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Le renard et l’enfant (version trash)

Est-ce une bonne idée ? Sûrement pas. Finir cette année 2007 sur une image aussi cinglée que celle que nous offre la fédération de chasse du Pas-de-Calais (http://www.fdc62.com) ne risque pas d’améliorer mon image de marque personnelle. Mais bon, je vous en préviens, 2008 sera meilleure. Du moins, je vous assure que je ferai de mon mieux pour insister sur le concret, la mobilisation, la création, l’avenir. Je le jure.

En attendant, donc, cette photo inouïe. On y voit – et vous verrez sûrement – Hervé Berthe et probablement son fils, le dos contre un mur en brique. Avec sept renards devant eux, tués sur le seul territoire de Harbacq, dont une partie en bordure de Wanquetin. Hervé Berthe, piégeur agréé depuis 2001, est heureux et fier, car il a une fois encore vaincu la vie. La fédération de chasse, heureuse elle aussi, et fière on s’en doute, l’encourage sans détour à poursuivre sa rude tâche, avec ces mots extraordinaires : Bravo à nos piégeurs ! Toutes nos félicitations !!!

Les trois points d’exclamation ne sont pas de moi, bien entendu. D’un côté, ce flot irrépressible de bassesse ne réclame aucun commentaire. Et de l’autre, je suis bien obligé d’en apporter un. Et le voici : il est de bon ton de relativiser, sous nos cieux. De considérer que tout est dans tout et inversement. Qu’après tout, ce n’est pas si grave. Qu’au fond, on a bien le droit. Que la liberté ne se découpe pas en morceaux. Qu’il est toujours préférable de se montrer tolérant, etc.

Etc. et jusqu’à plus soif. Je suis d’accord, jusqu’à un certain point, peut-être plus vite atteint, chez moi, que chez d’autres. Car ma vérité, c’est qu’il n’est pas équivalent de défendre la vie et de fêter la mort. Mon sentiment profond est que des flingueurs de renards, quelle que soit l’explication finale de l’affaire, sont de virulents adversaires. Adversaires, mais pas ennemis. Je ne rêve pas d’éradiquer, je souhaite combattre, et ne m’en prive pas.

Je le dis sans hausser le ton, sans me pousser du coude une seconde : celui qui met son énergie et sa liberté au service de la vie sur terre, pour tous, celui-là est préférable à cet autre, qui se vautre dans la délectation de la tuerie. Je suis profondément satisfait de savoir où je me situe. Et là-dessus, une très belle fin d’année 2007. Je vous assure que je suis sincère. Et à l’an prochain.

Honorable parlementaire. Honorable ?

Si vous avez un peu d’énergie destructrice à évacuer, et si par ailleurs l’humour noir ne vous déplaît pas, je vous en prie, allez visiter cette adresse : http://www.linformateur.com. Bon, au premier abord, si vous me passez le mot, c’est chiant. Une assemblée de chasseurs-huttiers de la Baie de Somme, réunie en juillet 2002, éructe, comme après un coup de trop. Je le précise, je n’ai rien contre les coups en trop, et il m’est arrivé plus d’une fois d’éructer.

Mais il y a dans cette réunion de gueulards – saurez-vous le reconnaître ? – un député, représentant de l’intérêt national, fier symbole de la République éternelle. Jérôme Bignon est député de la Somme depuis 2002, après avoir chipé la place du socialiste Vincent Peillon. Lequel, en avril 2000, avait failli être lynché par 200 à 300 chasseurs hystériques à la déchetterrie d’Ault, ne devant son salut qu’à un hélico providentiel de la gendarmerie. Aurait-il été tué ? En tout cas, il ne serait pas sorti indemne de ce qu’il faut bien appeler une chasse à l’homme, façon Alabama.

Bignon, donc. J’extrais de la mêlée de l’été 2002 cette phrase du député, inouïe, qui doit être conservée : « L’administration française, les juridictions qui s’occupent de la chasse, le tribunal administratif comme le conseil d’Etat sont plombés par les Verts qui contrôlent le système ». Je vous laisse méditer la portée de tels mots, prononcés par un parlementaire en direction de potentiels émeutiers.

Bignon, donc et encore. Raymond Faure l’infatigable m’envoie ce matin la copie d’une dépêche AFP extraordinaire. Pour de vrai. Avant de la commenter, sachez que la semaine passée, l’influente Fédération nationale des chasseurs (FNC) avait adressé à tous les députés UMP, ces chers amis, une étrange missive électronique. Il s’agissait, de manière évidemment républicaine et démocratique, de faire pression. L’enjeu, de taille, était le poste de reponsable du groupe d’étude sur la chasse de l’Assemblée nationale.

Cette charge est loin d’être anodine, car elle commande largement la loi française sur le sujet. Pas moins de 214 députés, dans la législature précédente, faisaient partie du groupe, du même coup, et de loin, le plus important de l’Assemblée nationale. À comparer à la quarantaine de membres du groupe sur les banlieues.

La semaine dernière, j’y reviens, la FNC, lobby de choix, tente de convaincre les députés UMP qu’il faut voter Bignon. Pardi ! Et avec quels arguments ! Sur quel ton ! La FNC, par la voix d’un monsieur Thierry Coste, « conseiller politique » – si – et ancien bras droit de Jean Saint-Josse à CPNT, tutoyait directement tous les députés de l’UMP, ce qui donne une idée du climat réel existant entre ces gens quand nous ne sommes pas là pour les entendre. Extrait : « Si quatre candidats ont fait acte de candidature, tu n’es pas sans savoir que seul Jérôme Bignon “mouille sa chemise” depuis des mois pour nous aider dans nos négociations avec le gouvernement sur des sujets aussi diversifiés que le Grenelle, les dates de chasse, le bien-être animal, la directive armes… ».

N’est-ce pas violemment intéressant ? Le Grenelle, la chasse, le bien-être animal, la directive armes. Entre ces mains-là, par ces méthodes-là. Un naïf professionnel ne manquerait pas de poser la question qui tue directement, et au fusil d’assaut : à ce jeu sordide, le chasseur est-il encore l’égal du promeneur, du refuznik de la gâchette, de l’amoureux de la nature ?

Dans un pays plus proche de mes rêves, les députés se seraient insurgés comme un seul homme. Bignon a été élu. Mais la dépêche de l’AFP de Raymond met tout de même du baume au coeur. Car un étonnant personnage, le député de la Moselle Pierre Lang, UMP, a simplement dit non. Non. Et il vient de quitter le groupe UMP de l’Assemblée nationale. Je vais vous dire, ces gens – pas Lang, les autres – achèveront de me changer en enragé. La preuve : je songe à Paul Didier, le seul magistrat à avoir refusé de prêter serment au maréchal Pétain, en 1941. Didier fut d’abord interné au camp de Châteaubriant, avant de pouvoir s’engager dans le combat actif contre le fascisme, dans les Corbières. Certes, Lang n’est pas Didier. Le caractère n’est pas, à lui seul, le courage. Mais l’esprit de résistance est universel. Pierre Lang, tu trouveras toujours un bol de soupe en mon domicile. Juré.

Cricetus cricetus, mon amour

Ce n’est pas un gros père, mais il sait marcher, et sa patience est presque géologique. Car il nous vient des steppes d’Europe centrale, ayant profité des périodes interglaciaires pour gagner peu à peu ce que nous appelons aujourd’hui l’Alsace, où il habite depuis au moins le Quaternaire. Par sauts de puce ou, mieux, de hamster. Car notre ami Cricetus cricetus, c’est le Grand hamster, un sauvage qui plante sa tente où il veut, quand il veut, comme il veut. Une tente souterraine, un terrier qui lui sert de grenier, où il boulotte à l’abri des fâcheux de la vipérine, de la stellaire, mais aussi de la luzerne, du blé, de la betterave, du chou, à l’occasion un escargot ou une cuisse de grenouille.

Au mieux, son corps atteint 27 centimètres, pour 460 grammes. Au mieux, sans compter la queue. Mais bien sûr, il meurt, et de plus en plus. La mort est en train de devenir, dans notre monde, une activité industrielle comme une autre. Jadis, c’est-à-dire dans les temps reculés d’il y a soixante ans, le Grand hamster était partout en Alsace. Emmerdant ? Sûrement. Il osait prélever sa dîme en grains et feuilles.

Fort logiquement, l’homme empoisonna, ennoya les terriers, offrit des primes aux gamins des villages. Mais cela ne suffisait pas. Non. On réglait la question localement, autour de quelque lieu de la plaine rhénane, mais sans venir à bout de cette beste montrueuse et rousse, au ventre noir, au museau tâché de blanc. La plaine pouvait-elle rester aux mains, et aux pattes surtout, de l’intrus ? On verrait bien.

Et on a vu. Un à un, les bastions sont tombés. Les densités sont tombées au-dessous du seuil nécessaire à une bonne reproduction, les contacts sont devenus plus rares, les comptages ont révélé, il y a plus de vingt ans déjà, que le Grand hamster était en voie de disparition en France. Celui que les Alsaciens appellent tantôt Kornferkel ou Kornfarel – petit cochon des blés – ne compte plus que quelques centaines d’individus, population qui est, chez les rongeurs, insignifiante. Ce qui a décidé finalement du sort des armes, c’est la naissance et l’achèvement de l’agriculture industrielle. L’apparition du maïs intensif. L’anéantissement du paysage ancien. La fin de la diversité végétale.

Vous avez dû lire comme moi que l’Europe menaçait la France de sanctions financières géantes – 16 millions d’euros – pour n’avoir pas su protéger la tortue d’Hermann, le crapaud vert et notre pauvre Grand hamster. Je puis vous le dire, cette nouvelle a fait ricaner dans certains rédactions parisiennes, et peut-être même dans toutes. L’écho m’en est parvenu à domicile, car je demeure grippé, malgré les apparences. Oui, l’histoire du hamster en a fait glousser plus d’un, content de pouvoir se moquer, comme au bistrot, de ce qui n’a aucune importance.

Mais ces corniauds-là sont avant tout de formidables incultes, même et surtout si personne ne leur dit. Des incultes au sens le plus profond, qui accompagnent et accompagneront toutes les destructions parce que leur monde est devenu vide, sans autre épaisseur que celle des écrans plats. La disparition du Grand hamster m’est insupportable pour une première raison, et c’est que cet animal splendide a le droit de mener sa vie, tout comme moi. Il appartient au mystère de l’évolution, au singulier et fascinant mystère de la vie sur terre, et le précipiter à la tombe est un acte sacrilège, une offense, une profanation. Nous ne savons rien de lui. Nous sommes des barbares. Regardez plutôt ses petits, ci-dessous. Je ne vous demande pas de verser dans la sensiblerie, je nous demande à tous de retrouver l’usage de nos sens primordiaux, de reconnaître la beauté, de revendiquer la bienveillance.

Ces deux-là sont des jeunes, saisis à la sortie de leur terrier par Gérard Baumgart, à qui j’emprunte le cliché. Il n’est pas besoin de commentaire : ou l’on éprouve une émotion qui rapproche d’eux à jamais, ou bien.

Au-delà, car il faut aller au-delà, la mort du Grand hamster révèle à quel point de désertion nous sommes aujourd’hui rendus. Car ce que nous dit cette tristesse, c’est que les hommes ont sacrifié en quelques décennies un territoire qui fut accueillant pendant des milliers de siècles. Les Alsaciens du Rhin – bien sûr, vous pouvez remplacer Alsaciens par Bretons ou Beaucerons – ont liquidé la polyculture, planté massivement du maïs, pollué pour l’éternité leur nappe phréatique, l’une des plus belles du monde, épandu engrais et pesticides, multiplié routes, autoroutes et rocades. Ils ont détruit leur géographie, ils ont ruiné leur âme. Pour rien. Pour nul autre résultat que ce grand massacre.

Et nous n’avons rien fait. Je crois, je pressens que cela ne durera pas. Je crois vraiment, je pressens pour de bon que les temps sont en train de changer. Et que de nouvelles forces sont sur le point d’émerger. Mais en attendant, voilà ma conviction : ne plus reculer. Il ne faut plus accepter aucune destruction. Il faut se battre. Pour nous, pour l’avenir et même le passé. Pour le Grand hamster.

Yves Salingue m’a sorti du lit

Hier, alors que je m’apprêtais à me coucher pour cause de grippe, vers 18 heures, un coup de fil. Ah, je reconnaîtrais la voix d’Yves Salingue entre mille autres ! Yves est un homme que j’apprécie tout spécialement. Qui est-il ? Un montagnard, un Pyrénéen longtemps exilé dans les brumeuses contrées du Nord, puis revenu à Toulouse, où il est ingénieur.

Je l’avais rencontré dans de vilaines circonstances, il y a plus de dix ans. Il avait écrit fiévreusement des notes magnifiques sur l’ours, et les avait confiées à Terre Sauvage, magazine auquel je collabore toujours. Et au cours d’un de ses passages à Paris, il était passé voir la rédaction, qui à cette époque se trouvait rue Christiani, près de Barbès. Même si je n’y suis strictement pour rien, je dois dire qu’il avait été mal traité, mal considéré, baladé. Les journalistes, la plupart des journalistes utilisent leurs sources d’inspiration comme autant de personnages inanimés. Ils réclament du temps, une mobilisation immédiate au nom de la cause sacrée de l’information, et puis disparaissent au premier carrefour. Bye !

Moi, j’avais conservé l’image d’un homme étonnant, proche vraiment du sauvage, et qui le racontait fort bien. Dix ans plus tard, découvrant La quête de l’ours, je suis tombé à la renverse. Il s’agit d’un livre, paru en 2005 aux éditions du Rouergue, et signé bien entendu par Yves. Il est superbe. Il est vrai. Il fait infiniment voyager dans ce continent inexploré qu’est l’intérieur de nous-mêmes. Son seul tort, c’est son prix de 36 euros, mais c’est une autre histoire.

Que raconte Yves dans ce livre ? Une passion complète pour l’ours. La grande part de sa vie aura été consacrée à cet animal, mais aussi à son territoire. Yves n’est pas de ces naturalistes qui oublient le monde et ses misères. Non pas. Petit-fils d’un berger de la Haute-Soule, Jean-Pierre, il est resté attaché par les fibres à ce monde aujourd’hui englouti. Jean-Pierre avait l’habitude de rencontrer l’ours, en estive, tout là-haut. L’ours guettait ses mouvements depuis un rocher blanc sur lequel il finissait par s’asseoir.

Le grand-père, appelait ce rocher le « fauteuil de l’ours ». Mais la situation n’avait pourtant rien d’idyllique. Une nuit, ce même ours a dévoré l’âne de Jean-Pierre, tandis qu’il dormait dans sa cabane de berger, et nul doute que ce dernier l’aurait tué sur place, s’il avait pu. Qui ne le comprendrait ? Yves, Yves Salingue n’est pas du genre à oublier les hommes et leur labeur, et je lui en suis gré, infiniment. La nature oui, bien sûr, mais les hommes et leur chant aussi.

Anyway, comme disent nos voisins, Yves n’a cessé de rêver des Pyrénées, où qu’il se soit trouvé au cours de sa vie. Au début, en 1971 exactement, il a fait un stage au Parc national des Pyrénées, qui devait changer le cours de sa vie. Car c’est à ce moment qu’il a découvert le Vallon, lieu aussi mystérieux et fantastique que la Terre du milieu chère au coeur des Hobbits. Le mieux est de laisser parler Yves, qui m’a accordé un bel entretien voici dix-huit mois (paru dans Terre Sauvage) : « J’ai fait tous les vallons de la vallée d’Aspe plusieurs fois. Mais celui-là, le Vallon, je l’ai parcouru au moins 200 fois. Il est sauvage, avec des barres rocheuses, des falaises. Le passage est si difficile qu’il faut être initié. Il y a un petit sentier qui monte tout au long avant de déboucher plus haut sur les pâturages et la cabane d’un berger. Le terminus, c’est la cabane, une cabane que j’ai plus souvent occupée que le berger. Soit on est ébloui par ce lieu, soit on ne l’aime pas. J’ai rencontré des naturalistes, des gardes du parc national qui n’aimaient pas ce vallon parce qu’ils le trouvaient austère, hostile. Quand ils s’y trouvaient, ils éprouvaient un sentiment de malaise, ressentant la nature comme écrasante, avec ces arbres immenses et noirs. Au printemps commence la saison des avalanches, il y a de la brume, beaucoup de courants d’air ».

Pas mal, n’est-ce pas ? Mais poursuivons avec le grand carnaval des animaux sauvages : « J’y ai personnellement observé l’isard, le sanglier, le chevreuil, le renard, la martre, le blaireau, la genette, l’écureuil, le grand tétras, le gypaète, le vautour, le faucon pèlerin, l’hermine, le pic noir, l’aigle, le grand duc, l’ours et même un autre animal, dans un vallon adjacent, dont nous parlerons une autre fois. Tous ces animaux, je les ai vus mener leur vie naturellement. Libres. Moi, je les imaginais vivre éternellement, sans que l’homme, avec ses fusils et ses chiens, ne vienne les importuner. Je sais que tous les lieux ne peuvent être comme celui-ci, mais je reste convaincu qu’il y a la place pour les deux. L’homme, et les vallons sauvages ».

Cette fois, y êtes-vous ? Il existe encore en France des merveilles cachées où la vie continue sans nous. Puis, avez-vous remarqué ? Yves parle d’un autre animal, sans le nommer. Je ne veux pas vous faire bisquer, mais je sais de quel animal il parle. Seulement, ce n’est pas à moi de le révéler. Sachez que la présence de cette bête n’est pas évoquée dans les manuels et les guides officiels. N’est-ce pas insupportablement agréable ?

Et maintenant, voici la première fois. La première rencontre entre l’ours et Yves. Dans le Vallon, bien entendu : « Le propre de cet animal, c’est qu’on ne le voit pas. J’ai toujours baigné dans cette atmosphère d’un animal invisible. Quantité de gens qui ont passé leur vie en montagne, des chasseurs, des forestiers, des randonneurs, ne l’ont jamais vu. Pour moi, tout a basculé en avril 1981. J’étais monté avec deux amis, Jean-Luc et André. On ne s’y attendait évidemment pas. L’ours est l’animal de la pluie, de la brume, de la nuit, mais nous l’avons vu à une heure de l’après-midi, au soleil, sur un névé. On mangeait devant la cabane, et à la fin du repas, j’ai descendu un peu la butte. Il y avait une falaise, et dessous une espèce de terrasse avec une prairie. J’ai vu une forme noire passer. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai de suite pensé à un loup. C’est idiot, car il n’y a pas de loup, par là. C’était une ombre noire et furtive, je suis allé voir mes copains, je leur ai dit : c’est peut-être un chien. On a regardé de nouveau et c’est là que l’ours est apparu sur le névé, un petit ours noir. En pleine lumière. Quel choc ! Ce que j’ai vu ce jour allait au-delà de ce que j’avais imaginé. L’ours n’était pas seulement beau, beau et noir, minuscule. La magie, c’est qu’il occupait tout le cadre. Il n’était pas écrasé par la masse de la montagne enneigée, tout au contraire. Les Pyrénées entiers étaient comme rapetissés par lui. On ne voyait plus la grandeur des cimes, mais celle de cette forme noire. Je ne sais comment vous le dire, tout se passe dans la tête ».

Est-ce assez beau pour vous ? Moi, je ne m’en lasse pas. Et voici la deuxième fois : « Le 29 mai 81, quelques semaines après. Il est sorti à 9h15 et c’est la nuit qui nous a fait rentrer dans la cabane. On a vu ce que personne n’a vu : un ours qui déterrait avec sa patte des chénopodes. Cela avait mis en évidence par des naturalistes, mais nul n’avait jamais vu l’animal le faire. C’était un beau brun, un adulte celui-là. Il a débouché tranquillement d’un petit col, il a descendu quelques pas sur le névé et il s’est couché. Au bord d’un trou. Et puis il s’est mis à déterrer des bulbes. Nous sommes restés toute la soirée à l’observer. À la nuit, on est allé se coucher, mais le lendemain matin, il était toujours là, déambulant au bas de la butte. Après ces deux aventures rapprochées, on a cru que le vallon était le pays de cocagne, mais ensuite, il a fallu attendre 1985 pour le revoir. Nous avions eu beaucoup de chance ».

Nous avions eu beaucoup de chance. Et nous avons beaucoup de chance de pouvoir deviser, à l’occasion, avec des hommes comme Yves Salingue. Je ne saurais l’expliquer ici, en tout cas pas aujourd’hui – la fièvre vient de repartir -, mais l’homme a besoin de l’animal. Pour la beauté, l’harmonie, et sans autre raison que le respect dû aux formes vivantes. Mais également pour conserver le sens de ce qui n’est pas lui. Ne pas respecter l’espace des autres, c’est se condamner à se retrouver en face de soi-même, plongé dans une angoisse telle qu’elle ne pourra conduire qu’au pire. Défendre le droit à la vie des autres que nous – végétaux et animaux – est aussi, je dis bien aussi un devoir humaniste fondamental. Pour ce qui me concerne, je ne supporte plus, cela devient même viscéral, tous ces imbéciles qui prétendent qu’il faudrait choisir entre eux et nous. Ce sera nous tous, ou personne.

Avant-dernier point : Raymond Faure m’envoie une petite vidéo que vous pourrez regarder sur http://www.youtube.com. C’est une attaque d’intimidation d’une ourse sur un chasseur, en Suède. Prodigieux ! Je ne sais pas qui il faut le plus admirer : l’homme ou la bête ? En tout cas, ce film éclaire au passage la mort de certains ours slovènes dans nos Pyrénées. Quand une fédération de chasse, en théorie responsable, organise des battues dans des zones à ours, elle court le risque d’une riposte graduée. Et il sera toujours plus facile de tirer que de garder son sang-froid.

Dernière chose : merci à Yves Salingue. Merci et à bientôt

Combien de merveilles ?

C’est décidé, aujourd’hui vendredi, je fais maigre. Pas de coup de griffe, nulle lamentation, aucune colère. Il le faut bien, ne serait-ce que par souci d’équilibre. Ce matin, je pense fort, réellement très fort, à la mer. Depuis toujours, et à jamais, elle me foudroie sur place. Je la vois danser et battre le granit, au moment même où je vous écris, dans ma tête tout au moins. Du haut de la pointe de Castelmeur (Finistère). Ou près de la maison des tempêtes, à Ouessant. Ou encore dans le dédale des îlots de l’archipel de Molène, où j’ai eu le bonheur de me perdre. J’ai besoin, j’éprouve le besoin physique de la voir plusieurs fois chaque année.

Mais il ne s’agit pas de moi. Connaissez-vous le CoML ? Si oui, tant mieux. Et sinon, je vous présente. Le Census of Marine Life est un programme mondial de recherche de la vie marine, qui rassemble 2 000 scientifiques de 80 pays (www.coml). Il s’agit d’un grand oeuvre collectif de dix ans, commencé en 2000, et qui devrait s’achever en 2010. Le but, grandiose, est de recenser l’extrême diversité de la vie marine, en décrivant si possible la bagatelle de dix millions d’espèces à l’arrivée. Une tâche folle, impossible, démesurée. Encore plus que je ne saurais dire, puisque le but officiel est « d’expliquer la diversité, la distribution et l’abondance de la vie marine dans les océans passés, présents et futurs ». Bon, il existe des discussions savantes sur le fond des choses, car selon certaines estimations, il n’y aurait que moins de deux millions d’espèces vivant dans les mers, dont 230 000 déjà connues.

En s’appuyant sur les archives accumulées par l’humanité, en explorant davantage qu’il n’a été fait jusqu’ici, le CoML entend néanmoins « prédire ce que sera la vie marine de demain ». Mais il faut pour cela visiter les pôles et leurs fabuleuses marées de plancton; étudier le lion de mer comme les vers des abysses; approcher les sources hydrothermales comme les monts sous-marins. Fouiller en somme ces 95 % des océans dont nous ne savons rien.

Ah ! si une autre vie m’était donnée, je crois bien que j’en serais, je vous le jure. Jules Verne et son capitaine Nemo sont passés par là, et ont semé des graines fertiles dans ma tête de mioche. Comme j’aimerais plonger avec les Nautilus d’aujourd’hui ! D’ici quelques années, les équipes du CoML auront, entre autres, réalisé une extraordinaire Encyclopédie des populations animales marines (History of Marine Animal Populations, HMAP), que je me jure de placer au devant de ma bibliothèque.

Des milliers d’espèces nouvelles ont d’ores et déjà été recensées, parmi lesquelles le crabe-yéti, découvert à 2300 mètres de profondeur par des biologistes français. Ou Clione limacine, un gastéropode capable de jeûner une année. Ou Aphyonus gelatinosus, un poisson semi transparent aux reflets roses et bleus, recouvert d’un manteau de gélatine. Ou encore Aulococtena sp., un cténophore de la taille et de la couleur d’une orange, trouvé à 1100 mètres de fond, dans l’Arctique canadien.

Tenez, je suis à ce point ébloui que je ne vous raconte pas l’autre versant de l’entreprise. Le désespoir des chercheurs, l’angoisse indicible de ceux qui voient de leurs yeux la vie disparaître avant d’être seulement observée. J’arrête, car je me lancerais aisément dans un propos que vous commencez à connaître. Allons, j’ai promis de faire maigre, et je m’y tiens, à peu près. La vie est grande, la vie est belle, la diversité est un plat de roi. Mais gaffe !