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Encore et toujours ma tata Thérèse

Si vous tombez par hasard sur ce rendez-vous consacré à la crise écologique, je vous dois quelques mots. Depuis l’ouverture de ce rendez-vous, fin août 2007, j’ai écrit autour de 350 articles qui sont archivés, et que vous pouvez lire ou relire. C’est un travail, qui m’a fait grandement plaisir, mais je dois aussi œuvrer pour manger à ma faim ces excellents produits bio qui me font tant saliver. Et donc, j’ai mis ma contribution bénévole en veilleuse.  Je n’écris plus que lorsque cela m’est possible. Ce dimanche 23 novembre 2008, j’ai décidé de rédiger la suite des aventures de ma tata Thérèse, qui ont commencé ici il y a quelques semaines, et qu’on peut retrouver sans trop de peine. Je précise, il le vaut mieux, que je m’adresse à un gamin imaginaire. Vous tous, donc.

Aucun rapport avec la crise écologique ? Je crains d’avouer que non. Sauf que ma tata était merveilleuse. J’entrevois donc un lien, bien que vaporeux, bien qu’incertain, bien que discutable. De toute façon, rien ne vous oblige.

Ma tata et le tendre agneau

Est-ce que cela a vraiment existé ? Je suis obligé de te répondre franchement : c’est oui. Oui, un jour, ma tante est revenu du marché de la rue Mouffetard, tout près de la rue Larrey, où elle habitait.

Je ne me souviens plus très bien des détails, mais j’étais petit, quoi, dans les dix ans, par là. Le marché de la rue Mouffetard, à cette époque d’avant le Déluge, quand les dinosaures vivaient encore, était un vrai grand marché vivant. Je dis cela, car aujourd’hui, il est mort. Aujourd’hui, un joli décor de théâtre l’a remplacé. Je le sais, j’y suis passé. Les personnages ne jouent pas si mal, mais c’est une pièce. On cherche le rideau. C’est propre, comme un sou neuf, on n’a plus besoin de se boucher le nez.

Au temps béni de ma tata, le marché de la rue Mouffetard sentait la décomposition et la fin du monde. On glissait sur des poireaux accrochés au pavé de Paris. On pataugeait dans des bouillies de toutes les couleurs que les chats errants n’avaient pas voulu terminer. Les marchands gueulaient tant qu’on ne savait plus où donner de l’oreille. Tu me pardonnes, hein ? Je dis gueuler parce ces gens-là ne se contentaient pas de crier. Comment t’expliquer ? Ils beuglaient, ils mugissaient, ils aboyaient, on les entendait du bas de la rue. Ou du haut, bien sûr.

Je peux me tromper, mais je crois que le marché de la rue Mouffetard n’avait pas été nettoyé depuis le Moyen Âge, au moins. Toute la nourriture de la France était pendue aux étagères, aux étals et même aux murs. Je dis bien : aux murs. Car on manquait de place, et pour faire admirer la marchandise par les passants, il fallait bien la montrer. On accrochait donc des gigots ou des ribambelles d’oignons ou des lapins écorchés partout où traînaient des clous. Et les vieux clous, rue Mouffetard, ce n’est pas ce qui manquait.

Bon, j’espère que tu ne t’es pas perdu en route. Je reprends. J’ai dix ans, ma tata revient du marché, et là, je dois avouer que j’ai un coup au cœur. Tu vois ce que je veux dire ? Mon cœur accélère, comme dans une descente depuis le plateau d’Avron, sur un vélo sans freins. Tu me suis ? J’ai un coup au cœur, parce que tata n’a pas seulement un sac à provisions empli comme d’habitude de patates et de camembert. Ma tata tient sous le bras un agneau. Un agneau vivant. Si. Je te jure.

Je ne sais plus si mon frère Régis était là. J’espère. J’espère bien pour lui. Car moi, j’ai aussitôt crié. Fort. Et puis j’ai ri, et puis j’ai tapé dans mes mains, et puis j’ai fait une ou deux cabrioles. Les cabrioles, je dois dire que je ne suis pas tout à fait sûr. Mais l’agneau méritait bien cela. Au moins cela. Ma tata a retourné deux ou trois fois son dentier dans sa bouche, ce qu’elle adorait faire, et puis elle a expliqué.

Elle était très forte pour les explications. Si elle était en ce moment devant moi, je lui dirais : « Eh, tata Thérèse, c’est bien vrai, ce que tu racontes ? ». Pour ne rien te cacher, maintenant que le temps a passé, il me vient des doutes. Mais quand j’étais petit, je n’étais pas grand, et je croyais tout ce que ma tata disait. Et ce jour-là, elle a expliqué que dans la rue Mouffetard, il y avait des gens très méchants. Surtout un type affreux, avec une grande moustache noire et un grand tablier blanc. Je pense que tu auras reconnu le boucher, qui était je dois dire un sacré sagouin. Car non seulement il avait cette moustache et ce tablier, mais aussi un long couteau avec un manche en corne, par lequel il décapitait les animaux et les réduisait en tranches fines qu’il revendait une à une à ses clients.

Je ne sais pas si tu imagines bien la situation. Le boucher, avec son couteau dans la main, entouré d’animaux en morceaux. Et ma tante qui passe devant son magasin, en lui montrant ses fausses dents. Je pense, sans pouvoir en être sûr, qu’elle a dû marmonner une amabilité. Par exemple : assassin. Ou peut-être : salopard. Je m’excuse une nouvelle fois, mais tata aimait bien le mot salopard. Et moi aussi, figure-toi. Donc, elle est passée devant le coutelas, et c’est alors qu’elle a vu l’agneau. Recroquevillé dans un coin, découragé de vivre, attendant le sacrifice. Tata a demandé aussitôt au criminel ce que cet animal faisait chez lui, et le criminel lui a répondu que l’agneau n’allait pas tarder à y passer, car les fêtes de Noël approchaient, et que les habitants du quartier adoraient la belle chair tendre d’un agneau fraîchement tué.

Tel que. Le boucher s’apprêtait à zigouiller cette merveille de la nature. La cigarette au bec, si cela se trouve. Car à l’époque, on aurait eu du mal à trouver un boucher sans un crayon derrière l’oreille et une gitane maïs accrochée à sa moustache. Je te précise un point d’histoire ancienne : une gitane maïs, c’était une cigarette qui sentait tellement mauvais que j’avais envie de vomir à chaque fois. En tout cas, ma tata ne pouvait tout de même pas accepter le massacre ! Je te pose la question : qu’aurais-tu fait à sa place ? Elle, qui n’avait comme d’habitude pas plus que quelques centimes dans sa poche, a commencé à hurler au scandale, puis à ameuter une petite foule de gens indignés. Et ensuite, ensuite, je ne sais plus. Je crois qu’elle a trouvé un arrangement. Il me semble qu’elle a payé quelque chose. Ou laissé sa carte d’identité en assurant qu’elle reviendrait payer. Ou encore une autre trouvaille, parce que l’imagination de ma tante Thérèse, quand il s’agissait d’animaux, n’avait pas de limites. Tu vois la mer ? Tu vois l’horizon sur la mer ? Pareil. Ma tante était comme un horizon sans fin.

Cette fois, nous y sommes. Ma tante et l’agneau vivant sous le bras. Au cinquième étage de l’immeuble de la rue Larrey. Dans son appartement microscopique dont les cloisons dataient de Mathusalem – un très vieux monsieur, crois-moi – et où l’on entendait les gens du dessus faire pipi comme si on était avec eux. J’imagine que tu veux savoir comment elle s’en est tirée. Moi aussi, je te l’assure. N’oublie pas que j’ai dix ans, et que ma tante vient de revenir du marché avec cet animal en peluche aux yeux grands ouverts ! Je viens juste d’arrêter de hurler de joie, et je suis comme toi. Que va faire ma tante Thérèse ?

J’aurais dû m’en douter. Elle a gardé l’agneau. Évidemment ! Au début et pendant des semaines, elle l’a nourri au biberon. Je n’ose pas me demander où elle trouvait le lait et comment elle le payait. Oublions. Je n’ose pas non plus me demander ce qu’elle faisait du caca de l’agneau. Crois-moi, et de cela je me souviens, un agneau fait caca. Et pipi. Par terre. Beaucoup. Souvent. Mais Thérèse s’en moquait totalement. Est-ce qu’une maman a le droit de se poser des questions aussi saugrenues ? Elle épongeait, ce n’est pas quand même pas si compliqué.

Et puis l’agneau a grandi. C’est très beau, un agneau qui grandit. Son poil est comme du feutre, tu voudrais dormir avec lui et ne plus jamais le quitter. C’est  chaud, c’est doux, c’est blanc. Mais quand arrive le moment où le lait ne suffit plus, ce qu’on appelle le sevrage, il y a un moment délicat. Où trouver du fourrage rue Larrey, quand on est seule, sans voiture et sans argent ? Où trouver du ravitaillement ? Heureusement, nous étions là.

Nous. Nous. À cette époque, j’habitais en banlieue, dans une ville tout ce qu’il y a d’urbaine. Avec des bus, des Quatre-Chevaux – une voiture -, des immeubles en pagaille, la Grande Rue, le parc de la rue Jean Beausire, Bouboule, les frères Odelli, Yvonne, et j’en passe. Mais il y avait aussi une ferme. Oui, une ferme en activité, avec des vaches. C’était comme un reste de campagne qui avait été encerclé par la ville, et qui résistait de moins en moins. Mais la ferme des Van Morleghem était en activité dans l’avenue Lespinasse, et depuis les fenêtres de notre immeuble HLM en papier mâché, on pouvait de temps en temps voir Jacky, le fils de la famille, traire les six ou sept vaches sous notre nez, ou presque. Le soir, on allait demander une bouteille de lait chez madame Van Morleghem, qui faisait aussi épicerie, et elle ramenait directement de l’étable un pot en aluminium. Après quoi, elle versait du lait encore chaud dans une bouteille en verre, et elle plaçait un capuchon métallique dessus avec un petit engin qui le pressait sur le goulot. Oui, le lait venait encore des vaches, en ce temps-là. Et on commençait toujours par le faire bouillir, car les microbes étaient de sales bêtes.

Aïe, je me suis encore perdu. La ferme. Qui dit ferme dit fourrage. Pendant un temps que je ne peux pas préciser, chaque semaine, on remplissait deux grands sacs à provision avec du foin venu de la ferme, et on le portait chez ma tata pour nourrir l’agneau. Il fallait aller à pied à la gare, qui nous menait par l’omnibus à la gare de l’Est, puis prendre le métro et descendre place Monge. La rue Larrey était à deux pas. Et l’agneau avait faim.

L’agneau ? Quel agneau ? Il était devenu un jeune mouton, oui, voilà la vérité. Un jour, par je ne sais quel miracle, Thérèse est venue nous visiter avec l’animal dans notre banlieue, et j’ai eu le droit de le promener avec une laisse dans la cour de l’immeuble, devant les Odelli, Bouboule et Yvonne. Je ne te raconte pas l’heure de gloire. Mais pour ma tante, cela commençait à ne plus aller aussi bien. Car le mouton, ayant forci, faisait de plus en plus caca et pipi. Et comme un mouton digne de ce nom, il lui arrivait fréquemment de bêler ou de taper du sabot sur le plancher. Or les voisins n’étaient pas au courant que l’immeuble s’était lancé dans l’élevage semi industriel. Ils en étaient restés aux souris et aux hamsters, comme je te raconterai une autre fois. Un jour fatal, le pot aux roses a été découvert par le facteur, qui avait la langue bien pendue, je dois préciser.

Il était venu apporter un mandat à ma tante, qui n’avait pas pris soin de coincer la porte d’entrée comme elle faisait d’habitude. Alors, le mouton a fait son apparition dans le couloir en fanfare. En fanfare, c’est-à-dire en bêlant. Le facteur avait enfin de grandes nouvelles à apprendre au voisinage, et il se ne se priva pas d’annoncer à coups de tambour que l’immeuble abritait une ménagerie privée, dont un mouton au moins. Les voisins l’avaient déjà entendu bien des fois, mais ma tata leur faisait croire, sans succès, que les bêlements étaient ceux de sa petite-fille de cinq ans, ma cousine Laetitia.

Vrai ? Je joue ma réputation : tout est exact, crois-moi sur parole. Dans la suite des semaines et des mois, tata Thérèse s’est arraché les cheveux, qu’elle avait aussi abondants que grisonnants. Elle savait bien que jamais elle ne pourrait garder rue Larrey un mouton adulte. D’ailleurs, franchement, s’agissait-il d’un bélier – disons un papa, un mec, un mâle – ou d’une brebis ? Soit je ne l’ai jamais su, soit je l’ai oublié. Mais ma tante chérie, un jour, m’a dit qu’elle avait trouvé un client, je n’ose dire un pigeon.

Selon elle, un homme de la campagne – on pourrait dire un paysan, je crois -, avait accepté d’accueillir le mouton dans un pré gras, où l’herbe était verte, où la vie serait belle et où elle serait éternelle. Et le mouton est parti vers de nouvelles aventures. Ce que j’en pense ? Tu me demandes ce que j’en pense ? Mais rien, voyons. Ou plutôt, étant entendu que ma tata Thérèse était une magicienne accomplie, qui réalisait des miracles au rythme où je respire, je me suis dit alors : OUAIS ! Je me suis dit qu’elle était arrivée une fois encore à faire tourner la terre comme on voudrait tous qu’elle fasse. Je me suis dit que c’était une reine du monde. Et maintenant que les années ont filé, je peux te le confirmer : tata Thérèse était une reine du monde. Ne me dis surtout pas que tu n’es pas d’accord.

Les frères Sennepin et le tigre (un cas d’amitié à distance)

Cela fait des années que ça dure. Oh, des années ! Je suis ami avec un type que je n’ai jamais vu. Dont j’ignore jusqu’au visage. Peut-être est-ce inquiétant, après tout ? Et de quel droit puis-je écrire que Michel Sennepin est un ami, d’ailleurs ? Qu’en dirait-il lui-même ? J’avoue que je n’en ai pas la moindre idée.

Je me dois ajouter que l’amitié que je porte à Michel Sennepin est idéelle, irréelle aussi, j’en conviens. N’empêche qu’il y aura toujours un bol de soupe – bio – pour lui à la maison. Qu’il sache au moins cela ! Michel –  il est temps de passer aux faits – m’envoie par la poste, tous les deux ou trois mois, de précieuses informations sur le tigre et la vie sauvage menacée. Son frère visiblement chéri, Alain, tient d’ailleurs un site internet voué à la protection du tigre (ici).

Ces deux-là rapportent une histoire extraordinaire dont le monde n’a que faire. Mais elle est vraie pourtant, autant que nous pouvons savoir du moins. Le tigre est réellement le compagnon par excellence de l’homme. Par un clin d’oeil de l’histoire antique, l’animal a le même âge sur terre que nous. Autour de deux millions d’années. Est-ce croyable ? C’est. Muß es sein ? Es muß sein !

Avec le tigre, nous sommes en face d’une intrigue folle, d’une énigme élémentaire qui renvoie au grand mystère. Qui sommes-nous ? Et pourquoi ? Cet animal prodigieux a commencé par s’étendre sur la terre, comme nous. Né dans le territoire actuel de la Chine, il a gagné les continents. Certainement jusqu’en Europe du Nord et de l’Est. Peut-être même, disent certains, jusque vers la France d’aujourd’hui. Mais on s’en moque un peu, désormais. La réalité, c’est que le tigre meurt partout. Il y en avait peut-être 100 000 il y a cent ans, répartis en huit sous-espèces. Nul ne sait guère combien il en reste. 1 000 ? Environ. Une misère désespérante. La politique coloniale menée en Asie par des pays comme la Russie, l’Angleterre et la France, aurait tué en deux siècles 500 000 tigres. En 1945, le monde n’aurait compté que 2 % de sa population de tigres de 1750.

On s’en fout ? Oui, on s’en fout. Je veux dire que nous piétinons tous un renversant compagnonnage. Comme si le mépris dont nous entourons ce prodige pouvait ne pas avoir de conséquences générales sur notre psyché. Qui s’intéresse pour de vrai, chez nous, au sort de Panthera tigris ? À part les Sennepin, je veux dire. À part eux, qui ? Dans le numéro 55 de la revue de la Secas ( Société d’encouragement pour la conservation des animaux sauvages, voir son site), Alain Sennepin lance une sorte d’appel qui me semble à moi désespéré. Mais la situation est desespérée, cela ne fait aucun doute hélas.

Il suggère que les pays du Nord mènent une politique concertée de « réensauvagement », en s’appuyant sur les populations de tigres en captivité. Il est vrai, certain même, que des dizaines de milliers de tigres croupissent dans des zoos et chez des particuliers, spécialement aux États-Unis. 40 000, peut-être, soit 40 fois plus qu’en liberté. La survie de l’espèce, par un paradoxe insupportable, serait en prison. Les moyens existent, dit Sennepin, de monter des programmes cohérents et réalistes de réintroduction dans des écosystyèmes au préalable préparés, et stabilisés.

L’Occident tout entier, dont nous sommes, ne vous en déplaise, est face à une responsabilité supérieure. Comment sauver cette figure capitale de notre être commun, cette « merveille et gloire du monde depuis deux millions d’années », comme l’écrit Alain Sennepin ? Je ne sais, pour ma part. Mais pour la soupe, les deux frères, je ne plaisante pas : vous venez quand vous voulez. Sauver le tigre, c’est conserver une chance pour l’homme. Le sacrifier, je l’écris comme je le pense, c’est nous mettre la tête sur le billot. Dans tous les cas, c’est tuer l’idée que l’homme s’est fait de lui au cours des deux millions d’années de son aventure. C’est conduire au tombeau le rêve de la coexistence. Le veut-on ? Le voulons-nous ?

Fin provisoire des aventures de tata Thérèse (provisoire, si)

Déjà le quatrième volume concernant ma tata Thérèse à moi. Comme le temps passe. C’est fou. C’est fou. J’ai bien peur de devoir me répéter : c’est fou.

Tata et le moineau de Paris

Combien y avait-il de moineaux dans Paris lorsque j’étais encore plus petit que toi ? Laisse-moi réfléchir une seconde. Je dirai 521 milliards, à peu près. Il y en avait partout, bien plus qu’aujourd’hui. Sur les branches, tu t’en doutes. Sur et sous les bancs, en train de se battre, de se poursuivre ou de se rouler dans la poussière. Sur le rebord des toits, au coin des cheminées, picorant le trottoir, occupant de vastes portions du ciel, tombant sous la griffe du chat de la voisine sorti faire un tour sur le boulevard, se baignant dans le caniveau ou dans la flaque laissée par l’orage de la veille au soir, faisant de la balançoire sans se faire remarquer, en compagnie de mes amis Jacky et Bouboule, au square de la rue Jean Beausire. Bref, le moineau se plaisait en ville, je l’affirme haut et fort.
C’est bien pourquoi l’histoire de Nono est étrange. Car Nono le moineau habitait chez ma tante. Et le grand malheur, c’est que je ne peux pas te dire pourquoi. Affreux. Je ne m’en souviens pas, et je te rappelle que ce livre est un livre de souvenirs authentiques. Je n’ai pas le droit de mentir ou d’inventer. Disons qu’un jour, un très beau jour pour moi, j’ai vu Nono. C’était le moineau ordinaire, un monsieur pour être complet. Le moineau mâle a la tête grise, autant que tu le saches. Donc, Nono aussi, avec une bavette noire, des joues et une gorge blanches. S’il avait été une dame, Nono aurait eu une belle robe beige. Nous sommes d’accord ? Alors, je continue.

Un jour, j’ai rencontré Nono, qui était perché sur une armoire de ma tata. Dans la première des petites chambres, à droite, qui s’ouvraient sur la salle de séjour. Je dois te dire que Nono aimait beaucoup le haut de l’armoire. Selon moi, mais cela ne m’engage pas beaucoup, il voulait repérer ses ennemis de loin, de manière à sauver sa peau le plus longtemps possible. Car je te rappelle que l’appartement de la rue Larrey était rempli de prédateurs pour lesquels un plat de moineau est à peu près ce qu’est un goûteux morceau de camembert pour moi. Ou qui sait un gâteau au chocolat avec de la crème dessus pour toi.
Les prédateurs locaux étaient surtout représentés par deux espèces. Il y avait le chat, qui est de la famille du tigre. Ce voyou sait s’approcher d’un moineau de Paris comme s’il était une image de Saint-Pierre collée sur le mur. Je ne te conseille pas d’essayer, car c’est difficile. Le chat traque le moineau parce qu’une petite sonnerie retentit derrière son œil quand il en voit un. Ce n’est donc pas la peine de le gronder ou de tirer sur sa queue, car il n’écoute pas. J’ai déjà essayé, figure-toi.

L’autre chasseur de moineaux était le fennec, dont je t’ai déjà parlé. Ce renard, car c’en est un, parvient à ressembler aux hiéroglyphes sur les temples égyptiens. Comme je ne sais pas si tu connais, je t’explique. Il ne montre que son profil, et on a l’impression qu’il est immobile depuis une heure, alors qu’il n’est plus qu’à un centimètre de ton mollet. Je te parle de mollet, mais je pourrais parler de ta fesse, c’est juste une image.

Le fennec présente son profil, c’est-à-dire son museau, mais sans ouvrir la gueule une seule seconde. Car s’il le faisait, on verrait aussitôt que sa mâchoire est emplie d’une collection complète de poignards en forme de dents. Ou de dents en forme de poignards, comme tu préfères. Je crois que telle est la raison pour laquelle Nono préférait se réfugier sur les hauteurs de l’armoire. En cas d’attaque, il prenait un envol instantané.

Mais ces précautions n’auraient probablement pas suffi si ma tante n’avait pas décidé d’isoler Nono dans la petite chambre. Isoler, cela voulait dire refermer systématiquement la porte, de manière que les chats ou les fennecs ne viennent pas tailler une bavette dans le corps athlétique de Nono. Nous avions l’ordre de faire attention en entrant et en sortant de la pièce où le moineau faisait ses cabrioles. Mais ne va pas imaginer qu’isolement signifie solitude. Chez tata Thérèse, on ne pouvait jamais être seul, car il n’y avait pas assez de place.

Dans la petite chambre, il y avait ma cousine Laetitia, qui était la petite-fille de ma tata, et qui vivait avec elle, je ne sais plus pourquoi. Et puis il y avait aussi quelques dizaines de hamsters, dont ma tante faisait l’élevage, je te raconterai plus loin. Et bien entendu des serins, des perruches et des tourterelles. Mais tout ça ne compte que pour du beurre, car ils étaient enfermés dans leurs cages. Tandis que Nono, lui, qui était le roi, vivait en liberté, si je peux dire.

Que mangeait Nono ? Eh bien des graines, vois-tu. Du millet, de l’avoine, du riz. Dans le grand dehors de la ville, le moineau mange tout ce qui tombe dans son bec, ou presque. Quand il vole, par exemple, il avale sans se faire prier les insectes qu’il rencontre. Gloup ! Ou encore slurp ! Il enfourne. Chez tata, il faisait pareil. Des graines, des graines, des graines.

Mais ma tante tenait à sa réputation de diététicienne. Elle savait qu’un régime équilibré de moineau passe à l’occasion par des protéines animales. Les graines, fort bien, mais la viande ? Imagine que la Société protectrice des animaux ait envoyé un inspecteur chez elle, hein ? Et qu’il se soit rendu compte aussitôt que Nono n’avait pas droit à sa ration d’araignées ou de fourmis volantes ? Hein ?

Mais ma tante savait ce qu’elle faisait. Sur un meuble de la petite chambre de Nono, il y avait un bocal en verre qui permettait de voir un joli spectacle. Dedans, en effet, dans ce qui ressemblait à de la sciure, on voyait s’agiter des vers blancs joufflus, mafflus, pétant la forme. Plus d’une fois, avec mon frère Régis, nous avons assisté au repas carnivore de Nono le moineau, et je vais essayer de te décrire comment cela se passait.

Premier mouvement : tata joue avec son dentier et se met à rigoler en faisant tourner ses yeux pour nous faire rire. Deuxième mouvement : elle met son doigt en travers de ses lèvres pour nous faire taire. Là, je pense que c’est pour ne pas alerter ma mère, qui est en train de boire un café dans la cuisine en compagnie des fennecs. Trois, elle nous entraîne, Régis et moi, dans la petite chambre réservée aux loopings et aux entraînements aériens de Nono le moineau.

À l’intérieur de la pièce, le silence. On n’entend plus que les 25 perruches qui jacassent, et les hamsters qui cavalent sur leurs roues. En haut de l’armoire, Nono jette un œil, pas très concerné. Tata rigole encore une fois, et à ce moment, il est évident qu’elle prépare un mauvais coup. Mais lequel ? Elle s’approche du bocal, l’ouvre, plonge la main au milieu de la masse des vers blancs, et en sort un entre deux doigts. Ensuite, elle nous fait une sorte de clin d’œil, et elle coince la bestiole entre ses lèvres, en roulant encore une fois ses yeux dans tous les sens. Je peux t’assurer que certains après-midi, rue Larrey, il ne faut pas avoir peur. On dirait un film d’horreur, fabriqué exprès pour faire grincer les dents des pauvres enfants que nous sommes, Régis et moi.
Tu y es ? Tata a donc coincé un ver de farine entre ses dents, et elle relève soudain la tête en direction de Nono, toujours installé en haut de l’armoire. Je ne suis pas tout à fait sûr, mais je me demande si le moineau n’aurait pas un peu frétillé du bout de la queue. Alors ma tante, tout en serrant autant qu’elle peut le ver au coin de sa bouche, se met à appeler Nono. Et ce n’est pas simple, crois-moi. Si elle laisse entrer assez d’air pour dire distinctement et assez fort : “ Nono ! Nono ! ”, le ver pourrait bien se libérer, et tomber sur le sol. Je suis sûr que tu as déjà lu la fable de La Fontaine appelée Le Corbeau et le Renard. Eh bien, c’est presque pareil.
Si ma tata ouvre son bec, le ver fera le grand saut, et Nono restera haut perché. La minute qui suit est donc très importante. On n’entend au départ qu’un tout petit souffle de grand-mère. Quelque chose comme “ Ohho ! Ohoh ! ”. Moi, je serais Nono, je ne reconnaîtrais pas mon nom, je te jure bien. Mais Thérèse insiste, et tout en serrant le malheureux ver avec ses lèvres, elle réussit enfin à faire entrer un courant d’air dans sa gorge. Et brusquement, on entend enfin le nom du moineau. Un vrai coup de clairon. “ Nono ! ”, “ Nono ! ”.

Cette fois, l’oiseau a compris qu’on le cherchait. Il regarde. Son bec et son cou s’énervent ensemble. En haut, en bas, à gauche, à droite. Je me demande ce qu’il voit, de là-haut. Sûrement une petite bestiole blanche qui bouge en pendouillant d’une autre bestiole beaucoup plus grosse. Et soudain, la magie commence, on se croirait à l’aéroport d’Orly. Nono s’envole, d’abord vers le plafond, et pique ensuite d’un coup sec vers le sol. Va-t-il se crasher ? Va-t-il s’écraser faute d’avoir pu ralentir à temps ? Je ne respire plus, ce qui n’est pas commode. Mais non, Nono se reprend, rase le lino, remonte d’un coup d’ailes, parvient à la hauteur des épaules de tata Thérèse, et je peux te garantir pour l’avoir vu qu’il y a un pilote dans l’avion.

Car que fait Nono, grâce à une impressionnante torsion de ses ailes ? Une manœuvre géniale, qui le place bientôt son bec à la même hauteur que celui de Thérèse. Enfin, pas son bec, tu auras rectifié, sa bouche. Il est encore à soixante centimètres, mais à cet instant précis, je sais, je sens qu’il va réussir son coup. Et j’ai raison. Un dernier coup d’ailes, et le moineau passe sans s’arrêter au ras des lèvres de ma tante adorée. Sans s’arrêter, sans ralentir on dirait, il lui vole au passage le ver blanc, le coince dans son bec et remonte déguster la friandise en haut de l’armoire.

En cette minute d’histoire, d’histoire naturelle, si quelqu’un avait eu la bonne idée de me photographier, il aurait vu un gamin au bord de l’évanouissement, avec la mâchoire dévissée et les yeux perdus dans l’espace. Malheureusement, la seule trace est dans ma tête, et dans celle de mon frère Régis. Mais personne ne la fera disparaître, que cela soit dit. Ma tante, je t’aime.

Encore ma tata Thérèse

Je m’en vais, dites-moi. Sous d’autres cieux. Et c’est simplement délicieux. Je m’en vais pour quelques jours, non sans vous laisser deux messages posthumes de ma tata Thérèse à moi. Au point où je suis rendu, pourquoi m’arrêter ? Il y aura aussi un papier, à leur suite, consacré à Nicolas Hulot. Dans la liste, donc, incluant celui que vous êtes en train de lire, le troisième. Suis-je clair ? Je n’en suis pas bien sûr, mais comme je m’en vais sans remords, je m’en vais. Rendez-vous probable lundi prochain.

Vol de pigeons dans la maison

Quand j’étais petit, déjà, les pigeons étaient détestés par une quantité effarante de gens bien élevés. On entendait dire à Paris qu’ils apportaient la gale, ou la lèpre, ou la broncho-pneumonie je ne sais plus, à tous ceux qu’ils approchaient à moins de cinquante mètres. Or, rue Larrey et alentour, il y avait beaucoup de pigeons qui formaient des bandes de jeunes et de moins jeunes dans les airs. Et c’était un sacré spectacle à observer, quand on n’avait pas trop peur d’attraper la poliomyélite ou de rester paralysé, ou de devenir aveugle.

Rue Larrey, si j’essaie de rassembler mes souvenirs, il y avait deux clans principaux. Le premier était constitué par les ennemis des pigeons. Il unissait les propriétaires, les balayeurs, les employés de la ville de Paris, les utilisateurs de bancs publics, les gens correctement habillés. C’est-à-dire le monde entier. Sur l’autre bord, de l’autre côté du ring, il n’y avait que ma tante Thérèse à moi, que le voisinage aurait bien envoyé à Charenton, comme on disait à cette époque. Charenton, c’était l’asile de fous.

Mais ma tante Thérèse n’avait rien à faire chez les fous. Simplement, et définitivement, elle aimait les pigeons de la grande ville, et ne supportait pas qu’on s’attaque à eux. Je l’ai vue souvent sortir avec un parapluie, même les jours où il ne pleuvait pas. Le parapluie, ce n’était pas pour les nuages, c’était pour les assassins. Car même en plein jour, les assassins et les spadassins rôdaient dans les rues de ce vieux Paris de mon enfance. Oh, ne va pas imaginer de sinistres figures de tueurs à gage, avec de longs couteaux et de lourds pistolets.

Non, ceux-là avaient la loi avec eux, et portaient souvent un uniforme. Car la ville de Paris, l’ignoble ville de Paris payait des équipes spéciales pour s’emparer du plus grand nombre possible de pigeons baladeurs. Avec des filets, je te l’assure ! Avec de grands filets comme en utilisent les gladiateurs dans les films sur Rome.

À deux ou trois, tenant leur piège dans les mains, ils s’approchaient d’un rassemblement interdit de Columba livia – le nom savant du pigeon biset -, par exemple au bord d’une fontaine, et zou, zip, tchak et ziiiipppp ! En clair, ils lançaient leur filet comme des pêcheurs au large d’Audierne. Et les pigeons étaient pris dedans, emprisonnés à tout jamais. Car tu penses bien qu’ils ne les relâchaient pas. La vérité, que je vais te murmurer dans le creux de l’oreille, car elle est loin d’être plaisante, c’est que ces malandrins zigouillaient tous les pigeons qui leur tombaient sous la main.

Heureusement pour eux, tata Thérèse arrivait souvent au bon moment pour les libérer, avec son parapluie. Tu me diras qu’on ne sauve pas des pigeons condamnés à mort avec un parapluie, et tu auras raison. Mais n’oublie jamais que tu ne t’appelles pas ma tante Thérèse. Elle, elle y arrivait.

Comment ? Eh bien, elle chargeait les tueurs, comme avec une lance sur un champ de bataille. J’espère que tu as déjà vu des combats de chevalerie dans les films de cape et d’épée. Ma tante était une sorte de chevalier sans cheval, mais avec un parapluie. Elle courait dans leur direction en hurlant et elle essayait de les embrocher avec son parapluie. Heureusement que ce n’était pas un couteau ! Ensuite, elle criait et soufflait comme une baleine, en faisant des grands gestes, de tours de moulinets dans tous les sens. Alors, les passants se rapprochaient et, bien entendu, ils ne comprenaient rien. Rien. Sauf qu’ils voyaient une dame d’un certain âge en plein orage, en pleine surchauffe, juste devant des personnages patibulaires qui ressemblaient à des gardiens de prison.

Des gardiens armés d’un filet, sous lequel gigotaient de pauvres et tristes oiseaux.Je ne suis pas tout à fait sûr, mais il me semble que là, tata avait inventé un truc. Elle apitoyait le monde, qui adore découvrir de pauvres victimes juste sous son nez. En tout cas, les gens prenaient le parti de ma tante, et souvent, les kidnappeurs de pigeons étaient obligés de repartir après avoir relâché leurs proies. Mais avant d’en arriver là, une fois sur deux, ils avaient le temps de rédiger un superbe procès-verbal d’amende, qui condamnait ma tante à verser à la ville de Paris je ne sais plus quelle somme avant la fin du mois. À mon humble avis, elle n’a jamais dû payer, car elle utilisait les papiers des amendes pour poser les tasses de café. Ou pour mettre dans la boîte à crottes de ses chats. Non, je crois bien qu’elle n’a jamais payé.

Je pense avoir été clair : ma tante aimait les pigeons. Mais je voudrais te dire autre chose. En vérité, elle les adorait. J’en ai gardé une preuve dans un coin de ma tête. Certains jours de beau temps, ma tante ouvrait la porte-fenêtre de sa salle de séjour, qui donnait sur un petit balcon. Il était toujours couvert d’une épaisseur de fientes d’oiseaux incroyable. Comme une boue dans laquelle tu aurais pu t’enfoncer jusqu’au mollet. Sauf que c’était du caca. Bon, je te parle franchement.

La première fois que j’ai vu ça, je n’ai pas compris d’où venaient ces milliards de millions de petites crottes, car il n’y avait aucun oiseau en vue sur le balcon. Mais la deuxième fois, j’ai eu l’explication. La voilà. Tata était aller chercher de gros sacs dans son fourbi de la cuisine, et en avait ramenés deux coincés sur chacune de ses épaules. Moi, je regardais, en me demandant ce qu’elle avait inventé, car au cas où cela t’aurait échappé, elle inventait à chaque fois quelque chose, que je n’oubliais jamais. Et elle a posé un sac et ouvert délicatement l’autre avant de se mettre au bord du balcon, face à la Grande Mosquée.

À ce moment précis, et je t’assure que j’en ai encore le frisson, le ciel a commencé à bouger, comme dans un dessin animé. Il y avait des ailes partout, qui battaient en cadence, et qui se rapprochaient comme des bolides depuis tous les coins de l’horizon. J’ai eu peur, et ne mens pas, s’il te plaît, toi aussi tu aurais eu peur.C’était les pigeons. Oui, les pigeons de Paris arrivaient tous du diable Vauvert pour venir casser la croûte chez tata Thérèse. Elle leur donnait rendez-vous, quoi. Toujours à la même heure. Et ces oiseaux, qui ne sont pas des cruches, ni des ânes, avaient pris leurs petites habitudes.

La suite est affreusement dingue, et si je n’avais pas été là, je ne le croirais pas. Mais j’étais là. Ma tante a posé le sac sur son épaule droite, qui était rempli de graines de qualité supérieure, et elle a commencé à déverser le repas directement sur le balcon. Et des dizaines de pigeons ont commencé à se poser et à boulotter autant qu’ils pouvaient. Les autres, car il y en avait d’autres, se posaient sur la balustrade, ou faisaient du surplace, et au moins une quinzaine sont entrés dans la salle de séjour de tata, des fois qu’elle aurait préparé un gratin au four pour eux, qu’elle aurait posé sur la table. Bref, je crois que tu peux imaginer la scène, cela sentait le grand bazar, et la maison de cinglés. Mais ce n’était pas Charenton, c’était la rue Larrey, chez tata Thérèse. C’était bien mieux.

Ma tante Thérèse (une suite)

À la demande générale (de deux ou trois d’entre vous), je poursuis ce dimanche les aventures de ma tante Thérèse à moi. Comme précisé hier, n’y touchez pas ! Elle est à moi. Je rappelle que ces phrases étaient et demeurent destinées aux enfants. À nous, donc. Et ma flemme, évoquée hier, elle aussi, grandit à vue d’oeil. Je vous avertis par anticipation que je vais me sauver dans la brousse quelques jours. Dès mardi, plus rien. J’ai dans l’idée que tout le monde survivra.

Thérèse et le perroquet

Ma tante Thérèse pensait à chaque seconde aux animaux. Ceux qu’elle avait, ceux qu’elle aurait, ceux qui étaient vivants, ceux qu’elle guérirait, ceux qui étaient morts, ceux qu’elle ressusciterait, ceux qu’elle arracherait pour finir aux griffes des affreux et des méchants. Comme tu le sais peut-être, ces deux dernières catégories sont assez nombreuses.

Un jour, en se mettant à la fenêtre d’une des deux minuscules chambres, qui donnait sur la cour des immeubles de la rue Larrey, Thérèse a vu un perroquet qui volait, en liberté. Elle savait bien qu’il allait mourir, tôt ou tard. De froid ou de faim. Car un perroquet du Gabon ne mange pas des croûtes de pain de Paris, ou alors seulement en apéritif.

Alors Thérèse s’est mise à la fenêtre et elle a commencé à parler à l’oiseau. Au début avec sa voix à elle, comme un roucoulement grave de biquette qui se terminait neuf fois sur dix par une explosion de rire. Le perroquet paraissait se moquer d’elle, tu ne peux même pas imaginer. Il volait, disparaissait vers la Grande Mosquée, revenait, et repartait. Je crois qu’il avait décidé de la faire mariner. Mariner comme les sardines au fond de leur boîte pleine d’huile.

Alors ma tante a décidé d’utiliser les grands moyens. Elle a commencé à siffler comme un pinson, puis à parler du nez, un peu je dois dire comme un perroquet enrhumé. Rien à faire. L’oiseau échappé continuait à voler. Et cela a duré un jour, une nuit, un jour. Libre à toi de ne pas me croire. Je ne dis pas que Thérèse ne dormait pas, je jure qu’elle ne dormait presque plus. Elle veillait l’animal. Et le troisième jour, elle a choisi d’appeler le perroquet, tout simplement. En utilisant le prénom de son fils, Coco, ce qui tombait bien, non ? “ Coco ! Coco ! rentre à la maison ! ”. Comme ça. Cent fois. Deux cents fois. “ Allez, mon Coco ! viens voir maman ! tu vas attraper froid ! ”. Deux cents fois, trois cents fois. Si je peux me permettre, les voisins en avaient assez, tu peux en être sûr et même certain.

Dans l’après-midi du troisième jour, Thérèse piquait du nez contre le rebord de sa fenêtre, et elle ne savait plus où elle habitait. Elle continuait de temps en temps à lancer ses appels dans le vide, avec de moins en moins de conviction. C’est sans doute parce qu’il avait bon cœur que vers les cinq heures, sans s’annoncer, le perroquet a fait son entrée triomphale chez ma tante Thérèse. En une seconde fatale, il était entré dans la chambre, passant au-dessus de sa tête. Pour un peu, il serait reparti aussi vite. Mais ma tata savait être rapide comme l’éclair. À croire qu’elle faisait semblant de sommeiller, pour mieux l’amadouer : d’un coup, elle s’est relevée, et a fermé la fenêtre. Toc ! Coco venait d’entrer dans la grande famille de la rue Larrey.

Coco et le bruit de la banane

Le perroquet Coco s’était enfui de chez son ancien propriétaire, qui était un grand patriote. Ma tata Thérèse l’a compris le jour où il a commencé à siffler la Marseillaise, hélas en faisant des fautes terribles au passage. Le début était splendide, tonitruant, et j’accompagnais avec un vif plaisir l’animal. À pleins poumons, je hurlais sans aucune hésitation : “ Le jour de gloi-oi-r’ est arrivé ! ”. Mais cela se gâtait aux environs de : “ Entendez-vous, dans nos campagnes, mugir ces féroces soldats ? ”. Coco sautait carrément deux notes, et toute la chanson dérapait.

La Marseillaise devenait la Paimpolaise, ou pire encore, on ne reconnaissait plus rien. Autour de cette grave question, il y avait deux interprétations. Certains jours, Thérèse défendait bec et ongles le Coco. Pour elle, le perroquet avait appris la chanson sur un disque, qui était rayé, car à l’époque, mais oui, les disques pouvaient être rayés et radoter comme des petits vieux. Mais quand elle était furieuse contre sa ménagerie personnelle, ou pire encore contre Coco, l’infâme, l’insupportable Coco, elle disait que l’oiseau perdait la tête. La boule. Qu’il n’avait aucune mémoire.

Et là, je suis bien obligé de faire un commentaire, car c’est faux. Coco avait une mémoire d’éléphant, ce qui n’est pas si fréquent chez les volatiles. Un jour, j’étais assis à la table de la salle de séjour de tata Thérèse, et j’ai entendu dans mon dos un petit bruit que je n’ai pas reconnu tout de suite. Avant même que je me retourne, ma tante m’avait dit : “ Tiens, je t’ai épluché une banane ”.

Là, j’étais plutôt content, car j’aime bien les bananes, et j’avais justement reconnu le bruit étrange et délicat d’une peau qu’on casse avec le pouce avant de tirer sur les fines lanières pour manger le fruit. Avant de continuer à lire, pense à ce bruit dans ta tête, juste une seconde : tu casses la banane à la tête, et tu tires sur les rubans de sa peau. Tu y es ? Bon, on continue : je me suis donc retourné, et je n’ai pas vu de banane. Car il n’y en avait pas. En revanche, la tante Thérèse était là, elle, avec un rire de hyène tachetée qui barrait son visage. Il faut dire qu’elle imitait très bien ce carnassier, dans ses grands jours.

Thérèse a ricané, au moins trois ou quatre fois, vraiment très fort, et elle a dit : “ Et alors, elle est où, la banane ? ”. Moi, qui avais sept ou huit ans, pas plus, je ne savais absolument pas quoi lui répondre. Il n’y avait rien sur la table. Rien. Thérèse s’est tournée vers la cage de Coco – oui, elle lui avait trouvé une cage – et elle a annoncé, comme si elle présentait un artiste sur la scène : “ La banane, c’est lui ”.

Et le plus incroyable, c’est que c’était vrai. Le bruit de la banane qu’on épluche, c’est Coco qui le faisait. À la perfection. Ce bruit phénoménal, je l’ai entendu des dizaines ou des centaines de fois. Et à chaque fois, j’ai aussitôt vu une banane dans mon imagination. Coco, lui aussi, était un magicien. D’ailleurs, je n’étais pas le seul à être trompé par lui. Quand l’envie lui prenait, il imitait la voix de ma tante Thérèse, sans trembler. Ce perroquet n’avait pas froid aux yeux, pour un perroquet. Et celui qui tombait dans le panneau, c’était un minuscule chien appelé Riri qui traînait toujours dans les pattes de ma tante, surtout dans la cuisine.

Voilà comme les choses se déroulaient. Ma tante préparait à manger dans la cuisine réservée aux fennecs et aux chats. Le chien Riri se frottait là-bas à ses jambes, car il adorait Tata. Pendant ce temps, j’étais assis à la table de la salle de séjour en train de lire les aventures de Blek le Roc, le grand héros de mon enfance. Entre les deux pièces, je te le rappelle, il n’y avait qu’un couloir. Eh bien, sans prévenir, avec exactement la voix de ma tante, Coco faisait : “ Riri, viens voir le susucre ”. Et aussitôt le chien arrivait en frétillant de la queue et tournicotait pendant trois minutes en attendant que tata lui donne une friandise.
Allez, je recommence pour ceux qui n’ont pas bien suivi. Le chien était dans la cuisine avec ma tante. Et donc, si la voix de Thérèse l’appelait dans la salle de séjour, c’est qu’elle avait trouvé le moyen de se couper en deux morceaux, l’un pour la cuisine, et l’autre pour la salle de séjour. Ou bien que le chien Riri n’avait qu’un tout petit pois dans la tête. Qu’il était bête comme un pou. Réellement couillon sur les bords. Mais ça, jamais je ne le penserai, car il ne faut pas dire du mal des morts, et Riri, qui m’aura tant fait rire, n’est plus de ce monde. Qu’il repose en paix !