J’ai retrouvé tout à l’heure un texte qu’un homme vivant sur le plateau de Millevaches m’avait demandé, dans le cadre d’un hommage à Marius Vazeilles. Vous jugerez. Il s’agit d’un court souvenir. Vazeilles, né en 1881, avait donc 87 ans l’année où je l’ai rencontré. Il m’a marqué, c’est le moins que je puisse écrire. Forestier de génie – certes, d’une autre époque -, il a conduit une partie du reboisement de ce plateau corrézien qui n’évoque pas 1 000 bovins, mais autre chose. Quoi ? Le géographe Onésime Reclus, frère de mon anarchiste adoré Élisée, penchait pour un calembour antique involontaire, appuyé sur un jeu de syllabes néo-latines. Plus vraisemblablement, Millevaches désigne une montagne désolée. Vazeilles était aussi un archéologue prodigieux, bien qu’amateur. Par lui, grâce à ses gestes inlassables de laboureur du passé, la région de Meymac a retrouvé son histoire romaine, et mérovingienne. Moi qui vous écris en ce moment, j’ai tenu en main – sous sa scrupuleuse vigilance – les restes d’une épée du temps des centurions et de Rome l’impériale.
Ce n’est déjà pas mal. Mais Vazeilles était en outre un combattant social d’avant le grand désastre stalinien. Entre 1924 et 1928, lors que le parti communiste n’était pas encore couché devant les assassins, il fut un cadre important de ce mouvement. En 1936 encore, il était député communiste de Corrèze. Mais l’accord conclu en 1939 entre les deux grandes canailles du siècle passé – Staline et Hitler -, connu sous le nom de pacte germano-soviétique, le força à rompre. C’était une question d’honneur, voyez-vous ?
Bien que dégoûté par ce pacte immonde, Marius fut arrêté comme communiste, puis assigné à résidence par la droite – déjà – au pouvoir. Pendant la guerre, on le sait, ou plutôt, on ne le sait, les crapules staliniennes laissèrent tomber les héros éternels de la MOI, ceux de l’Affiche rouge, ceux du groupe Manouchian, ces jeunes étrangers qui tiraient à bout portant sur la soldatesque. Et comme ils ne pouvaient pardonner à ceux qui avaient remis en cause le dogme de l’infaillibilité de Staline, ils chassèrent Vazeilles de son parti, ignominieusement, en décembre 1944. Jeunes, cela ne vous dit rien du tout. Vieux, cela ne vous dit probablement pas davantage. Mais l’histoire est l’histoire. Thorez pouvait bien être ce froussard planqué en Russie pendant toute la guerre. Duclos pouvait bien être l’homme des basses besognes policières, dans l’Espagne républicaine de 1936 à 1939. Les dirigeants de l’après-guerre, c’était eux. Pas Marius.
Tout cela, bien entendu, je l’ignorais, ce jour de gloire de l’été 1968 où je croisai par miracle la route de Marius Vazeilles. L’aurais-je su que je lui aurais dit quelque chose. Car j’avais beau n’avoir pas encore 13 ans, je savais déjà de menues bricoles sur l’infamie des staliniens. Bon, assez causé. Voici le petit texte que j’ai écrit il y a une poignée d’années en souvenir de Marius Vazeilles, le grand homme barbu de mon enfance.
Un matin du tout début juillet 1968, j’ai pris le train gare d’Austerlitz, et je n’étais pas seul. Nous étions toute une bande de jeunes échappés des banlieues, sous la garde de moniteurs désemparés par nos cris de hyènes et nos sauts de puces. J’avais un peu plus de douze ans, et j’allais rejoindre un camp de vacances de la Caisse d’allocations familiales (CAF) d’Ile-de-France, installé à Meymac (Corrèze). Tous les cas sociaux de la région parisienne étaient représentés. Il y avait parmi nous des orphelins, des excités qui jouaient du couteau jusque dans le couloir du train, des gentils, des abrutis, pas mal de paumés qui appelaient leur mère. Laquelle ne répondait pas, comme on s’en doute.
À Limoges, nous prîmes un car, qui nous mena au terminus. En bas d’une colline se tenaient les bâtiments en dur, dont la cantine. Et sur les pentes était dressé un village de tentes où nous dormions, huit par huit. Je me souviens très bien des chasses au lézard et à la vipère : je participais volontiers aux premières, mais surtout pas aux secondes, qui me flanquaient la trouille. Un gars de plus de treize ans avait trouvé une combine avec un pharmacien de Meymac, qui lui achetait je crois le venin des serpents. Le gosse en profitait, il était riche.
Pour ma part, j’étais triste, pour des raisons que je ne peux pas détailler ici. Mais triste. Sauf ce jour dingue où nous allâmes visiter le musée d’un certain Marius Vazeilles, dont je n’avais bien sûr jamais entendu parler. J’en ai gardé le souvenir que voici : des grandes salles, une lumière brune sur des vitrines où dormaient des épées romaines tombant en miettes. Peut-être ai-je rêvé. Je revois pourtant quantité de restes d’armées défuntes, ainsi que des morceaux de poteries, les traces d’un monde disparu.
Et c’est alors que l’enchantement fut complet. Car je rencontrais ce même jour le créateur du musée, Marius Vazeilles soi-même, et je compris pour la première fois de ma vie, je veux dire concrètement, les liens qui unissent les hommes par-delà le temps. Vazeilles en personne, et nul autre, avait fouillé la terre avant d’en exhumer les trésors. Ici, alentour, dans les environs de Meymac, où je posais le pied, d’autres humains avaient vécu jadis. On peut, on doit même appeler cela une révélation. Mais j’ai également le souvenir physique de Marius. C’était, pour le gosse que j’étais en tout cas, un géant de légende, venu tout droit de l’Iliade et de l’Odyssée.
Il me semble qu’il portait un béret, ou une casquette. À coup sûr, il avait une barbe fournie, jupitérienne. Et il parlait, figurez-vous, en français que je comprenais ! J’ai su ce même jour qu’il avait dirigé le reboisement du plateau de Millevaches. Mais je dois avouer que je n’ai pas compris l’ampleur de l’entreprise. Le plateau, pour moi, c’était une clairière dans laquelle j’allais me gorger de myrtilles, et dans mon souvenir toujours, ce plateau est pentu, il n’est nullement plat. Quelqu’un peut-il m’expliquer ?
Pour clore cette journée folle, nous nous sommes retrouvés chez Marius, dans le parc qui entourait sa vaste maison. Où ? Je ne sais. Mais j’en fus marqué à tout jamais. Car le grand forestier avait planté là, côte à côte, des conifères venus du monde entier. Des lointaines Amériques, d’Asie centrale, du Chili, de Russie, de l’Atlas peut-être. Je venais de la banlieue parisienne, je n’avais rien vu de rien, j’étais d’une ignorance totale, et Marius m’offrait le monde et ses splendeurs, d’un seul coup d’oeil. Je me souviens des différences de taille entre ces arbres, de leurs couleurs si variées, de leur invraisemblable solidité. Et Marius parlait, parlait, parlait. J’ai sa voix dans mon oreille au moment où j’écris ces lignes. Il savait parler aux enfants. Il était grand.