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Victor Serge, l’ami, le frère, le magnifique

Où l’on découvre, muet de surprise, ce que Planète sans visa doit à Victor Serge, un homme mort en 1947.

J’entretiens comme par miracle une correspondance incertaine avec un homme que je n’ai jamais rencontré. Physiquement, je veux dire. Car nul doute, en vérité, que nous savons bien qui nous sommes, lui comme moi. Cet homme s’appelle Charles Jacquier, et il est éditeur chez Agone, maison marseillaise (ici). Charles est un fin lecteur, plongé entier dans un monde englouti mais néanmoins merveilleux. Celui de la lutte sociale menée pendant des décennies en-dehors du stalinisme, et souvent contre lui.

Ceux qui auront la tentation d’arrêter ici leur lecture auront tort. Non parce que c’est moi qui tiens le clavier, ô certes non. Mais plus exactement parce que le monde n’a pas commencé avec la dernière version de Firefox. Je suis viscéralement attaché à l’histoire des vaincus du mouvement ouvrier, ce qui peut faire sourire certains, je le sais. Je parle moi de cette entreprise admirable de civilisation humaine entreprise vers 1830, et qui a bien failli emporter le monde des maîtres et des esclaves. Au moins pour un temps. L’assassinat de ce puissant chef-d’œuvre se sera fait en deux temps principaux. D’abord par la boucherie de 1914, à laquelle les sociaux-démocrates de l’époque ont tant contribué. Ensuite par l’irruption d’un monstre aussi total que totalitaire, le stalinisme, qui perdure encore en quelques points de la planète.

Vous avez le droit de vous moquer de cela comme de votre première chemise. Vous avez le droit de juger dérisoires la création de syndicats, de bourses du travail, de journées de huit heures, de congés payés, de mutuelles, de l’éducation populaire par le livre et la conférence, des charges de policiers à cheval dans les rues de Paris, comme du reste. Moi, j’y attacherai, jusqu’au dernier moment, mon respect le plus vif. J’aimerai toujours les combattants de la liberté.

Et Jacquier ? Et Agone ? Charles a publié – entre bien d’autres ouvrages – le grand livre signé Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis, de 1492 à nos jours. Dans la collection qu’il dirige – « Mémoires sociales » – Jacquier édite des auteurs aussi inoubliables que négligés. Il m’a envoyé voici six semaines un gros ouvrage que je n’ai pas encore pu lire comme je le ferai. Mais il est clair qu’il s’agit d’un très grand livre sur l’histoire de la ville, que bien des gens s’honoreront, tôt ou tard, d’avoir dans leur bibliothèque. Son titre : La cité à travers l’histoire, de Lewis Mumford. Son prix, élevé, est de 33 euros.

Passons à Serge, Victor Serge. Je l’ai expliqué au premier jour (ici) : je dois à Serge, qui l’avait probablement trouvée chez les surréalistes, l’expression Planète sans visa. Je lui suis redevable de quantité d’autres choses, que je serais bien en peine de soupeser. Né en 1890, mort en 1947 au Mexique, Serge aura connu le pire, et plus rarement le meilleur, de ce qui leste la vie d’un révolutionnaire. Je signale dans la collection Bouquins, chez Laffont, la reprise de ses extraordinaires Mémoires d’un révolutionnaire. Vous pensez bien que j’ai chez moi des éditions plus anciennes. Je crois par ailleurs que ses romans sont éparpillés, sauf dans une édition du Seuil, qui date de 1967. Mais on me démentira peut-être.

Charles Jacquier a fait paraître l’an passé un livre dont j’ai parlé ici, Retour à l’Ouest, formé de chroniques étirées de 1936 à 1940. Serge, échappé d’extrême justesse à la mort dans l’Union soviétique stalinienne, a repris alors le combat, entre Bruxelles et Paris. Ses articles sont d’une beauté et d’une clairvoyance qui font parfois chavirer le cœur. Or, il reste des inédits. Charles m’a adressé il y a quelques semaines trois textes de Victor. Parce qu’il sait que je l’aime. Parce qu’il se préoccupe de relier par des fils fragiles ces grands combats passés et la question écologique. Et parce que Serge, d’une manière qui peut sembler subliminale, exprime dès avant la guerre des préoccupations, disons des sentiments et des presciences que je ressens profondément.

Dans le texte ci-dessous, nous sommes en avril 1938. La guerre fait rage en Espagne, où les staliniens font la loi à Madrid et même Barcelone, où ils ont enlevé, très probablement torturé et en tout cas assassiné le grand Andreu Nin. À Rome, Mussolini parade. À Berlin, Hitler triomphe. S’il est minuit dans le siècle – titre d’un roman de Serge -, la vie continue pourtant, aussi déterminée qu’elle l’a toujours été. Et Serge parvient, comme on va le découvrir, à s’extasier sur un livre que, par coïncidence, j’adore : Boréal. Vous me ferez peut-être le plaisir de me dire ce que vous pensez de cela.

 

« Boréal »

Quand on a beaucoup vécu, rares deviennent les livres qui vous procurent une satisfaction complète ou réussissent à vous émouvoir. Les « tranches de vie » et les « romans », on en connaît trop le tragique vrai, le ton romancé, l’indigence littéraire, la convention à base d’égoïsme. On acquiert, envers l’écrivain, de nouvelles exigences. On lui demande une sincérité simple, sans affectation ni exhibitionnisme. D’avoir quelque chose à dire. De ne pas s’exagérer sa propre importance ni celle des petits drames qu’il a pu connaître de près. De ne pas oublier qu’il y a l’espace, le vaste univers, des hommes et des hommes, tous en marche, en souffrance, en partance…

On souhaite des œuvres vastes, aérées, qui vous mettent en contact avec des visages nouveaux, des terres inconnues, des avenirs imprévus. Entendez-moi bien, il y a tout cela autour de nous, seulement il faut, pour le voir, des yeux de vrais poètes et, pour le dire, une vaillance révolutionnaire assez rare chez les gens de lettres. Le plus simple est dès lors d’aller chercher au loin, très loin, dans des fjords d’autres univers, un message de libération, un contact nouveau avec la double réalité primordiale : la terre et l’homme.

J’ai songé à tout ceci en lisant un livre rudement aéré : les vents du Pôle y soufflent sur les glaciers. Des hommes y vivent d’une vie tout à fait pleine et riche, dans des huttes l’hiver, sous la tente l’été, se nourrissant de phoques et de poissons. Dans la belle saison, les femmes et les enfants vont, sous des pics roses dressés en plein azur, faire la cueillette des myrtilles. Quelques milliers de pêcheurs Eskimos, dispersés sur les côtes d’un continent à peine moins vaste que l’Occident européen, seuls avec les esprits, les icebergs, les oiseaux, les ours, la banquise lumineuse, la nuit terrible. Ils ont pour compagnons un peuple de chiens intelligents et durs à la peine. Hommes et chiens vivent dangereusement, simplement.

Ces hommes sont, au sens coutumier du mot, des barbares ; mais ils ignorent l’autre barbarie, celle des civilisés, la pire des deux, incontestablement. Un jeune Français, Paul-Émile Victor, étant allé vivre parmi eux, sans TSF ni journaux (ce qui était d’une admirable sagesse), a fait, de ses notes au jour le jour, prises sans recherche littéraire, mais avec un sûr instinct de vérité, ce livre remarquable : Boréal (Grasset, éditeur). Le style, ici, c’est l’âme du livre. Et cette âme est de réalité – d’une réalité que les civilisés oublient trop.

« Vendredi, 4 septembre 1936. 23 heures. — Sur mes pieds Ekridi dort, secoué par le hoquet. À côté de moi, Doumidia dort aussi, étendue, les bras croisés derrière la tête, les lèvres entr’ouvertes sur ses dents très blanches (qu’elle brosse deux fois par jour), les jambes légèrement ouvertes. Dans son aisselle, Timertsit a enfoui sa petite tête et fait des rêves. Dehors, le vent et la mer. Et la joie est en moi ».
(Ekridi et Timertsit sont, d’après une note de l’auteur, deux petites chiennes nées en juillet 36, « le jour même de notre retour au pays des hommes », fin de la traversée de l’Inlandsis… « Nommées d’après les deux habitants imaginaires du grand désert de glace. Ont été comme mes enfants, toujours dans mes jambes, dormant chacune sur un de mes pieds ».)

« …Que cette terre est belle !
« De l’autre côté du fjord, tout proches, des pics splendides, rougeoyants, entrecoupés de glaciers abrupts qui se jettent dans la mer. Par l’ouverture de ma tente, deux glaciers, flanqués de montagnes, ont l’air de se mirer dans une glace verticale.
« De ce côté-ci, harmonie de couleurs, terre couverte de mousses rouges et brunes, rochers noirs, glaces bleutées. J’entends le torrent qui se précipite en cascades au pied des falaises dressées derrière la tente.
« Je ne crois pas pouvoir jamais vivre longtemps dans un pays où chaque parcelle de terre est propriété privée, dans un Kulturstaat… ».
Les seuls titres des chapitres forment un poème : « En ce réduit, que de félicité… — Et la vie continue… — Et l’hiver vient pour moi aussi… — Le mauvais sort… — Le soleil va disparaître… — Les glaces sont là et la nuit vient… — Le soleil est sur la pente qui monte… »
À son retour en France, Paul-Émile Victor, que ses frères d’élection, Les Eskimos, appelaient Wittou, dépouilla des liasses de journaux et annota son carnet. À ses pages boréales, toniques comme l’air glacé des espaces, il dut ajouter des lignes comme celle-ci : « Lundi, 10 août 1936. Franco pénètre en Espagne avec 4.000 soldats. Dictature militaire en Grèce…». Le jour où « la Chambre vote la dévaluation par 350 voix contre 221 » — « pluie torrentielle. La tente est au milieu d’un lac… — Tu n’es pas triste tout seul, dans ta tente ? me demande Doumidia aujourd’hui ».

Mais le plus précieux, pour moi, dans cette œuvre, c’est ce sentiment rare dont il est pénétré de bout en bout : l’estime et la compréhension de l’homme différent. La plus désolante marque de la barbarie profonde des civilisés est dans leur penchant à mépriser, même entre eux, ceux qu’ils ne peuvent pas ou ne veulent pas comprendre. Dire qu’il se trouve des pauvres types pour écrire sur les Juifs des quatre cents pages d’invectives ! Pour comprendre l’autre visage humain, le plus éloigné de nous en apparence, il suffit de s’identifier à lui avec bonne volonté ; de le déchiffrer du dedans. On lui découvre alors, sans effort, une beauté inconnue ; et l’on éprouve la joie, à nulle autre égale, d’une nouvelle fierté dans la communion. L’auteur de « Boréal » y a réussi. Que Wittou, Eskimo d’adoption, trouve ici, à son tour, l’hommage d’une estime totale, mûrie pour lui dans d’autres neiges, d’autres glaces, d’autres nuits de grand gel…

Victor Serge
23-24 avril 1938

Une noble déclaration (sur les gaz de schistes)

C’est de l’information. De la vraie. Voilà, à mon sens, comment il faut parler des gaz de schistes. Notre bataille commune est solennelle. Je dirais même qu’elle est sacrée, et qu’elle mobilise et mobilisera la meilleure partie de nous-mêmes. Ce combat doit nous élever. Tous. Bien au-delà de ce que nous sommes. Nous avons besoin de nous retrouver meilleurs. Place à la déclaration.

Hervé Ozil, maire de Lagorce, au cours de la réunion du 8 février 2011 à Vallon Pont d’Arc

Bonsoir à tous,

Je n’interviendrais pas sur les aspects techniques des forages de gaz de schiste, que ce soit dans la phase prospection ou dans la phase production, l’exposé de Guillaume Vermorel a été clair et précis et nous a apporté beaucoup d’informations sur le sujet. Dans les deux cas, prospection comme production, nul doute que nous aurons de toute façon des difficultés pour obtenir des informations détaillées et objectives provenant de nos gouvernants ou des industriels.

J’ai d’ailleurs entendu samedi à la radio, M. de Margerie, PDG de Total, qui tenait des propos rassurants parlant de nos différences de mentalité avec les Américains qui eux n’avaient pas d’à priori sur les puits de forage proches de leur habitation, et qu’avec un peu de pédagogie nous Français pourrions finalement nous accommoder de cette proximité. Je pense sincèrement qu’en vous voyant si nombreux ce soir, le PDG de Total est loin du compte et que, même s’il devait déployer toute une stratégie de communication, il n’arriverait pas à gagner notre confiance ; il est vrai que l’opacité qui jusqu’à présent a été la règle de la gouvernance de ce projet n’est pas faite pour apaiser nos légitimes inquiétudes.

J’ai utilisé à bon escient le terme de gouvernance, vous savez c’est un terme médiatico-politique pour légitimer une pseudo éthique de démocratie locale qui se veut respectueuse des citoyens. En ce qui concerne les permis de prospection de gaz de schiste, on peut bien parler de gouvernance zéro ! Le respect des citoyens serait-il sacrifié sur l’autel des profits à venir ?

Nous citoyens de l’Ardèche méridionale ne sommes nous pas majeurs pour avoir le droit à l’information ? Sommes-nous donc quantité négligeable pour être ignorés et tenus à l’écart des décisions qui nous concernent au premier chef ! Quand on pense qu’il faut une enquête publique pour déplacer un chemin communal, il faudrait faire l’impasse d’une procédure d’information et de concertation pour une telle effraction sur notre territoire ? Nous n’avons même pas droit au débat contradictoire, n’avons-nous qu’à subir le discours suffisant de l’industrie pétrolière qui, partout dans le monde, ne se distingue pas par sa transparence, son souci du bien-être des habitants, son engagement en faveur de la protection de l’environnement.

Madame la ministre de l’Ecologie a déclenché un pare-feu en demandant à son administration de mener une mission sur les enjeux environnementaux de l’exploitation des gaz de schiste. Mais pourquoi cette enquête n’a-t-elle pas précédé les autorisations de permis de prospection ? Si ce n’est pour tenter de reprendre la main, de donner du temps au temps, de botter en touche le temps nécessaire à calmer les esprits !

Je crois que personne n’est dupe, comment la Ministre de l’environnement, même si effectivement ce n’est pas elle qui est à l’origine de la signature des permis, peut-elle d’un seul coup se rendre compte de l’énorme contradiction entre la philosophie de son ministère qui dit clairement « qu’il faut repenser nos usages, nos modes de consommation de l’énergie et modifier nos comportements » et la façon dont son prédécesseur s’est jeté dans les bras des industriels du pétrole.

Et quel cynisme quand on rapporte qu’au Ministère, on se rassure par le fait que GDF s’est associé à l’industriel texan Schuepbach : « S’il y a un problème, ils sont juste là », déclareraient les techniciens de la direction générale de l’énergie et du climat, « en pointant la tour du gazier français depuis leur bureau de l’Arche de La Défense ». Sauf que les forages ne sont pas prévus sous l’Arche de la Défense mais bien sur notre territoire.

Ce territoire, chacun de nous le portons dans des valeurs qui nous lient à cet environnement exceptionnel, chacun de nous à sa façon est sensible à nos paysages, à notre qualité de vie ; bien sûr tout n’est pas facile tous les jours, ce n’est pas l’Eden, mais nous vibrons tous à l’intensité de cette nature qui nous entoure.

Cela ne date pas d’aujourd’hui, Cro-magnon a découvert tout cela bien avant nous.

Nous avons un attachement particulier à cette terre d’Ardèche méridionale, un lien fort nous unit à elle. Rappelle toi Pierre (Pierre Rabhi) de notre discussion d’il y a quelques années, tu me disais que même si cela peut sembler étrange bien évidemment du fait de tes origines- nulle part ailleurs que chez toi à Lablachère tu ne ressentais une telle harmonie avec la nature, comme si tes racines étaient ici ! Moi qui ait quelques générations qui m’ont précédé sur cette terre d’Ardèche, j’en ai été flatté, ce n’est donc pas seulement le fait d’être né ici qui induit notre lien à cette terre, mais c’est bien le rapport tout à fait intime que chaque habitant entretient avec elle.

Là est peut être la clef de notre révolte, les permis de prospection ne s’arrêtent pas aux seuls limites de notre sud Ardèche et vont bien au-delà, mais c’est bien ici que se manifeste la plus vive indignation, la plus forte mobilisation. Cette terre est la nôtre, est nous n’avons pas envie qu’on nous la dérobe, qu’on lui porte atteinte.

Quelle est donc cette conception médiévale de la place de l’homme dans la société, réduit à la servilité et aux bons vouloirs des princes qui nous gouvernent !

Nous nous insurgeons contre cela, et cette insurrection est celle de nos consciences, et appelle à la résistance. Bien sûr cela rejoint le combat de Pierre Rabhi dans sa portée universelle, nous sommes solidaires en cela avec son message.

Cette insurrection des consciences est la preuve de votre fidélité à notre terre d’Ardèche, merci de votre présence, merci de votre indignation, merci de votre engagement.

Hervé Ozil
Maire de Lagorce
Vice-Président de la Communauté de Communes des Gorges de l’Ardèche

Qui n’aime pas (Lanza del Vasto)

Il s’appelait Giuseppe Giovanni Luigi Enrico Lanza di Trabia-Branciforte. Mais on le connaissait sous le nom de Lanza del Vasto. Cet Italien du monde aura longtemps vécu en France, où il a créé les communautés de l’Arche, fondées sur la non-violence, étendue aux animaux. Il avait rejoint Gandhi dans les années Trente du siècle écoulé, puis il était rentré en France. Je ne peux oublier qu’il a jeûné, parfois fort longtemps, pour protester contre la torture en Algérie, le nucléaire, contre l’agrandissement du camp militaire du Larzac.

Et voici que Katell – quel cadeau tu m’as fait ! – m’envoie ces jours-ci un poème écrit par cet homme exemplaire. Le voici.

Qui n’aime pas

Qui n’aime pas l’eau pure a le cœur peu sincère.

Qui n’aime pas le pain mal juge de la terre.

Qui se calfeutre et n’aime pas le vent

N’aura pas l’aventure et n’aura pas l’espace,

Ni les pleurs du départ, ni son destin devant,

Celui-là passe et ne sait pas qu’il passe.

Qui n’aime pas le feu hait la vie ou la craint.

Flamme mouillée et brûlure de joie.

Qui forge les grands troncs et cisèle les brins,

Les poissons de métal, les oiseaux plume à plume,

Les fauves, les serpents pour qu’ils mangent et soient,

Et les fusées d’insectes qui s’allument.

Qui n’aime pas la nuit n’aime pas la pensée,

Abîme à des triangles d’astres suspendus,

Où les parfums de l’herbe et les vies trépassées

Tressaillent, et le monde aux dedans défendus.

Qui n’aime pas la mer jamais n’aima le rêve.

Stupeur des ports qui balancent leurs mats,

Déchéance éternelle et gloire de la grève,

Perle conçue aux sources des climats.

Qui n’aime la pudeur jamais n’aima.

Les loups sont entrés en Ariège (chanson)

D’abord cette précision : je n’écrirai rien sur Planète sans visa ces prochains jours. Probablement pendant une semaine. Les commentaires que vous pourriez faire en attendant seront bloqués dans la machine et il ne s’agira donc pas, à ce stade, d’un acte de censure ou d’indifférence. Il faudra patienter. Voilà ce que je nous souhaite à tous, voilà ce que j’espère vivement pour vous et pour nous : apprendre ou réapprendre l’art d’être patient. Sans oublier l’ardente obligation où nous sommes d’agir vite. C’est une contradiction ? Comme nous sommes à quelques jours d’une autre année, je me contenterai de dire : une tension. Une satanée tension. Une de plus. À très bientôt.

Un brave monsieur – je prends des cours de politesse – appelé Jean-Luc Fernandez, président de la Fédération des chasseurs de l’Ariège, est en colère (ici). Je ne pense pas qu’il l’aura deviné, mais il m’a distrait en cette fin d’après-midi de dimanche. Il m’aura même fait rire devant cet ordinateur, seul, à côté de ma fenêtre, qui ouvre sur la neige. Monsieur Jean-Luc crie au loup et annonce que ce monstre antédiluvien est revenu en Ariège, d’où les ancêtres l’avaient chassé à coups de fusil et de strychnine. Il est malin, Jean-Luc, on ne la lui fait pas. Il déclare notamment (ici) : « Je n’accuse personne. Seulement, nous les chasseurs, nous connaissons bien la nature. Et nous avons du mal à nous imaginer que des loups puissent venir aussi facilement qu’on nous le dit depuis les Alpes ou les Abruzzes, en passant par le Massif Central, comme on nous le raconte. Ainsi, pourquoi est-ce que nous avons des loups qui viennent d’Italie, alors que les loups espagnols eux, ne viennent pas ? ».

Plein de bon sens, hein ? Ben non. Je vous raconte en quelques phrases trop brèves, faute de temps. Le loup a été exterminé en France grâce aux Jean-Luc Fernandez d’antan et aux primes d’État. Le très probable, c’est qu’il n’y en avait plus un seul sur notre territoire à la fin des années 20 du siècle passé. Après une présence continue, ici même, pendant plus de temps que nous, les hommes. Il y en avait partout par milliers, en plaine, dans les prés, au bord des rivières et des mers, auprès des villes et villages bien plus tard. La civilisation ayant progressé comme jamais, il n’y en eut plus. Et les nobles humains vécurent enfin dans la paix retrouvée, préparant avec la gentillesse qu’on leur connaît Auschwitz, Treblinka et le Rwanda.

Il y a de cela dix ans, j’ai rencontré à Rome Luigi Boitani, un biologiste de réputation mondiale. Il est l’un des meilleurs connaisseurs du loup. En outre, et je ne sais pas comment il fait, mais c’est un type sympathique, qui force en vérité la sympathie. Il est vrai que j’étais dans de bonnes dispositions. Je revenais d’une virée dans le quartier de Trastevere, je ne sais pas si vous connaissez. Je m’éloigne, non ? Je n’ai pourtant pas le temps, pour de vrai.  Boitani m’avait raconté toute l’histoire. Soit une population résiduelle de loups, dans les Apennins  – une montagne d’Italie -, dont le nombre commence à augmenter vers 1975, à la suite de mesures de protection. Et qui fait ce que tous les groupes de loups ont toujours fait et qu’on nomme la dispersion. Des jeunes quittent la meute et font parfois des centaines de kilomètres pour conquérir de nouveaux territoires favorables. Cela marche, ou non.

Boitani, qui savait cela, avait prévenu les autorités françaises que le loup reviendrait tôt ou tard par les Alpes, ce qui s’est fait. Sa lettre doit être dans le coffre-fort d’un imbécile de l’administration, qui au lieu de la montrer, préfère que le fantasme sature la moindre discussion sur le sujet. On a vu le loup dans un vallon du massif du Mercantour en 1992, et depuis, il avance. Et c’est une merveille totale que d’assister à une telle poussée de la vie sur cette terre malmenée. Hourra ! Triple hourra ! Vive le loup ! Vive le loup libre ! Bienvenue à la maison, grand fou !

Des Alpes, il a franchi la vallée du Rhône, le fleuve, la ligne TGV, l’autoroute, puis gagné des parties des Cévennes, et même – les analyses ADN de poils et de crottes sont certaines – les Pyrénées catalanes dites françaises. L’Ariège est à deux pas. Il n’y a aucun mystère. Mais monsieur Fernandez, avec son gros fusil, a besoin de mystère et d’obscur complot pour passer à la télé et dénoncer ce scandale intolérable. Non pas que nos modes de consommation ont trucidé cette culture merveilleuse qu’est le pastoralisme, changeant les bergers en fonctionnaires additionnant les primes. Non pas. Mais plutôt que la police des forêts n’a pas encore abattu l’anarchiste, ce combattant anarchiste qui défie l’ordre et le monde. C’est de l’anthropomorphisme ? Je confirme. Pleinement.

Je suis à la fois pessimiste et optimiste. Une sale petite crapule vient de tuer un loup dans les Alpes avant de le coller dans un sac et de jeter le tout, lesté, dans un étang d’Isère (ici). Connard. Triste connard. Il n’est pas le premier, il ne sera pas le dernier. Ni le connard, ni le loup. Mais d’un autre côté, le retour miraculeux du loup nous donne une occasion unique de refonder nos relations avec ce qui nous échappe et ne nous appartiendra jamais. Je n’ai jamais dit et je n’ai jamais pensé que la présence d’animaux comme l’ours et le loup était facile à accepter. En France, en particulier, par je ne sais trop quelle singularité. Mais justement ! C’est précisément parce que c’est difficile, voire impossible, que c’est nécessaire et grandiose.

Notre rapport au sauvage doit changer. Maintenant. La mémoire ancienne de notre espèce – cet inconscient collectif qui nous vient de dizaines de milliers d’années de confrontation avec la bête -, pèse lourd. Très lourd. Monsieur Fernandez ne se doute pas, mais sa tête en est si pleine que, lorsqu’il se penche devant une caméra, il lui faut faire un héroïque effort pour se redresser. Oui, cette sinistre envie de flinguer tout ce qui dérange domine l’esprit. Mais nous n’avons d’autre choix que de miser sur la liberté, la beauté, la coexistence, la diversité. Ou nous sommes morts.

Dans l’absolue beauté d’un comté des sables

C’est l’un des plus beaux textes sur la nature que je connaisse. Je l’ai lu une première fois au moment de sa sortie chez Aubier, en 1995, et je le relis à petites goulées, à toutes petites foulées, car je sais qu’il y a la fin au bout. Ce livre fabuleux entre tous, c’est Almanach d’un comté des sables, écrit par un magicien appelé Aldo Leopold. Il est en poche chez Garnier Flammarion, et il doit bien en rester quelques exemplaires. Foncez ! Foncez ! Il est précédé d’une belle préface de J.M.G. Le Clézio, que je vous offre ci-dessous, la considérant comme un vrai cadeau. Elle est tirée d’un site dont j’ai déjà dit grand bien, La Buvette des Alpages (ici). Je n’ai donc pas eu à recopier.

Voici un livre que chacun devrait avoir avec soi, amoureux de la nature ou simple promeneur du dimanche, aventurier du retour à la terre ou sympathisant du mouvement écologiste, dans son sac ou sa bibliothèque.

Écrit au soir de sa vie, alors que le monde avait sombré dans la destruction et le crime systématisés, l’Almanach d’un comté des sables, d’Aldo Leopold, un petit livre modeste et savant, plein de l’humour et du charme de la société rurale du nord-est des États-Unis, est devenu au long des années pour la jeunesse américaine le bréviaire de la foi nouvelle dans l’équilibre de la vie.

Que nous dit-il ? Très simplement (mais non pas de façon simpliste) la nécessité de faire une révolution. Et c’est la force première de l’Almanach; il y a dans ces pages l’expérience d’un homme, toute sa vie: durant ce demi-siècle, Aldo Leopold a vécu le passage du monde ancien à l’âge nucléaire, il a expérimenté tous les progrès et tous les échecs de l’époque moderne.

Lorsque, en 1912, Aldo Leopold, sorti de la première école forestière de Yale, est nommé député-surveillant de la Forêt nationale Kit Carson, au nord-ouest du Nouveau Mexique, l’Amérique est encore une corne d’abondance, où survivent l’idée de conquête et l’esprit pionnier. On y chasse sans retenue l’antilope, le cerf et aussi le loup, le lion des montagnes et le grizzli. Les Indiens exterminés en même temps que leur double animal, le bison, ont été remplacés par la civilisation, et la Grande Prairie s’est recouverte de fermes, de barbelés et de bromes, ces mauvaises herbes. Quarante ans plus tard, à l’époque où Aldo Leopold écrit l’Almanach d’un comté des sables, il ne reste plus rien de cette liberté qui enivrait les pionniers. La terre écorchée, brûlée par les sabots du bétail et par les incendies, appauvrie par la disparition des lupins générateurs d’azote, n’est plus qu’un espace monotone rongé par la désertification, rayé par les autoroutes, symboles de la permanente fuite en avant de la race humaine.

Avec une rigueur scientifique (il est alors l’un des professeurs les plus écoutés de l’université du Wisconsin, et le porte-parole des idées du jeune mouvement écologiste), Aldo Leopold démonte pour nous le mécanisme de cette catastrophe à l’échelle du monde, au cours de laquelle disparurent en quelques décennies les graminées de la Prairie, les forêts de chênes séculaires qui leur servaient de sentinelles, et les marécages de la région des Grands Lacs, condamnés pour leur improductivité – catastrophe qui s’acheva au début du siècle par la disparition des pigeons voyageurs, cet «ouragan biologique» qui traversait chaque année le continent américain de haut en bas et de long en large, consommant les baies sauvages et donnant en échange l’amour intense pour cette terre et pour ce ciel grand ouvert qu’ils embrassaient de leurs ailes.

Pour Aldo Leopold, né dans le rêve pionnier, passionné de chasse, l’évidence de la détérioration est une constatation physique, non un parti pris intellectuel. Chargé en 1922 d’organiser l’un des premiers sanctuaires de vie sauvage du Sud-Ouest, dans la région d’Ojo Caliente, au Nouveau-Mexique, qui fut longtemps le camp retranché des Apaches de Cochise et de Géronimo, avant d’être livrée aux éleveurs de bétail, il a pu mesurer la conséquence tragique de la disparition des prédateurs – loups, pumas et ours. La prolifération des cerfs a condamné la montagne à une mort lente, que les incendies chaque été rendent aujourd’hui plus inexorable. Mais accepter le voisinage des prédateurs, dit Leopold avec un humour amer, eût été ne plus penser comme un homme, mais «apprendre à penser comme une montagne».

Voilà le sens révolutionnaire de l’Almanach, la raison pour laquelle, au milieu de tant de traités et d’un tel bruissement d’idées, il a pris cette importance. Car ce qu’il nous dit est simple et clair: que, dans notre monde d’abondance de biens et d’appauvrissement de la vie, nous ne pouvons plus ignorer la valeur de l’échange et la nécessité de l’appartenance – ce fragile équilibre qu’il résume dans le motif de «l’éthique de la terre» et qui sera le souci du siècle à venir.

Le pouvoir de ce livre n’est pas seulement dans les idées. Il est avant tout dans la beauté de la langue, dans les images qu’il fait apparaître, dans la fraîcheur des sensations. On pense à Henry David Thoreau dans sa retraite de Concord, à sa conviction presque mystique que «le salut du monde passe par l’état sauvage».

L’Almanach d’un comté des sables révèle la permanence du monde, dans tous ses gestes et dans tous ses règnes. Il parle du voyage que les oies commencèrent au pléistocène, proclamant chaque année au printemps «l’unité des nations depuis la mer de Chine jusqu’aux steppes sibériennes, de l’Euphrate à la Volga, du Nil à Mourmansk, du Lincolnshire au Spitzbergen», Il parle de la danse magique des bécasses dans l’amphithéâtre des marécages, de l’ivresse du vent, du langage des arbres et de leur mémoire, inscrite dans les cercles de leurs troncs, aussi précieuse et précise que les traités d’histoire des bibliothèques, du tableau sublime que sait peindre la rivière Wisconsin certains matins d’été et des domaines illimités de l’aube, qu’aucun fonctionnaire du cadastre ne pourra jamais arpenter.

Le pouvoir de l’Almanach est dans la musique des mots qui fait surgir les odeurs, les couleurs, les frissons, dans tous ces noms qui écrivent le poème de la terre: la sauge, le sumac, la fleur de pasque, le silphium survivant au désastre, ou Draba, la plus petite fleur du monde, ignorée des botanistes, qui pousse dans le sable des marais. Noms d’oiseaux, colverts, mésanges, pluviers, grouses, avocettes, grèbes des marais, oies sauvages et grues du Grand Nord, chacun avec son langage, ses rituels, sa danse, son jeu dans le théâtre universel.

Malgré le temps écoulé, et nos désillusions quotidiennes, l’Almanach d’un comté des sables a gardé aujourd’hui toute sa profondeur, toute son émotion. Le regard prophétique qu’Aldo Leopold a porté sur notre monde contemporain n’a rien perdu de son acuité, et la semence de ses mots promet encore la magie des moissons futures. Voilà un livre qui nous fait le plus grand bien.

J.M.G. Le Clézio

Albuquerque, Nouveau-Mexique, septembre 1994