent beaucoup, à commencer par le riz. La chose inouïe, presque inconcevable pour nous, gens du Nord, est que ce peuple utilise pour se nourrir 387 espèces ou variétés différentes, dont 17 % animales et 83 % végétales.

Nous nous accommodons d’une incroyable monotonie alimentaire dominée par la viande industrielle, le soja, le maïs, le blé, le riz, quand une richesse sans limites apparentes existe encore, dans les recoins du monde. Vous savez comme moi que cette uniformisation imbécile autant que criminelle sert les intérêts de compagnies transnationales qui sont le vrai pouvoir sur terre. Vous le savez, je le sais, et je ronge mon frein en attendant mieux. Mais ! Mais admirez les habitants de Sanephong, qui mangent des racines, cultivent 89 végétaux différents et 37 fruits, sans se douter le moins du monde qu’ils sont des héros planétaires. Plus d’une centaine d’espèces ou de variétés consommées n’ont même pas de nom dans la langue du pays, le thai.

Ainsi cueille-t-on du baing-mei-muing, d’août à décembre. Mais que signifie ce mot karen ? Aucune idée. De même pour le cher-nge-phlo, qu’on cultive de septembre à mai. Dans la liste interminable, je n’aurai reconnu que le riz, le taro, le sésame, la patate douce, le manioc, le crabe, le buffle, la chèvre domestique, le poisson, le sanglier, le macaque. Sans oublier la courge cireuse, une cucurbitacée oblongue qu’on appelle aussi pastèque de Chine. Et si les Karen étaient notre seul avenir possible ?

Cachez cette bidoche que je ne saurais voir (ni manger)

Ce n’est plus guère un secret pour la plupart d’entre vous. Je viens de publier un livre qui s’appelle Bidoche, et qui a pour sous-titre : L’industrie de la viande menace le monde. Ce livre a été édité par un ancien de Fayard, Henri Trubert, que j’ai décidé de suivre dans l’aventure d’une nouvelle maison, Les liens qui libèrent (LLL).

Je ne vais pas être long sur le sujet. J’ai ouvert (ici) un lieu virtuel où l’on peut voir quelques vidéos et lire les critiques – ou entendre les émissions – consacrées au livre. À cette nouvelle adresse, je reçois des courriers, qui ne sont pas, à proprement parler, des commentaires. Ces derniers sont rendus impossibles, techniquement impossibles, pour la raison que je n’ai pas le temps matériel de les suivre. Mais je les lis, et ils sont le plus souvent instructifs.

Passons sur les louanges, même s’ils font bien entendu plaisir. Ce qui me frappe, c’est le nombre de gens qui me disent qu’ils n’ont pas acheté le livre et qu’ils ne le liront peut-être pas, car ils ont peur d’y trouver ce qu’ils craignent. Ma foi, je comprends, mais je récuse aussi ! Ne pas chercher à savoir, ne pas chercher à comprendre, n’est-ce pas la pire des attitudes concevables ? Je dois dire que je suis étonné, et le mot est faible !

Bidoche se vend bien, au point qu’il a déjà été réimprimé. Mais je rappelle que la seule chance véritable de ce livre est le bouche-à-oreille, d’autant que LLL est une maison d’édition qui reste inconnue des libraires. Lesquels ont déjà le plus grand mal à se retrouver dans le labyrinthe des nouvelles parutions. Un dernier mot : j’ai tenté de raconter une vaste histoire, avec des personnages, des rencontres, des visions, des anecdotes, des folies, de folles recherches, de fols résultats. Le reste ne m’appartient déjà plus. Et je vais peu à peu passer à autre chose.

PS : mon prochain papier, demain, concernera un village karen du nord de la Thaïlande, Sanephong. Les 661 habitants de ce pays perdu utilisent, pour se nourrir, 387 espèces ou variétés différentes, dont 17 % animales et 83 % végétales. Ce n’est pas chez nous qu’on verrait de telles horreurs.

La grenouille à croc du Mékong (et monsieur Henri Proglio)

Je vous signalais en juillet une campagne mondiale contre six projets de barrages – criminels, forcément criminels – sur le Mékong, fleuve qui abreuve directement des dizaines de millions d’hommes et un nombre incalculable d’animaux et de plantes (ici). Le Mékong et ses environs sont l’une des dernières vraies grandes merveilles du monde. Il existe encore, entre Cambodge, Laos et Vietnam, des forêts tropicales intactes, qui cachent bien des mystères.

La preuve immédiate par le Programme du Grand Mékong, une aventure scientifique lancée par le WWF. Au cours de l’an passé, pas moins de 163 espèces nouvelles ont été découvertes par les équipes de Stuart Chapman, le directeur du programme (ici). Je dois dire que c’est à peine croyable. Parmi les 100 plantes, 28 poissons, 18 reptiles, 14 amphibiens, deux mammifères et une espèce d’oiseau trouvés dans cette wilderness tropicale, une mention pour une grenouille à croc, qui attend ses proies dans la boue. Ce que mange Limnonectes megastomias ? Éventuellement des oiseaux, et beaucoup d’insectes.

Parmi les autres splendeurs, les chercheurs ont pu nommer un gecko doté d’une peau de léopard qui semble tout droit venu d’une autre planète que la nôtre. L’oiseau, quant à lui, s’appelle Nonggang babbler (Stachyris nonggangensis) et il marche le plus souvent, ne s’envolant que lorsqu’il est réellement effrayé. Tout cela s’appelle, aux dernières nouvelles, la vie. Les chercheurs du Greater Mekong Program s’inquiètent déjà des effets du dérèglement climatique sur toutes ces nouvelles espèces. Ils ont sans doute raison, mais si on commençait par donner un coup de pied au cul à tous ceux qui défendent ici, dans les bureaux d’études et d’ingénierie, les désastreux programmes de destruction du Mékong ? Vous voulez un nom ? EDF, qui adore faire – et ne jamais défaire – des barrages. Oui, je sais, Sarkozy vient de donner les clés de ce géant à Henri Proglio, qui dirigeait auparavant cet autre géant – de l’eau – qu’est Veolia, nouveau nom charmant de la Générale des Eaux, beaucoup, mais beaucoup moins présentable.

La morale ? Y en a pas. La morale, c’est d’en trouver une, tournée vers l’action immédiate. Car les espèces qui disparaissent dans le trou noir creusé par les ingénieurs ne reviendront pas. Jamais.

L’atèle à ma tata fait des siennes (pour de vrai)

Pour Chanee et Kellia

Vous n’avez pas nécessairement suivi les aventures de ma tata Thérèse à moi, que je garantis authentiques à 100 % et plus. Le dernier épisode remonte, je le dis pour les braves, au 23 novembre 2008 (ici). Avec elle, le temps ne passe pas, c’est réellement un cas étrange. Presque un an ! Presque un an, et elle est toujours aussi vivante. Ma tata a moi a beau être morte depuis un petit moment, je pense à elle tout le temps. Des morts comme elle, la vie en redemande, elle n’en aura jamais assez.

Mais de quel atèle parle-t-on ?

Ma tata, j’ai déjà raconté tout ça, habitait rue Larrey, dans une HLM riquiqui de Paris dont les fenêtres – les siennes en tout cas – donnaient sur le jardin de la Grande Mosquée. Des fois, on voyait des gens marcher dedans, avec de grands habits blancs. On aurait dit un pays chaud, je me demande s’il n’y avait pas des orangers. Sûrement. Ou alors des citronniers. Chez tata, quand on n’était pas sur le balcon à appeler les pigeons, il fallait toujours se serrer contre une table ou un meuble, même quand on était petit comme moi, car elle habitait dans un mouchoir, un mouchoir rempli d’oiseaux et de bêtes étranges venues du monde entier.

Du coup, un jour, j’ai rencontré l’atèle. C’est un singe, je précise pour les nigaudons. Un singe d’Amérique du sud qu’on appelle le singe-araignée. Il y en a des tas de sortes, mais le mien était tout noir, plus grand que moi quand il dépliait sa longue carcasse, mais il ne le faisait jamais. L’atèle vivait courbé comme un vieux saule pleureur. Le plus magnifique de tout, c’était ses gants de cuir noir plissé. On aurait juré qu’il venait de les enfiler pour nous recevoir. Ce singe aimait la visite, au moins pendant les premières années de sa vie de prisonnier. Je le voyais comme cela. Comme le prisonnier d’une princesse des animaux. La cage est si dorée que, si on ne fait pas gaffe, on ne voit plus les barreaux. Mais l’atèle n’oubliait pas. Quand il me regardait jusqu’au fond de l’oeil, je voyais le désert de Gobi et des milliers de larmes.

Comment avait-il atterri chez ma tata ? Elle l’avait récupéré chez un type qui n’en voulait plus. Une de ces braves personnes qui jouent avec les bêtes avant de les jeter à la poubelle. Au début, chez tata, il vivait plus ou moins dehors. Elle se moquait des crottes et des pipis. Si. D’ailleurs, pour être honnête jusqu’au bout, ma tata a fait dame pipi dans un de ces bistrots où on joue aux courses. Il fallait une énergie mortelle. Elle l’avait.

Le singe aimait bien les enfants. Je le prenais contre moi, et il m’embrassait à sa manière, entourant ses deux bras de géant autour de mon cou. Moi, je lui prenais la main, et je regardais son gant. Qui n’a pas vu une main d’atèle a perdu sa vie, et je m’y connais dans ce domaine. En temps ordinaire, le singe se promenait à peu près à sa guise. À peu près. Quand tata partait, par précaution, elle enfermait l’atèle dans une cage où l’animal se morfondait à vue de nez. Affreux.

Et c’est comme ça qu’un jour, tata est partie faire des commissions. Le reste, je le tiens d’elle. Je ne l’ai pas vu, mais je SAIS que c’est vrai, parce qu’elle était incapable de nous raconter des salades. La réalité était toujours plus folle que la plus folle des inventions. Donc, un matin, tata part et enferme l’atèle dans sa cage. Et dégringole les quatre étages, direction le marché de la rue Mouffetard. Sauf qu’elle avait mal refermé la cage de l’atèle. La suite ne peut qu’être reconstituée. Un, il ouvre la porte, descend par terre et commence à faire le con. Je vois très bien. Deux, il cherche une vraie distraction, qui lui ferait des souvenirs. Trois, il fait la chasse aux autres animaux de ma tata.

Ici, comme on dit, une incise. À ce moment précis de sa vie, je ne sais plus ce que comptait la ménagerie de ma tata. Disons quatre chiens, huit chats, deux fennecs, entre 100 et 200 oiseaux, entre 50 et 150 hamsters – elle revendait les petits sur les quais -, le perroquet Coco, le singe, un faisan. Ce n’est pas un inventaire, juste une évocation. Je sais bien que j’en oublie. Trois donc, il fait la chasse aux animaux. Les chiens aboient, les chats sautent sur les meubles le poil tout hérissé, les fennecs se planquent sous le buffet de la cuisine, Coco appelle la police en imitant la voix de ma tante, les hamsters quittent prudemment leur roue éternelle et se mettent à l’abri dans leur casemate de contreplaqué.

Quatre, l’atèle se redresse une fois pour toutes. Spartacus ! La révolte des esclaves ! Tout le pouvoir aux animaux ! La liberté ou la mort ! En avant comme avant ! L’atèle décide tout seul une évasion de masse en plein Paris. Je dis bien de masse, car ce singe était visiblement généreux et n’entendait pas s’enfuir tout seul. Cinq, il rassemble ses troupes dans le minuscule couloir de l’entrée de tata, et il ouvre la porte palière. Comment ? J’en sais rien du tout. Peut-être que ma tata ne l’avait pas claquée convenablement. Peut-être que l’atèle était serrurier.

Où en étais-je ? Six, il ouvre la porte, et libère d’un coup les chats, les chiens et les fennecs. Au moins. Et puis, montrant par là qu’il n’a aucune intention de revenir, d’un geste théâtral et splendide, il franchit le seuil en dernier et claque la porte derrière lui. La cavale n’a pas duré aussi longtemps qu’il l’avait peut-être imaginée. La suite, telle que racontée par ma tata, est la suivante. Une voisine, qui remontait avec un cabas chargé, a entendu des bruits ahurissants dans la cage d’escalier, et vu fondre sur elle une armée libératrice composée de chats, et de chiens, et de fennecs, suivie du général Atèle en personne, poussant quelques cris d’encouragement. La voisine serait tombée comme une masse, victime d’un malaise cardiaque (bénin).

Ainsi échoua l’une des plus courageuses tentatives de libération du règne animal entreprises sur le sol de Paris. Je raconterai un autre jour – quand il fera beau – ce qu’est devenu ce singe héroïque. De toute façon, il est comme ma tata. Immortel.