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Le grand miracle de l’aggradation des terres (alléluia !)

Passer une année pleine au pays des aveugles est une chose. Finir 2011 sans l’ombre d’un espoir est au-dessus de mes forces. Et c’est pourquoi je vous parlerai aujourd’hui de l’aggradation. Je ne doute pas une seconde que certains lecteurs de Planète sans visa connaissent le mot. Mais je crois également que la plupart n’en ont jamais entendu parler. Or l’aggradation est un miracle. Elle l’est, car elle est l’envers de la dégradation. Elle est un soleil.

J’avoue ne pas bien savoir d’où le mot vient. À peine si je sais qu’il a servi dans le langage des géologues, et qu’il continue d’ailleurs. Je vous renvoie à un colloque canadien remarquable, tenu en 1992, et qui amène à l’histoire que je vais vous conter (ici). Il s’agissait à cette occasion de faire le point, avec des Portugais, sur une manière de restituer aux sols dégradés par l’agriculture intensive et ses diverses pestes chimiques la fertilité sans laquelle nous ne saurions vivre. En cette occurrence, par le « bois raméal fragmenté » ou BRF. En deux mots, ce dernier consiste à broyer finement du bois venu des arbres, arbustes et arbrisseaux proches, de la forêt, des fagots et restes en toutes formes. Ce broyat se révèle être, pour des raisons complexes qui me sont en partie mystérieuses, un magicien. Toute magie a ses limites, nous sommes d’accord, mais le BRF est capable d’authentiques prouesses.

Mais est-ce bien de lui que je veux vous parler ? Eh bien non, désolé de vous avoir emmené sur ce chemin de traverse. Mon sujet s’appelle Zoram Naagtaaba, mais aussi Filly Wemanegre, Tenkeega, sans oublier Terre Verte. Trois noms burkinabé, comme vous n’aurez pas manqué de le remarquer. Et un quatrième français, semble-t-il. Les premiers sont chacun une association du Burkina Faso, État si pauvre de l’Afrique de l’Ouest. Et le dernier une structure de soutien française créée le 23 avril 1989 à Landrecies (Nord), dans une région qui connaît le sens du mot solidarité.

En cette année 1989, seule Zoram Naagtaaba existait déjà. Cette association a été lancée pour servir de cadre juridique à une ferme sahélienne pilote, Guiè. Mais j’entends déjà des questions sur le Sahel, et je m’empresse d’y répondre. Le Sahel – en arabe – ???? -, le mot signifie lisière, côte, frontière – est une immense bande qui relie la mer Rouge à l’Atlantique, marquant une transition climatique, pluviométrique, floristique entre le géant saharien et les savanes plus au sud, où il pleut encore abondamment. Cette ceinture s’étend sur environ trois millions de km2. Et se trouve soumise à des caprices météorologiques qui paraissent de plus en plus graves.

En fait, c’est presque simple. Le Sahara, jadis verdoyant et accueillant aux activités humaines, est devenu le plus vaste désert chaud de notre monde. Les hommes et leurs pratiques, dont l’écobuage – qui consiste à brûler la végétation arborée pour obtenir de l’herbe à bétail l’année suivante – ont leur part dans ce désastre. Quoi qu’il en soit, les peuples installés plus au sud, dans ce Sahel aux pluies incertaines, ont continué à pratiquer surpâturage et déboisement, entraînant sans cesse une aggravation de la situation. Allons droit au but : le Sahel est une zone clé de la crise écologique planétaire.

Et c’est ici que des hommes simples mais d’exception ont décidé d’agir. Je ne sais pas la répartition de tous les rôles, mais je reçois des nouvelles régulières des réalisations de cette belle équipe, par la voie électronique. Vous pouvez d’ailleurs en faire autant (ici). Pour ce que je comprends, il y a au point de départ rencontre entre des paysans burkinabè et un Français, Henri Girard, agronome vivant depuis des lustres au Burkina. Dans une, puis deux, trois fermes enfin, les associés démontrent sur le terrain l’efficacité miraculeuse de techniques au service des hommes. Lesquelles reposent notamment sur la création d’un périmètre bocager, ou wégoubri dans la langue mooré. C’est-à-dire un paysage agricole équilibré, où les champs sont délimités et protégés par des haies vives boisées. Incluant parcelles privées et communs.

Pour aller vite, ce système permet une conservation presque complète des eaux pluviales sur la parcelle cultivable et limite considérablement l’érosion et la divagation d’un bétail toujours menaçant pour les cultures. Je les cite : « De même que le désert appelle le désert, le bocage appelle le bocage ! Un bon entretien de ce milieu crée une dynamique et il n’est pas rare de voir pousser dans les haies vives des arbres semés par le vent ou les oiseaux, ainsi que la réapparition d’une faune qu’on croyait disparue à jamais. Ce retour de la biodiversité dans des terroirs dégradés est un résultat majeur de notre programme d’embocagement ».

Grâce au « ruissellement zéro », grâce à la technique antique du « zaï », les sols si lourdement dégradés par des activités sans avenir reprennent vie. Ils se trouvent restaurés. Dans le petit vocabulaire des mots d’espoir que je tiens près du cœur, aucun je crois ne résonne aussi fort que celui de restauration. L’avenir, s’il est, appartient tout entier à la restauration écologique, collective, décisive, des écosystèmes. Si le système utilisé dans les fermes de Guiè, Filly et Goèma pouvait s’étendre à la région martyre qu’est le Sahel, je crois, je crois sincèrement que le processus de stérilisation de la vie commencé là-bas il y a des milliers d’années pourrait être inversé.

Nous en sommes loin, mais si près pourtant. En cette extrême fin de l’année 2011, ceux de Guiè, Filly et Goèma nous montrent une voie concrète et réaliste. Réaliste ne veut pas dire aisée, concrète ne veut pas dire réussie. 2011 a été une très mauvaise année de pluies, et 2012 s’annonce menaçante. À Filly, par exemple, il n’a plu que 422  mm. Lisez donc avec moi la fin d’un message signé Henri Girard : « Comme annoncé en octobre, nous allons réagir à cette menace de famine en lançant des travaux à haute intensité de main d’œuvre (HIMO), afin de permettre aux populations de gagner l’argent nécessaire pour s’acheter des céréales, tout en travaillant pour améliorer leur environnement (pistes rurales boisées, bullis, aménagements bocagers). Si vous souhaitez nous soutenir (chèque, virement, CB, PayPal), nous vous en rappelons le lien : ici ».

S’il vous reste deux sous, je vous invite bien entendu à les envoyer au plus vite là-bas, ce qui sera une bonne et heureuse action. Et au-delà, permettez-moi de vous dire que la grande révolution est là. Dans la rupture totale, ici même comme partout ailleurs, avec l’agriculture industrielle, qui est en train de nous conduire à la plus grande famine de tous les temps. Oui, je forme le voeu, en cette fin d’année 2011, que nous soyons assez forts, assez fous, assez grands pour faire disparaître en dix ans cette manière criminelle de traiter les sols, les êtres, les plantes. Je ne conçois pas d’urgence plus totale que de vaincre l’industrie de l’agriculture, pour la changer en une vaste coalition planétaire, mêlant urbains et ruraux, en faveur de l’agroécologie. Elle seule peut nourrir ceux qui viennent. Elle seule peut nous conserver longtemps encore cette biodiversité qui meurt à si vive allure. Elle seule est humaine. Le reste n’est que barbarie chimique et destruction de tout par tous.

Amis lecteurs, je crois, et je me répète : je crois qu’une voie existe, aussi étroite qu’elle soit. Il faut forcer le passage, avancer, ne plus jamais reculer. Le Burkina Faso montre l’exemple.

De nouveau, le site de Terre Verte : http://www.eauterreverdure.org

Wangari, prix Nobel des arbres et de la forêt, est morte

J’ai écrit le texte qui suit il y a quelques mois, dans une revue aujourd’hui arrêtée, Les Cahiers de Saint-Lambert. Wangari Maathai vient de mourir, et je suis triste. Voilà comment je la voyais.

Ihithe. Un village. Proche de Nyeri, une ville du Kenya située à 150 kilomètres au nord de Nairobi. Un paysage de collines verdoyantes et giboyeuses. Une vue éblouissante sur le mont Kenya, qui culmine à 5199 mètres et constitue la source de deux des plus beaux fleuves du pays, le Tana et l’Ewaso Ng’iro. Le  1er avril 1940, quand naît la petite Wangari Muta, le Kenya est encore une colonie britannique. La révolte gronde, qui conduira au violent mouvement d’émancipation Mau Mau, né au cœur de l’ethnie kikuyu, à laquelle appartient la famille de Wangari Muta. Mais pour l’heure, tout semble calme, tout paraît encore éternel.

La future Prix Nobel se souvient encore de l’émerveillement des premières années. « J’ai longtemps cru, dit-elle, que le monde était une vallée de terre riche, dominée par les contreforts des monts Aberdore et au nord par le mont Kenya. Je pensais que les acacias au feuillage mince et dur, les torrents vivaces et purs où nous allions chercher l’eau étaient éternels. Et j’imaginais que les champs où ma mère me déposait, enfant, pour mieux ramasser le managu, ce légume vert sauvage qui accompagnait nos gâteaux de maïs, seraient toujours fertiles. À mes yeux, cette vallée du Rift où mon père travaillait dans la ferme d’un colon britannique était l’univers tout entier. Et cet univers avait la couleur des forêts. Il avait l’odeur des épices et du pyrèthre. Il avait aussi ses lois ».

Mais tout va basculer en l’espace de quelques années seulement. Certes, les Britanniques ont amorcé le mouvement dès les années 20 du siècle passé en détruisant de splendides forêts tropicales au profit de plantations de pins ou d’eucalyptus, très rentables. Sur les pentes des collines autour de Nyeri, sur celles du mont Kenya, l’érosion a commencé son œuvre de mort. Mais tout s’accélère vers la fin des années Cinquante et après l’indépendance – 1963 -, car les paysans de la région se mettent à cultiver massivement des cultures d’exportation comme le thé ou le café, qui prennent eux aussi la place des forêts anciennes.

Wangari a été le témoin direct des terribles agressions infligées au mont Kenya : « Trois cents sources en jaillissaient, alimentant la plus large rivière du Kenya, la Gura. Il faut que vous imaginiez la puissance tumultueuse de ces flots, alors ! Le fracas des pierres qui roulaient ! La largeur impressionnante de la rivière ! Nous prenions l’eau aux sources. La nourriture était abondante, à portée de main, dans la nature si généreuse qui nous environnait. Je n’avais qu’une ou deux robes, nous n’avions pas l’électricité dans notre case, mais jamais nous ne nous sommes sentis pauvres.
» Si je vous décris ces paysages, c’est parce qu’ils ont aujourd’hui disparu et que cette perte est une menace mortelle pour le Kenya, l’Afrique et peut-être le monde »
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Mais revenons à la famille de Wangari. En 1943, le père, Muta Njugi, devient le fermier d’un propriétaire terrien anglais, M. Neylan. Il part donc dans la vallée du Rift, près de la petite ville de Nakuru, en compagnie de son épouse, de ses deux premiers fils et de Wangari, qui a juste deux ans. « Les peuples indigènes, systématiquement évincés, raconte Wangari, avaient cependant droit à un petit lopin pour faire vivre leur famille lorsqu’ils acceptaient de travailler pour les Blancs. C’était le cas de mon père, venu des montagnes, et issu d’un peuple robuste, travailleur et, du fait du climat en altitude, insensible à la malaria. Toute sa vie, il a travaillé à Nakuru pour le même propriétaire blanc, M. Neylan, au point de le considérer avec déférence comme un ami. Je ne suis hélas pas certaine que M. Neylan pensait à mon père dans les mêmes termes… ».

Comme il n’y a aucune école autour de la ferme, la mère de Wangari, Wanjiru Kibicho, ramène ses enfants à Ihithe en 1947. Les deux parents de la petite souhaitent donner à leurs enfants une bonne éducation, condition de leur réussite future. À huit ans, Wangari entre à l’école primaire, et à onze, elle rejoint l’internat de la Mission catholique de Nyeri, créée par des prêtres italiens au début du XXe siècle. La petite fille se révèle très douée pour les études et apprend avec rapidité la langue anglaise, qui deviendra pour elle essentielle. Elle se convertit au passage au catholicisme, et prend – provisoirement – le prénom chrétien de Marie Joséphine. Son catholicisme est si fervent qu’elle rejoint la Légion de Marie, dédiée au service de Dieu par l’attention apportée aux hommes, en particulier ceux qui sont dans la détresse.

Première de sa classe, elle termine ses études à Nyeri en 1956, alors qu’elle vient d’avoir quinze ans. Dans la société coloniale de l’époque, un tel niveau d’excellence chez une jeune Noire est déjà une étonnante exception. Mais ce n’est pourtant qu’un début. L’adolescente, compte tenu de ses résultats, est envoyée dans la seule école supérieure ouverte aux filles du Kenya, la Loreto High School, une autre institution catholique installée dans la petite ville de Limuru, à une quarantaine de kilomètres de Nairobi.

Elle en sort diplômée en 1959 et envisage alors de rejoindre l’université de l’Afrique de l’Est, à Kampala (Ouganda). Mais le sort va en décider autrement. Les Etats-Unis, qui combattent sans relâche l’influence soviétique sur le continent africain, anticipent les indépendances, et craignent une poussée communiste chez les nationalistes. Alors que John Kennedy dirige le pays, l’Amérique décide d’accorder des bourses universitaires à des étudiants africains, dans l’espoir qu’ils formeront l’ossature administrative des nouveaux États. Au Kenya, 300 jeunes sont sélectionnés, parmi lesquels Wangari, qui part étudier aux Etats-Unis en septembre 1960.

Étudiante dans une université de l’Arkansas, à Atchison, elle y accumule des diplômes. D’abord en biologie, puis en chimie et en allemand. Après avoir obtenu un Bachelor of Science, elle réussit à Pittsburgh un master’s degree en biologie, puis un Master of Science et noue ses premiers liens avec des écologistes avant l’heure, qui bataillent contre la pollution de l’air. Ses titres lui permettent d’être recrutée par l’université kenyane de Nairobi comme maître assistante en zoologie.

Ce qui pourrait être un triomphe devient un cauchemar. À peine a-t-elle mis le pied au Kenya qu’elle découvre que son poste a été promis à un autre. Un homme d’une autre ethnie. Elle ne cessera jamais de penser qu’elle a été victime d’une des plaies de tant de sociétés humaines. En tant que femme. En tant que femme kikuyu. Déçue, elle accepte un job de fortune avant d’être secourue par le professeur allemand Reinhold Hofmann, qui lui offre un poste dans un laboratoire tout récemment créé à l’école de médecine vétérinaire de l’université de Nairobi. Il s’agit évidemment d’une première consécration.

Nous sommes alors en 1966, année de la rencontre entre Wangari et un jeune Kenyan qui a lui aussi étudié aux Etats-Unis, Mwangi Mathai. Ils se marieront quelques années plus tard, en 1969. L’époque est heureuse pour la jeune femme, pleine d’espoir et d’enthousiasme. Le professeur Hofmann lui permet d’aller compléter sa formation universitaire en Allemagne, d’abord à Giessen, puis à Munich. En 1971, elle devient la première femme d’Afrique de l’Est à obtenir un doctorat scientifique.

Parallèlement, jeune mariée, elle met au monde le premier de ses trois enfants en 1970. Serait-elle en train de réussir une vie certes brillante, mais finalement ordinaire ? La réponse est non. Car elle n’a rien oublié de son enfance au pied du mont Kenya. Et rien non plus de la fragilité des sources et des forêts. Poursuivant sa carrière universitaire – toujours plus haut -, elle s’engage dans différents mouvements sociaux et écologiques. En faveur des femmes et de la nature. À la fois au National Council of Women of Kenya (NCWK) – Maendeleo ya wanawake en swahili, ou Conseil national des femmes du Kenya – et à Environment Liaison Centre. C’est au cours des années 70 qu’elle va comprendre, pour ne plus l’oublier, les liens entre la pauvreté et la dégradation écologique. « À Nairobi, où j’enseignais à l’université, explique-t-elle, je fréquentais les mouvements féministes qui essaimaient en Afrique dans les années 1970. On y trouvait des femmes très éduquées comme moi, mais aussi des analphabètes venues de la campagne. Lorsque ces dernières m’ont dit qu’elles n’avaient plus assez d’eau potable, ni de petit bois pour le feu, ni de nourriture pour leurs enfants, lorsqu’elles ont parlé de l’abattage des arbres et des champs de thé, j’ai compris que quelque chose de grave s’était produit. Ces paysannes, qui venaient parfois des régions mêmes de mon enfance, se plaignaient toutes de la pauvreté. De la dureté du quotidien. De l’assèchement des terres. La rivière Gura, si pure et si tumultueuse autrefois ? L’eau y était désormais noire, les pierres figées, le débit faible ».

Tel est le début d’une idée extraordinaire, connue sous le nom de mouvement de la Ceinture verte (Green Belt Movement). Sous couvert de l’association Envirocare Ltd, elle crée une première pépinière de plants d’arbres, tenue en main par des femmes, dès 1974. Pour être sincère, le succès n’est pas au rendez-vous, faute notamment de soutiens et de financement. Mais le mouvement est bel et bien lancé, et ne s’arrêtera plus. Le 5 juin 1977, jour de la Terre, une marche du NCWK part du cœur de Nairobi jusqu’au parc Kamukunji, dans la lointaine banlieue. Sept arbres sont plantés dans l’allégresse, en l’honneur de sept responsables historiques des communautés kenyanes. Le reste du Green Belt Movement appartient à l’épopée.

Des milliers, plus tard des dizaines de milliers de femmes paysannes sont mobilisées au service des arbres et d’elles-mêmes. Car là est le secret de cette formidable réussite. Les femmes engagées dans le mouvement ne se contentent pas de créer des pépinières, par centaines, dans les villages, et de replanter des arbres. Elles apprennent ou réapprennent la manière d’utiliser de manière soutenable le bois de chauffage, d’obtenir de la nourriture à partir des produits forestiers, de renouer avec l’art ancestral de l’apiculture. En somme, ces femmes deviennent des pratiquantes d’une culture ancestrale, mais oubliée : la sylviculture.

La morale est simple : planter des arbres rapporte. L’association, en mobilisant quantité de forces économiques dispersées, rétribue le travail accompli, qui en retour permet de spectaculaires réapparitions de la vie, animale comme végétale. Ce cercle vertueux a permis de planter en une quarantaine d’années environ quarante millions d’arbres. Ah ! s’il existait une Wangari dans chaque pays. Mais tout n’est pas aussi merveilleux.

Mariée on l’a dit, en 1969, Wangari commence à connaître des problèmes avec son mari, qui mène une carrière politique nationale. En 1977, année de la création du Green Belt Movement, celui-ci, Mwangi Mathai, décide de la quitter. Après deux ans de séparation, il réclame le divorce à l’aide d’arguments jugés par lui imparables : « Elle est, affirme-t-il, trop éduquée, trop forte, trop têtue, et elle veut trop prendre les choses en main ». Le juge lui donne raison, ce qui indigne Wangari au point qu’elle donne une interview très dure à un magazine kenyan. Elle y déclare que le juge est soit incompétent, soit corrompu. Elle écope de six mois de prison. Grâce notamment à son avocat, elle ne passe cette fois que trois jours en prison.

Sous la présidence de Daniel Arap Moi, élu en 1978 à la tête du Kenya, elle sera emprisonnée à plusieurs reprises, et devra même s’exiler en Tanzanie. Il faut dire que Wangari ne cède jamais. Elle parvient à obtenir l’abandon de la construction d’une tour de soixante étages dans Uhuru Park, le grand jardin public de Nairobi. Pis : elle conteste au président Arap Moi, très critiqué pour sa politique tribale et la corruption de ses proches, le droit de construire une somptueuse résidence qui condamne un bout de forêt. Est-elle folle ? Tout au contraire, elle se présente aux élections présidentielles de 1997 – un lourd échec -, avant de devenir députée en 2002, puis ministre de l’Environnement en 2003.

Le fabuleux hommage du Prix Nobel de la Paix, accordé en 2004, aurait tourné la tête de bien d’autres personnalités. Mais Wangari ne peut décidément oublier les paysans et le mont Kenya de son enfance. En septembre 2007, elle se rend au Cameroun en qualité « d’ambassadrice de bonne volonté pour l’écosystème du bassin du Congo ». Une réunion de notables doit avoir lieu pour tenter une fois encore de sauver ce qui peut l’être d’une forêt tropicale somptueuse qui s’étend sur près de deux millions de kilomètres carrés. Wangari sort un matin de son bel hôtel de luxe. Perché sur une colline, « il surplombait la ville et offrait une vue imprenable sur le mont Cameroun, point culminant de l’Afrique de l’Ouest ». Mais sur la colline d’en face, Wangari observe des paysans, dont des femmes, qui préparent un champ. Une vision banale dans toutes les villes africaines, où la terre voisine avec la pierre.

Un détail – qui n’en est pas un – attire son attention : une paysanne creuse des sillons dans le sens de la pente. Elle en est aussi stupéfaite que meurtrie. Car cette façon de faire condamne l’avenir. Au lieu de creuser perpendiculairement pour limiter l’érosion, la méthode conduira inévitablement à la disparition du sol, entraîné avec les premières pluies jusqu’au bas de la colline.

« J’avais une certitude, explique-t-elle : si nous ne pouvions pas travailler avec les millions d’agriculteurs camerounais, avec les dizaines de millions d’agriculteurs des dix pays de la région du bassin du Congo, et de fait de toute l’Afrique – alors notre action serait vouée à l’échec. Nous ne sauverions jamais les forêts du Congo, et nous ne parviendrions jamais à enrayer la désertification qui, dans tout le continent, gagne inexorablement du terrain ».

Telle est restée la fille de paysans du mont Kenya, pour notre plus grand bonheur. « Si j’ai pu remarquer cette femme, conclut Wangari, c’est que j’ai parce que j’ai moi-même travaillé avec des gens comme elle lors de la campagne de reboisement du mouvement de la Ceinture verte ». Exactement ce que l’on s’apprêtait à écrire.

Les citations de Wangari Maathai sont extraites de deux de ses livres, Celle qui plante des arbres, et Un défi pour l’Afrique (éditions Héloïse d’Ormesson). D’un portrait paru dans le quotidien Le Monde, sous la plume d’Annick Cojean et Raphaëlle Bacqué. De différents textes parus en langue anglaise.

Evo Morales me fait mal au coeur (on the road again)

Avez-vous entendu parler de la route du malheur ?

Fût-ce de loin, j’aime cet homme. Mais devrais-je mieux dire que je l’aimais ? Evo Morales est un Amérindien, descendant donc de ces peuples mythologiques et pourtant réels qui m’auront tant fait rêver. Les barbares, en cette histoire d’outre-Atlantique, n’étaient pas les Huns ou les Goths, mais de fiers catholiques. Espagnols, Portugais ? Nous autres, assoiffés d’or et de puissance, n’aurions pas fait mieux,  et détruit comme eux la beauté grandiose de ce monde.

Morales. Un fils de paysan qui aura connu la dèche dont parle si bien Orwell. Morales a été peintre en bâtiment, maçon, boulanger, entre autres. Et trompettiste. Syndicaliste paysan, il a incarné dans ce pays indien le refus radical de la politique criminelle des États-Unis, partisans d’une éradication des cultures de coca, cette plante qui cohabite avec l’homme depuis des millénaires. Lorsqu’il a été élu président en décembre 2005, j’ai pensé aux peuples déchus des Andes, qui voyaient l’un des leurs enfin arriver au sommet. Sur les 10 millions de Boliviens, au moins 55 % sont Indiens, et 30 % métis.

Certes, Morales ne parlait ni l’aymara, la langue de sa région d’origine, ni le quechua. Mais il se sentait investi d’une responsabilité historique, sachant que le moment était venu de prendre et reprendre la parole. Les naïfs, dont j’étais, croyaient qu’il n’en avait qu’une. En janvier 2010,  alors qu’il commençait un second mandat présidentiel de cinq ans, il s’était rendu au temple pré-inca de Tiwanacu, où des religieux aymaras lui avaient remis deux sceptres. Le premier représentant la dimension rationnelle du pouvoir. Le second son usage spirituel. Un tel homme semblait avoir compris l’essentiel.

Mais il est une autre face du personnage. Morales, bien que d’une manière très singulière, appartient aussi à cette détestable tradition castriste de certaine gauche latino-américaine. Il n’a cessé de soutenir par le mot – et la présence sur place – le vieux tyran de La Havane. Et il est l’ami de Chávez, qui appuie aussi bien Kadhafi que Mahmoud Ahmadinejad, qu’on ne présente plus. Ainsi va la tragédie des idées, qui ne vont jamais assez vite pour les besoins des hommes.

Ce que je viens d’apprendre m’atteint absurdement au plus profond. Absurdement, car ne s’agit-il pas d’une route de plus, dans ce monde imbécile qui roule à tombeau ouvert vers le vide et la mort ? On peut la voir ainsi, mais cette route-là déchire en deux la pieuse photographie d’un Morales aux côtés de ses peuples indiens. En deux mots, le président bolivien a donné son accord à la construction d’une route de 306 kilomètres reliant Villa Tunari à San Ignacio de Moxos, toutes deux en Bolivie. Elle permettrait, à terme, de « désenclaver » – un mot universel, un mot universellement haïssable – le pays par une liaison routière avec le Brésil, au beau milieu du vaste pays amazonien. Vous lirez les détails dans le texte ci-contre.

Le seul menu problème est que les Indiens qui habitent là ne veulent pas. 50 000 d’entre eux, des moxenos, des yurakarés, des chimanes, vivent dans un parc national de plus d’un million d’hectares, Isiboro-Secure. Parc national et territoire indien reconnu par la loi après des batailles terribles. Évidemment dans ces régions, toute la zone abrite une biodiversité d’exception. La route éventrerait le territoire, et l’on comprend donc sans peine pourquoi 600 Indiens, devenus 1200 le lendemain, ont commencé le 15 août une marche de protestation qui doit leur permettre de rejoindre La Paz – la capitale – en une quarantaine de jours. Morales a peur, et propose de négocier au moment où j’écris. On verra, mais j’ai pour ma part compris. Si vous entendez la langue espagnole, allez donc sur la BBC, qui donne un petit reportage d’une grande clarté (ici).

Héctor Bejarano Congo, sous-gouverneur indien de San Ignacio de Moxos, y proclame un point qui me semble décisif. Je ne connais pas cet homme, mais il n’est évidemment pas de la race des activistes. Et pourtant, il déclare sereinement que l’une des raisons principales du refus de la route tient à la défense de la culture indienne. Poursuivez encore sur la BBC, et vous pourrez entendre l’ambassadeur brésilien à La Paz, Marcel Biato. Encravaté, enregistrant dans un bureau assurément climatisé, il reprend l’antienne du « développement », cette atroce manière de détruire ce qui reste du legs de dizaines de millions d’années d’une vie foisonnante. Le voilà, le point de clivage avec la gauche tendance Morales, comme avec la gauche tendance Dilma Rousseff, qui a remplacé Lula à la direction du Brésil. Ce qui sépare un écologiste de combat de ces gens-là ne saurait s’expliquer ni s’écrire vraiment, car qui cherche y trouvera la culture profonde, la vision chamanique du temps et de l’espace, le sentiment de la beauté et de l’harmonie. Voilà bien qui est irréconciliable.

Et voilà bien ce pour quoi je me bats. La culture des hommes. Leur art parfois si émouvant de vivre ensemble, inventant des formes, des rites, des langues, des rêves. Les gauches, toutes les gauches décidément, sont encore plongées dans le désastreux paradigme de la vitesse et de la puissance matérielle. De la croissance et de l’économie. Des routes et des engins. C’est vrai là-bas, c’est identique ici. Et contre cela, nous ne pouvons, pour le moment du moins, rien. Il nous faut être plus forts. Plus grands. Plus unis. Plus magnifiques. Cela ne sera peut-être pas si difficile que cela. Car, par Dieu, qu’ils sont laids.

Hubert Reeves, patron du café du Commerce (sur l’ours)

Bon, voilà que j’en suis réduit à m’autociter. Je vous rassure, c’est pour la bonne cause. L’excellent site La buvette des alpages (ici) m’a demandé mon opinion sur des propos de l’astrophysicien Hubert Reeves. Et je l’ai donc donnée, sans hésitation. Face à une cause aussi majeure que la défense de l’ours sauvage, il n’est à mes yeux aucun Intouchable. Ni Reeves ni aucun autre. Fatalement, ça saigne un peu. Je plaide innocent.

Fabrice Nicolino a accepté de répondre pour la Buvette aux propos que Hubert Reeves a tenus sur l’ours à l’AFP et qui ont été publiés par Romandie News.

Par Fabrice Nicolino.

La position d’Hubert Reeves est à pleurer. Elle n’est ni plus ni moins qu’un coup de poignard dans le dos de ceux qui se battent réellement pour la biodiversité, dans les Pyrénées ou ailleurs.

Fabrice Nicolino: La position d’Hubert Reeves est à pleurer. Elle n’est ni plus ni moins qu’un coup de poignard dans le dos de ceux qui se battent réellement pour la biodiversité, dans les Pyrénées ou ailleurs.Et si j’écris le mot réellement en italique, c’est bien pour signaler que monsieur Reeves n’est plus que dans le faux-semblant, après avoir pris le contrôle d’une association jadis vigoureuse, le défunt Rassemblement des opposants à la chasse (ROC).

Car Hubert Reeves n’est pas que le sympathique astrophysicien qui montre les étoiles aux enfants que nous sommes. En 2000, sollicité il est vrai, il a pris la tête du ROC, qu’avait si magnifiquement incarné Théodore Monod. Et avec l’aide de Nelly Boutinot et Christophe Aubel, il l’a transformé en une invraisemblable Ligue pour la préservation de la faune sauvage et la défense des non-chasseurs.

La mort du ROC

Le ROC était mort, et bientôt enterré. J’ai écrit ailleurs la façon scandaleuse dont cette prise de pouvoir a eu lieu. Dans une lettre ouverte cinglante, cinq administrateurs de l’association en démissionnent avec fracas en novembre 2009. Il s’agit de :

  • Michèle Barberousse, adhérente depuis 1977;
  • Francis de Frescheville, adhérent depuis 1988;
  • Pierre Jouventin, démissionnaire depuis février 2009;
  • Viviane Laurier, adhérente depuis la création en 1976;
  • Jean-Paul Péronnet, adhérent depuis 2000.

Que disent-ils ? De véritables horreurs dont je n’extrais que quelques morceaux :

Le premier : « À la demande d’Hubert Reeves, la Ligue Roc ne s’oppose plus. Elle sert de caution aux ministères. Malgré les revers et les affronts subis, elle persiste à rencontrer autour d’une table ronde les représentants des chasseurs, de plus en plus favorisés par les pouvoirs publics. Il a été impossible aux administrateurs signataires d’obtenir qu’apparaissent sur son site toutes sortes d’informations sur les réalités de la chasse, indispensables à la formation objective de l’opinion publique ».

Le second : « L’opacité des pratiques, le non-respect des statuts, la dissimulation et le mensonge, obligent à des vérifications constantes. Lors de la dernière Assemblée Générale, le jeu des pouvoirs a permis à dix personnes, dont les deux salariés, d’exprimer plus des deux tiers des votes, et cela pour des candidats dont les noms n’ont été révélés qu’en séance ».

Inutile de poursuivre, car nous avons tous compris. J’ajoute que le pseudo-ROC fait réaliser des documents d’importance à un nouvel adhérent appelé Gilles Pipien. Chef de cabinet de Roselyne Bachelot en 2003, quand celle-ci, ministre de l’Écologie, vantait les mérites du nucléaire, cet homme est devenu un pilier du ROC-Reeves. Ma foi, tout le monde a bien le droit de changer, n’est-il pas ?

Sauf que Gilles Pipien n’a pas changé. Citation du bulletin Action Nature de juillet 2005, rédigé lui par de vrais défenseurs de la nature : « Bien sûr, on peut croire aux miracles, ou aux conversions tardives. Mais un tel retournement de veste n‘est tout de même pas près de passer pour crédible ! Ainsi, en région Rhône-Alpes, Gilles Pipien est l‘objet depuis le 7 mars 2003 d‘une tendresse toute particulière. C‘est lui en effet qui s‘est rendu sur le col de l‘Escrinet, haut lieu du braconnage de masse, pour y soutenir et y encourager cette pratique totalement illégale ! Les braconniers ardéchois en rient encore… ». Pipien, pilier du soi-disant ROC ? Oui, hélas.

Reeves au secours des ennemis de l’ours

Telle est bien la situation d’un ROC devenu poussière de sable, et que tout le monde piétine désormais. Il est à croire que cela ne suffit pas, que cela ne suffira jamais. Voici qu’Hubert Reeves entend donner des leçons à ceux qui se battent pour la sauvegarde de l’ours dans ces Pyrénées où il est chez lui, n’en déplaise à l’astrophysicien.

De quel droit un homme qui ne sait rien de la situation ose-t-il mettre en cause ce magnifique combat de civilisation ? De quel droit, vraiment ? Ne vous y trompez pas : Reeves n’a pas la moindre idée du climat de haine et de violence que font régner les ennemis de l’ours et de la vie sauvage. Et il se moque visiblement du coup de main inespéré que les quelques paroles accordées à l’AFP donneront aux extrémistes locaux. On appelle cela, lorsqu’on veut rester aimable, de l’irresponsabilité.

Bien entendu, il faut aller au-delà. L’absurdité des propos de Reeves ne saurait échapper aux défenseurs authentiques de la biodiversité. Car s’il est une chose évidente à qui est allé sur le terrain, ici ou ailleurs, c’est que la biodiversité est globalement une gêne pour les activités humaines. L’humanité continue son expansion et pénètre chaque jour un peu plus dans les derniers réservoirs de richesse biologique encore intacte. L’affaire est terriblement complexe, puisqu’elle nous condamne à respecter les droits humains tout en sauvant les formes de vie que ces derniers menacent fatalement.

Et c’est bien parce que la situation commande intelligence, détermination et acceptation du conflit que les mots de Reeves me sont insupportables. Car ils sont d’abandon, car ils sont de désertion, car ils mènent droit au désastre le plus complet. Reprenons en deux mots. Il existe dans les Pyrénées un magnifique espace largement vide d’hommes. La déprise agricole a en effet conduit les paysans à descendre de plusieurs centaines de mètres dans les vallées. Certes, les pasteurs et les troupeaux doivent être défendus, mais ils peuvent l’être, par miracle, en laissant une part à l’autre, à ce grand sauvage qui est l’âme profonde des lieux.

Notre responsabilité dans les Pyrénées

Les Pyrénées sont justement une place extraordinaire pour démontrer notre engagement sincère en faveur du vivant. Notre responsabilité est précisément de montrer qu’un pays riche, croulant même sous les richesses matérielles, peut consentir de menus sacrifices au service d’une cause supérieure et sacrée. De cela, Hubert Reeves ne veut pas même entendre parler. Pharisien, il renvoie dos à dos les deux points de vue, et récuse la perspective d’une opposition qui est pourtant au cœur de toute entreprise humaine. On se croirait, comme je l’ai dit plus haut, au café du Commerce. Ou chez les Normands de caricature : « P’t’être ben qu’oui, p’t’être ben qu’non ».

Ajoutons qu’avec les arguments – leur absence, en vérité – avancés par Reeves, nous n’avons plus qu’à rentrer tous nous coucher. Tous, c’est-à-dire tous les humains encore debout. Car franchement, comment espérer sauver l’éléphant d’Afrique, le tigre de l’Inde, le lynx ibérique, les hippopotames du Niger et les requins de toutes les mers dans ces conditions ? Les éléphants, pour ne prendre que cet exemple, entrent en conflit croissant avec les activités de paysans pauvres, qui ont bien entendu droit à la vie. Mais est-ce une raison pour accepter la disparition à terme de ces racines du ciel ? Il est vrai que Reeves n’a désormais d’yeux que pour les vaches et brebis de « races locales ». Grandeur et décadence.

Cela fait du bien d’être d’accord (avec Pierre Rabhi)

J’ai une très profonde affection pour Pierre Rabhi, que je crois être un prophète. Je lui ai dit hier, au cours d’une longue discussion téléphonique. Mais qu’est-ce qu’un prophète ? J’avoue que je ne suis pas sûr de moi. Allons, tentons une définition : il s’agit de quelqu’un qui incarne par sa présence et son souffle un avenir qui n’est pas encore écrit. Qui est possible. Qui est désirable. Qui demeure incertain. Ce n’est évidemment pas un intellectuel. Encore moins un politique. Admettons par commodité qu’il puisse voir mieux que les autres ce qui émerge au loin dans la brume. Admettons. Admettons que Pierre Rabhi voie mieux et plus loin.

Je sais que des propos comme ceux-là ne peuvent qu’irriter ceux d’entre vous qui tiennent fort à leur héritage rationaliste. Je me moquerais d’autant moins d’eux que j’ai longtemps repoussé de toutes mes forces ce qui ne me semblait pas relever de ce que je nommais pompeusement la « raison critique ». Pour éviter un premier malentendu, je précise que je reste profondément attaché à l’examen critique par la raison. Seulement, je sais ou je crois savoir désormais qu’une infinité de choses pourtant bien réelles nous échappent à jamais. L’intelligence humaine est intrinsèquement faible, et plus d’une fois dérisoire.

Mais je me rends compte que je fais comme si chacun connaissait Pierre Rabhi. Et bien entendu, ce n’est pas le cas. Si je devais vous le présenter, mon attachement à sa personne me ferait oublier mes devoirs de rigueur. Je vous conseille donc de lire page de wikipédia à lui consacrée. Nous sommes lui et moi des amis, et j’en suis réellement heureux. D’autant plus que nous sommes le plus souvent d’accord sur l’essentiel. Par quel miracle cet homme né dans une oasis algérienne avant la Seconde Guerre mondiale peut-il être ami avec moi ? Les fois où j’y songe, j’en demeure stupéfait.

Ce qui est sûr, c’est que nos conversations m’aident puissamment à vivre. Je pense qu’il le sait. Hier donc, après que je lui eus dit : « mais Pierre, voyons, la vérité est que tu es un prophète, et voilà tout ! », je lui ai suggéré l’idée d’un Appel mondial, dont il pourrait prendre l’initiative. Un appel ? Mais pour dire quoi, au juste ? Eh bien, le plus simple est tout de même de me citer moi-même. Il m’arrive souvent d’être sinon moqué, du moins interrogé, et vivement. Je me contenterais de critiquer. Je n’aurais jamais la moindre proposition à faire. Franchement, et vous allez comprendre pourquoi, je trouve cela aussi pénible qu’injuste. Voici ce que j’écrivais ici-même le 11 mars 2009:

« J’ai écrit ici, coup sur coup, deux textes qui comptent davantage que d’autres à mes yeux (ici et ici). Je les reprends en quelques phrases. Pour commencer, je crois qu’il n’y a pas pire désordre moral et même mental que le racornissement de l’Occident sur ses biens matériels. C’est bien sûr une infamie, mais c’est aussi une rare stupidité. Car rien n’arrêtera le flot des réfugiés écologiques. Nous y perdrons ce qui reste de notre âme, nous y perdrons aussi le reste.

» Il n’y a rien de plus urgent que de trouver les moyens d’un vrai discours universel, qui relie de façon solide, authentique et sincère, le sort de qui meurt de faim à celui de qui meurt de voracité. Si nous y parvenons, des portes s’ouvriront devant nous. Si nous en restons au cadre de la France, si nous continuons nos défilés Bastille-Nation pour sauver la télévision à écran plasma, nous échouerons, et ce sera le sang rouge des pires batailles.

» Donc, un véritable discours universel. Depuis le temps que je pense à cela, j’ai eu le temps d’assembler quelques pièces du puzzle. En voici trois, qui sont majeures. Un, l’économie de casino qui nous plonge en ce moment dans la crise qu’on sait, cette économie a produit des milliers de milliards de dollars qui ne savent où s’investir. Sur cette planète pourtant dévastée. Deux, il existe dans le monde une force de travail colossale qui n’est pas employée. Combien d’humains au chômage ou en situation de sous-emploi ? Plus d’un milliard, j’en jurerais, bien que ne disposant d’aucune statistique précise. Trois, les écosystèmes naturels sont tous menacés d’effondrement à plus ou moins long terme. Sans eux, ni avenir ni société. Pas même de téléphone portable.

» Je propose donc de réfléchir au lancement d’un nouveau mouvement. Neuf. Audacieux. Utopiste. Fou. Révolutionnaire ô combien. Ce mouvement proclamera l’unité irréfragable du genre humain. Et créera une coordination planétaire entre groupes du Nord et du Sud. Dont le but premier sera de s’emparer, en s’inspirant des méthodes radicales et non-violentes de Gandhi, d’une fraction des richesses financières de la planète. Moi, je n’ai jamais eu peur de l’expropriation. S’il faut dépouiller un Bill Gates de l’argent qu’un système criminel lui a octroyé, je n’y vois pas l’ombre d’un inconvénient. Et des Bill Gates, il y en a des milliers.

» Un mouvement planétaire. Si fort qu’il permettrait la création d’un Fonds mondial, doté de 500 milliards de dollars pour commencer. Juste pour commencer. Cet argent serait bien entendu dévolu, pour l’essentiel, aux communautés locales et paysannes du Sud. Pas pour nous faire plaisir. Pas pour nous rassurer. Pas pour leur faire acheter notre bimbeloterie.

» Non, pas pour cela. Pour que ceux qui n’ont ni travail ni pitance puissent être payés dignement afin de restaurer les écosystèmes dont dépendent si directement leurs vies. Ici une rivière. Là un coteau, une forêt, une mangrove, un banc de corail. Ailleurs une barrière végétale contre l’érosion, la diffusion de connaissances agro-biologiques, ou des travaux de génie écologique.

» Un tel mouvement uni du Nord au Sud changerait, dès ses premiers pas concrets, la face du monde et de la crise écologique. Car il secouerait de fond en comble les pouvoirs corrompus du Sud. Car il redonnerait de l’espoir. Car il montrerait le chemin. Car il nous élèverait tous au-dessus de nous-mêmes. Il n’y a aucun doute que la constitution d’une telle force nous aiderait, lentement mais sûrement, pas après pas,  à susciter de nouveaux enthousiasmes, de nouveaux engagements. La jeunesse du monde, tellement désabusée, y trouverait matière à redresser la tête, et à avancer enfin ».

Je reprends la plume ce 19 mai 2011 pour vous dire que c’est de cela, en résumé, que j’ai parlé hier à Pierre Rabhi. Nul ne sait s’il en sortira quelque chose. Pierre est à ce point absorbé par ses innombrables obligations qu’il ne se sera peut-être agi que d’un sincère échange entre deux amis, un après-midi de printemps. Mais qui connaît à l’avance le destin d’une graine ?