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Le ministre qui aimait pirates et poissons

Ce texte a été publié par Charlie Hebdo le 19 février 2014

(Préambule qui ne figure pas dans le papier de Charlie : j’aime les poissons. Il y a peu, traînant dans les allées du si beau marché de Talensac, à Nantes, j’y ai vu nombre d’étals de poissonniers et de mareyeurs. Quelle beauté rassemblée ! Quelles gueules ! Quelle incroyable variété ! J’ai pensé, je pense que nous ne méritons pas ces animaux de la mer. Nous devrions nous prosterner devant l’offrande, nous devrions prier pour qu’elle puisse durer, et nous poursuivons notre route barbare, étouffant par milliards, réduisant en cendres, c’est-à-dire en poudre, c’est-à-dire en farine. Mais moi, j’aime les poissons.)

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Pas mal. Le ministre de la pêche du Sénégal, Haïdar el Ali, fait arraisonner un chalutier industriel russe, et demande un coup de main au pirate de Sea Shepherd Paul Watson pour empêcher le pillage de ses côtes.

Ce mec ne peut pas exister, et pourtant, il est là. Pourquoi un Blanc devient-il ministre d’un pays noir –le Sénégal – avant de passer une alliance avec le pirate des mers Paul Watson ? Avant d’esquisser une pauvre réponse, les faits, plutôt surprenants.

Le 4 janvier dernier, un rafiot sénégalais se rapproche d’un chalutier russe de 120 mètres de long, l’Oleg Naydenov. Un minable patrouilleur face à une usine capable de siphonner 100 tonnes de poissons en une seule journée. L’impensable se produit : les pouilleux montent à bord, et exigent que le géant suive le nain jusqu’au port de Dakar, car il pêche, illégalement,  dans les eaux territoriales du Sénégal. Les Russkofs sont 62 à bord, accompagnés de 20 Bissau-Guinéens, et envoient promener les Blacks, qui se retrouvent séquestrés, après avoir été secoués.

Le face-à-face sur l’eau dure un jour, et après l’envoi de renforts sénégalais à bord d’un deuxième navire, l’Oleg Naydenov accepte de gagner le port militaire de Dakar, où il est mis sous séquestre. Les côtes africaines, razziées depuis des décennies par des flottes industrielles russes, chinoises, coréennes, européennes, n’ont encore jamais vu cela. Pour la première fois, un pays du Sud se donne les moyens de se défendre contre un pillage précisément chiffré par la très officielle Agence américaine pour le développement international (Usaid). Chaque année, le Sénégal perdrait près de 230 millions d’euros à cause de la pêche illégale, somme extravagante qui dépasse de loin le budget de la santé de ce pays fauché.

La crise diplomatique éclate aussitôt et la lourde artillerie poutinienne se met en branle. Mais l’arrogante Russie tombe sur un os qu’elle ne parvient pas à digérer : un certain Haïdar el Ali. Plongeur sous-marin de grande classe, longtemps directeur d’une ONG locale de protection de la nature – l’Océanium – , ce Libanais du Sénégal s’est forgé une légende dans tout le pays en mobilisant notamment les pêcheurs. Parmi les grands classiques, un cinéma itinérant permettant de projeter des images de la vie sous-marine devant des villages côtiers médusés. Les équipes mobilisées par Haïdar ont replanté des dizaines de millions de palétuviers dans les mangroves, récupéré au large un millier de ces putains de filets abandonnés entre deux eaux. Entre autres.

Par une bizarrerie qu’on ne tentera pas de comprendre ici, Haïdar a été nommé en 2012 ministre de l’Écologie d’un gouvernement pour lequel Charlie ne voterait pas, puis ministre de la pêche en 2013. L’arraisonnement en mer de l’Oleg Naydenov, c’est lui. Et c’est lui qui envoie chier les Russes qui le harcèlent au téléphone. Comme si cela ne suffisait pas, Haïdar fait dans la foulée appel au pirate des mers Paul Watson, dont les bateaux de Sea Shepherd (http://www.seashepherd.fr) courent au cul des baleiniers japonais dans l’Antarctique. Watson, poursuivi par les polices du monde entier, met à la disposition du Sénégal un bateau de surveillance côtière et son équipage, pour plusieurs mois. Haïdar : « Si j’ai fait appel à ceux de  Sea Shepherd, c’est parce qu’ils ne se contentent pas de théories et de bla-bla, ils passent à l’action ».

Grosse, très grosse émotion dans tout le Sénégal, où l’on a l’impression d’avoir enfin touché un héros. Dans la foulée, et reprenant presque mot à mot l’argumentaire de Haïdar, Diapa Diop, secrétaire nationale de la pêche artisanale lance : « Il faut créer des aires marines protégées, des repos biologiques pour certaines espèces et revoir les agréments des usines. Si la population n’a plus assez à manger, il faut arrêter d’exporter ! ».

De quelles usines parle-t-elle ? De toutes celles qui poussent derrière les villages de pêcheurs sénégalais. Russes encore, coréennes, chinoises, qui transforment le poisson des piroguiers en farine pour nos porcs et nos poulets. Pour le moment, le bateau russe reste aux mains des Sénégalais, qui exigent un gros dédommagement. On peut penser que Haïdar finira pendu ou noyé dans le port de Dakar, mais en attendant, la classe. Internationale.

On peut lire une épatante biographie : Haïdar el Ali, itinéraire d’un écologiste au Sénégal, par Bernadette Gilbertas, Terre Vivante, 2010 (j’ajoute en complément que c’est un livre passionnant sur un être d’exception, ce qui, par définition, ne court pas les rues)

Comme ces vaches sont belles !

Je me dois de remercier Gérard, qui m’envoie depuis les monts d’Arrée un petit film admirable (ici). Le spectacle du bonheur animal est rare, et je dois avouer sans faire de manières que celui-ci m’a fait monter les larmes aux yeux. Un tout petit mot de plus : il y a fort peu de commentaires, mais comme ils sont en anglais, sachez que les humains qu’on voit ont créé une fondation pour empêcher qu’un troupeau de vaches ne finisse à l’abattoir. La splendeur, c’est de voir les rescapées du grand massacre se précipiter vers les prairies après un hiver passé à l’étable. Un type raconte qu’il est temps de donner quelque chose aux animaux. Je l’embrasse.

Et pourquoi pas 250 ours (dans les Pyrénées) ?

Il est des lectures heureuses. Seulement, il ne faut pas les louper. Or j’ai failli passer à côté du rapport (ici) nommé « Expertise collective scientifique “l’Ours brun dans les Pyrénées” du Muséum National d’Histoire Naturelle ». Je dois reconnaître que le titre n’est pas engageant, mais si l’on se plonge dedans, cela devient passionnant. Si. Avant de commencer, deux mots sur l’Ours. Cet animal grandiose a été le vrai roi du territoire qu’on appelle la France pendant des centaines de milliers d’années. Et même quand les hommes ont commencé à défricher et à piéger, il demeurait une sorte de dieu sylvestre auquel les peuples présents ici rendaient d’innombrables cultes. Je renvoie à l’admirable livre de Michel Pastoureau, L’Ours, histoire d’un roi déchu (Le Seuil, 2007).

Le monde de la vitesse et de la machine pouvait-il cohabiter avec la Bête ? En tout cas, il ne l’a pas fait. Le XXe siècle a marqué la fin du monde de l’Ours. Le dernier des Alpes a été aperçu en 1937, alors qu’il en restait une grosse centaine dans nos vastes Pyrénées. Et puis probablement 70 en 1954, et puis trente, et puis quelques-uns, et puis un seul, cantonné dans l’Ouest béarnais, entre vallées d’Aspe et d’Ossau. Il ne reste donc qu’un mâle héritier de cette prodigieuse histoire, que les hommes appellent Cannelito, né en 2004. Il poursuit sa vie au Béarn, sans pour le moment rencontrer âme sœur. Côté Béarn, c’est râpé, car en tout état de cause, il n’y aura plus jamais d’ours né d’un père et d’une mère pyrénéens. Précisons que Cannelito lui-même a pour père un ours « slovène ».

Slovène ? Oui, car parallèlement, et pardonnez si je survole, l’État a accepté sous la pression de quelques braves, parmi lesquels je souhaite citer Roland Guichard et Jean-François Breittmayer – il y en a d’autres, évidemment ! -,  une timide réintroduction. À partir de 1996, quelques ours ont été prélevés en Slovénie – un pays presque 30 fois plus petit que la France qui abrite…400 ours – puis relâchés dans les Pyrénées centrales, où il n’y en avait plus aucun. Vous avez sûrement entendu parler de Ziva, Melba, Pyros. Au total, huit ours ont été relâchés et compte tenu des naissances depuis, les Pyrénées comptent au moins 22 ours en liberté.

C’est dans ce contexte que paraît en septembre l’expertise du Muséum, rédigée par des spécialistes indiscutables, dont Luigi Boitani, un biologiste de réputation mondiale que j’ai eu l’honneur de rencontrer à Rome il y a une douzaine d’années. Que dit le texte ? Des choses limpides : dès demain, nos splendides Pyrénées pourraient abriter 110 ours, car sur le plan biologique, les ressources sont là. Et même 250 si l’on prend en compte un territoire plus vaste où les ours circulent sans s’y installer. Mais la situation actuelle conduit au dépérissement et à la consanguinité. Non seulement les deux populations – Béarn et Pyrénées centrales – ne sont plus connectées, mais le pool génétique des ours « slovènes » est trop restreint. Dans le jargon des spécialistes, le statut des ours est jugé « défavorable inadéquat ».

En fait, sans réintroduction rapide dans le noyau central, la consanguinité menace à dix-quinze ans, et peut-être avant. Il faut donc agir, et la meilleure façon de le faire est de renforcer simultanément les deux populations, celle du Béarn et celle des Pyrénées centrales. C’est « de loin le meilleur plan en ce qui concerne la viabilité de l’Ours brun dans les Pyrénées ». En résumé, et pour seulement préserver les chances d’un avenir viable, il faudrait vite relâcher entre 7 et 17 ours. Pour les ennemis de la nature et de la vie sauvage, cette perspective est comme un chiffon rouge agité sous leur nez. Je crois que beaucoup d’entre vous n’imaginent pas la bassesse, l’imbécillité et la violence verbale de ceux qui réclament la mort des ours. Il faudra songer à faire un florilège de leurs délires, mais ce n’est pas le jour.

Ce jour est de gloire, car il n’y a aucun doute, et tous sont placés au pied du mur. Ou l’on trouve le courage d’avancer, sur un chemin certes difficile. Ou on laisse mourir une nouvelle fois les ours vivant dans les Pyrénées. Ce qu’on appelle une alternative. J’aimerais être sûr que tous les protecteurs de l’animal sont conscients que nous disposons d’une chance historique. Nous pouvons en effet entraîner toute une coalition en faveur de l’ours, soutenue par les plus hautes autorités scientifiques qui soient. Je sais le débat à l’intérieur du petit monde des associations, et je ne veux en la circonstance froisser personne. Chacun peut avoir son point de vue, mais je redoute une trop grande proximité avec les services officiels de l’État, peureux comme à leur habitude, et bien incapables de prendre en charge la lutte en faveur de la biodiversité. Je redoute un accord au rabais entre associations « raisonnables » et défenseurs intransigeants, dont j’estime faire partie. Pour une fois, au-delà de divergences bien réelles, et qui ne sauraient disparaître, dites-moi, vous tous amis de l’ours, ne pouvons-nous pas nous entendre ? Ne pouvons-nous pas exiger unanimement que l’impeccable avis scientifique du Muséum serve de base à toute signature et tout engagement ? Est-ce trop demander que de réclamer 17 ours de plus ?

Je rêve, je sais. Mais je rêve réellement de 250 ours dans les chênaies-hêtraies du pays magique.

Une victoire pour les opposants à la « ferme des 1000 vaches »

Je suis obligé d’intercaler ici une nouvelle qui me parvient. L’association Novissen et la Confédération paysanne viennent de remporter une première victoire contre l’infect projet de « ferme des 1000 vaches ». Selon un article du Journal d’Abbeville (ici), l’État obligerait le promoteur Ramery à détruire une partie de ses installations. Bien sûr, il manque les détails, et dans tous les cas, ce ne peut être qu’une première bataille. Mais quand un succès pareil se produit, il n’y a plus qu’une chose à faire, en tout cas chez moi : champagne ! Tous mes bravos aux braves ! Tous mes bravos à Michel Kfoury, Grégoire Frison, Claude Dubois, Gilberte Wable, Pierre-Alain Prévost, Laurent Pinatel, et les centaines d’autres engagés dans ce beau combat contre la laideur du monde.

Le Journal d'Abbeville

 

1000 vaches : l’Etat intime l’ordre à Ramery de démonter son bâtiment !

 Victoire pour Novissen et La Confédération Paysanne, l’Etat a donné raison aux associations en demandant à Michel Ramery de démonter son bâtiment

Lors d'un face-à-face entre les promotteurs de la ferme et les membres de Novissen
Lors d’un face-à-face entre les promoteurs de la ferme et les membres de Novissen

Les membres de Novissen et de la Confédération Paysanne sont “sur un petit nuage” ! Ils ont semble-t-il gagné la lutte qu’ils menent depuis plus de deux ans contre le projet de la “ferme-usine des 1000 vaches”.Le secrétaire de Novissen Marc Dupont vient de confirmer le dernier rebondissement en date : “Laurent Pinatel de la Confédération Paysanne, Michel Fkoury, président de Novissen et notre avocat Grégoire Frison ont été reçus par le chef de cabinet de Cécile Duflot qui est également passée. Et bilan : l’Etat intime l’ordre à Michel Ramery de démonter tous les bâtiments non conformes au permis initital !”Le promoteur va donc devoir démonter l’immense bâtiment qui était censé accueillir le millier de vaches, sous réserve d’un appel. Et Marc Dupont de préciser : “M. Ramery devra ensuite attendre 3 mois après la démolition pour présenter un nouveau permis de construire”.Ce jeudi 23 janvier à 15h, Novissen rencontrera Nicolas Dupont-Aignan (président de Debout La République) en mairie de Drucat.

Quand j’ai appris, je me suis dit : « Pauvres bêtes ! »

Vous trouverez à la queue-leu-leu les six articles que j’ai écrit pour Reporterre (ici), et publiés sur ce site à partir du 6 janvier 2014. Je me suis dit qu’il serait un poil curieux de ne pas les retrouver ici.

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Soit un plateau de craie intensivement livré à la pomme de terre, à la betterave, au colza, au blé. Le fleuve qui a donné son nom au département se jette dans la Manche, dans cette si fameuse baie de Somme où prospère tant bien que mal une colonie de phoques veaux-marins. Plus haut, le puissant Nord-Pas-de-Calais des barons socialistes ; plus bas, l’Île-de-France des ministères et des grandes décisions. C’est là, tout près d’Abbeville, qu’on prétend ouvrir la plus grande ferme de la longue histoire agricole française. 1 000 vaches. 1000 vaches prisonnières de l’industrie.

Quand on arrive sur le chantier de la Ferme des 1000 vaches, il vaut mieux avoir le cœur en fête, car la plaine agricole fait vaciller le regard. À perte de vue, des immenses monocultures, rases encore en ce début d’hiver. Aucun arbre. Nulle haie. L’industrie de la terre. De Drucat, aller jusqu’au hameau Le Plessiel, puis prendre à gauche la départementale 928, sur environ 500 mètres, en direction d’Abbeville, qui n’est qu’à deux pas. C’est donc là. Mais où ?

Il faut s’arrêter juste avant le Centre de formation de l’Automoto-école de la ZAC, et prendre un chemin de boue grise qui le borde. À main gauche, un no man’s land de bâtiments préfabriqués, d’asphalte râpé et d’herbes clairsemées. C’est dans ce lieu guilleret que l’on apprend à manier motos et poids lourds, avant de s’aventurer sur la route. À main droite, 300 mètres plus loin, le vaste chantier de la Ferme des 1000 vaches.  Un immense hangar posé sur des piliers en acier, sans murs encore, un petit bâtiment à l’entrée, un semblant de grue, deux bétonnières, quelques ouvriers de l’entreprise belge Vanbockrijck (http://www.vanbockrijck.fr), spécialiste des « plaques de béton coulées pour les silos ». L’objectif serait de vendre du lait au prix de revient très bas et de changer fumier et lisier des animaux en électricité au travers d’un gros méthaniseur.

Il en est plusieurs points de départ à cette stupéfiante affaire, mais le voyage en Allemagne préfigure de nombreux développements. Habitué aux mœurs du BTP – il en est un champion régional -, le promoteur Michel Ramery embarque le 14 avril 2011 une quarantaine de personnalités de la région. Par avion. Il y a là le maire socialiste d’Abbeville, Nicolas Dumont, des conseillers généraux, des maires, dont Henri Gauret, celui de Drucat, où pourrait être construit le méthaniseur. Gauret est d’une race si peu ordinaire qu’il accepte le voyage, mais exige de le payer, ce que ne feront pas les autres. Sur place, on leur fait visiter deux fermes modèles, avec méthaniseur bien sûr. Pas d’odeur, pas de malheur : tout a été soigneusement préparé.

Et puis plus rien. Mais un jour d’août 2011, Henri Gauret découvre avec stupéfaction qu’une enquête publique doit commencer le 22 août, alors que la moitié de la population est en vacances. « Vous comprenez, dit-il à Reporterre, Drucat est un village résidentiel de 900 habitants. Des habitants d’Abbeville ou même d’Amiens ont fait construire ici pour le calme, la nature. Mes premiers contacts avec Michel Ramery, fin 2010, n’ont pas été mauvais, mais quand j’ai découvert cette histoire d’enquête publique, là, comme on dit, ça m’a drôlement interpellé ». Et Gauret alerte la population du village par un courrier déposée dans la boîte à lettres, déclenchant une mobilisation générale.

Gilberte Wable s’en souvient comme si c’était hier. « Cette histoire m’a mise en colère, dit-elle à Reporterre. Mon premier mot a été pour les vaches. Je me suis dit : « Pauvres bêtes ! ». Les enfermer à 1000, dans un espace si petit qu’elles ne peuvent pas bouger leurs pattes, je ne pouvais pas supporter. J’ai pris un papier, un stylo, et j’ai rédigé une première pétition que  j’ai fait signer un soir à mon Amap. Tout le monde a signé, mais on n’était encore qu’un groupuscule. Dans un deuxième temps,  j’ai rallongé le texte, et on l’a fait circuler à Drucat, où entre 70 et 80 % des adultes ont signé. Après, il y a eu la réunion publique. »

Un autre moment fondateur. Le 26 septembre, 200 personnes se serrent dans la salle polyvalente de Drucat, qui n’a pas l’habitude d’une telle foule. Ramery est là, en compagnie de Michel Welter, son chef de projet, et du sous-préfet. Henri Gauret, qui préside, s’inquiète fort de l’ambiance et regrette, aujourd’hui encore, certains mots employés  contre Ramery par les opposants les plus chauds. « La colère grondait ! reprend Gilberte Wable. On a demandé à Ramery de s’expliquer, et il a juste lâché : « Vous avez vos droits, j’ai les miens ». Le dialogue était impossible. Ce soir-là, je suis sûre qu’il pensait pouvoir passer en force. Il ne voyait pas que nous allions nous souder. Mais nous non plus. ».

Habitué à tout obtenir des politiques, Ramery a toujours dédaigné l’opinion, ce qui va lui jouer un très mauvais tour. Car en effet, une équipe gagnante se met en place. Derrière Gilberte Wable et quelques autres pionniers apparaît un véritable tribun, Michek Kfoury, médecin-urgentiste à l’hôpital d’Abbeville. Et Kfoury, habitant de Drucat, ne se contente pas de fédérer l’opposition : il l’entraîne sur des chemins très inattendus.

Au passage, des centaines de contributions pleuvent sur le cahier de doléances de l’enquête publique, sans aucunement troubler le commissaire-enquêteur, qui donnera sans état d’âme un avis favorable. Le 17 novembre 2011, dans une certaine ferveur, naît l’association Novissen. Drucat est en pleine révolte populaire, ce dont se contrefichent, bien à tort, les élus locaux et les copains de Michel Ramery, qui sont souvent les mêmes. La suite n’est pas racontable ici, tant les épisodes du combat sont nombreux. Ceux de Novissen inventent leur combat jour après jour, inaugurant par exemple le 2 juin 2012 une Ronde des indignés sur la place Max Lejeune d’Abbeville, la sous-préfecture voisine.

Malgré tout, la lourde machine officielle avance. En février 2013, le préfet accorde une autorisation d’ouverture portant sur 500 vaches seulement. Tout le monde comprend qu’il s’agit d’une simple ruse administrative : l’essentiel est de lancer l’usine à vaches, qu’on pourra facilement agrandir ensuite. Mais que faire ? Le principal renfort viendra de la Confédération paysanne, qui va mettre des moyens exceptionnels au service d’un combat commun.

Ce syndicat minoritaire, connu il y a dix ans par son porte-parole de l’époque – José Bové -, se dote d’un « responsable des campagnes et actions »  jeune et enthousiaste, Pierre-Alain Prévost. Reporterre est allé l’attraper au siège de la Conf’, comme on appelle le syndicat, dans la banlieue parisienne. « J’ai rencontré les gens de Novissen à Abbeville, confie-t-il, et puis nous nous sommes retrouvés pour une manif au Salon de l’Agriculture, en mars 2013. Et c’est alors que j’ai dit au Comité national du syndicat : « Il faut y aller ! ».  J’ai creusé le dossier, j’ai appelé pas mal de gens, et on a commencé. Laurent Pinatel, notre porte-parole, a embrayé ».

À partir de juin 2013, la Conf’ prépare dans le plus grand secret une opération grand style. Ce qui donnera, dans la nuit du 11 au 12 septembre 2013 une visite mouvementée sur le chantier de la Ferme des 1000 vaches. Vingt syndicalistes peignent sur place une inscription de 250 mètres de long : « Non aux 1000 vaches ! ». Au passage, ils subtilisent des pièces des engins de chantier – qui seront rendues – et dégonflent les pneus des véhicules présents. Non seulement Ramery porte plainte, ce qui peut se comprendre, mais son chef de projet, Michel Welter, se ridiculise en affirmant sans rire : « C’est du terrorisme pur et dur ».

La suite est moins distrayante, car 6 personnes, dont le président de Novissen Michel Kfoury, sont placées en garde à vue, bien que l’association n’ait nullement été mêlée à l’action de la Conf’. Ce qui n’entrave d’aucune façon la détermination générale. Il faut dire que Novissen dispose d’un avocat en or massif, Grégoire Frison. Ce spécialiste du droit de l’environnement, installé à Amiens, reçoit Reporterre en rappelant quelques heureuses évidences. « Le fric, mais ça ne doit servir qu’à vivre mieux ensemble, pas à spéculer ! Un tel projet ne peut que créer de la misère sociale en ruinant des dizaines de petits éleveurs laitiers. En faisant disparaître nos potes. Oui, nos potes ! Ceux avec qui nous pouvons envisager un art de vivre, une communauté vivante. Ce que Ramery et ses soutiens détestent, c’est justement cette solidarité qui renaît entre paysans et néo-ruraux ».

Sur le plan juridique, explique Frison, le combat pourrait bien rebondir dès ce mois de janvier, grâce à une plainte déposée pour non-respect du permis de construire. La faute à l’un des vice-présidents de Novissen, Claude Dubois. Ce dernier, plutôt rigolard, confie à Reporterre : « J’ai un permis d’avion, mais depuis quelques années, je fais surtout de l’ULM à partir de l’aérodrome d’Abbeville, qui est tout proche du chantier de la Ferme. Comme je faisais beaucoup de photos aériennes, j’ai plutôt l’œil. Et puis le 28 novembre dernier, on a appris que M.Ramery avait déposé une demande de permis de construire modificatif. J’ai pris des photos, j’ai comparé avec les plans officiels de la Ferme, j’ai sorti mon triple décimètre, et j’ai compris ».

Les photos de Claude Dubois sont sans appel. On y voit notamment un espace entre deux bâtiments bien plus grand que sur le plan déposé. Et, pire, des fondations au beau milieu, alors qu’aucun hangar ne devrait être construit si l’on s’en tient au permis de construire. Ce splendide pied de nez ne plaît en tout cas pas du tout à Ramery, qui a sonné les gendarmes locaux, qui n’ont pas hésité à aller tancer le président de l’aérodrome. « Le président, rigole Claude Dubois, m’a dit : “Ramery n’est pas content qu’on survole son chantier. Sois gentil, respecte l’altitude minium”. Ce que j’ai toujours fait. Mais depuis quand n’aurait-on pas le droit de survoler un chantier ? ».

Certes, ce nouveau front ne fait que s’ouvrir, mais il réjouit déjà ceux de Novissen. « C’est très bon signe, assure Gilberte Wable. M. Ramery fait des bêtises ahurissantes. Comment ose-t-il ne pas respecter un permis de construire aussi controversé ? ». La Confédération paysanne lance à partir du 6 janvier une nouvelle vague de manifestations. Cette fois, partout en France. La « Ferme des 1000 vaches » est loin d’avoir gagné la partie.