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Les lagopèdes du Carlit

Dimanche passé, j’ai évoqué ici la belle figure d’Adrienne Cazeilles. J’ai décidé d’enfin répondre à sa lettre d’août dernier, et je me jure intérieurement que je vais aller la visiter. Pourvu !

Pensant à elle, il m’est revenu un autre souvenir, qui date de la même époque, et se rapporte aux mêmes lieux ou presque. Je me baladais dans ces Pyrénées du soleil et de la Méditerranée, par chez elle, lorsque j’ai décidé une incursion dans le monde froid de l’hiver. Vers le pic Carlit, encore en Catalogne, déjà en montagne.

Depuis Mont-Louis, il fallait prendre une départementale cabossée, en plus d’être cassée par le gel. Et il faisait froid, car je me souviens, arrivé au lac de barrage des Bouillouses, d’avoir enfilé des guêtres bleu nuit. Il n’avait pas neigé depuis un moment, et le soleil, de temps à autre, clignait de l’œil. Une belle journée pour marcher, je vous l’assure. Et bien que les lieux soient souvent courus, ce jour-là, j’étais seul à monter vers le Carlit, ce pic qui approche les 3 000 mètres.

Je me souviens d’une sévère grimpée au milieu des pins à crochet, et de cette suée étrange qui vous prend parfois en plein hiver, quand au-dedans tout s’échauffe. Je me souviens d’un des premiers étangs – l’Estany del Viver ? – rencontrés. Le monde craquait, les pieds crissaient, j’étais de nouveau un gosse.

Je me souviens d’avoir vu des poissons nager sous la couche de glace. Mais peut-être ai-je rêvé ? Je me souviens que je ne savais plus, certain moment, où étaient la terre, le ruisseau, le marais, l’étang. Ce pays tout fou était blanc à perte de vue.

Moi, je sautais d’une motte gelée à une autre, tâchant de ne pas passer le pied au travers d’un mirage. Mais les mirages étaient plutôt dans le ciel, ce matin-là. J’y ai vu un Grand corbeau, ce qui n’avait rien de bien étonnant. Mais aussi un goéland leucophée, perdu dans sa course, qui se dirigeait droit vers le Carlit, comme moi.

Je me souviens qu’à l’approche du lac de Soubirans, la neige est devenue immense, profonde et tentatrice. J’enfonçais jusqu’au-dessus des genoux, les pins à crochet devenaient rares, abandonnant la pente aux saules nains et aux rhododendrons. Le Carlit était en vue et semblait une colline. Et c’est alors que je les ai vus.

Un couple de lagopèdes – on les appelle aussi perdrix des neiges – venait de décoller dans l’air glacial, sous mon nez ou presque. Avant de se poser à cinquante mètres, à peine. Le temps de saisir mes petites jumelles, les belles avaient disparu. Précisons : disparu de ma vue. Car elles étaient là, bien entendu, blanc sur blanc, dans une parfaite homochromie.

Où étaient les lagopèdes ? Dans leurs igloos, sous un bouquet de genévriers ? Encore sur la neige, le bec sous l’aile, attendant que le fâcheux les laisse reprendre le cours de leur vie ? Je peux vous dire que je suis resté immobile, espérant qu’elles me reconnaîtraient, qu’elles sauraient quel bonheur elles me donnaient.

Mais rien. Si. La marque de leurs trois doigts dans la neige, qui bientôt s’effaceraient.

Le loup et l’ours à l’Opéra-Bouffe

Mieux vaut prendre cela comme une farce, mais alors grandiose. Si j’avais été une petite souris le 10 octobre 2007, vivant à Paris, j’aurais trottiné en faisant gaffe aux voitures et je me serais planquée sous les gradins du stade Charléty avec une provision de blé dur, pour assister au spectacle. Et j’aurais pris soin de ne pas trop couiner – de rire – pour éviter un mauvais sort.

On donnait ce jour-là un Opéra-Bouffe un peu déjanté, mais quoi, les distractions sont rares. Avec dans les rôles principaux des acteurs de troisième zone, certes, mais en même temps, comme par enchantement, hilarants. Je ne peux citer tout le monde, et je m’en excuse. Les trois meilleurs s’appellent, par ordre d’apparition sur la scène : Jean-Michel Lemétayer, président de la FNSEA, Philippe Meurs, président des Jeunes Agriculteurs (JA) et Luc Guyau, président de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (ACPA). Ma préférence va à ce dernier : on aurait juré que sa barbe de brigand de comédie était vraie !

Gloire à l’auteur de la pièce, pour avoir trouvé ce titre génial : « Le loup et l’ours menacent-ils la biodiversité de nos territoires ? ». Pourquoi ce point d’interrogation ? Peut-être pour entretenir le suspense ? Alors là, foi de petite souris, je trouve cela facile. Car la réponse est évidente : c’est oui. Oui, OUI. Après quelques minutes d’échauffement, la messe était dite : les prédateurs sont de grands pervers, qui jouent à l’agneau alors qu’ils sont tous d’affreuses vermines, bonnes à écraser sous la roue d’un tracteur. Pas seulement le loup ou l’ours, mais aussi le lynx et le…vautour (1).

La totalité de la troupe, à l’issue de la représentation, a en effet signé un manifeste qui réclame, et je cite : « l’arrêt de la réintroduction d’ours et son cantonnement dans des zones appropriées, le retrait des loups dans les zones d’élevage, la régulation des populations de vautours et de lynx ». C’est à ce moment précis, je vous le signale à tout hasard, qu’il fallait applaudir.

Bravo ! Les tenants de l’agriculture industrielle n’ont que faire de nos récriminations et révoltes. On le savait. La disparition des paysans et d’une civilisation millénaire ? Pas grave. L’épandage massif et perpétuel de pesticides dangereux pour la santé des hommes, des plantes et des bêtes ? Pas grave. La destruction des paysages, la pollution irrémédiable à court et moyen terme des rivières et des nappes phréatiques ? Pas grave. La raréfaction évidente de tant d’espèces admirables d’abeilles, de papillons, d’oiseaux, en relation directe avec des pratiques criminelles ? Pas grave.
En revanche, mobilisation générale, immédiate, et subventionnée contre 25 ours, dont la plupart, il est vrai, immigrés, une centaine de loups, une poignée de lynx et quelques centaines de vautours. À l’assaut, les preux ! Tuez-les tous, Monsanto et Bayer reconnaîtront les leurs.

Mais vous savez tout, et n’avez pas besoin de moi pour hurler à la mort contre la stupidité. Ces gens sont d’un autre monde. En tout cas d’un autre esprit, radicalement autre. Et c’est fâcheux, quand on souhaite malgré tout avancer. Je voudrais pour finir vous confier une intuition : la défense de la vie sauvage, celle qui échappe à l’emprise humaine, bute sur des obstacles colossaux, qui demeurent en partie invisibles.

Laissons de côté la bêtise, la lâcheté, l’intérêt vil, l’anthropocentrisme, et toutes autres choses connues depuis des lustres. Laissons de côté les causes repérées du grand malheur en cours. Je pressens une autre explication, que j’appellerai, si vous m’y autorisez, choc anthropologique. L’homme ne cesse d’avancer sur cette terre depuis des millénaires. Pourquoi ? Parce que. Il a tout conquis, et tout dévasté. Pourquoi ? Parce que. Et dans notre petit pays de France, il est parvenu à éradiquer totalement la bête. Cet autre insupportable appelé ours, loup, lynx.

Après 1945, et grâce à l’action résolue des amis de Luc Guyau – un joli pied de nez historique -, l’homme de chez nous a, pour la première fois depuis le Néolithique, reculé. Il a abandonné des territoires entiers. Dans certaines vallées reculées, dans le haut des contreforts, sur les estives jadis parcourues par des paysans au travail. Il existe désormais des millions d’hectares en France où l’homme ne pénètre plus que rarement, quand il y va encore. C’est un événement majeur, très peu compris encore. C’est là que la bête éternelle est revenue. Là. Et je pense, et je crois que nos mémoires d’individus se chargent en cette circonstance des brumes de la mémoire collective, celle de l’espèce.

L’homme recule, la bête revient. Les tréfonds de l’âme en sont bouleversés. Faut-il parler de peur, de culpabilité, d’un sentiment de trahison par rapport aux ancêtres, de mise en question de la destinée humaine ? Je ne sais. Probablement de tout cela, et de bien d’autres mystères profonds. Mais si je ne me trompe pas trop, on admettra que la défense du loup, de l’ours, du lynx (et du vautour), à laquelle je suis tant lié, est décisive. Sur ce terrain-là, même s’il faut accepter des compromis, aucun recul n’est envisageable. Ou nous tracerons, avec ces animaux, les lignes d’un avenir possible. Ou l’idée de l’homme, l’autre idée de l’homme mourra. Je vous salue et vous embrasse.

(1) http://www.pyrenees-pireneus.com

Qui a vu le grisin ?

En préambule, sachez que ce jeudi 11 octobre, je dois me dépêcher. Vraiment. Par précaution, je vous envoie un (premier ?) texte court. Désolé. Mais vous n’y perdez pas vraiment, car je vous offre quelques lignes de notre grand Buffon. Dans son Histoire naturelle, il décrit ainsi le Grisin de Cayenne, un petit oiseau :
« Le sommet de la tête est noirâtre, la gorge noire, et ce noir s’étend depuis les yeux jusqu’au bas de la poitrine : les yeux sont surmontés par des espèces de sourcils blancs qui tranchent avec ces couleurs rembrunies et qui semblent tenir l’un à l’autre par une ligne blanche, laquelle borde la base du bec supérieur : tout le dessus du corps est d’un gris-cendré ; la queue est plus foncée et terminée de blanc, ses couvertures inférieures sont de cette dernière couleur, ainsi que le bas-ventre (…) »

Pourquoi parler de ce grisin-là, que je n’ai encore jamais vu ? Pour cette raison : je tiens à vous annoncer solennellement qu’une (possible) nouvelle espèce d’oiseau a été découverte au Brésil. Formicivora grantsaui vit dans la Serra do Sincorá, entre 850 et 1100 mètres d’altitude. Il s’agit (peut-être) d’un grisin de Sincorá, petit passereau insectivore encore inconnu au bataillon. Cela, c’est la bonne nouvelle. Et la mauvaise, c’est que l’habitat de cet oiseau est d’ores et déjà menacé. Stuart Butchart, un scientifique de BirdLife a malheureusement déclaré : « It would be sadly ironic if, as soon as it was discovered, Sincorá Antwren became threatened with extinction ». Autrement dit, ce serait tristement ironique que le grisin soit menacé d’extinction au moment même où il est découvert. Là-dessus, je me sauve.

Le cochon, le progrès et le rire de l’homme

Vous me permettrez de vous présenter un homme politique admirable, le député UMP Marc Le Fur. Élu des Côtes d’Armor, membre du « Club des amis du cochon » à l’Assemblée nationale, il se bat comme un beau diable pour que vive la Bretagne. Enfin, une certaine Bretagne. Celui que tous appellent « le député du cochon » – allez savoir pourquoi – a donné en janvier 2007 un entretien retentissant au magazine hélas méconnu Porc magazine, que je vous recommande au passage.

Que dit-il ? Que les porcheries industrielles sont l’avenir, un bel avenir pleinement désirable. Citation immédiate qui clouera le bec des moqueurs, je l’espère : « Les producteurs de porc sont de véritables chevaux de course entravés dans leur envie d’entreprendre et leur volonté d’être compétitifs ». Oui. Tel. Marc Le Fur aime tant ses porchers qu’il concocte pour eux, perpétuellement dirait-on, de nouveaux projets de loi. Contestés, il va de soi, par quelques mauvais coucheurs, au premier rang desquels l’association Eau et rivières. Je ne vous donne pas la liste des faits d’arme législatifs de M. Le Fur, car vous pouvez trouver vous-même.

Tout de même ceci : en 2005, à l’occasion d’un débat parlementaire, Marc Le Fur et trois amis députés ont tenté de faire passer un amendement révolutionnaire. Considérant que l’administration, cette rosse, s’en prend aux éleveurs industriels sans la prévenance qu’ils méritent, Le Fur réclamait que, dorénavant, on prévienne ces sympathiques travailleurs de tous les contrôles à domicile. Commentaire d’Eau et Rivières, et sachez que le gras figure bel et bien dans le communiqué d’origine : l’amendement « revient à interdire tout contrôle inopiné et à empêcher les agents de terrain de verbaliser les infractions qu’ils constatent à l’occasion de leur mission. Cet amendement permettrait aussi aux exploitants en infraction ou responsables d’un accident de pollution (…) de masquer les preuves et de tenter de dissimuler par avance toute situation irrégulière ».

Bon, la présentation est faite. Voici le plat de résistance. Je lis ce lundi 8 octobre sur le site du journal économique Les Échos (1) une tribune signée Marc Le Fur. Laquelle a hérité d’un titre facétieux, dont je redoute qu’il n’ait été choisi après lecture par quelque journaliste sceptique : Les biocarburants roulent vers l’inconnu. Je serais à la place de notre honorable député, je protesterais aussitôt. Car où est l’inconnu ? Pemière citation : « Par un curieux balancier de l’histoire, le monde rural apparaît donc, grâce au développement des biocarburants, de nouveau susceptible d’impulser le progrès ». Bien, déjà un premier point : nous sommes dans le sens du progrès. Me voilà autant soulagé que vous.

Le reste est aussi grand que ce court extrait. Marc Le Fur semble préoccupé par la concurrence, et appelle à un sursaut de l’Europe, qu’il ne croit possible qu’à une condition : laisser tomber le biodiesel. Je vous avoue que je ne comprends pas tout. Le biodiesel, c’est chez nous le colza et le tournesol. Le lobby est bien implanté, il est soutenu en haut lieu, il a donc le vent en poupe. Or Le Fur, à mots couverts, s’en prend à ces excellentes personnes, qui ont déjà tant oeuvré. Et il évoque les biocarburants de la deuxième génération, que personne n’a encore vus, et qui pourraient s’accompagner d’un boom sur les arbres transgéniques et des graminées comme l’herbe à éléphant, originaire de Chine.

N’importe. Je vous annonce en exclusivité la naissance d’un sous-lobby des biocarburants, qui prépare la deuxième manche. La première génération a été et demeure une catastrophe planétaire ? Qui détruit les forêts tropicales, affame les peuples et aggrave la crise climatique ? Ce n’est pas grave, voyons la suite. Croyez-en la sagesse d’un Marc Le Fur. La Bretagne a tué son paysage, arraché au moins 160 000 km de talus boisés en quelques décennies (selon des estimations prudentes), pollué ses eaux pour un siècle peut-être, et elle fabrique comme à l’usine des porcs que plus personne ne veut boulotter. Ce n’est pas grave, puisque c’est le progrès.

Deuxième citation, et dernière : « Nous sommes donc face à un choix économique, écologique et stratégique majeur : celui de la constitution d’une filière biocarburant performante, propre, assurant notre indépendance agricole et permettant une utilisation rationnelle de notre espace rural ». Rationnellement, ou plutôt raisonnablement, on me permettra une minute de rire ininterrompu.

(1) Non, ce n’est pas un truc pour vous attirer ailleurs. Le lien vers Les Échos ne fonctionne pas. Mais vous pouvez lire M. Le Fur sur : https://fabrice-nicolino.com/biocarburants/index.php

Nos cormorans et leurs grizzlis

Le grizzli est un animal qui me fout spontanément la trouille, et il n’y en a pas beaucoup. Mais lui, oui. Je n’ai pas vu le documentaire de Werner Herzog sur cet autre animal appelé Timothy Treadwell, Grizzli man. Mais je me souviens bien de la mort de Treadwell, il y a quatre ans tout juste.

Je vous résume en deux mots. Treadwell était un passionné du sauvage comme il en est peu. Chaque année depuis des lustres, il partait camper dans le wild, en plein Alaska. Au milieu des ours, qu’il connaissait tous un par un, et qu’il avait d’ailleurs dotés d’un nom. La dernière fois, en octobre 2003, il y avait emmené sa copine. Et ce fut la dernière fois. On retrouva plus tard les morceaux des tourtereaux dans l’estomac de deux ours, un grand et un petit. L’histoire ne dit pas s’il s’agissait de vieux copains de Treadwell ou de vagabonds de passage.

Est-ce bien le problème ? Je n’aime pas les sauvages pour qu’ils viennent me taper sur l’épaule. J’aime les sauvages parce qu’ils ne sont pas civilisés, pardi ! Parce qu’ils m’inquiètent et me troublent, parce qu’ils ne respectent pas la règle, parce qu’ils échappent au monde, le nôtre tout au moins. C’est bien pourquoi j’aime tant le grizzli, mais à distance. Il y a quinze ans, j’ai passé deux ou trois heures en compagnie de Jean-Jacques Camarra, à Pau. Ce grand spécialiste de l’ours m’avait alors raconté l’un de ses voyages en Alaska. Il se faisait déposer par un hélico, avec un kayak et quelques bricoles, et puis restait seul au milieu d’un monde magique et angoissant.

Un jour, il avait rencontré un grizzli menaçant. Si menaçant que l’ours, levé sur ses pattes arrière, l’avait chargé, à très vive allure. Les grizzlis sont des athlètes complets, savez-vous ? Camarra, ce jour-là, eut le bon réflexe. Il disposait d’une bombe sous pression contenant un mélange à base de poivre – je crois -, utilisée justement dans ce genre de circonstances. Il ne faut pas hésiter, et ne pas viser de travers. Et appuyer bien avant que l’ours ne soit sur vous, car alors, c’est trop tard. Bref, Camarra s’en était sorti, puisqu’il me racontait l’histoire des années plus tard.

Et voilà que je lis (1) une nouvelle qui me scie. D’après des associations écologistes, le Sierra Club du Canada et l’IFAW, le grizzli serait menacé d’extinction, lui aussi. Il aurait disparu des vastes Prairies qu’il a parcouru pendant des centaines de siècles. Et son sort resterait incertain dans ses ultimes refuges du Grand dehors. La faute, disent les ONG, à l’État fédéral canadien, incapable de prendre des mesures de protection efficaces.

Au même moment, je prends connaissance d’un document du Ministère de l’Écologie, celui de M.Borloo, oui. Il s’agit d’une circulaire datée du 27 septembre 2007, et elle est adressée aux préfets. Son objet est singulier, et le voici : « Mise en oeuvre du plan de gestion du grand cormoran pour la campagne d’hivernage 2007/2008. Cadrage technique national en ce qui concerne le volume maximal de prélèvements possibles par département et les conditions techniques par département ». Ce n’est pas du John Fante, oh non !

De quoi s’agit-il ? D’un vaste plan étatique d’abattage d’un oiseau maudit entre tous, le Grand cormoran. Disons-le franchement, c’est étourdissant. Je n’entre pas ici dans la discussion sur les ravages – réels – que le Grand cormoran, dont les effectifs ont augmenté, provoque dans les étangs de pisciculture.

Non, laissons cela de côté. Le document du ministère a un ton inimitable pour parler de la mort, qui me donne des frissons. C’est le coup de fusil bureaucratique, froid, méticuleux, totalement indifférent. Ainsi, l’Ain aura-t-il le droit d’abattre 4100 cormorans l’an prochain, après en avoir flingué 3600 l’an passé. Ainsi, département après département, pour respecter les « quotas de prélèvements autorisés ». L’imagination euphémique des auteurs de ce texte me semble sans limite. Tuer, mais sans jamais le dire. Tuer, mais sans jamais oser le dire.

Je crois, mais je ne suis sûr de rien, qu’il y a un lien caché, mais réel, entre leurs grizzlis et nos cormorans. Et c’est l’État. Nous avons en réalité abdiqué. Pour le meilleur et souvent le pire, nous avons regardé l’animal en face, tout au long de notre tumultueuse histoire d’humains. Et puis, il y a une poussière d’années, tout a basculé. Désormais, nous déléguons à des services spécialisés la « gestion » de nos relations à cet Autre radical. L’animal était situé dans un rapport vivant, charnel, réel avec les hommes. Il est devenu une chose, un problème, une statistique.

Comment sortir de cette complète folie, car c’en est une ? Je n’en sais trop rien, hélas. Je crois que la terrible érosion de la biodiversité sur terre tient là l’une de ses causes profondes. En attendant mieux, parlons, parlons, parlons.

(1) http://www.ifaw.org