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Ma tante Thérèse (prière de se recueillir)

J’ai la flemme, une flemme sévère. Et je m’apprêtais simplement à ne rien faire, ce qui semble sage en ces circonstances. Et puis je me suis souvenu d’une série de textes consacrés à ma tante Thérèse. Je les destinais à des enfants, et je les rassemblerai peut-être un jour ou l’autre. Ou jamais. C’est alors que je me suis dit : s’ils valent (peut-être) pour des enfants, alors ils valent (à coup sûr) pour des adultes. Et j’ai décidé de mettre en ligne le début. Si cela vous plaît, tant mieux. Mais sinon, pas un mot ! Ne touchez pas à ma tante Thérèse à moi, joyau de mon enfance, diamant brut, soleil resplendissant de ma mémoire. N’y touchez pas, elle est à moi !

Tante Thérèse et moi

Quand j’étais petit, quand j’étais vraiment petit, j’avais une tante qui s’appelait la tante Thérèse. Elle était déjà ridée et elle avait un dentier qui me faisait peur et qui me faisait rire. Comme un magicien, elle arrivait à l’enlever de sa bouche et à le faire disparaître. Zou ! elle nous montrait sa bouche grande ouverte, où il n’y avait plus une dent. Zou ! elle ouvrait sa bouche une deuxième fois, et toutes ses fausses dents étaient en place.

Tu as peut-être remarqué que j’ai écrit “ nous ”. Nous, car j’allais toujours voir ma tante avec mon frère Régis et la sœur de Thérèse, c’est-à-dire ma mère. Tout ce que je vais te raconter est vrai, je le jure sur la tête de ma tante Thérèse à moi. Je sais qu’à certains moments, tu ne vas pas me croire, mais fais-moi confiance, tu ne le regretteras pas. C’est un véritable morceau de mon enfance.

Thérèse et les chats

Ma Thérèse habitait rue Larrey, à Paris, et ses fenêtres donnaient sur les jardins de la Grande Mosquée, près de la place Monge et de la rue Mouffetard. Le Jardin des Plantes et sa ménagerie étaient à deux pas. Mais il y avait une deuxième ménagerie dans le quartier : l’appartement de la tante Thérèse.

Elle vivait dans une cité en briques rouges habitée par des pauvres, une cité HLM, la plus vieille de Paris d’après ce qu’on racontait. Elle avait été construite après la Première guerre, vers 1920, juste après Mathusalem et le déluge. Ma tante habitait au cinquième, évidemment sans ascenseur. Son appartement avait la taille d’une (grosse) crotte de mouche. À droite des toilettes microscopiques, à côté une petite cuisine avec un bac à douche dans le coin, et à gauche un couloir lugubre.

Où conduisait le couloir ? À une salle de séjour, comme on disait, dans laquelle il valait mieux ne pas être plus de quatre, enfants compris. Chez elle, tout était riquiqui, sauf son cœur, qui comme tu verras, était grand comme la terre entière. J’ai oublié : deux chambres à peine plus grandes que des placards s’ouvraient sur la salle de séjour.

Tata Thérèse aimait les chats. Elle les aimait tellement qu’elle en faisait la collection. Elle en avait souvent sept ou dix. Surtout des siamois. Surtout Leuloeil, une chatte qu’elle adorait. Moi, j’entendais à chaque fois l’œil l’œil, et je crois que j’avais bien raison, car Leuloeil avait des yeux qui brillaient dès que le jour tombait. Quand je passais devant elle, j’avais une frousse terrible : deux fois sur trois, elle essayait de me griffer, la vache.

Un jour incroyable, elle est morte de vieillesse. C’était le début du grand week-end du 15 août, et tout était fermé. Ma tante aurait préféré mourir que d’abandonner Leuloeil. Alors, elle a ouvert son vieux frigo, et elle a mis la chatte dedans jusqu’au mardi suivant. Tu imagines bien qu’il n’y avait pas de congélateur, à l’époque dont je te parle. En plus, le frigo marchait très mal.

Comment ? Tu veux savoir pourquoi elle avait mis l’animal au frigo ? Mais parce qu’elle voulait le faire empailler, bien sûr. Pour garder Leuloeil avec elle jusqu’à la fin des temps, évidemment ! Sauf que tata n’avait pas un sou devant elle. Mais pas un. Même pas un seul. Un demi, peut-être.

Aujourd’hui encore, je ne sais pas encore comment elle a fait. En tout cas, le mardi, premier jour d’ouverture des magasins après le 15 août, elle a enveloppé la chatte dans un linge, et hop ! elle est allée voir un taxidermiste, autrement dit le gars qui empaille les bêtes.

La semaine suivante, quand je suis allé la voir, j’ai été bien surpris de ne pas voir Leuloeil sur le canapé. Thérèse nous a annoncé qu’elle était partie à tout jamais, et sa voix était si triste que j’ai parfaitement compris. J’ai un peu honte, mais j’étais content de ne plus voir le monstre. J’ai vraiment honte, mais je l’imaginais très bien au fond de la poubelle, et la poubelle renversée dans la benne à ordures, très loin de moi.

C’est à ce moment-là, avec un petit rire sardonique, que la tante Thérèse nous a demandé de la suivre, mon frère Régis et moi. Où ? Dans la chambre minuscule qu’elle partageait avec quelques autres pensionnaires dont je parlerai plus loin. Et là, toujours le sourire aux lèvres, elle s’est approchée de son armoire. À cet instant, je dois te dire que j’ai eu la chair de poule. On appelle ça un pressentiment. On sait qu’il va se passer quelque chose de terrible, mais on ne peut déjà plus bouger. Je n’ai plus bougé.

La tante Thérèse a ouvert les deux portes de l’armoire d’un seul coup, avec ses deux mains, en criant : “ Bonjour, Leuloeil ! ”. Si j’avais pu, je me serais évanoui. Mais comme je ne pouvais pas, j’ai regardé, caché derrière son dos. Tu sais quoi ? Leuloeil était là ! Je te jure ! Ses yeux brillaient dans le noir, elle était allongée paresseusement sur les draps de ma tante, vautrée à tout jamais. Empaillée, triomphante. Tu voulais connaître ma tante ? Eh bien voilà un premier échantillon.

Thérèse et les fennecs

Ma tante aimait aussi les fennecs. Si tu ne sais pas ce que c’est, apprends qu’un fennec est un renard du désert. Grosso modo. Quand il n’échoue pas dans l’appartement de Thérèse, il habite normalement dans le nord de l’Afrique. Il pèse comme un sac de plumes, pas plus. Avec d’immenses oreilles par lesquelles il évacue la chaleur et une très longue queue touffue.

Par ailleurs, je dois te préciser que le fennec hurle à la mort quand le jour se couche, et qu’il a des dents terriblement pointues. Pour croquer des rongeurs et des lézards, c’est très bien. Pour mordre les mollets des enfants aussi. Ma tante a eu au moins trois fennecs chez elle. Pour les deux premiers, il n’y a aucun mystère. Son fils Coco – je n’y peux rien, il s’appelait Coco – les avait ramenés d’un séjour en Algérie. Ils vivaient dans la cuisine, au milieu des chats. Sans problème ? Sans problème.

Quant au troisième fennec, je n’ai jamais su d’où il venait vraiment. Thérèse a toujours dit qu’elle l’avait trouvé dans la rue. À l’époque, je l’ai cru, car je te rappelle qu’elle était une magicienne. Et aujourd’hui, je la crois encore, car je sais qu’elle était une vraie magicienne. Et puis, n’oublions pas que le jardin de Plantes était tout près de chez elle. Je crois qu’un jour, elle a dû tomber sur un évadé. À moins qu’elle n’ait attaqué la cage du fennec au nom du Front de libération des renards des sables. C’est parfaitement possible.

Louis Dollo et la haine de la nature

Il y a au moins deux Louis Dollo. Le premier a l’air bien intéressant : paléontologue belge, celui-ci a mis au jour les célèbres iguanodons de Bernissart, puis formulé une loi dite de Dollo, selon laquelle les structures abandonnées au cours de l’évolution par un organisme ne réapparaissent jamais. Il est mort en 1931. Et puis il y a un deuxième, tout ce qu’il y a de vivant, installé dans les Pyrénées. Lui aussi est intéressant, mais pas tout à fait pour les mêmes raisons.

Est-il de ces dinosaures – les iguanodons en sont – recherchés et découverts par le Louis Dollo d’antan ? Ma foi. Dollo est un guide de pays (ici) originaire du Val de Loire, qui s’est pris de passion pour les Pyrénées. On le comprend. Installé à Tarbes depuis des décennies, il mène les touristes là-haut, et leur montre la beauté des crêtes. Noble métier, utile et sans doute passionnant.

Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes si Dollo n’était devenu, au fil des ans, l’un des plus acharnés opposants à la présence de l’ours dans ces Pyrénées dont, probablement, il se sent le propriétaire inspiré. Je ne ferai pas de psychanalyse hasardeuse sur son compte, rassurez-vous. Le fait est qu’il s’est imposé comme un ennemi de l’ours. Et d’autres animaux comme le vautour, qu’il accuse de s’attaquer à des animaux parfaitement en bonne santé. La biodiversité des Pyrénées, à l’en croire, serait menacée par la présence de bêtes qui y sont depuis toujours ou presque. C’est audacieux.

Dollo est devenu en tout cas la tête de Turc – le mot n’est pas trop fort – de (presque) tous ceux qui défendent la nature sauvage et l’ours, son symbole le plus puissant (ici). Il ne fait guère de doute que notre guide prend un vif plaisir à cette sempiternelle empoignade. Moi, je le trouve un peu ingrat avec l’ours. Car sans ce dernier, car sans les vautours, car sans la télé et les radios, qui lui donnent abondamment la parole, quelle serait donc la place de Louis Dollo ? En tout cas, pas ici, c’est certain.

Si je vous en touche deux  mots ce matin du 24 octobre 2008, c’est parce que Dollo vient d’écrire un article de plus, hallucinant certes, mais pas davantage que tant d’autres sous sa plume. La différence, c’est que je l’ai lu (ici). Il en suinte un dégoût primitif du magnifique plantigrade. Tel, même, qu’il me fait sourire, tant il parle davantage de l’homme que de l’animal. Mais il y a moins drôle. Dollo ne cesse ainsi de parler d’ours « importés » de Slovénie pour désigner ceux qui ont été réintroduits à partir de 1996. La vie ? De l’import, messieurs-dames. Du commerce. De la marchandise.

Mais il y a encore autre chose. Le papier de Dollo est fascinant de bout en bout, car il a le ton triomphal de celui qui a toujours su ce qui allait se passer. D’après lui, un chasseur du Val d’Aran espagnol, âgé de 72 ans, aurait été attaqué par un ours hier matin, jeudi. Je dois vous dire que je ne crois pas une seconde au récit tel que rapporté par Dollo. Mais cela n’a guère d’intérêt, et je peux me tromper. Néanmoins, voici le récit du drame : « Vers midi, alors qu’il se tenait à l’écart des autres chasseurs, le retraité a été attaqué par un ours de forte corpulence, “plus grand qu’un homme” nous a dit un témoin de la scène.
En se protégeant le visage avec son bras il a été fortement griffé puis l’ours s’est attaqué aux jambes et pieds, notamment le gauche, heureusement protégés par des bottes. Alerté par les cris de Luis Turmo ses camarades ont, à leur tour, crié puis tiré en l’air pour faire partir l’ours. Luis T. ne doit son salut qu’à l’intervention des autres chasseurs »
.

Oui, bon. Le pauvre chasseur armé, face à un ours plus grand que lui, et qui met son bras devant le visage. Oui, bon. L’essentiel est ailleurs. Car Dollo est obligé de préciser que cet incident, s’il s’est déroulé ainsi, est le premier du genre répertorié depuis des lustres dans les Pyrénées. Or, cela ne peut pas coller, puisque Dollo ne cesse de dire que l’ours est une menace mortelle pour la montagne. À la fois, c’est la pleine confirmation de sa sagacité. À la fois, ce pourrait être considéré comme un démenti de toutes ses craintes. Car quoi, une seule attaque, et contre un homme armé qui vient chercher l’ours sur son terrain ?

Alors Dollo réécrit le monde, à défaut de le réenchanter. Et voilà le travail : « D’autres attaques ont eu lieu dans les Monts Cantabrique (Espagne) notamment sur un homme de 72 ans. L’histoire de l’ours en France nous montre de nombreux autres cas malgré les affirmations contraires des associations environnementalistes pro-ours. Nous pouvons citer les cas récents des chasseurs qui ont eu la possibilité d’utiliser leur arme pour se protéger de Melba et Cannelle contrairement à Luis Turmo.
On se souvient aussi que le 6 novembre 2007 un chasseur de 24 ans de la localité aranaise de Les fût poursuivi par un ours puis blessé alors qu’il participait à une battue. Les faits ont eu lieu près de Era Bordeta, sur la commune de Arres.
Dans ces deux cas, les chasseurs espagnols n’ont pas pu faire usage de leur arme pour se défendre contrairement aux chasseurs français. Mais ces chasseurs  auraient pu être des randonneurs, des promeneurs, des chercheurs de champignons solitaires qui n’auraient eu aucun moyen d’en réchapper. Que serait-il arrivé si c’était une famille avec des enfants ? »
.

Oh ! c’est splendide. Quatre commentaires. Le premier : une autre attaque, dans les monts Cantabriques, aurait visé un homme de 72 ans. Même âge que celui du Val d’Aran. Admettons. Le deuxième : un ours blessé, au cours d’une battue, aurait poursuivi un jeune chasseur. Il aurait certainement dû lui offrir des fleurs. Le troisième : les tirs des chasseurs qui ont tué Melba et Cannelle ne sont plus, et n’ont d’ailleurs jamais été de sinistres bavures contre des animaux rarissimes. Mais des actes de légitime défense. Dollo devrait prendre la place de Rachida Dati. Le quatrième enfin : mais que se serait-il passé si le fauve avait pu s’emparer d’un bambin ? Et le croquer ? Et en laisser les restes disloqués sur le chemin de grande randonnée, hein ?

Arrivé à ce point, je crie pouce. Je ne vous dirai donc pas toutes les vilenies que Dollo imagine – lâchers clandestins, identités incertaines, mouvements baroques et sans contrôle jusqu’au Béarn, étranges substitutions de colliers émetteurs, etc.-, qui prouveraient au plus benêt l’existence d’un vaste complot. Quel en serait le but ? J’ai dit ne pas vouloir psychanalyser, et je m’en tiens à ce butoir-là. La seule chose que je souhaite ajouter, c’est que la haine de la nature reste l’un des moteurs les plus stupéfiants de sa destruction. Et Dollo n’est jamais qu’un de ses nombreux prophètes. Pyrénées, terre de contrastes.

Cette chose qui ressemble à la viande (sur le clonage)

C’est un truc de ouf, comme dit notre saine jeunesse. De fou, aucun doute. Pendant le désastre financier en cours, les travaux de démolition continuent exactement comme avant. Je ne dirais pas que je suis surpris, non, mais révulsé, un peu tout de même. Vous allez juger sur pièces.

Petit un, les Américains sont en avance. C’est une antienne, une vieille scie que tous les crétins du monde – ils sont nombreux – reprennent en choeur depuis des éternités. En avance sur quoi, par rapport à quoi, et pour quoi ? Cela n’a pas l’ombre d’une importance. En avance, cela suffit bien.

Petit deux, fort logiquement compte tenu de la place de l’Empire sur terre, ce qui est imaginé là-bas débarque tôt ou tard chez nous. Ce n’est pas tout à fait faux. Or la Food and Drug Administration (FDA), puissante agence fédérale, a donné dès janvier 2008 son feu vert à la commercialisation de la viande. Je ménage mes petits effets, pardonnez-moi. D’une certaine viande. Une viande clonée (ici, en anglais). Ah.

La FDA est une grande puissance publique, dont nous n’avons pas tout à fait l’équivalent. Elle est en quelque sorte la loi commune, et après avoir analysé des centaines d’études pendant des années, la FDA a donc annoncé au début de l’année que le lait et la viande des animaux clonés étaient aussi safe, aussi sains que ceux des bestiaux plus ordinaires. À ce stade de l’affaire, je n’ai déjà plus beaucoup besoin d’un éclairage. Car sincèrement, je vois comme si j’y étais la machine de guerre de l’agriculture industrielle américaine. Celle qui a vendu à l’Europe ruinée de 1945 le fabuleux triptyque tracteurs-engrais-pesticides. Celle qui a dévasté le monde avec la révolution verte et les OGM. Celle qui ne peut survivre que par la fuite en avant perpétuelle. Celle qui est toujours en avance d’un coup tordu sur ses concurrents.

À ce stade, je vous le dis, je n’attends plus qu’une chose. Que le premier bateau débarque la première carcasse à Brest ou Lorient, clonée à souhait. D’autant – comme c’est heureux ! – qu’aucun test n’existe qui permettrait de distinguer une viande-Frankenstein d’une bidoche habituelle. Donc, seule question qui vaille : quand ?

Eh bien, la réponse n’a rien d’évident. Car l’Europe, cette fois, est tentée par la résistance. À mon sens, sûrement pas pour les raisons qui seraient les miennes. Certainement pas pour la raison évidente qu’il est infâme, criminel, délirant même de créer de la viande de boucherie à partir d’animaux industriellement dupliqués. Je crois pour ma part, et si je me trompe, je m’en excuserai auprès des nos Excellences, que l’Europe n’est pas encore dans le coup. Commercialement, politiquement, socialement, psychologiquement. Qu’elle est en retard, en somme.

Que j’aie raison ou tort, le fait est que la Commission européenne est en train de mettre en place un dispositif. Un machin susceptible de justifier un éventuel refus d’une future importation de viande clonée américaine. Elle s’appuie pour cela sur un grand sondage mené dans toute l’Union européenne (ici) qui, par extraordinaire, donne peut-être et pour une fois de précieuses indications.

Je résume : 81 % pensent qu’on ne connaît pas les effets à long terme du clonage animal et 84 % estiment logiquement que les conséquences sanitaires d’une consommation par l’homme de cette viande restent incertaines. Plus marquant encore : 58 % des Européens interrogés condamnent la création d’animaux clonés à des fins alimentaires (lire ici). Pour eux, cette technique est et « sera toujours injustifiable ».

Racontée de la sorte, l’histoire semble d’une simplicité biblique. Les citoyens de notre vaste Union ne veulent pas entendre parler de cet immondice. L’Europe démocratique, qui est comme on sait à leur service exclusif, les protégera contre l’hydre marchande, et nous ne mangerons pas, ni jamais, de viande clonée.

J’aimerais beaucoup croire à ce conte de fées, mais je dois avouer comme un doute. La mécanique qui a changé l’agriculture  en industrie a fait des animaux, qui sont nos frères, des machines et des objets. Le mal comme le malheur sont dans les élevages concentrationnaires. Nous avons accepté sans réfléchir, il y a quarante ans, d’applaudir aux cages et clapiers de l’enfer. J’ai peur, mais réellement peur, que la viande clonée soit le prochain rendez-vous de notre déchéance.

Ce qui se cache derrière l’Angolagate

Ce fut sans doute, et longtemps, l’un des plus beaux pays de la terre. L’Angola abrite les sources d’un fleuve unique qui va se perdre dans le désert du Kalahari, l’Okavango, dont les rives sont miraculeusement intactes. Pays de forêt dense, de marais, de savanes, de désert, de mangroves, de mer, pays de plaine et de hauts-plateaux, pays immense peuplé de lions, d’éléphants, de zèbres, de gorilles, de chimpanzés, de (rarissimes) rhinocéros noirs, de chiens sauvages, l’Angola demeure, malgré la folie ambiante, un territoire grandiose. Grand comme deux France et demie.

Les humains, souvent victimes et parfois bourreaux, en ont fait la porte de l’enfer. Rien que de très banal ? Presque. Entre 1993 et 2000, un présumé trafic d’armes à destination de ce pays a permis de vendre au pouvoir en place à Luanda, la capitale du pays, 790 millions de dollars d’armes diverses (lire ici). Des chars, des hélicoptères, des pièces d’artillerie, des lance-roquettes, des lance-flammes, des mines et des armements d’infanterie, excusez du peu. En plein milieu d’une guerre civile. De très braves garçons de chez nous, parmi lesquels Jean-Christophe Mitterrand, Jacques Attali, Paul-Loup Sulitzer, Georges Fenech, Charles Pasqua et Jean-Charles Marchiani sont pour quelques mois devant un tribunal parisien. À des titres divers, ils auraient aidé deux marchands et trafiquants d’armes de haute volée – Pierre Falcone et Arcadi Gaydamak – dans leur philanthropique entreprise.

Tous se récrient et parlent qui de complot, qui de grossière erreur. Rions un peu avant de pleurer. Pasqua : « Je ne sais pas comment cette enquête a été lancée mais je constate que tout a été fait pour me mettre en cause dans des affaires où je n’ai rien à voir ». Le glorieux fils Mitterrand se dit de son côté « totalement innocent » et n’aurait rien su de rien, se contentant d’empocher une belle galette en échange de conseils en placement. L’ancien député UMP Georges Fenech dirige depuis le 19 septembre dernier – merci, Sarkozy – la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). Dans le procès de l’Angolagate, il est soupçonné d’avoir touché en 1997 un chèque de 15 000 euros de la société de vente d’armes Brenco International. À cette date, Fenech était juge et même responsable syndical de l’Association professionnelle des magistrats (Apm). Mais si.

Ce qui restera merveilleux, quel que soit le verdict, c’est qu’aucun de ces mis en examen n’a eu envie de gerber quand un marchand d’armes – dont tous savaient qu’il vendait à un pays martyr – leur a proposé une affaire. Pas même cet éternel moraliste de Jacques Attali, grand et noble coeur socialiste. Pas même lui, qui a toujours de si belles choses à dire sur les pays du Sud. Une de ses sociétés a touché 160 000 dollars pour une étude sur le microcrédit en Angola. Au beau milieu d’une guerre civile totale où plus rien ne tenait debout ! Et il a approché Hubert Védrine, alors ministre des Affaires étrangères, pour tenter d’obtenir un cadeau fiscal en faveur de Falcone, personnage central, s’il en est, de l’Angolagate. Oh quelle jolie bande !

Parlons tout de même de la guerre civile. Opposant deux factions issues de la guerre d’indépendance – le Mpla et l’Unita -, elle aura fait, entre 1975 et 2002, au moins 500 000 morts, directes si j’ose écrire. À l’échelle de la France, cela représenterait plus que 3,5 millions de personnes. Inutile de dire que des centaines de milliers de mutilés doivent être ajoutés à ce bilan inouï. Ainsi que des millions de paysans déracinés, s’installant, encore plus vite qu’ailleurs en Afrique, dans les bidonvilles des grandes cités, Luanda en tête. La guerre civile n’a pas seulement dévasté la société humaine, mais clairement et définitivement bouleversé la structure du pays, l’occupation du territoire, l’avenir le plus lointain.

Officiellement, au départ en tout cas, le Mpla était un mouvement marxiste, dans la tradition tiers-mondiste des années soixante, et à ce titre longtemps défendu par les soldats cubains envoyés par Castro, qui faisaient face, au sud, aux troupes de l’Unita manipulées, elles, par l’Afrique du Sud raciste de l’apartheid. La « belle » gauche contre la « sale » droite de toujours. Mais au moment où nos héros entrent en scène en compagnie de Falcone et Gaydamak, la roue a tourné plusieurs fois sur elle-même, et l’Angola est devenu un formidable producteur de pétrole, notamment off-shore, au large des côtes. Le Mpla et l’Unita étripent leur peuple pour une seule et unique raison : qui aura l’argent de la rente ? Qui aura les Mercedes, le champagne, les putes, les villas, les comptes numérotés.

En 1993, quand commence l’immonde vente d’armes au régime de Dos Santos – le président angolais -, notre pays est en situation de cohabitation. Mitterrand est à l’Élysée, Balladur à Matignon. Je constate en passant que Pasqua, Marchiani, Fenech sont assurément de droite, tandis qu’Attali et Mitterrand fils penchent en théorie de l’autre côté. Il y a union nationale, figurez-vous, car Elf et Total ont un besoin absolu d’accès aux puits angolais. Elf, avant d’être racheté par Total, aura largement financé la guerre menée par le Mpla, grâce à la vente du pétrole qu’il lui concédait. Citation : «  Les Français ont permis au MPLA de terminer la guerre. Mais ils ont tué le pluralisme politique, attaque William Tonet, directeur de l’hebdomadaire d’opposition Folha 8. Le pays des droits de l’homme a privilégié ses intérêts pétroliers (ici)». Aujourd’hui encore, Total commercialise le tiers des deux millions de barils de pétrole produits en Angola chaque jour. En 2009 devraient commencer les forages d’un gisement fabuleux situé à 150 km des côtes, Pazflor, par des profondeurs d’eau comprises entre 600 et 1200 mètres. Rien ni personne ne fera dévier ce fer de lance, dont nous profitons tous ici, bien au chaud.

L’Angolagate est réellement une histoire cynique comme on en voit peu. Ainsi, en mai 2008, Son Altesse Sérénissime (SAS) Sarkozy a rendu visite au président angolais, déclarant sur place vouloir « tourner la page des malentendus du passé ». Une allusion évidente, même pour le plus corniaud, à cet Angolagate qui menace aussi la nomenklatura en place à Luanda. Car bien sûr, les chefs locaux ont touché. Encore heureux. Le 11 juillet, notre vertueux ministre de la Défense, Hervé Morin (lire ici) a rédigé une lettre très gentille dans laquelle il affirme qu’après un soigneux examen du dossier, il peut garantir qu’il n’y a pas eu de trafic d’armes, car ces fameuses armes ne sont pas passées par le territoire français. Et en ce cas, la France ne peut sérieusement reprocher quoi que ce soit à Falcone, qui a fait son beau travail hors de nos frontières. Non, cela ne sent pas le pétrole. Cela pue. Et pas seulement le pétrole, mais aussi l’uranium. Car l’Angola en recèle de grandes quantités, dont notre champion du nucléaire, Areva, a le plus grand besoin pour ses – nos – centrales. Surtout depuis que le Niger, grand producteur, gronde. Des équipes hautement spécialisées sont sur place. Faisons-leur confiance.

Bon, je suis déjà bien trop long, j’en ai conscience. Dans ce pays maudit par l’histoire récente, et qui est un bijou de la nature, inutile de dire que l’écologie n’a pas voie au chapitre. De grotesques projets financés en partie par l’aide internationale se perdent un à un dans les sables et les méandres du fleuve Okavango. Les corrompus au pouvoir ont autre chose à faire. Du fric. Vite. Aussi vite que coule le pétrole, ce sang noir des pauvres de toujours.

Luanda n’est plus une ville depuis longtemps. La cité des colons portugais, qui aurait pu contenir peut-être 500 000 habitants, en parque 5 millions. Ou 6, nul ne sait. Sur 13 millions vivant dans le pays. Enverrions-nous nos caniches et nos chats angora dans ce pandémonium ? Sûrement pas, nous avons des principes moraux, tout de même.

Deux Angolais sur trois survivent avec moins de deux dollars par jour dans un pays où la vie matérielle est dominée par le grand luxe. Je ne crois pas que vous le sachiez : Luanda, la capitale, est classée la ville plus chère au monde. Au monde, je confirme. Un studio peut se louer 15 000 dollars par mois. Difficile à croire, n’est-ce pas (lire ici) ? L’Angola n’a plus ni industrie ni agriculture, et importe rigoureusement tout par bateaux. Des tomates comme des fleurs coupées, des bagnoles – 5 000 chaque mois – comme des ordinateurs ou même du…pétrole raffiné. Les embouteillages sont là, on s’en doute bien. Sauf pour les innombrables piétons de ce monde qui n’est plus le mien.

Quand vous entendrez parler ces prochains jours du procès parisien, douillet, de l’Angolagate, ayez je vous en prie une pensée pour le peuple angolais, victime de satrapes et d’immenses salauds à leur service. Juste un instant, juste une pensée pour ces gosses qui vendent leur cul et leur âme dans les rues défoncées de Luanda, dont les hôtels de luxe accueillirent Attali, Mitterrand, Pasqua et consorts. Une seconde, une vraie pensée pour eux.

En mai 2008, le vice- ministre angolais de l’Urbanisme et de l’Environnement, Mota Liz, a affirmé que 500 000 hectares de terres agricoles pouvaient être « mobilisées » pour la production de biocarburants. En juillet 2008, le premier ministre, Fernando da Piedade Dias dos Santos, a confirmé que le gouvernement angolais souhaitait « promouvoir l’attribution rationnelle de terres pour les projets de biocarburants ». Nous n’avons encore rien vu.

Vie et trépas d’un vieux dinosaure (sur l’UICN)

Je sens bien qu’on ne me croira pas, mais au fond, qu’importe : je ne cherche pas à me fâcher avec l’UICN. L’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) est un machin de plus, qui n’est pas le pire. En 1945, à la sortie de la guerre mortelle contre le fascisme, tout le monde y allait de son utopie universaliste. On sait la chanson de cette époque-là, qui avait déjà tourné la tête après 1918 : plus jamais ça. Plus de guerre, plus de massacre, plus d’affrontements meurtriers entre peuples frères.

L’Europe, qu’on confondait alors avec le monde, méritait mieux que cela. Il fallait donc des institutions, meilleures que cette SDN (Société des nations) qui avait si lamentablement échoué à entraver Hitler et ses plans criminels. D’où l’ONU, la FAO, l’accord dit de Bretton Woods, la Banque mondiale – appelée alors Banque internationale pour la reconstruction et le développement – et l’UICN. Entre autres.

Créée en 1948 à Fontainebleau – cocorico -, l’UICN rassemble 83 États, 114 agences gouvernementales, au moins 800 ONG et davantage que 10 000 experts et scientifiques du monde entier. Bon, osons le mot : c’est une formidable bureaucratie. Qui, comme telle, encombre le tableau et prend bien plus de place qu’elle ne le mérite. En France, le comité national est présidé par un homme que je connais et que j’estime, François Letourneux, ancien haut fonctionnaire au ministère de l’Écologie, ancien directeur du Conservatoire du Littoral.

Je me rends compte à l’instant, alors que j’ai discuté bien plus d’une fois avec lui, que j’ignore quelles sont ses opinions politiques partisanes. Preuve, si besoin en était, que je m’en fous. En tout cas, le réseau mondial UICN est réuni à Barcelone ces jours-ci, pour un congrès de plus dans la litanie des rendez-vous absurdes en défense de la biodiversité.

Celui-là bat tous les records, et c’est normal, car la situation n’a jamais été pire. Peut-être avez-vous lu quelques titres dans la presse qui vous convient (un aperçu ici). Je refuse de vous noyer sous les chiffres. Disons simplement, pour ce qui concerne les mammifères – nous en sommes, savez-vous ? -, qu’un sur quatre est menacé d’extinction. Peut-être même, car on ignore bien des choses, 36 % au total.

Jamais depuis 65 millions d’années – autant que nous pouvons le savoir – la vie n’a été à ce point menacée sur terre. Et jamais – je l’espère du moins – nous n’aurons entendu autant de baratin sur un sujet aussi grave. À Barcelone, au congrès de l’UICN, entre autres imbécillités – voyez comme je sais me tenir -, on aura entendu évoquer la naissance d’un indice Dow Jones de la biodiversité. Je ne ricane pas à cause du krach en cours, qui donne fatalement de curieuses couleurs à cette trouvaille calamiteuse, non. Mais parce que mettre la nature, sur quoi tout repose, au rang de l’économie, mère de toutes les tragédies, c’est comme annoncer qu’on a renoncé à lutter. C’est comme servir de guide aux braconniers pour tuer les dernières merveilles du monde.

À Barcelone, et j’arrête là, car la nausée me vient, on aura vu aussi Veolia Environnement devenir partenaire du Comité français de l’UICN. L’ancienne Générale des Eaux est une transnationale des métiers dits de l’environnement, qui gagne de l’argent, beaucoup d’argent, en prouvant chaque matin que l’eau est un bien privé, en tout cas privatisable. À ma connaissance, l’ancien patron de la Société Générale – celle qui nous réserve tant de belles surprises -, Daniel Bouton, fait toujours partie de son Conseil d’administration.

Qu’est-ce qui cloche avec l’UICN ? Mais la liberté, bien sûr, la démocratie, la vie, le changement, le coup de torchon ! L’UICN est l’héritière d’une tradition aujourd’hui plus désuète que le drapeau à fleur de lys : celle des sociétés savantes. Pendant un bon gros siècle, à partir du milieu du XIXème siècle, des professeurs dignes entre tous, certains admirables et d’autres pontifiants, ont monopolisé le discours public sur la nature et sa protection. La société les ennuyait, en laquelle ils ne voyaient qu’aveuglement et ignorance. lls régnaient. Sur un monde immobile à jamais. Sur une terre qu’ils seraient seuls à parcourir. À jamais.

La crise écologique brutale où nous sommes plongés rend ridicule toute l’institution. Laquelle, ayant grossi, a besoin de toujours plus d’argent qui lui est donné par ceux-là mêmes qui organisent la destruction ou l’autorisent : l’industrie et les États. C’est pourquoi l’UICN est à mes yeux définitivement incapable de parler de la nature et de la biodiversité en notre nom commun. À la suivre, nous pérorerons encore jusqu’au moment où nous serons seuls dans la cage, face à quelques arthropodes.

Nous sommes les contemporains d’une crise jamais vue depuis des dizaines, peut-être des centaines de millions d’années, et il faudrait suivre le chemin indiqué par les vieilles barbes du temps jadis ? Je sais que ce n’est pas agréable à lire, et je redis mon estime pour Letourneux, non pour des raisons diplomatiques. Je le sais sincère. Mais il est temps de faire la sociologie, l’histoire et même l’ethnographie des associations dites de protection de la nature. Il est temps d’être rebelle, il est temps de dynamiter, ce n’est plus l’heure des falbalas. Le moment est venu d’agir, ce qui n’a strictement rien à voir.