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Un ours est passé (et a trépassé)

Même à distance, cette histoire ne tient pas debout. Je vous résume : nous sommes à Brasov, grande ville roumaine – 330 000 habitants – au pied des Carpates. La région appartient à la sauvagerie depuis une éternité de temps qui nous échappe un peu. Pour avoir une idée de l’extraordinaire beauté de ces montagnes, je vous renvoie volontiers à ce récent voyage de trois naturalistes français (Jean-Claude Génot, Loic Duchamp et Philippe Cochet) dans la réserve de Gemenele (ici). Et pour ceux qui n’auraient pas le temps, cet extrait : Gemenele fait partie du parc national de Retezat, qui « comprend 20 pics à plus de 2 000 m (le plus haut sommet est à 2 509m), près de 80 lacs glaciaires dont le plus grand fait 8,86 ha, 35% des plantes sauvages du pays et 22% des espèces végétales endémiques (sur un total de 400) et 55 espèces de mammifères. 30% des forêts du parc sont naturelles ».

La matin du 1er août (ici, en roumain), un jeune homme a été retrouvé mort tout près du centre historique de Brasov par des gardiens. Il est vite apparu qu’un ours avait joué un rôle dans l’affaire, car on n’imite pas aisément des griffes aux dimensions de la bête. La présence de l’ours en ville n’a plus rien d’exceptionnel, car ces animaux, poursuivis jusque dans leurs réduits montagneux, cherchent souvent de quoi manger dans les poubelles humaines, ce dont ne se plaint pas l’office de tourisme local, pardi.

Grande émotion, vastes trémolos télévisés – on est en été, il faut meubler, coco -, cris de guerre des chasseurs (ici, extrait du journal télévisé roumain. Dracula, héros du pays, n’est pas loin). Les chasseurs, justement, sont non seulement de fines gâchettes, mais de redoutables détectives. Ils réclament une battue, on se doute, et l’ayant obtenue, réunissent trois équipes surarmées. À ce moment de l’histoire, on ne sait absolument rien sur les circonstances de la mort de l’homme. Aucune autopsie n’a eu le temps d’être pratiquée, et toutes les hypothèses restent permises. Le type a pu se battre avec un pochetron, qui lui aura écrasé une bouteille sur le crâne, le couvrant d’un sang qui aura attiré l’ours. Par exemple. Ou bien, lui-même enivré, il aura fait un bras d’honneur à l’animal, qui n’aime pas, tout le monde est au courant.

Quoi qu’il en soit, ne sachant rien, les nemrods de Brasov se lancent sur le sentier de la guerre et tombent rapidement sur une ourse et ses deux oursons de l’année. Pan ! Dès samedi, rapporte Dorel Noaghea, responsable local des chasseurs, l’ennemie était vaincue. Deux coups de fusil magnifiques, une ourse de moins. Les deux oursons, eux, se sont enfuis et devront se démerder seuls, à moins qu’on ne les attrape pour ensuite les conduire en prison (ici).

Avant de tirer la morale de cette jolie fable roumaine, quelques précisions sur les ours de Roumanie. Officiellement, ils seraient autour de 7 500.  Un chiffre énorme, mais truqué : ils sont de deux à trois fois moins nombreux, mais chut, il ne faut surtout pas le dire. Car la chasse à l’ours de Roumanie rapporte beaucoup de devises fortes aux innombrables salopards de la chaîne alimentaire. Des milliers de chasseurs européens – vive l’Union ! vive l’élargissement ! – paient le prix fort pour ramener une peau d’ours sur laquelle ils baiseront bobonne (ici). Et il ne faut surtout pas les décourager en disant la vérité sur le grand massacre. Le désastre est pourtant évident. En 2004, le défunt Laszlo Szeley-Szabo, président la fondation Aves, estimait que le nombre d’ours était passé en quelques années de 6300 à 2500 (ici, en anglais). Cette même année, le roi espagnol Juan Carlos était venu faire son petit carton dans les Carpates, tuant en une seule séance de tir – croit-on – cinq ours.

Alors, et cette malheureuse victime humaine de Brasov ? Je pense que l’explication de cette mort ne nous sera jamais connue, mais je vais faire comme si. C’est entendu, un(e) ours(e) a croqué un gars de chez nous. Ce n’est pas drôle, mais parce que c’est inévitable, je dois vous avouer que je m’en fous. Je regrette pour le type, mais cela reste un fait divers dérisoire. La question posée est celle de l’espace, du partage d’un espace compté. Et à force de sensiblerie – combien de morts par les pesticides, là-bas, ici, ailleurs ? -, on finit par imposer l’idée que la vie sauvage ne doit plus exister que sous la forme de trace dans les zoos. Mais merde ! la vie sauvage n’a aucun compte à rendre à personne. À personne ! Les ours comme les loups, les tigres comme les éléphants sont les bienvenus sur cette terre que nous habitons avec eux. Et dans certains lieux, sous certaines conditions, pour quantité de raisons, c’est à nous de nous faire tout petits, et à laisser le passage.

Ce matin d’août 2008, je songe à deux jeunes animaux affolés, perdus, et à la mère qu’ils n’ont plus. Les Carpates sont à eux.

Faut-il laisser la part de l’homme ?

Je continue d’être en vadrouille, et comme Lili m’offre l’hospitalité de son appareillage électronique, j’en profite une petite heure. Lili travaille quantité de matières, dont de la terre. Et elle m’a montré une soupière si belle que j’en ai été ému pour de vrai. On dirait un oeuf grisáceo d’il y a 70 millions d’années, quand les dinosaures habitaient le monde. Sur la colline d’en face, il y a une carrière de calcaire d’où l’on extrait des pierres, évidemment. Mais dans ces pierres, parfois, il y a des marques nettes de pas de dinosaures. J’en ai vues, j’en possède même.

Il faut dire que là où je suis, ce fut jadis une lagune tropicale, et sur les bords, des animaux disparus aujourd’hui pataugeaient. Je pense à eux régulièrement, car qui nous dit qu’ils ont totalement quitté les lieux ? Avez-vous déjà lu José Carlos Somoza ? Ce romancier d’origine cubaine a écrit de pures merveilles, surtout Clara et la pénombre. Mais dans La théorie des cordes, eh bien, il montre à sa façon comme le temps est un événement déconcertant. Et c’est ce que je crois : déconcertant.

Passons sur les dinosaures. J’ai lu, mais j’ai perdu les références en route, qu’un rapport tenu secret quelque temps par la Banque Mondiale, disait de fortes choses sur les biocarburants. Si j’ai bien parcouru The Guardian, qui a lancé l’affaire, ces derniers seraient responsables de 75 % de l’augmentation des prix alimentaires dans le monde.

Je repense à l’industriel des biocarburants invité avec moi sur France Inter le 30 juin, et qui prétendait, contre l’évidence, que ses productions criminelles n’avaient aucun rapport avec la crise alimentaire actuelle. J’ai appris aussi que Jacques Diouf, inamovible patron de la FAO, estimait à 50 millions le nombre d’humains supplémentaires jetés dans la famine en 2007.

50 millions. 75 %. Ce ne sont que des statistiques destinées aux colloques suivis de petits fours. Derrière, il y a des hommes qui se mordent la langue pour tromper la faim qui les rend fous.

Et à part cela ? Plein de choses, que je ne peux ni ne veux dire. Mais enfin, j’ai rouvert, seul, le chemin creux qui mène au jardin de Patrick, en contrebas. Et retrouvé les pierres qui le délimitaient, surmontées de haies sublimes. Depuis combien de temps était-il dans la ronce et le prunellier ? Des années.

Il m’a fallu trois jours d’efforts véritables mais heureux pour qu’on puisse à nouveau déambuler dans ce délicieux passage. Et j’ai été mordu plus d’une fois par des épines, dont certaines grosses comme le doigt. Mais c’est fait. Simplement, arrivé aux trois quarts de ce rude effort, alors que mon esprit battait la campagne au sens propre, j’ai pensé à ce que je faisais. Aux niches et habitats que je détruisais sans état d’âme. Combien de campagnols ai-je effrayés et chassés de leurs trous ? Combien de serpents ont dû fuir le barbare ? Combien d’insectes, combien d’oiseaux ?

Puis j’ai pensé que ce chemin est à l’homme, depuis le Moyen Age. Pour des raisons que je ne peux préciser, le jardin de Patrick est probablement cultivé depuis au moins 800 ans. Et, sans être sûr de rien, il m’a paru que c’était acceptable, équitable. Alentour, l’animal a repris possession du pays. La pente, le ruisseau d’en bas, les vastes étendues de pins sylvestres et de châtaigniers. A perte de vue, je veux dire. Où que porte le regard, et ici, il va loin.

Presque tout appartient désormais aux bêtes et aux plantes. Et j’en suis infiniment heureux. Cela va au-delà des mots que je suis capable de trouver. Mais peut-être que le chemin devait nous revenir, à nous les quelques humains que nous sommes ici ? Peut-être, je ne sais pas vraiment. Quand je le regarde depuis le hameau, il s’étire vers le bas comme le ferait une couleuvre. Il coule, même, dirait-on.

Et je pense fatalement à une photo de l’Américain W. Eugene Smith, que j’adore. On y voit deux enfants qui se tiennent par la main, au bout d’un tunnel sous les arbres, comme s’ils s’apprêtaient à entrer ensemble au pays de la beauté. Le frère – j’imagine que c’est son frère – tient sa petite soeur d’une manière telle que rien ne leur arrivera jamais. Jamais rien d’autre que le bonheur sur terre. La vida es bella ya verás, como a pesar de los pesares.

Juste une seconde

Moi, dans un cybercafé ! Je viens de m’arrêter devant, je suis entré dans une sorte de grotte, et de jeunes et vaillants humanoïdes m’ont mené à la table d’où je tape ces mots. Le monde est décidément plein d’hallucinations. Si je romps mon voeu de (relatif) silence, c’est qu’hier, il m’est arrivé quelque chose. Il était vers 9 heures du matin, je parlais avec mon ami Patrick sur le chemin qui mène au hameau, un peu après la grange de René, et un oiseau est venu se poser sur mon épaule droite.

Un jeune rouge queue noir, posé sur moi, clairement décidé à me délivrer un message. J’ai pu tourner la tête, le regarder, mon œil tout contre le sien, et il ne partait pas. Il ne partait pas ! Je ne sais pas ce que vous en penserez, mais moi, je suis marqué.

Vite, ils vont s’envoler !

Pascale – merci, merci, merci – m’envoie une adresse électronique, que je vous offre en retour : c’est ici.

Je déteste en général les intrusions dans les univers où ne sommes pas invités, mais je dois dire que cette caméra planquée dans un nid de faucons crécerelles prêts à l’envol me plaît énormément. J’ai peur que le spectacle soit impossible pour ceux qui ne disposent pas de l’ADSL et d’une machine plutôt récente. Qu’on me pardonne !

Je vais faire au passage un aveu qui compte : je rêve très souvent que je vole. Mieux : je ressens alors de sensations que je suis bien certain de ne pas connaître dans cette pauvre vie réelle du matin suivant. Est-ce normal ?

Oiseaux cherchent arbres (désespérément)

Est-ce bien raisonnable ? Le dérèglement climatique en cours pousse « conservationnistes » et chercheurs à réfléchir à l’avenir. C’est bien le moins, et le problème n’est pas là. Mais je me demande. Prenez l’exemple de l’arbre. En France, il ne fait pas de doute que nous allons vers une révolution des paysages. En quelques décennies. Nul ne sait jusqu’où ira le réchauffement, mais les instituts, qui ont besoin d’un plancher sous leurs pieds, font comme si. Comme si les projections – du GIEC, essentiellement – prédisaient le futur.

Admettons. Retenant le scénario optimiste d’une augmentation de 2,5 % de la température moyenne française en 2100, l’Inra (Institut national de la recherche agronomique) a tenté de voir ce que cela donnerait pour cinq espèces d’arbres (ici). Et, mazette, cela fait son effet. Ainsi le chêne vert – on peut y ajouter le pin d’Alep, l’olivier, le cyprès – ferait un bond spectaculaire. Il est pour l’heure l’hôte du sud-est méditerranéen, et de quelques stations de la façade atlantique. En 2100, il atteindrait la Normandie !

Le hêtre ? Présent à peu près partout dans notre pays, cet arbre de mon coeur – oh ! quand ce tronc gris s’élance de pierres grises et moussues – ne ne maintiendrait que dans le quart nord-est. Et notre chêne national, cet arbre des arbres, vénéré par tant de peuples qui ont habité notre territoire ? Il y a 10 000 ans, après la dernière période glaciaire, le chêne a commencé de recoloniser ce que nous appelons la France. Au rythme lent de la chaleur revenue. Eh bien, il lui aura fallu environ 2 000 ans pour monter du sud au nord, pour notre plus grand bonheur d’humains.

Seulement voilà : le bouleversement en cours exige de lui un miracle. Qu’en l’espace d’un temps qui ne représente pas même la durée de vie d’un arbre, il fasse son baluchon, et se mette en route, vers des contrées meilleures. Le chêne, ce nouveau réfugié écologique. Un programme européen tente de son côté d’y voir plus clair, qui s’appelle Evoltree (ici).

Sur les arbres, il arrive parfois qu’il y ait des oiseaux. Un pic noir tambourine un tronc, et y creuse une loge qui servira – qui peut savoir ? – à une chouette de Tengmalm. La sittelle torchepot, corps en fuseau, dos gris-bleu, gorge blanche, descend d’un autre, la tête en bas. Vous saviez que la sittelle sait descendre la tête en bas ? Vous saviez qu’elle raconte des choses comme tuituittuittuit … tuffit …?

Je m’égare. Lisez, si cela vous intéresse, le dossier du journal Le Monde 2 de cette semaine (ici). Il est consacré aux oiseaux, en tant qu’indicateurs du changement climatique en France. Et j’ai été frappé par ces quelques mots d’un (vaillant) chercheur du Muséum, Romain Julliard : « Alors que le soir envahit le Jardin des plantes, et que les pas des visiteurs s’allongent pour rejoindre les grilles du parc, les moineaux prennent possession des lieux. Romain Julliard ajuste ses lunettes avec l’index :  « Nous avons été formés à une écologie de la restauration. Image d’un idéal perdu qu’on essaye de conserver, de maintenir. Ce n’est plus pertinent. Il est bien plus judicieux de penser à préserver la biodiversité du futur que de s’accrocher à celle du passé. Aujourd’hui l’enjeu est de trouver les outils qui nous permettront de vivre demain, quand il fera plus chaud ! Et certaines espèces d’oiseaux y jouent un rôle essentiel. Ne serait-ce que dans la pollinisation des plantes… Face aux mouvements extrêmes de la nature, les êtres vivants résistent en s’adaptant : à nous de nous assurer que nous leur avons bien laissé les moyens et l’espace de le faire ».

Pourquoi en ai-je été interloqué ? Parce que je me demande si certains, avec les meilleures intentions du monde au départ – pour les forêts comme pour les oiseaux, en attendant le reste – ne sont pas en fait des gestionnaires de la catastrophe. Au milieu des ruines, ne servent-ils pas d’amortisseurs ? Et même de « facilitateurs » ? Ne permettent-ils pas à la coalition des barbares de continuer leur oeuvre tranquillement, en banalisant l’extraordinaire métamorphose en cours ? C’est une question.

PS : l’ami Jean-Paul Brodier me signale deux problèmes que j’ai négligés. Un, la taille de mes papiers ici. Et leur rythme quasi-quotidien. Je vais y réfléchir d’autant plus que je vais être absent la plus grande part de juillet. J’essaierai de me manifester de loin en loin, mais rien n’est sûr.