Archives de catégorie : Animaux

Un loup vraiment anthropophage

Je ne suis pas très fier de moi, et voici pourquoi. Je lis en ce moment un livre remarquable, que je ne peux que recommander : Histoire du méchant loup, par Jean-Marc Moriceau (Fayard). Attention, morsure garantie. L’homme est historien, et détaille environ 3 000 attaques du loup sur l’homme, entre le XVème et le XXème siècle. En France seulement, je le précise.

Moriceau distingue deux catégories d’agresseurs. Les loups enragés, devenus à peu près cinglés. Et les loups proprement anthropophages qui, après avoir dégusté dans diverses occasions un peu de chair humaine, y ont pris goût. Disons-le tout de suite : la diversité des sources, leur cohérence, leur crédibilité souvent indiscutable règlent une question que je pensais naïvement ouverte. Oui, le loup a souventes fois boulotté certains de nos ancêtres. D’innombrables registres, témoignages, descriptions l’attestent.

Mes aïeux, quel massacre ! À Rosporden, en Bretagne, en 1773, une gosse de 8 ans, puis une de 10, sont emportées par une louve. Et le 23 septembre, « on a découvert la retraite de cet animal dans les bois. On y a trouvé cinq petits louveteaux et des ossements d’enfants avec le crâne d’une personne qui paraissait être plus âgée ». Idem à Berd’huis (Orne), où l’on enterre en 1739 un  » enfant de dix ans, noyé dans la rivière, lequel avait été tiré hors de l’eau par un loup qui lui a mangé mains et bras, jambes, cuisses et reins ». Pareil au Mesnil (Meuse), en 1690, où « Jean Bigot, âgé de huit ans, a esté dévoré du loup et l’on n’a retrouvé qu’une de ses mains et ses entrailles qui ont été inhumés sous un carreau de l’autel, le reste du corps ayant été emporté et mangé dans le bois ». Etc, etc.

Le livre fourmille donc de faits, de dates, d’événements. Le plus souvent, les victimes sont comme on peut l’imaginer des adultes affaiblis, d’une façon ou d’une autre. Ou des enfants. Au cours de ces siècles, la campagne était beaucoup plus habitée et parcourue qu’elle ne l’est aujourd’hui. Et les risques de croiser un loup on ne peut plus quotidiens.

Reste que 3 000 attaques répertoriées en cinq siècles, même si, d’évidence, il y en eut bien davantage, cela semble peu. Et le nombre de tués, comparé aux guerres, pestes et famines, omniprésentes, est dérisoire. Il n’empêche, et je me permets de revenir à moi : c’est la première fois, à l’âge canonique qui est le mien, que je lis un texte documenté sur ce sujet polémique.

Et je ne suis pas fier. Car j’ai collaboré bénévolement, il y a quelques années, à une revue très favorable au retour du loup en France, La Voie du loup. Et j’ai répété pendant tout ce temps ce que j’entendais perpétuellement. Qu’aucune preuve ne permettait de penser que le loup s’en prenait aux humains, en dehors de terribles périodes de guerre. Ou en cas de rage. Que ceux qui parlaient de loups anthropophages propageaient rumeurs et balivernes. Eh bien, j’avais tort.

Et je suis un peu triste de constater le grand silence fait autour du livre de Moriceau dans les milieux naturalistes. En effet, à ma connaissance, nulle recension, et du même coup, aucune critique. Les défenseurs du loup, après avoir juré que l’animal ne pouvait, ne pourrait jamais s’en prendre à l’homme, préfèrent visiblement se taire, espérant peut-être que le livre sera oublié. Quelle courte vue !

Pour ce qui me concerne, j’ai donc radicalement changé mon point de vue, et j’en remercie sans détour Jean-Marc Moriceau. Mais je demeure un défenseur convaincu du loup, heureux qu’il soit revenu d’Italie en 1992, après avoir franchi les Alpes. Je crois que le mouvement de protection de la nature – et du loup, en l’occurrence – ferait bien de s’interroger sur lui-même. Car défendre le loup, ce n’est pas défendre un personnage de dessin animé. Ce n’est pas nier cette évidence qu’un animal sauvage, doté de grandes dents et d’un bel appétit, ne fait pas de différence majeure entre un cuissot de chevreuil et un mollet de bambin. Eh non ! Défendre le loup, c’est défendre la vie. Et la nécessité absolue, pour une humanité malade, ivre de sa toute-puissance, de reconnaître ses limites. Et d’accepter de partager l’espace avec d’autres qu’elle-même. Or donc, vive le loup ! Or donc, évitons d’envoyer le Petit chaperon rouge chez sa mère grand. Car on ne sait jamais.

Quand les éléphants craquent

Les éléphants sont-ils en train de devenir fous ? C’est la question que se pose le grand journaliste américain Charles Siebert dans un article récent (1). Après un long voyage, en particulier en Ouganda, il revient persuadé que les relations entre pachydermes et humains basculent.

Les signes ne manquent pas : partout en Afrique, mais aussi en Inde et dans le sud-est asiatique, les éléphants tuent de plus en plus d’hommes et dévastent leurs cultures. Dans le seul État indien d’Assam, 605 personnes ont été tuées en 12 ans, dont 239 depuis 2001. Le phénomène est si marquant que les scientifiques ont forgé un nouveau concept pour mieux le comprendre, appelé Human-Elephant-Conflict (HEC).

Certains éléphants, comme en Afrique du Sud, en arrivent à tuer d’autres animaux comme les rhinocéros. En somme, nous sommes passés d’une coexistence relativement pacifique à ce qu’il faut bien appeler une guerre. Les raisons les plus évidentes sont connues de tous : les braconniers ont prélevé des centaines de milliers d’animaux au cours du vingtième siècle, et les villageois ont détruit massivement les grands habitats de ces animaux, comme la forêt ou la savane.

Mais une étude publiée dans la revue Nature en 2005, Elephant Breakdown, ajoute de très étranges éléments. Selon ses auteurs, les sociétés humaines ont infligé aux sociétés d’éléphants un traumatisme comparable à celui que subissent les victimes de conflits, en Bosnie ou au Rwanda. Les éléphants, surtout les jeunes, connaissent un stress chronique et ne sont plus capables de vivre normalement en groupe. D’ailleurs, les “ familles ” d’éléphants, cruciales pour l’éducation des jeunes, sont désormais le plus souvent disloquées. Comme chez nous dans certaines régions ou pays. Une preuve de plus, selon les neurobiologistes, que certains phénomènes traversent la barrière des espèces.

Les éléphants sont en réalité plus proches de nous que nous l’avons longtemps pensé. Ils connaissent ainsi des rites de deuil et d’enterrement impressionnants, qui les poussent à “ visiter ” les sépultures de leurs morts pendant des années. Et les vivants entretiennent entre eux des relations d’une grande complexité. Lorsqu’un animal souffre, par exemple, tout le troupeau le ressent aussitôt. Et en cas de menace imminente ou de mort d’un membre du groupe, les éléphants échangent à distance des messages subsoniques, trop subtils pour nous puissions les entendre. Comment faire la paix avec eux ?

(1) An Elephant breakdown ? New York Times, 10 octobre 2006
Paru au printemps 2007 dans la revue Canopée

Quelques notes andalouses

(Bretagne Vivante 10)

J’ai de la chance, je reviens d’Andalousie. Je ne peux tout vous raconter – dommage, soyez-en certain -, mais j’en rapporte aussi l’habituelle moisson d’amertume. Le lynx ibérique, une espèce qu’on ne trouve qu’en Espagne et peut-être dans quelques îlots portugais, est sur le point de nous dire adieu. Son extinction serait la première d’un félin sur terre depuis 10 000 ans, depuis la mort du tigre à dents de sabre. Et pas au fin fond de l’Afrique martyrisée par les guerres et la maladie. Non, au cœur de l’Europe riche et donneuse de leçons.

Il y avait autour de 100 000 lynx au début du siècle passé. Il n’en reste qu’une centaine : un abominable désastre. La faute aux chasseurs – longtemps, la peau du lynx se monnaya fort cher -, la faute au lapin – proie essentielle du félin, il disparaît lui aussi, victime d’épidémies -, la faute aux routes.

Les routes, oui. Arrêtons-nous une seconde au bord de l’une d’elles, qui relie les villages de Villamanrique et d’El Rocío. Elle coupe en partie le parc national de la Doñana, et elle tue chaque année un ou plusieurs lynx survivants. Quand il en reste si peu, c’est énorme. Pourquoi cette route, officiellement présentée comme  » chemin agricole  » ? Parce que certains habitants de Villamanrique en avaient assez de faire un tout petit détour. Leurs élus locaux ont œuvré, l’Europe a ouvert la pompe à finances, et la route a été livrée. Beau chemin agricole, en vérité, que cette large route, asphaltée, qui ferait honte à nos meilleures départementales.

L’histoire vous en rappelle peut-être d’autres, plus locales. Vous savez sans doute qu’une réforme des parcs nationaux français est en cours. Une loi sera tôt ou tard discutée au Parlement. Sur le papier, c’est épatant. Nos bons maîtres souhaiteraient appliquer la décentralisation aux milieux naturels protégés. Et donc accorder plus de pouvoir aux collectivités locales, en assouplissant le cadre juridique qui protège pour l’heure nos parcs nationaux.

Rien n’est bouclé encore, rien n’est achevé, certes. Mais comment vous dire ? J’ai peur. Je pense à tous ceux qui guignent les Écrins, les Aravis, la Vanoise. À ceux qui rêvent de marinas et de lotissements sur les dernières lignes de rivage libres. Je pense au lynx d’Andalousie. nike air max weiß nike air max weiß

Animaux, nouvelle vision de l’homme

UNE NOUVELLE VISION DE L’HOMME

Un livre époustouflant, Aux origines de l’humanité, replace l’homme dans son histoire véritable, celle grands singes. Et pose des questions vertigineuses sur la culture et l’intelligence animales, obligeant à remettre en cause ce qu’on croyait être le propre de l’homme.  Si l’animal n’est plus l’animal, qu’est-ce que l’homme ?

Ce livre annonce une révolution de la pensée. Exagéré ? A vous de voir, à vous de juger. Aux origines de l’humanité est de toute manière un très grand livre, et dans son genre un chef d’oeuvre. Ses directeurs scientifiques, les anthropologues Yves Coppens et Pascal Picq, ont réuni quelques uns des meilleurs spécialistes mondiaux de l’homme et de ses origines, et leur ont demandé de faire le point sur ce que l’on sait.

Chacun s’y est mis, rédigeant un, quelquefois plusieurs articles, mais en laissant dehors, pour notre bonheur, le jargon et la pédanterie. Tout n’y est pas (si) facile, mais tout respire l’intelligence et, pour l’essentiel, la clarté. Pour ne citer que quelques exemples, un Jean-Jacques Jaeger nous raconte dans le premier tome l’histoire de la terre avant les hommes, Brigitte Senut nous entraîne dans la fascinante recherche de notre mystérieux ancêtre, Michel Brunet et Pascal Picq décrivent avec verve – et humour – la  » sarabande des australopithèques « .

Dans le second tome, bouleversant de part en part, les grands noms de la primatologie et de l’éthologie – Frans de Waal, Christophe Boesch, Boris Cyrulnik, Jan Van Hoof, Dominique Lestel (voir son interview ci-contre) – nous proposent une fabuleuse découverte de la planète des singes, qui se trouve être la nôtre. Une grande question domine le tout : et si nous nous étions franchement trompés, avec notre arrogance coutumière, en plaçant résolument l’homme au sommet d’une très hypothétique pyramide des espèces ?

L’histoire est de ce point de vue follement éclairante. Ce n’est qu’en 1822 que sont découverts – du moins reconnus comme tels – les premiers fossiles humains. On les prend pour les restes de quelque malheureux mort pendant le Déluge. Et lorsque Darwin, une quarantaine d’années plus tard, affirme que l’homme descend du singe, c’est d’abord l’effroi, ensuite la course à l’ancêtre convenable, si possible patriotique. Pendant des décennies, fût-ce au prix de la fraude la plus grossière, on recherche le chaînon manquant, l’être supposé faire la transition entre le singe et nous. Sur fond de nationalisme exacerbé, chaque pays d’Europe ou presque tente de prouver qu’il est le berceau de l’humanité. Tous sont au moins d’accord sur un point : l’apparition de l’homme est l’aboutissement de l’évolution, sinon son achèvement. Nous étions attendus, nous étions nécessaires, et le monde nous appartient pour l’éternité.

Or la paléontologie va peu à peu s’affranchir de l’idéologie et forger une discipline scientifique rigoureuse, fondée en particulier sur l’étude approfondie des fossiles. Après les somptueuses découvertes de Louis Leakey, en 1959, dans les gorges d’Olduvai, en Tanzanie, on assiste à ce que Yves Coppens appelle la  » ruée vers l’os « . Tout s’éclaire, et tout s’effondre aussi. Lucy, cette vieille dame de trois millions d’années découverte en 1974, est rejointe en quelques années par quantité d’autres australopithèques, dont le plus ancien, Orrorin, trouvé en 2000, a sans doute six millions d’années.  Mais que s’est-il donc passé – une énigme parmi tant d’autres – entre – 14 et – 7 millions d’années ? On ne le sait. Notre origine se perd dans la brume, au milieu des grands singes, il y a environ 15 millions d’années.

D’ailleurs, quand s’est faite la grande séparation d’avec eux ? Peut-être il y a sept ou huit millions d’années. Quoi qu’il en soit, et le livre apporte sur le sujet une incroyable quantité de révélations, notre proximité avec les primates demeure considérable. Aussi étrange que cela paraisse, les études de terrain sur les grands singes comme le chimpanzé, le gorille ou l’orang-outan n’ont démarré que dans les années 60. Et leurs résultats révèlent, à la manière d’un frisson, que certaines sociétés animales, en particulier les chimpanzés, ont des pratiques culturelles, connaissent l’empathie et la politique – voire la guerre -, distinguent le bien du mal, ont des représentations mentales d’eux-mêmes et du monde.

D’où cette question tourneboulante qui sert de fil conducteur à toute l’entreprise : le propre de l’homme a-t-il encore un sens ? Notre spécificité, qu’on croyait si évidemment  fondée, ne repose-t-elle pas plutôt sur le préjugé, et l’ignorance ? Ces toutes nouvelles connaissances ne commandent-elles pas, pour le moins, de nous repenser, de situer à nouveau, mais beaucoup mieux cette fois, nos relations avec le règne animal dont nous venons en si complète ligne ? La réponse va de soi : c’est oui.

Oui, il faut admettre que nous ne sommes probablement que le produit de quelque aléa climatique du passé, et que l’histoire de la vie, qui nous a propulsés de si étrange manière sur le devant de la scène, continuera avec ou sans nous ses tours et détours. Notre espèce, si belle et si bête, si grande et si pitoyable, est pour l’heure sur le point de faire disparaître les primates, qui sont pourtant la clé hautement probable de nos origines. Avons-nous réellement envie de savoir ? Coppens, Picq et les autres, en tout cas, oui.

Aux origines de l’humanité, sous la direction de Yves Coppens et Pascal Picq, Fayard. Deux tomes de 52 euros chacun, 1200 pages au total.

« CERTAINS ANIMAUX SONT DES SUJETS »

Dominique Lestel, philosophe, enseigne l’éthologie à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, à Paris. Il est l’auteur de plusieurs livres consacrés aux relations que nous entretenons avec les animaux, dont Les origines animales de la culture (Flammarion), paru récemment. Il a également participé à la grande oeuvre collective Aux origines de l’humanité .

Politis : Vous êtes éthologue et philosophe ?

Dominique Lestel : Oui. Je donne des cours d’éthologie à l’Ecole normale supérieure. Et j’ai travaillé sur les orangs-outans à Bornéo. Quand vous voyez un animal, vous sentez  » ce que c’est que  » la question de l’animalité. Observer un orang-outan sauvage dans la forêt, ça suscite un choc, car il y a quelqu’un en face. Ce n’est pas pareil que de voir un chien. On sent en face de ce dernier une présence, mais en face d’un orang-outan, on sent quelqu’un, et c’est très troublant. Je ne crois pas qu’on puisse réfléchir sur l’animal sans avoir un rapport avec lui.

Politis : On est fort loin de Descartes, qui considérait les animaux comme des machines !

D.L : Darwin avait déjà introduit une grande rupture en proclamant qu’au fond, les hommes et les animaux, c’est pareil. Pour lui, très clairement, il y a continuité – au moins anatomique -, entre eux et nous. En fait, les philosophes n’ont pas pris toute la mesure de cet apport, qui pose dans des termes neufs la question du propre de l’homme : qu’est-ce qui fait en réalité notre spécificité ? Beaucoup plus récemment, le développement spectaculaire de l’éthologie a montré que l’animal est plus proche de l’humain, sur un plan comportemental, que ce qu’on avait imaginé.

Politis : En quarante ans à peine, l’éthologie a réellement connu une révolution…

D.L : Jusque là, les études de terrain n’existaient pratiquement pas ! Au début des années 60, tout change brusquement, notamment grâce à Jane Goodall, qui part en Tanzanie suivre des populations de chimpanzés. D’autres études démarrent à peu près en même temps, et pendant quarante ans, il va y avoir une observation quasiment ininterrompue d’une population de chimpanzés sauvages. Et comme plusieurs groupes sont observés, lorsqu’on va commencer à les comparer dans les années 70, on va se rendre compte qu’il y a des différences entre eux. Or certaines différences comportementales importantes ne sont explicables ni par la génétique de l’animal, ni par son environnement, et elles sont en outre transmissibles.

Politis : Il s’agit donc de différences culturelles ?

D.L : En effet. Mais ce n’est pas le premier exemple. A la fin des années quarante, une étude décrit des oiseaux dont le comportement change. Ce sont des mésanges, qui percent les capsules des bouteilles de lait déposées devant les portes. Et c’est d’autant plus frappant que ce comportement ne peut pas être inné, qu’il est nouveau, et qu’en outre il se répand. Des observateurs permettent de dresser des cartes qui montrent précisément comment, et à quel rythme. Pour la première fois, la question du comportement culturel chez les animaux acquiert une réelle pertinence.

Politis : Cela ne doit pas aller sans débats !

D.L : Evidemment, il y a des discussions, et notamment pour savoir s’il ne s’agit pas de comportement naturel plus ou moins recyclé. Quelques années plus tard, dans les années 50, deuxième acte avec des macaques observés sur une presqu’île japonaise. Les primatologues se rendent compte qu’une femelle trempe dans l’eau de mer les patates qu’on lui donne, et ce comportement va non seulement être récurrent chez elle, mais se transmettre à d’autres macaques de la troupe. D’autres expériences ont lieu, et ces anthropologues…

Politis : Beau lapsus !

D.L : Mais vous allez voir que ce n’en est pas tout à fait un. Ces primatologues-là, à la différence de leurs collègues américains, avaient été formés pour la plupart à l’anthopologie culturelle. Ils n’avaient donc aucune raison de ne pas agir avec les macaques comme ils l’auraient fait avec des populations humaines étrangères. En particulier, en établissant les structures de parenté, qui permettent de rendre compte des alliances sociales.

Politis : Pour en revenir aux macaques, il y a une variante, si l’on dire, succulente, car certains macaques vont  » cuisiner « . Ils nettoient d’abord leur patate dans l’eau douce, puis vont la passer à l’eau de mer pour  » l’assaisonner « . C’est du moins les termes que vous utilisez. Ne courez-vous pas le risque de vous voir accusé d’anthropomorphisme ?

D.L : L’accusation d’antrhopomorphisme est assez perverse, car l’éthologue est pris entre deux impératifs contradictoires. Il lui est interdit de se projeter  sur l’animal, mais il doit en même temps, dans la continuité de Darwin, admettre que celui-ci est au fond un cousin. Un chimpanzé partage plus de 98% de nos gènes, et cela montre, même si la question est très complexe, une proximité génétique énorme. A titre de comparaison, elle est plus grande que celle qui unit deux espèces de zèbres. Plus grande même que celle existant entre deux sous-espèces d’orangs-outans, celle de Sumatra et celle de Bornéo. Et il n’est donc pas si scandaleux de caractériser certains comportements des grands singes comme on le ferait à propos des humains.

Politis : Venons-en à la thèse centrale de votre dernier livre. Selon vous, certains animaux au moins sont des sujets. Vous y allez fort !

D.L : Il faut sortir de l’opposition entre anthropologues et éthologues. Pour les premiers, la cause est entendue : un comportement culturel est le fait d’un sujet. Pas de culture sans sujet, et les animaux n’étant pas des sujets, il ne peut y avoir de culture animale. Ce n’est pas, disent-ils, parce qu’il y a des variations de comportement qu’il y a culture. Et il est vrai qu’on peut avoir une variation dans le comportement social qui ne soit pas nécessairement culturel. Mais les éthologues, qui refusent d’aller sur ce terrain, ont selon moi tort, car ils ont en mains les arguments suffisants pour défendre l’idée que certains animaux sont des sujets.

Politis : Quels arguments ?

D.L Eh bien, certains animaux ont des représentations mentales d’eux-mêmes et du monde, sont capables d’anticipation, ont de la mémoire, une biographie – leur histoire personnelle influe sur leur comportement présent -, une idiosyncrasie propre, cohérente, homogène, invariante dans le temps. Bref, nous sommes en face de créatures qui justement ne sont plus des machines, mais de véritables sujets. Et l’on entre là dans un champ passionnant : je formule pour ma part l’hypothèse qu’il faut désormais penser en termes de pluralité de cultures et de sujets.

Politis : Mais dès lors, on ne peut pas en rester là ! Il faut repenser toutes nos relations avec les animaux. Pour ne prendre que l’exemple des primates, la plupart sont menacés de disparition pure et simple. N’y a-t-il pas urgence absolue à les sauver ?

D.L : Certainement. Par une étrange ironie, c’est au moment même où l’homme semble avoir les moyens de comprendre une partie fondamentale de son histoire, qu’il fait disparaître ceux qui en sont peut-être la clé.

Politis : L’anthropologue Pascal Picq envisage d’accorder aux grands singes, pour les sauver, certains droits de l’homme. Au moins provisoirement. Qu’en pensez-vous ?

D.L : J’y suis tout à fait opposé. Donner des droits aux grands singes me semble philophiquement confus et socialement inopérant. Mais c’est aussi dangereux, car c’est accorder un statut humain sur des critères quantitatifs. On dira par exemple : vous êtes comme l’humain à partir du moment où vous avez l’intelligence d’un enfant de deux ans, ou bien parce que vous êtes capable de résoudre tel test, etc. Quantifier ainsi l’appartenance au genre humain pourrait amener à retirer leur statut à certains hommes comme les handicapés profonds ou certains blessés. Il faut protéger les grands singes, mais sans mettre certains humains en danger. Par ailleurs, ce serait modifier la frontière entre eux et nous – nous étant un peu plus large qu’auparavant -, mais sans régler la question. Peut-être vaudrait-il mieux se rapprocher de l’idée de patrimoine, ou de trésor de l’humanité. Quand vous avez un tableau comme celui de La Joconde, tout le monde considérerait comme un crime de la détruire, mais personne ne songe une seconde à lui accorder des droits ! D’autres statuts sont à imaginer.

Politis : Mais si la Joconde est protégée de la sorte, c’est d’abord parce que sa perception s’appuie sur des centaines d’années de culture commune. Ce n’est pas parce que l’on décrèterait que les grands singes sont un patrimoine sacré qu’ils seraient nécessairement protégés !

D.L : Il est évident qu’on ne change pas l’humanité et ses cultures par décret. Mais l’un des grands enjeux intellectuels de notre époque n’est-il pas d’introduire une culture de respect du vivant ?. Les rapports entre hommes et femmes ont énormément évolué depuis cinquante ans. Pourquoi les rapports entre les hommes et les animaux ne changeraient-ils pas de la même façon ?

Cet ensemble a été publié en janvier 2002 dans le numéro 683 de Politis

Adieu, veaux, vaches, cochons et buffles

Voilà qu’on apprend que le tiers des animaux d’élevage est désormais en voie d’extinction. Soyons mesuré : c’est déraisonnable. L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a étudié au total 6.400 races de mammifères et d’oiseaux dans le monde entier : boeufs, chèvres, moutons, buffles, yaks, cochons, chevaux, lapins, poulets, dindes, canards, oies, pigeons et autruches.

Résultat donc : 740 races sont mortes et enterrées, deux autres disparaissent chaque semaine,  et 2255 suivront dans les vingt ans qui viennent. Le rythme s’accélère dans des proportions réellement fantastiques : en cinq ans, la proportion de races menacées de mort est passée de 23 à 35%. Est-ce fâcheux ? Très.

L’un des experts de la FAO, Keith Hammond, résume ainsi le problème :  » Nombre de pays en développement ont des climats chauds et stressants, secs ou humides, qui requièrent des races particulières. Il nous faut conserver ces races locales. Ceci permet aux agriculteurs de sélectionner le cheptel ou de développer de nouvelles races en réponse aux changements environnementaux, aux maladies et à l’évolution de la demande des consommateurs. La diversité génétique est une assurance contre les problèmes futurs et les menaces comme la famine, la sécheresse et les épidémies ».

C’est plus clair, n’est-ce pas ? En Sibérie, par exemple, le bétail Yakut est parfaitement adapté au froid glacial de la région. Seulement, il ne reste qu’un millier de têtes. Aux Philippines, la poule Banaba se protège des prédateurs en volant dans les arbres. Elle est en outre résistante aux maladies respiratoires et à la variole aviaire. Bon, on a compris : ils sont indispensables, mais ils meurent quand même.

Mais pourquoi diable ? Première explication avancée par la FAO : ils seraient ringards. Leur image est, figurez-vous, négative car ils ne vaudraient pas, en termes de productivité, les bestiaux des pays du Nord. Ces derniers – deuxième explication et complément de la première – se livrent à une guerre commerciale soigneusement dissimulée pour exporter massivement leurs animaux dans le Sud.

Ajoutons – cela, la FAO ne le dit pas – que leurs méthodes de propagande sont hélas bien connues. Conséquence et bientôt cause supplémentaire de ce massacre programmé : sur les milliers de races domestiques survivantes, seules 400 ont droit à des (coûteux) programmes de reproduction. Comme de bien entendu, presque toutes sont au Nord.

Est-ce plus important que le salon de l’auto, les 80 ans de Jean Daniel ou le match si passionnant de la cohabitation à la française ? A vous de voir.

Publié dans le numéro 630 de Politis, en décembre 2000