Où l’on découvre, muet de surprise, ce que Planète sans visa doit à Victor Serge, un homme mort en 1947.
J’entretiens comme par miracle une correspondance incertaine avec un homme que je n’ai jamais rencontré. Physiquement, je veux dire. Car nul doute, en vérité, que nous savons bien qui nous sommes, lui comme moi. Cet homme s’appelle Charles Jacquier, et il est éditeur chez Agone, maison marseillaise (ici). Charles est un fin lecteur, plongé entier dans un monde englouti mais néanmoins merveilleux. Celui de la lutte sociale menée pendant des décennies en-dehors du stalinisme, et souvent contre lui.
Ceux qui auront la tentation d’arrêter ici leur lecture auront tort. Non parce que c’est moi qui tiens le clavier, ô certes non. Mais plus exactement parce que le monde n’a pas commencé avec la dernière version de Firefox. Je suis viscéralement attaché à l’histoire des vaincus du mouvement ouvrier, ce qui peut faire sourire certains, je le sais. Je parle moi de cette entreprise admirable de civilisation humaine entreprise vers 1830, et qui a bien failli emporter le monde des maîtres et des esclaves. Au moins pour un temps. L’assassinat de ce puissant chef-d’œuvre se sera fait en deux temps principaux. D’abord par la boucherie de 1914, à laquelle les sociaux-démocrates de l’époque ont tant contribué. Ensuite par l’irruption d’un monstre aussi total que totalitaire, le stalinisme, qui perdure encore en quelques points de la planète.
Vous avez le droit de vous moquer de cela comme de votre première chemise. Vous avez le droit de juger dérisoires la création de syndicats, de bourses du travail, de journées de huit heures, de congés payés, de mutuelles, de l’éducation populaire par le livre et la conférence, des charges de policiers à cheval dans les rues de Paris, comme du reste. Moi, j’y attacherai, jusqu’au dernier moment, mon respect le plus vif. J’aimerai toujours les combattants de la liberté.
Et Jacquier ? Et Agone ? Charles a publié – entre bien d’autres ouvrages – le grand livre signé Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis, de 1492 à nos jours. Dans la collection qu’il dirige – « Mémoires sociales » – Jacquier édite des auteurs aussi inoubliables que négligés. Il m’a envoyé voici six semaines un gros ouvrage que je n’ai pas encore pu lire comme je le ferai. Mais il est clair qu’il s’agit d’un très grand livre sur l’histoire de la ville, que bien des gens s’honoreront, tôt ou tard, d’avoir dans leur bibliothèque. Son titre : La cité à travers l’histoire, de Lewis Mumford. Son prix, élevé, est de 33 euros.
Passons à Serge, Victor Serge. Je l’ai expliqué au premier jour (ici) : je dois à Serge, qui l’avait probablement trouvée chez les surréalistes, l’expression Planète sans visa. Je lui suis redevable de quantité d’autres choses, que je serais bien en peine de soupeser. Né en 1890, mort en 1947 au Mexique, Serge aura connu le pire, et plus rarement le meilleur, de ce qui leste la vie d’un révolutionnaire. Je signale dans la collection Bouquins, chez Laffont, la reprise de ses extraordinaires Mémoires d’un révolutionnaire. Vous pensez bien que j’ai chez moi des éditions plus anciennes. Je crois par ailleurs que ses romans sont éparpillés, sauf dans une édition du Seuil, qui date de 1967. Mais on me démentira peut-être.
Charles Jacquier a fait paraître l’an passé un livre dont j’ai parlé ici, Retour à l’Ouest, formé de chroniques étirées de 1936 à 1940. Serge, échappé d’extrême justesse à la mort dans l’Union soviétique stalinienne, a repris alors le combat, entre Bruxelles et Paris. Ses articles sont d’une beauté et d’une clairvoyance qui font parfois chavirer le cœur. Or, il reste des inédits. Charles m’a adressé il y a quelques semaines trois textes de Victor. Parce qu’il sait que je l’aime. Parce qu’il se préoccupe de relier par des fils fragiles ces grands combats passés et la question écologique. Et parce que Serge, d’une manière qui peut sembler subliminale, exprime dès avant la guerre des préoccupations, disons des sentiments et des presciences que je ressens profondément.
Dans le texte ci-dessous, nous sommes en avril 1938. La guerre fait rage en Espagne, où les staliniens font la loi à Madrid et même Barcelone, où ils ont enlevé, très probablement torturé et en tout cas assassiné le grand Andreu Nin. À Rome, Mussolini parade. À Berlin, Hitler triomphe. S’il est minuit dans le siècle – titre d’un roman de Serge -, la vie continue pourtant, aussi déterminée qu’elle l’a toujours été. Et Serge parvient, comme on va le découvrir, à s’extasier sur un livre que, par coïncidence, j’adore : Boréal. Vous me ferez peut-être le plaisir de me dire ce que vous pensez de cela.
« Boréal »
Quand on a beaucoup vécu, rares deviennent les livres qui vous procurent une satisfaction complète ou réussissent à vous émouvoir. Les « tranches de vie » et les « romans », on en connaît trop le tragique vrai, le ton romancé, l’indigence littéraire, la convention à base d’égoïsme. On acquiert, envers l’écrivain, de nouvelles exigences. On lui demande une sincérité simple, sans affectation ni exhibitionnisme. D’avoir quelque chose à dire. De ne pas s’exagérer sa propre importance ni celle des petits drames qu’il a pu connaître de près. De ne pas oublier qu’il y a l’espace, le vaste univers, des hommes et des hommes, tous en marche, en souffrance, en partance…
On souhaite des œuvres vastes, aérées, qui vous mettent en contact avec des visages nouveaux, des terres inconnues, des avenirs imprévus. Entendez-moi bien, il y a tout cela autour de nous, seulement il faut, pour le voir, des yeux de vrais poètes et, pour le dire, une vaillance révolutionnaire assez rare chez les gens de lettres. Le plus simple est dès lors d’aller chercher au loin, très loin, dans des fjords d’autres univers, un message de libération, un contact nouveau avec la double réalité primordiale : la terre et l’homme.
J’ai songé à tout ceci en lisant un livre rudement aéré : les vents du Pôle y soufflent sur les glaciers. Des hommes y vivent d’une vie tout à fait pleine et riche, dans des huttes l’hiver, sous la tente l’été, se nourrissant de phoques et de poissons. Dans la belle saison, les femmes et les enfants vont, sous des pics roses dressés en plein azur, faire la cueillette des myrtilles. Quelques milliers de pêcheurs Eskimos, dispersés sur les côtes d’un continent à peine moins vaste que l’Occident européen, seuls avec les esprits, les icebergs, les oiseaux, les ours, la banquise lumineuse, la nuit terrible. Ils ont pour compagnons un peuple de chiens intelligents et durs à la peine. Hommes et chiens vivent dangereusement, simplement.
Ces hommes sont, au sens coutumier du mot, des barbares ; mais ils ignorent l’autre barbarie, celle des civilisés, la pire des deux, incontestablement. Un jeune Français, Paul-Émile Victor, étant allé vivre parmi eux, sans TSF ni journaux (ce qui était d’une admirable sagesse), a fait, de ses notes au jour le jour, prises sans recherche littéraire, mais avec un sûr instinct de vérité, ce livre remarquable : Boréal (Grasset, éditeur). Le style, ici, c’est l’âme du livre. Et cette âme est de réalité – d’une réalité que les civilisés oublient trop.
« Vendredi, 4 septembre 1936. 23 heures. — Sur mes pieds Ekridi dort, secoué par le hoquet. À côté de moi, Doumidia dort aussi, étendue, les bras croisés derrière la tête, les lèvres entr’ouvertes sur ses dents très blanches (qu’elle brosse deux fois par jour), les jambes légèrement ouvertes. Dans son aisselle, Timertsit a enfoui sa petite tête et fait des rêves. Dehors, le vent et la mer. Et la joie est en moi ».
(Ekridi et Timertsit sont, d’après une note de l’auteur, deux petites chiennes nées en juillet 36, « le jour même de notre retour au pays des hommes », fin de la traversée de l’Inlandsis… « Nommées d’après les deux habitants imaginaires du grand désert de glace. Ont été comme mes enfants, toujours dans mes jambes, dormant chacune sur un de mes pieds ».)
« …Que cette terre est belle !
« De l’autre côté du fjord, tout proches, des pics splendides, rougeoyants, entrecoupés de glaciers abrupts qui se jettent dans la mer. Par l’ouverture de ma tente, deux glaciers, flanqués de montagnes, ont l’air de se mirer dans une glace verticale.
« De ce côté-ci, harmonie de couleurs, terre couverte de mousses rouges et brunes, rochers noirs, glaces bleutées. J’entends le torrent qui se précipite en cascades au pied des falaises dressées derrière la tente.
« Je ne crois pas pouvoir jamais vivre longtemps dans un pays où chaque parcelle de terre est propriété privée, dans un Kulturstaat… ».
Les seuls titres des chapitres forment un poème : « En ce réduit, que de félicité… — Et la vie continue… — Et l’hiver vient pour moi aussi… — Le mauvais sort… — Le soleil va disparaître… — Les glaces sont là et la nuit vient… — Le soleil est sur la pente qui monte… »
À son retour en France, Paul-Émile Victor, que ses frères d’élection, Les Eskimos, appelaient Wittou, dépouilla des liasses de journaux et annota son carnet. À ses pages boréales, toniques comme l’air glacé des espaces, il dut ajouter des lignes comme celle-ci : « Lundi, 10 août 1936. Franco pénètre en Espagne avec 4.000 soldats. Dictature militaire en Grèce…». Le jour où « la Chambre vote la dévaluation par 350 voix contre 221 » — « pluie torrentielle. La tente est au milieu d’un lac… — Tu n’es pas triste tout seul, dans ta tente ? me demande Doumidia aujourd’hui ».
Mais le plus précieux, pour moi, dans cette œuvre, c’est ce sentiment rare dont il est pénétré de bout en bout : l’estime et la compréhension de l’homme différent. La plus désolante marque de la barbarie profonde des civilisés est dans leur penchant à mépriser, même entre eux, ceux qu’ils ne peuvent pas ou ne veulent pas comprendre. Dire qu’il se trouve des pauvres types pour écrire sur les Juifs des quatre cents pages d’invectives ! Pour comprendre l’autre visage humain, le plus éloigné de nous en apparence, il suffit de s’identifier à lui avec bonne volonté ; de le déchiffrer du dedans. On lui découvre alors, sans effort, une beauté inconnue ; et l’on éprouve la joie, à nulle autre égale, d’une nouvelle fierté dans la communion. L’auteur de « Boréal » y a réussi. Que Wittou, Eskimo d’adoption, trouve ici, à son tour, l’hommage d’une estime totale, mûrie pour lui dans d’autres neiges, d’autres glaces, d’autres nuits de grand gel…
Victor Serge
23-24 avril 1938