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Indiana Jones et les aventuriers du tigre perdu

Harrison Ford s’y met, on est heureux. Indiana Jones en personne, que la presse américaine présente comme un « militant écologiste de longue date » – tout moi -, vient de faire don de sa noble personne à la cause du tigre. Et avec lui Bo Derek – vous voyez ? -, sans oublier Robert Duvall, qu’on a aperçu dans Mash, Le Parrain et Apocalypse Now.

Je ne cite pas ce dernier titre au hasard, comme on va voir. Les trois célébrités viennent en effet de participer à une conférence de presse de la Banque Mondiale (ici) pour la défense du tigre. Attention les yeux, c’est du lourd, comme dirait une connaissance. Citation du président de la Banque mondiale, Robert Zoellick : « Comme c’est déjà le cas pour les autres défis de développement durable, tels le changement climatique, les pandémies ou la pauvreté, la crise relative aux tigres dépasse les capacités locales et outrepasse les frontières nationales ».

Et les acteurs d’applaudir en choeur, comme il se doit. Notez que le magnifique engagement de la Banque mondiale arrive à point nommé. Il y avait probablement 100 000 tigres sur terre il y a un siècle, mais il n’en reste au mieux que 4 000. Ils ne disposent plus que de 7 % de leur territoire de jadis, qui couvrait la presque totalité de l’Asie, jusqu’à la Caspienne. Encore faut-il ajouter qu’ils ont perdu 40 % du reliquat en seulement dix ans. Pas de doute, la Banque mondiale arrive à temps.

Quoique. Au risque de faire du mal aux admirateurs de cette dernière, il ne faut pas écarter la vilaine hypothèse d’une opération publicitaire. En ce cas, que j’évoque seulement pour me montrer vigilant, Harrison Ford et ses camarades seraient des hommes-sandwiches. Vous voyez où peut mener l’esprit critique.

Tant pis. Ayant commencé, je continue. Par un détour du côté d’Exxon Mobil Corporation, qui possède 45 raffineries de pétrole et au moins 42 000 stations-service réparties dans plus de 100 pays. Il y a de temps à autre des dommages collatéraux, comme ce fâcheux accident survenu en 1989 à bord du bateau Exxon Valdez, entraînant une marée noire historique en Alaska.

Exxon, il ne faut pas croire les menteries, aime puissamment la nature. Et le tigre. Le groupe pétrolier a ainsi créé une fondation dédiée à la sauvegarde du prédateur (ici, en anglais), Save the Tiger Fund. Ne me dites pas que vous y voyez malice. Du bel argent tiré des entrailles de la terre est donc redistribué pour de vastes campagnes d’information et de sensibilisation en Inde et en Chine, deux pays « émergents » qui se trouvent être – pur hasard – les immenses clients de demain.

Certes, on pourrait se questionner. Car rien ne semble pouvoir arrêter le spectre de l’extinction. Un pays comme l’Inde est même passé maître dans l’art de la manipulation des chiffres. Retenez que pour attirer ces touristes du Nord qui nous ressemblent tant, l’image du tigre présente un certain intérêt. En 2004, la journaliste Ritu Gupta s’est rendue dans la réserve de tigres Sariska, au Rajasthan. Alors que le recensement officiel indiquait la présence de 16 à 18 tigres, il était impossible d’en voir un seul. Curieux. Oui, curieux.

En enquêtant dans un grand nombre de villages de la région, Ritu Gupta a découvert une vérité simple : le parc national n’est rien d’autre qu’une vitrine derrière laquelle les officiels ne cessent
de truquer la réalité. Car il n’y a tout simplement plus de tigres à Sariska. Les gardes du Forest Department les ont « vendus » à des braconniers, ou les ont traqués eux-mêmes.Et ils menacent les villageois qui se montreraient trop bavards. L’un d’entre eux, bravant le danger, a expliqué à la journaliste : « Comment pourrait-il y avoir des tigres alors qu’ils ont tous été tués pour satisfaire la cupidité des officiers ? (ici, en anglais) ».

L’année suivante, dans une lettre, « diplomatique » au point d’écoeurer, Willem Wijnstekers, responsable de la Cites ( un organisme dépendant des Nations Unies) écrivait au Premier ministre indien, à propos du tigre : « Le Secrétariat se demande cependant depuis un certain temps si la coordination et la collaboration entre certaines agences chargées de la lutte contre la fraude en Inde sont aussi efficaces qu’elles pourraient l’être ». C’est de l’humour, je ne vois que cela.

Mais il serait peut-être facile de rendre responsable du désastre en cours la corruption des services du Sud. Elle n’est que trop réelle, on le sait, et pourtant je la considère comme tout fait seconde. Car quelle est la cause de cette guerre totale et bientôt victorieuse contre le tigre ? Le développement, bien entendu. Si vous entendez quelqu’un défendre devant vous ce principe organisateur de notre monde, tout en prétendant défendre ce qui reste de la biodiversité, dites-lui de ma part… Et puis non, ne dites rien.

Pour en revenir à la Banque mondiale et à Indiana Jones, un court rappel. En 2001 (ici, en anglais), la Banque mondiale faisait pression sur le gouvernement indien pour qu’il transforme en autoroutes à quatre voies les misérables voies reliant Delhi, Chennai, Calcutta et Bombay. Coût ? 6 milliards de dollars. En 2005, cette même Banque si amoureuse du tigre prêtait 600 millions de dollars – il s’agissait du quatrième crédit accordé pour le même type d’opération – à l’Inde pour moderniser des autoroutes dans les États de l’Uttar Pradesh et du Bihar (ici, en anglais). Je m’autorise à citer le chef du projet, salarié de la Banque mondiale, Piers Vickers : « This project has a simple objective : for road users to benefit from a better journey between Lucknow and Muzaffarpur ». Il me semble que la traduction n’a pas besoin de mon concours. On se croirait dans la vallée du Somport il y a quinze ans.

Je précise, pour mieux goûter la joie de rouler plus vite entre Lucknow et Muzaffarpur, que les États de l’Uttar Pradesh et du Bihar abritent une part notable des populations relictuelles de tigres vivant en Inde. Les autoroutes leur permettront à eux aussi d’aller faire leurs courses au supermarché du coin. Chez Carrefour, dont on sait le majestueux déploiement en Asie ?

Bien entendu, vous savez ce que je pense. Le délire industrialiste qui ravage l’Asie – entre autres contrées – s’apprête à tuer pour de bon l’un des plus étonnants animaux de la création, apparu grossièrement à la même époque que notre espèce. Le saccage de pays comme l’Inde et la Chine, sur quoi repose in fine notre niveau de vie matériel basé sur le téléphone portable et le gaspillage de tout en toute circonstance, ce saccage aura une fin prochaine. Dans dix ans ? Dans vingt ? Voilà ce que j’appelle une fin prochaine. Mais à cette date, nous aurons dit adieu au tigre et à quelques autres splendeurs. Elles ne vivront plus que sur les sites Internet de la Banque mondiale et d’Exxo. Et dans les films d’Indiana Jones.

Gloire éternelle à Jiang Rong

Un livre. Je ne l’ai pas fini, mais je n’y tiens plus, il faut que je vous en parle. Je suis loin de l’avoir terminé, par bonheur : me voilà rendu à la page 208. Sur 565. Mais je sais depuis le début qu’il s’agit d’un grand bouquin qui restera présent en moi, quoi qu’il arrive désormais.

Le totem du loup (Bourin éditeur) a été écrit par Jiang Rong, un Chinois né dans une famille de militaires en 1946. En 1967, la Révolution culturelle met tout le pays sens dessus dessous. Des millions de jeunes urbains, souvent intellectuels, partent de gré ou de force dans les campagnes les plus lointaines, pour y être « rééduqués ». Jiang Rong est apparemment volontaire pour aller vivre en Mongolie dite intérieure, séparée de l’autre Mongolie – une République indépendante proche de l’URSS – par une invisible frontière qui coupe la steppe en deux.

Jiang Rong y restera finalement onze ans avant de revenir en ville, où il est aujourd’hui enseignant. Ce grand voyage dans l’intérieur de son pays et de lui-même n’aura pas été inutile, car il vient donc de publier un livre merveilleux, dans lequel le héros humain – Chen Zhen -, lui ressemble comme un frère.

Chen apprend la vie de berger au milieu d’un campement mongol, sous la yourte. Lui, le Han, lui le fils des grands peureux abrités durant des siècles derrière la Grande Muraille, se prend d’une passion totale pour l’univers des Mongols. Ce peuple du cheval, ce peuple nomade, minuscule au regard de la puissance chinoise, a toujours inquiété ses voisins, cent fois plus nombreux, mais mille fois moins aventureux.

D’où vient la force étonnante des cavaliers ? Je ne peux trahir le livre, ce serait un crime. Disons que le loup devient peu à peu le personnage central. Pour ce qui me concerne, je n’avais jamais lu encore de telles descriptions de chasses. Menées par le loup. Ou dirigées contre lui, le plus souvent. Ce n’est pas beau, c’est somptueux.

Chez Rong, les loups sont des stratèges, souvent beaucoup plus intelligents que les hommes. Ils sont l’esprit vivant de la steppe, qu’il convient de respecter avant toute chose. C’est du moins le sentiment du vieux Bilig, désespéré par le comportement insensé des autorités maoïstes, qui ne pensent qu’à exterminer les animaux sauvages. Chen Zhen/Jiang Rong va-t-il écouter le sage mongol, ou au contraire jouer le rôle que les Chinois attendent de lui ?

Au stade où j’en suis, je n’en sais rien. Mais certaines scènes sont gravées. Un tout petit extrait, pour vous donner une idée: « La rage des loups était effrayante. Bat en était frappé de stupeur. Il avait les mains et les pieds glacés d’effroi, et ses vêtements trempés de sueur ne tardèrent pas à raidir sous le vent glacial. Conscient que tout était irrévocablement perdu, il voulait pourtant sauver quelques chevaux de tête. Il tira sur la bride et, d’un saut, sa monture enjamba les loups qui l’encerclaient. Il fonça sur les quelques chevaux de tête mais, sous l’effet du sauve-qui-peut général, le troupeau s’était dispersé. Les rescapés fuyaient dans le sens du vent, indifférents au marécage qui se rapprochait.

La pente plus raide accéléra la galopade des chevaux, qui déboulèrent avec la force d’une avalanche droit sur l’immense bourbier. Ils foulèrent bientôt de leurs sabots la glace, qui se brisa en mille morceaux. Le marécage ouvrait grande sa gueule pour accueillir ces misérables créatures qui préféraient mourir asphyxiées plutôt que de devenir la proie des loups. Ce suicide collectif, c’était leur dernier acte de résistance, à la fois héroïque et poignant, parce qu’ils étaient des chevaux de la steppe mongole, une race dont l’endurance et la ténacité ne céderaient jamais rien aux loups ».

Bon, il reste une hypothèse, et c’est que vous soyez insensible à ce souffle de glace et de sang. Mais en ce cas, mille excuses : pour ma part, j’y retourne.

PS J’ai oublié un détail qui n’en est pas un pour tout le monde : ce livre vaut cher. 25 euros. D’un côté,  il les vaut largement. Mais de l’autre, ce peut être décourageant. Et j’en serais dans ce cas désolé.

Les droits véritables de l’humanité (Sur Lévi-Strauss)

Dans quelques jours, Claude Lévi-Strauss devrait avoir 100 ans. Pourquoi vous parler aujourd’hui de ce fabuleux vieillard ? C’est simple : au moment où sort chez Gallimard un livre qui rassemble l’essentiel de son oeuvre écrite (dans la collection La Pléiade), je pense à un texte récent de lui, qui m’avait beaucoup marqué au moment de sa publication.

En mai 2005, Lévi-Strauss reçoit un prix prestigieux, Catalunya, décerné par la Generalitat de Catalunya, autrement dit le gouvernement régional de Catalogne, installé à Barcelone. Pour l’occasion, cet homme qui va sur ses 97 ans écrit un texte magnifique (voir ici).

Voici un premier extrait, d’une grande netteté : « Toujours en deçà et au-delà de l’humanisme traditionnel, l’ethnologie le déborde dans tous les sens. Son terrain englobe la totalité de la terre habitée, tandis que sa méthode assemble des procédés qui relèvent de toutes les formes du savoir : sciences humaines et sciences naturelles ».

Et aussitôt un deuxième, plus parlant que bien des bavards de ma connaissance : « La population mondiale comptait à ma naissance un milliard et demi d’habitants. Quand j’entrai dans la vie active vers 1930, ce nombre s’élevait à deux milliards. Il est de six milliards aujourd’hui, et il atteindra neuf milliards dans quelques décennies à croire les prévisions des démographes. Ils nous disent certes que ce dernier chiffre représentera un pic et que la population déclinera ensuite, si rapidement, ajoutent certains, qu’à l’échelle de quelques siècles une menace pèsera sur la survie de notre espèce. De toute façon, elle aura exercé ses ravages sur la diversité, non pas seulement culturelle, mais aussi biologique en faisant disparaître quantité d’espèces animales et végétales ».

Enfin, cette merveille, à mon goût tout du moins : « Aussi la seule chance offerte à l’humanité serait de reconnaître que devenue sa propre victime, cette condition la met sur un pied d’égalité avec toutes les autres formes de vie qu’elle s’est employée et continue de s’employer à détruire.

Mais si l’homme possède d’abord des droits au titre d’être vivant, il en résulte que ces droits, reconnus à l’humanité en tant qu’espèce, rencontrent leurs limites naturelles dans les droits des autres espèces. Les droits de l’humanité cessent au moment où leur exercice met en péril l’existence d’autres espèces ».

Bien entendu, le gras dans le texte ci-dessus est de Lévi-Strauss lui-même. Bien entendu. Je dois dire que j’adhère sans la moindre réserve. Les droits de l’humanité, en effet, doivent cesser dès lors que leur application se retourne contre la vie de tous, hommes compris. J’ajouterai un commentaire : je pense qu’ils doivent être suspendus et subordonnés à la pleine compréhension des devoirs de l’homme, nouvelle frontière de l’esprit. Je suis bien certain, au fond de moi, que nous devons proclamer au plus vite ces derniers comme un impératif catégorique. S’imposant à tous, par définition.

L’heure n’est plus aux faux semblants. Il faut, il faut vraiment repenser le monde, avant – éventuellement – de le transformer. 1789 a été une étape marquante de notre vie ensemble, une date glorieuse, d’un certain point de vue. Mais on ne peut plus prétendre que les droits de l’homme – réduits à ceux de l’individu au service de la marchandise -, demeurent un horizon indépassable. Car ils ne le sont pas.

J’entends déjà certains cris, légitimes. Ne plus respecter les droits de l’homme ? Eh si, justement ! Mais en les intégrant à un point de vue plus vaste, qui leur permette de jouer encore leur rôle. Et ce rôle n’est pas d’étendre la destruction de tout, mais au contraire de permettre à l’aventure humaine de se poursuivre encore longtemps. Pas au détriment de la vie, du vivant, des formes innombrables habitant notre terre. Avec elles au contraire, par elles, pour elles et pour nous. Ce programme s’imposera-t-il ? Je n’en sais rigoureusement rien, mais j’aimerais. Et une respectueuse salutation pour Claude Lévi-Strauss, penseur de l’homme profond et véritable.

P.S on ne peut plus secondaire : Lévi-Strauss est partout célébré, ces jours-ci. Un nombre incalculable d’analphabètes le saluent comme s’il était un monument historique. Ce qu’il est, d’ailleurs. Combien, parmi eux, ont pris le temps de lire ne serait-ce qu’un paragraphe ? Tenez, pour la route, ce grand classique qui ouvre Tristes tropiques : « Je hais les voyages et les explorateurs ».

Quand le dernier chimp nous aura quittés

Il m’est arrivé de croiser Frans Lanting dans l’un des journaux où j’écrivais. C’est un petit homme moustachu et barbu, et surtout l’un des plus grands photographes vivants. Je l’admire, il n’y a rien d’autre à dire. Ce nature photographer a reçu tous les prix possibles, et travaille pour les meilleures revues du monde entier. En particulier pour ce mythe imprimé appelé National Geographic. Créé aux États-Unis en 1888, ce magazine a accompagné un nombre étonnant de découvertes et d’explorations. Dont la « conquête » du pôle Nord en 1909. (Il y a plus d’un revers à cette médaille, je sais).

Lanting a une patience et un art qui en font un alien merveilleux. Regardez par vous-même : c’est beau, non ? Si je pense à Lanting ce matin, c’est précisément parce que j’ai découvert hier au soir l’un de ses reportages dans le dernier numéro de National Geographic, celui d’avril 2008, dans sa version américaine. S’il vous tombe sous la main, ouvrez de suite – ce n’est pas un ordre, mais une invite – à la page 124.

Y êtes-vous ? Aaaah ! Cheetah le chimpanzé a pris la place de Tarzan. C’est lui qui tient la liane, triomphant, c’est lui qui s’élance vers de nouvelles aventures. Et ainsi sur 20 pages miraculeuses consacrées à nos frères les chimps, qui souffrent tant des folies humaines. Que voit-on d’autre dans le reportage inouï de Lanting ? Nickel, une femelle, se repose sur une branche avec son nouveau-né Teva, tandis que Mike l’orphelin semble monter la garde.

Inoubliable : comme surgie du plus lointain passé humain, un chimp debout, mais courbé, chemine au travers d’un sous-bois de magicien. Entre pierres, herbes hautes, arbres. Lupin, un ado superbe de puissance, pense le destin de la communauté, concentré, main au ras de la bouche, assis. Une assemblée de messieurs au hammam : quatre chimps mâles, qui n’aiment guère, pourtant, l’eau, se retrouvent au bord d’une mare et dedans pour échapper à l’épouvantable chaleur du jour.

Enfin, un vieux animal de plus de quarante ans, au visage tavelé, incapable désormais de chasser, presque aveugle, sourd en tout cas, boit en nous regardant droit dans les yeux. Vous l’aurez compris : je suis bouleversé. Car après tant d’autres, Lanting nous montre et nous démontre la stupéfiante parenté. Par quelle maladie de l’âme en sommes-nous arrivés à menacer de mort ceux qui sont si proches ? Regarder un chimp pour de vrai, c’est fatalement voir ce que nous sommes, d’où nous venons, où nous allons peut-être. Or, ils meurent.

Jean et son troupeau, à jamais, pour toujours

Quand je ne suis pas ici, devant la machine, il m’arrive d’être là-bas, où je viens de passer quelques jours. C’est un pays que j’aime tant qu’il m’en vient des frissons. On franchit sans y penser les frontières les plus essentielles qui soient. Par exemple, on descend à pied de la maison, sous la lune naissante, dans un froid coupant comme lame. Les chênes pubescents ont encore leurs feuilles du passé, brun-argent. Les buis cachent leur odeur d’été dans la nuit nouvelle. Le calcaire disperse ses cailloux sous l’herbe courte du vallon.

Plus bas, à peine plus bas, le paysage disparaît d’un coup. Comme si, derrière le rideau, des mains s’étaient activées à changer le décor. On relève la tête, les derniers pins sylvestres tirent leur révérence, et le châtaignier mord la pente, partout. Il suffit de regarder ses pieds pour comprendre, si la nuit est d’étoiles, ce qui arrive. La roche n’est plus la même. Le schiste a pris la place du calcaire. En quelques mètres. La géologie est une puissante géographie.

Si la nuit est grande, c’est qu’elle échappe à notre emprise. Son territoire est neuf et différent, on ne reconnaît pas ce qu’on a vu cent fois. Les distances comme les perspectives sont tout ébouriffées. Et tandis que nous dormons en nous croyant les maîtres, le monde s’éveille et prend ses aises. Au matin, pour peu que les ornières soient humides de pluie ou de neige, on peut deviner une partie des événements courants. Le blaireau est venu, il a bu. Le chevreuil et le sanglier aussi. Le mulot a risqué sa vie, comme chaque fois, et l’aura peut-être sauvé. La hulotte a parcouru ses terres. Nulle trace de la renarde, qui doit pourtant nourrir ses trois petits.

Le jour venu, alors que je bois un café, Jean passe avec ses brebis. Et il reviendra avant de repartir. Sauf si la bourrasque ne le dissuade, comme hier. Jean va avoir 82 ans. Je l’ai écouté un grand nombre de fois, racontant souvent les mêmes histoires du temps d’hier. Mais que m’importe, au vrai ? Jean m’émeut au plus profond, et je sais que, lui disparu, le vallon ne sera plus jamais ce qu’il fut.

Jean est le dernier des Mohicans. Un paysan. Un éleveur. Depuis quelques milliers d’années, il sort son petit troupeau et lui fait parcourir les environs. Une fois le matin, une fois l’après-midi. Avec Rita et Tourlette, ses chiens. Avec son béret. Ce qui me trouble le plus, chez lui, c’est qu’il est le survivant d’un monde englouti. Jean a connu la civilisation paysanne alors qu’elle paraissait encore immortelle. La moindre pente était cultivée. Cette petite montagne était habitée et traversée par des compagnies entières d’êtres humains affairés.

Je dois vous le dire : c’est incroyable. Car tout, alentour, a été rendu à la forêt. J’adore la forêt, bien entendu. Mais j’entends le soupir des fantômes, et ils sont nombreux. Quiconque marche sous ces arbres, tôt ou tard, rencontre l’homme. Ses ruines, sous la forme d’un mazet, d’une bergerie, d’un semblant de cabane. Je ne cesse d’en découvrir de nouveaux. Là où il n’est même plus de chemin, on a pourtant vécu, aimé et pleuré.

Voici deux jours, j’ai dégagé comme j’ai pu un passage, pris dans la ronce et les branches basses. La maison – car c’en était une – était abandonnée depuis au moins l’après-guerre. Au moins. Mais ses murs résistaient encore. Mais une petite porte, admirablement ferrée, paraissait à peu près intacte. Elle l’était, même, et j’ai failli la dégonder et l’emporter sur le dos, comme un voleur de temps. Comme le voleur de temps que je suis.

Mais non. J’ai jugé que la porte appartenait à la maison. Ouvrant sur le vide, elle exprimait son être, son passé et probablement son avenir. Je n’y pouvais rien changer. En revanche, j’ai pris une superbe pièce de métal, anciennement clouée sur le toit, dont elle assurait le faîtage en assemblant ses deux pans.

Pourquoi ? Je ne sais pas trop. Le fait est qu’elle ne tenait plus rien. Le fait est qu’elle n’était plus que posée sur le bois pourrissant, et qu’elle tomberait bientôt. Mais pourquoi ? J’ai bien envie d’y voir un hommage à la lenteur de l’existence. Il est manifeste que la crise où nous sommes est profondément liée à la vitesse acquise par la machine.

Nous avons longtemps accepté que les générations ressemblent beaucoup aux générations. Et que les améliorations s’accomplissent au travers de longues répétitions. La démesure technique impose désormais que tout change chaque jour, chaque minute du jour. Et qu’on jette. Et qu’on moque ceux qui ne suivent pas le rythme frénétique des marchands et des expérimentateurs.

Moi, bien entendu, je préfère à jamais Jean. Et son troupeau, dont je garderai l’image dans la rétine jusqu’à la fin de mes jours. Je ne suis pas pressé de ne plus voir.