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Brazza et le grand chasseur

Le hasard est un ami, pas toujours sympathique, il est vrai. Mais aujourd’hui, c’est le cas. Je lis un roman d’une qualité rare, Pandore au Congo (Actes Sud), écrit par le Catalan Albert Sánchez Piñol. Ce n’est pas un livre sur la nature, certes non. Mais on y découvre un Congo inouï et plus qu’improbable, aux débuts de la colonisation. Deux frères anglais, accompagnés par un Gitan et une troupe de Noirs traités comme des scorpions s’engagent dans la forêt. Et… j’arrête là. Il va leur arriver des choses, croyez-moi sur parole.

J’en étais là de mes modestes aventures personnelles quand Raymond Faure, président si je ne m’abuse de la Frapna-Loire – une association de protection de la nature – a décidé de m’envoyer, ainsi qu’à d’autres, la copie d’un article paru ces derniers jours dans la revue Acteurs de l’Économie Rhône-Alpes. Quel titre, n’est-ce pas ?

Et quel contenu aussi. Derrière un titre sobre – Le Chasseur -, une épopée, celle de Michel Bruyas, commissaire aux comptes. Pendant plusieurs semaines, chaque année, il part chasser dans les savanes du Rwanda, du Bénin, de Centrafrique, du Burkina, etc. Chasser. On le voit en photo, posant au milieu de ses trophées. Hum.

Je reste assez impressionné par la distance qui peut séparer deux humains du même monde et de la même époque. Car pour être sincère, je ne comprends pas les mots prononcés par Michel Bruyas. Il tue sans hésitation des buffles, des hippos, des lions, des phacochères. Mais pas des panthères ou des guépards, eh non ! Parce qu’ils sont devenus presque aussi rares que l’archeopteryx ? Parce qu’ils ont le droit de vivre, parce qu’ils sont justement des êtres vivants ? Point. Parce que ces animaux ressemblent à des « gros chats » et que, nous dit M.Bruyas, « j’adore ceux-ci ».

Je vous livre ci-dessous une citation du journaliste, pour que vous n’imaginiez pas le pire. Non, je ne déforme pas l’esprit de ces gens pour le plaisir de m’en distinguer. J’aimerais mieux, notez. Et lisez plutôt : pour chacune des bêtes tuées, « le chasseur est intarissable sur l’heure à laquelle les guides africains ont débusqué les premières traces de pas de l’animal, le nombre d’heures passées à ses trousses, l’endroit précis où est allée se loger la balle, la façon dont l’animal une fois mort a été ramené au camp de base, et bien évidemment le pays dans lequel il a été tiré ainsi que l’année ».

Y a-t-il un rapport avec mon roman ? Oui, quand même. Car notre ami Bruyas ajoute un peu plus loin une tirade qui explique, à ses yeux, sa passion de la chasse en Afrique : « Jeune, j’étais un admirateur de l’épopée coloniale et je me nourrissais des récits d’Édouard de Foà, d’Henri Stanley, de Pierre Savorgnan de Brazza ».

Et voilà ! La boucle est bien bouclée. Je me demandais, lisant Sánchez Piñol, si ses (odieux) personnages restaient vraiment crédibles dans leurs rapports sanglants avec leurs « guides africains ». Car figurez-vous qu’ils les tuent sans aucun remords quand la fantaisie leur en vient. Je comprends mieux. Je comprends tout, ce me semble. Ces Noirs-là ne devaient pas ressembler assez à des « gros chats ». Bien à vous tous.

Hozro (dans la beauté du monde)

Je ne suis pas (toujours) obsédé par la destruction et le chaos. Écrivant cela, je sens à quel point ce propos, ici en tout cas, peut faire sourire. Car je ne parle que de ça, ou peu s’en faut. Mais c’est sans doute que j’aime plus que tout la beauté. D’une manière telle qu’elle m’inquiète parfois. La beauté. Comment dire ?

Je pense à l’instant à ce mot navajo découvert chez Tony Hillerman : hozro. Chez les Navajos, peuple indien du coeur aride des États-Unis, il désigne l’harmonie. Davantage une recherche de l’équilibre entre soi et le reste qu’un état durable. Une recherche, un valeureux combat à l’ombre de la beauté du monde. Pour ceux qui ne connaissent pas, Hillerman est un romancier, grand amoureux du Dineh, ce peuple navajo réduit à la mendicité, à l’alcoolisme et aux aides fédérales.

Dans ses premiers livres – j’ai moins aimé les suivants – Hillerman décrit un monde grandiose et poignant. Où les arroyos, secs comme la brique, deviennent des torrents de boue rouge en deux heures. Où les peupliers de Fremont annoncent l’eau à des kilomètres à la ronde. Où le pollen de maïs, les chindis, le yataalii et la Voie de la bénédiction comptent davantage que le bien matériel.

Ce dimanche matin, je me sens proche de cet univers, pourtant distant de quelques milliers de kilomètres, qui sont autant d’années-lumières. Je ne suis pas loin de me sentir hozro. Car je pense à mon copain Bruno Bargain, assis dehors, devant son cabanon de l’étang de Trunvel, dans la baie d’Audierne. Chaque année, de juillet à octobre, il bague. Il bague ceux qui vont partir, les fous volants qui tentent une nouvelle fois d’atteindre l’Afrique.

Des fauvettes aquatiques, des rousserolles effarvattes, des phragmites aquatiques. Quelle renversante beauté ! Des jeunes gens partent dans la roselière voisine, et en rapportent des oiseaux tressautants, délicatement déposés dans des sacs en coton. Où les prennent-ils ? Dans des filets, tendus dans les chenaux, entre étang et océan, qui arrêtent leur vol.

Bruno officie sur ces oiseaux de 10 à 20 grammes avec la précision d’une dentelière. Il mesure leurs ailes, les pèse avec une balance spéciale, note quelques données en apparence cabalistiques, et puis donne un coup de pince invisible, qui enserre l’une de leurs pattes d’une bague définitive. Pour savoir, pour comprendre, pour sauver.

Le phramite des joncs, m’a-t-il dit un jour, occupe quelques centaines de m2 au total, toujours les mêmes, répartis sur 8 à 10 000 km entre le Devon anglais et le Djoudj sénégalais, en passant par la baie d’Audierne. Et une rousserolle effarvatte peut se reproduire pendant plusieurs années exactement dans la même touffe d’herbe, après avoir fait un aller-retour France-Afrique, sans passer par les charters de qui vous savez.

Ce lieu joue de la musique. Ce lieu rend heureux. Ce lieu exprime comme bien peu d’autres la fabuleuse beauté du monde. Celle qui m’oblige. Qui nous oblige tous.

Les dents cassées de la mer

Je crois pouvoir l’écrire : j’aime la mer. Elle me fait venir des frissons, surtout l’Atlantique dément qui cogne entre Audierne et Ouessant. Là-bas, le roi n’est pas mon cousin. Là-bas, j’éprouve des joies saisissantes, pures dirait-on. Et nager ! Sentir au-dessous cette masse ! Imaginer le lieu jaune, le bar, le maquereau, l’araignée, les forêts immergées, les prairies habitées, penser à tout ce monde inconnu autant qu’ignoré. Des frissons. Des frissons qui ne me lâchent plus.

Ce lundi matin, une invitation pour un colloque qui se tient à Paris le 3 octobre. Un journaliste en reçoit chaque jour, via les réseaux électroniques, une quantité. Ce colloque parlera de requins. De requins, oui. Yves Cochet, l’ancien ministre vert, sera là. Hubert Reeves aussi. Et la toute nouvelle députée socialiste Aurélie Filippetti. Ainsi que Rémi Parmentier, un ancien de Greenpeace, et Bernard Séret, un chercheur comme on dit éminent.

Le sujet est bien connu. On discutera ce jour-là de la situation tragique des requins et des responsabilités de la France. Et moi, qui suis un mauvais sujet, je n’irai pas. Je n’irai pas, et si j’en avais encore la force, je me moquerais sans hésitation des participants. Car franchement, et malgré la réelle estime que j’ai pour certains d’entre eux, ne sont-ils pas de vulgaires radoteurs ?

Est-ce bien le temps des colloques ? Et des mots vains qui volent avant que de se noyer ? Je rouvre pour la forme mon dossier « Requins ». En 2003 – voyez que je ne remonte pas à Mathusalem -, une équipe américaine menée par le professeur Ransom Myers publiait une étude dans la revue Science (1). En résumé, elle montrait que les populations de requins avaient diminué de moitié, en moyenne, dans l’Atlantique Nord. En seulement quinze ans. Et en moyenne, j’insiste, car certaines espèces étaient jugées au bord extrême de l’extinction.

Moitié moins de requins en quinze ans. Qui peut croire un chiffre pareil ? Personne, apparemment. Mais est-ce bien une raison pour pérorer une nouvelle fois avant d’avaler quelques petits fours ? Le temps des bouffonneries est derrière nous. Devrait être derrière nous. Devrait.
(1) Baum, J.K., Myers, R.A., Kehler, D.G., Worm, B., Harley, S.J. and Doherty, P.A. 2003. Collapse and conservation of shark populations in the Northwest Atlantic. Science 299: 389–392.

Bêtes, hommes et idiots

Cet article a paru dans le numéro de 2007 de Canopée, une revue annuelle imaginée par Françoise Lemarchand, que je salue et remercie au passage. Je vous le livre ce 7 septembre 2007, car l’exposition Bêtes et Hommes va débuter à La Villette (Paris). Je ne sais pas si elle sera réussie. Mais j’ai eu la chance de rencontrer, pour Canopée, sa commissaire scientifique, Vinciane Despret. On lira plus loin l’entretien que cette éthologue m’a accordé. C’est une femme drôle, vivante, intéressante. Et son propos continue de me poursuivre. J’espère qu’il en sera de même pour vous.

Extrait de Canopée
J’aime beaucoup les animaux, et je n’ai jamais supporté qu’on les considère comme des bêtes. Ou comme des idiots. Cela tombe bien, car une révolution intellectuelle et morale est en cours. N’ayez pas peur de ces grands mots, je vais vous expliquer. Avant, les hommes considéraient les animaux comme des choses. Descartes, notre grand penseur du XVIIe siècle, en avait fait une théorie : les animaux-machines. Les bêtes étaient selon lui des mécaniques, dépourvues bien sûr d’âme et même de sensibilité. Cette vision absurde a duré jusqu’à nos jours, mais depuis une quinzaine d’années surtout, l’éthologie, c’est-à-dire l’étude des animaux, est en plein bouleversement.

Après Konrad Lorenz, prix Nobel de médecine en 1973 pour ses travaux sur le comportement animal, d’autres scientifiques de grande valeur ont découvert des choses incroyables. Chez les primates d’abord : non seulement certains se servent d’outils et savent se soigner, mais leurs sociétés possèdent ce qu’il faut bien appeler des cultures. Des cultures, chez des singes ? Eh bien oui. Franz de Waal, Dominique Lestel et bien d’autres l’ont prouvé de manière irréfutable.

Sur un autre terrain, les grands paléontologues Yves Coppens et Pascal Picq ont démontré à quel point nous avons eu tort. Nous avons (presque) tous pensé que l’homme se situe tout en haut, au sommet de l’échelle des espèces vivantes. Et que nous n’avions finalement pas grand-chose à faire avec le monde de la sauvagerie. Dans un livre magistral, Aux origines de l’humanité, paru en 2001, Coppens et Picq, citant des dizaines d’auteurs du monde entier, démontrent tout le contraire. L’espèce humaine partage à peu près tout avec ses frères et cousins sauvages : l’outil, l’usage de la main, la sympathie, l’empathie, les notions de bien et de mal, la politique, la coopération, et même une certaine conscience de soi.

On voit aujourd’hui où nous a mené l’arrogance. Sûre de sa force et de son intelligence, l’espèce humaine détruit sans relâche les conditions de la vie sur terre. Voilà bien une folie dont les animaux ne seraient pas capables. J’ai eu envie, pour vous lecteurs de Canopée, d’en savoir un peu plus sur les relations entre les hommes et les animaux. Et j’ai eu le grand plaisir de rencontrer l’éthologue belge Vinciane Despret. Elle porte un regard neuf, un regard malicieux, admiratif sur les animaux, et prépare pour octobre 2007 une grande exposition sur eux à La Villette, Paris.

Son propos va loin et bouscule au passage l’idée que tant d’entre nous se font de l’homme. On le verra, pour Vinciane, l’homme a beaucoup à apprendre du monde animal. D’abord pour retrouver une place plus modeste, mais plus juste, dans les grands équilibres de la vie. Mais aussi pour comprendre. Ce que nous sommes. Où nous allons, ensemble. Konrad Lorenz, qui aimait bien rire, avait une formule que j’apprécie beaucoup : “ Je crois avoir trouvé le lien manquant entre le chimpanzé et l’homme civilisé. C’est nous ”. Nous avons besoin de civilisation.

Canopée : Vinciane, vous avez commencé des études de psychologie, mais vous vous êtes ensuite dirigée vers l’éthologie, c’est-à-dire l’étude des animaux. Pourquoi ?

Vinciane Despret : Le comportement des animaux m’intéressait, bien sûr, mais surtout la manière fascinante dont les humains les regardent et en parlent. Konrad Lorenz a dit un jour : “ Si les animaux nous fascinent tant, c’est qu’ils sont étranges ”. Comme c’est vrai ! En fait, l’éthologie est le produit d’une relation entre nous et ces autres que sont les animaux. Il ne sert à rien de rêver étudier un animal tel qu’en lui-même. Car cela, on ne le saura jamais D’ailleurs, que peut bien faire l’animal quand je ne suis pas là ?

Canopée : Je crois savoir que vous vous êtes au départ intéressée aux oiseaux. Lesquels ?

Vinciane Despret : Les cratéropes écaillés, qui vivent notamment dans le désert du Neguev, en Israël. L’ornithologue Amos Zahavi décrivait chez eux des comportements des comportements bien plus flexibles, imaginatifs, inventifs que chez d’autres congénères.

Canopée : Que faisaient-ils ?

Vinciane Despret : Eh bien, ils s’aidaient dans les combats, nourrissaient d’autres nichées que les leurs, et géraient les conflits de façon à éviter l’escalade. Ils se faisaient même des cadeaux !

Canopée : Réellement ?

Vinciane Despret : Et ce n’est pas tout. Ils dansaient en groupe, sur une ligne ou en cercle, en général au lever du soleil, c’est-à-dire au moment le plus défavorable. Et d’un, ils ont épuisé toutes leurs calories au cours de la nuit et n’ont plus beaucoup d’énergie. Et de deux, ils courent le risque de se faire repérer et d’attirer un prédateur. On dirait une énigme policière, non ? La théorie de Zahavi, c’est que les cratéropes font cela justement parce qu’il y a danger. C’est la seule possibilité, pour eux, de montrer leur fiabilité au reste du groupe. Très impressionné, Zahavi a fini par réaliser un arbre généalogique de “ ses ” oiseaux, en notant pour chaque année ce qui leur était arrivé.

Canopée : Comme s’il s’agissait d’individus, en somme !

Vinciane Despret : Tout à fait. C’était un vrai tableau biographique. Alors je me suis dit que ce type n’était pas normal. Soit ces oiseaux étaient extraordinaires, soit le bonhomme était un peu foufou. Je suis donc allée le voir, suspicieuse. Mon problème, c’est que j’ai vu moi aussi les oiseaux danser. (rires)

Canopée : Mais dansaient-ils vraiment ?

Vinciane Despret : Je ne sais pas si les cratéropes dansent ou pas. Mais Zahavi a eu l’audace de poser aux oiseaux des questions qu’on ne leur pose jamais parce qu’on croit qu’ils ne sont pas capables d’y répondre. Après être allée dans le désert, je pense que les cratéropes sont vraiment des oiseaux spéciaux. Zahavi a eu de la chance de tomber sur les cratéropes et les cratéropes de la veine d’être observés par quelqu’un comme Zahavi.

Canopée : J’ose à peine imaginer, dans ces conditions, ce que vous pouvez nous dire des primates…

Vinciane Despret : Ah, parlons donc des babouins. Shirley Strum est une chercheuse américaine qui a provoqué une vraie révolution. La quasi-totalité des spécialistes pensaient que les babouins sont extrêmement hiérarchisés. Or Strum a montré au contraire que la hiérarchie ne les intéresse pas beaucoup. Ils préfèrent chercher des alliances.

Canopée : Mais comment a-t-elle donc fait ?

Vinciane Despret : La première étude sur les babouins remonte à 1930 ? Or son auteur, Solly Zuckerman, n’est allé que quelques jours en Afrique du Sud, sur le terrain, et pour le reste, il a observé pendant trois ou quatre ans une colonie de babouins du zoo de Londres. Mais ce groupe comptait 94 mâles et 6 femelles ! Il y a eu de nombreux morts et encore plus de blessés. On a ensuite introduit 25 ou 35 femelles, je ne sais plus, mais les choses se sont aggravées. Car ces babouins-là, les hamadryas, vivent en harem. Un mâle et plusieurs femelles. Au zoo de Londres, c’était donc le contraire !

Canopée : On avait donc créé une société concentrationnaire.

Vinciane Despret : Exactement. Et Zuckerman, observant cette société singulière, n’a pas pensé que ce n’était anormal, car il s’était fait une certaine idée des sociétés pré-humaines, toutes régies à ses yeux par le sexe et la guerre. Le seul ciment social, pour lui, ne pouvait être que la hiérarchie ! Le modèle de Zuckerman était d’une grande simplicité et il a influencé toutes les études ultérieures. Jusqu’au jour où Thelma Rowell, a commencé d’étudier les babouins en Ouganda, dans les années 60. Elle a osé dire, puis écrire : “ C’est bizarre, je ne trouve pas de hiérarchie ”. Elle ajoutera même que ces singes sont très polis les uns avec les autres, très gentils avec les femelles, qu’ils font copains avec les jeunes mâles et coopèrent tout le temps.

Canopée : Mais ces babouins-là sont donc très sympathiques !

Vinciane Despret : Suprême audace, Thelma estimera que les femelles babouins sont les vraies organisatrices du lien social. Pourquoi les femmes éthologues voient-elles des choses si différentes ? Peut-être surtout parce qu’elles passent plus de temps sur le terrain que les hommes. Thelma Rowell est restée cinq ans avec les babouins de la forêt ougandaise alors que la plupart de ses collègues hommes ne sont jamais restés que six mois. Parce que les femmes n’avaient aucune chance d’avoir un poste prestigieux dans les universités des années soixante ! En revanche, il suffisait aux hommes, après six mois sur le terrain, de faire une belle et bonne publication universitaire pour obtenir un poste à vie. Or, pour reconnaître un babouin d’un autre, par une cicatrice par exemple, il faut s’approcher de très près. Et cela prend au moins un an.

Canopée : Son travail vous a-t-il convaincu ?

Vinciane Despret : Oui, en partie au moins. Elle a ensuite étendu sa réflexion à d’autres animaux. Pour elle, il existe des “ primates honoraires ”. En font partie les dauphins, les baleines. Les corbeaux viennent d’entrer dans la danse. Je considère que les cratéropes en sont aussi. Ce sont les animaux auxquels nous prêtons de grandes compétences. Du coup, elle s’est intéressée aux moutons, qui sont les derniers ou presque dans notre hiérarchie de l’intelligence. Or Thelma prétend qu’on leur a surtout demandé ce qu’ils mangent. Comment ils transforment de l’herbe en gigot.

Canopée : Et c’est…idiot ?

Vinciane Despret : Peut-être. Quand elle a commencé à regarder les moutons, les études sur cet animal disaient la même chose que sur les babouins avant les années 60. Ils étaient organisés de manière hiérarchique, avec un mâle alpha qui conduit le troupeau, suivi des autres mâles qui précèdent les femelles. Thelma a trouvé cette description un peu suspecte.

Canopée : Ne me dites pas que…

Vinciane Despret : Je ne dirai qu’une chose : il faut beaucoup de patience pour observer les moutons, qui ne bougent pas beaucoup. Ils ont des gestes très éloignés des nôtres et pour en comprendre la signification, il faut souvent les voir répétés 50 fois, suivis de telles ou telles conséquences. Prenons l’exemple d’un mouton couché dans l’herbe, et qui se lève, le visage en avant. On peut penser qu’il hume l’air, qu’il apprécie la force du vent. Eh bien, Thelma a fini par comprendre après des centaines d’observations qu’en réalité, ce mouton propose aux autres de partir dans la direction qu’il indique avec son visage pointé.

Canopée : Mais jusqu’où est allée cette si fameuse Thelma ?

Vinciane Despret : Elle a découvert, mais ce serait trop long d’entrer dans le détail, que les moutons pratiquent, après le conflit, une sorte de réconciliation. Comme les chimpanzés. Les animaux ont tant de choses à nous apprendre !

Ils ont tout fait périr

Je suis un veinard, et je le sais. Preuve parmi d’autres : je connais un vallon. Reculé, perdu même. En bas, un ruisseau, du schiste, des gours, des châtaigniers. Et en haut, des pins sylvestres, des chênes blancs, une herbe folle et souvent rase.

Un vieil homme règne sur ce territoire, maître d’un troupeau de brebis qu’il mène, deux fois par jour, dans les prés, sous les arbres. Il parle une langue empreinte d’un charme ancien, et bien qu’il prétende être ignare, je le sais doté d’un héritage, d’une histoire. Parfois, quand il me croise, il me lâche l’une de ses sentences favorites : “Vous vous languissez pas, ici ?”. Ou bien, si souvent que j’en souris intérieurement : “Ils ont tout fait périr”.

De quoi parle-t-il ? D’une campagne sans doute fantasmée. Mais réelle aussi, ô combien. À l’époque de sa lointaine jeunesse, alors que les environs étaient bien plus peuplés, habités, parcourus qu’ils ne le sont, tous les petits animaux abondaient. On piégeait les grives à la tendelle, on prenait lapins, lièvres et sangliers au collet, on faisait des ventrées de truites et d’écrevisses. Bon, sans doute pas chaque jour. Et la mémoire humaine joue des tours à tous ceux qui la croient fidèle.

N’empêche. En mars 2004 a paru dans la revue Science une étude impressionnante dirigée par le chercheur Jeremy Thomas, du Natural Environment Research Council (1). Avec l’aide de 20 000 volontaires. Je vous passe les détails. Le résultat, salué comme un modèle du genre, permet d’entrevoir ce qui a été perdu en quelques décennies. Ainsi, 70 % des espèces de papillons présentes au Royaume-Uni ont vu leurs populations baisser, et parfois s’effondrer. Même phénomène pour 28 % des plantes et 54 % des oiseaux étudiés.

Un tiers des espèces de plantes, d’oiseaux, de papillons – une moyenne, bien sûr – ont disparu de lieux étudiés qu’ils occupaient dans un temps compris entre 20 et 40 ans. C’est simplement fulgurant.

Est-ce la même chose dans le vallon que j’évoquais ? J’en jurerais. Je suis né en 1955, et quand j’avais dix ans, aux portes de Paris, il y avait partout des grenouilles, des papillons, des abeilles. Je me souviens d’une pêche démentielle dans une mare de l’Yonne, au cours de laquelle plus de 120 grenouilles avaient été sacrifiées à nos amusements de gosses. C’était en 1964.

Je l’affirme sans preuve : tout disparaît sous nos yeux. Les lucanes, les vers luisants, les papillons, les sauterelles, les oiseaux. Sans preuve ou presque. Pour les oiseaux, dont les hirondelles, on sait. Pour les vers luisants, on voit. Ou plutôt, on ne voit plus. Mais qu’attend donc ce grandiose gouvernement pour lancer une étude comparable à celle de nos cousins britanniques ?

Ne pourrait-on obtenir au moins quelques crédits pour cela au Grenelle de l’environnement, fin octobre ? À moins qu’on ne se doute du résultat ? M.Borloo et madame Lagarde s’activent au moment où j’écris à faire disparaître en France plus d’un million d’hectares de jachères, qui servaient à cette faune et cette flore ordinaires, que j’aime tant. Au profit des biocarburants, cette infamie.

Qui protestera ? Qui gueulera pour de bon ? Je note, ces derniers jours, que nous avons perdu le dauphin blanc de Chine, le si fameux baji. Il était à lui seul une branche de l’évolution, et vivait dans les rivières de là-bas depuis 20 millions d’années. Heureusement, nous vendons ce qu’il faut aux Chinois. Turbines, centrales nucléaires, bagnoles. De quoi faire disparaître ce qui reste, qui n’est plus grand chose.

Autres dauphins mal en point, en Méditerranée, où un virus les tue par dizaines, cet été, devant les côtes espagnoles. Et les abeilles du monde entier, vous devez le savoir, succombent par milliards, frappées par un mal mystérieux. Lequel pourrait être un cocktail comprenant notamment des pesticides. Ceux qui ont tout fait périr.

(1) Comparative Losses of British Butterflies, Birds, and Plants… par Thomas et al, Science 19 mars 2004