Archives de catégorie : Beauté

Le miracle de la voûte nubienne (Hassan Fathy حسن فتحى)

Le type dont vous allez voir la tête ci-dessous s’appelle Hassan Fathy. Il est tout ce qu’il y a de plus mort, mais il est aussi étonnamment vivant. N’allons pas plus loin, et parlons de paradoxe. Soit un homme né le 23 mars 1900, à Alexandrie (Égypte), quand le monde pensait encore que tout allait se régler par les belles inventions de nos grandioses ingénieurs.Le rasoir de sûreté (1895) permettrait d’utiliser en même temps le télégraphe sans fil (1896) et le tube cathodique (1896) tout en se photographiant grâce au papier photosensible (1897). Le radium (1898) allait guérir la maladie, tandis que le magnétophone (1899) et le ballon dirigeable (1900) nous entraîneraient dans des mondes nouveaux et merveilleux, remplis d’aspirateurs (1901), de radiotéléphones (1902), et de ceintures de sécurité (1903).

Hassan Fathy, le voici :

I

Sur ce cliché, il avait encore un long temps à parcourir les berges du Nil, car il est finalement mort le 30 novembre 1989, au Caire, alors que les illusions technologiques étaient à peu près dissipées. À peu près. Fathy était un grand architecte. Vous noterez comme moi qu’il en existe bien peu. On rencontre sous le pied de chaque cheval claudiquant des Ricardo Bofill ou des Manolo Nun?ez. Je parle de ces braves garçons, car j’ai eu l’occasion d’habiter fort près de deux de leurs merveilles, le palacio d’Abraxas et les Arènes de Picasso, à Noisy-le-Grand. Ces tenants du postmodernisme – pardi -, ces grands réfractaires à « l’architecture fonctionnelle » seraient, dans une société plus équilibrée, jugés pour crime social. Dans la nôtre, ils sont portés aux nues.

Fathy était un incroyable imbécile qui jugeait de son devoir d’aider le peuple à dignement habiter la terre. Vous n’allez pas le croire, mais j’y vais tout de même. Fathy aimait dire ceci : « Droite est la voie du devoir, sinueux le chemin de la beauté ». Il disait encore : « L’architecture émerge du rêve, et c’est pourquoi, dans les villages construits par leurs habitants, on ne voit pas deux maisons semblables ». Dès les années trente du siècle d’hier, il parcourait les campagnes, le monde ancien, étrange, fabuleux des fellahs d’Égypte (lire ici en français, lire ici et en anglais). Fathy ne se faisait pas d’illusions excessives sur l’Occident, et ne croyait pas que l’architecture locale avait tout à apprendre de nous. Lui, se promenant dans les villages, il avait redécouvert des techniques anciennes autant qu’éprouvées. Il pensait déjà à l’autoconstruction, à la nécessité de demeures communautaires, sans fenêtres ou presque, mais ouvrant sur des cours intérieures d’où l’on peut admirer le ciel.

En 1941, il rencontre enfin la voûte nubienne, un art vieux d’au moins 3 000 ans, qui consiste à bâtir en terre, sans coffrage et donc sans bois, de merveilleuses maisons. En résumé plus que simplifié, disons des murs de briques en terre crue, séchées au soleil, surmontés d’un toit voûté, en terre lui aussi. Il faut et il suffit de terre – on en trouve – et d’eau. Dès 1942, Fathy bâtit une sorte de prototype, près du Caire, la maison Hamed Saïd, à Marg. Mais son triomphe s’appelle le nouveau Gourma, du nom d’un village dont les habitants doivent être déplacés. Entre 1946 et 1947, il prouve sur place l’incroyable efficacité de la brique en boue. Il réalise à la fois des maisons, une mosquée, un théâtre, un marché. Il met au point, s’inspirant du passé, des techniques de réfrigération naturelle et de ventilation, qui permettent de diminuer de dix degrés la température extérieure. Les bureaucrates égyptiens ne lui pardonneront pas, qui l’accuseront de vouloir ramener la population locale vingt siècles en arrière.

Bon, faut-il continuer ? Fathy a été contraint de s’exiler entre 1957 et 1962, et bien qu’ayant reçu de nombreux prix internationaux dans la fin de sa vie, on ne jurerait pas qu’il a fait reculer d’un millimètre l’imbattable conspiration des imbéciles. Pour son malheur, pour son honneur, Fathy, bien qu’il ait été et reste l’un des plus grands architectes connus, était hostile à la « modernité » faite de béton, de tôle, de fibrociment, et d’infinie laideur. Auteur d’un livre épuisé en français – Construire avec le peuple, chez Actes Sud -, il avait compris la quintessence de son art, à peu près seul dans ce pays de si vieille tradition. C’est finalement simple : les pauvres doivent utiliser ce dont ils disposent, et assembler les matériaux ensemble, selon des techniques adaptées au lieu, et non à l’idée que de brillants sujets égocentriques se font des besoins humains. Fou, hein ?

Le plus beau, non, pas le plus beau, mais le plus exaltant peut-être est que Fathy a une innombrable descendance. Je ne connais presque rien d’elle, sinon une association appelée la Voûte Nubienne (regardez-moi ça !). Créée en 2000, elle essaime doucement, bien trop doucement hélas, dans la bande sahélienne, où personne n’avait jamais entendu parler de cette technique de construction. Des villageois du Sénégal, du Burkina Faso, du Mali, apprennent ainsi à bâtir pour eux, selon leurs besoins et leurs moyens. Dans cette zone martyrisée où le bois est encore plus rare que l’eau, la voûte nubienne permet de lutter concrètement, réellement contre la déforestation. En se passant des plastiques et des tôles qui désignent désormais au voyageur l’habitat africain « traditionnel ». Il n’y a plus besoin de charpentes en bois ! Il n’y a plus besoin d’importer à grand frais des matériaux produits ailleurs !

Ce conte de fée est une réalité. Là où se montent les voûtes nubiennes trépasse le marché mondial. La terre est prise sur place, séchée sur place, montée sur place par des maçons formés sur place. Un rêve de relocalisation économique. Un rêve, mais pas un fantasme. Une famille peut économiser jusqu’à 90 % sur la construction d’un logis durable, confortable, supportable au moment des plus fortes chaleurs. Reste la question que vous ne me posez pas : pourquoi diable personne n’en parle ? Pourquoi diable continuons-nous à envoyer là-bas, par milliers de tonnes, cette tôle galvanisée qui fait le prestige de nos PME ?

Je me dis, confiant dans la nature humaine, que vous saurez répondre sans moi à cette interrogation si lourde de sens. Un indice, toutefois : souvenez-vous de Fathy, ridiculisé et menacé jusque dans son propre pays. Songez à la haine dont il aura été entouré. Songez à tout ce temps perdu. Songez à ces dizaines de millions de cahutes, dans les si nombreux bidonvilles du monde, où l’on grelotte, où l’on étouffe. Il existe d’autres voies, partout, pour tout, pour tous. Il suffirait, en somme, de s’y engager.

Pour Yvon Guermeur, découvreur d’Ouessant

 

J’aime la mer, et La Mer aussi. C’est un roman que peut-être certains d’entre vous ont lu. Je dis peut-être, car je crois qu’il n’est guère connu. Édité en Allemagne en 1911, il a ensuite été traduit en français, avant de tomber entre mes mains. Son auteur ? Bernhard Kellermann, qui a séjourné à Ouessant pendant quelques mois de 1907. La Mer parle de cette île du bout du continent européen, où l’océan est la seule vraie puissance.Le narrateur y rapporte, à la première personne, des amours compliquées et des amitiés confuses, avant qu’il ne quitte Ouessant, sans doute pour n’y plus revenir. Roseher est blonde, au milieu des femmes noires de l’île. Yann est un pêcheur merveilleux. Yvonne est une fille qui ne refuse guère ses grâces. Le narrateur habite pour sa part la « Villa des tempêtes ». Au cours d’un de mes séjours sur l’île, il ne m’a pas été difficile de retrouver sa trace. Car cette « villa » existe, bien qu’elle soit en ruines. C’est un bâtiment près de la pointe de Pern, qui abrita, jusque vers 1900, une corne de brume, actionnée, je crois bien, par une paire de nobles chevaux de labour.

Qui n’a jamais vu la pointe de Pern est un insolent veinard. Il lui reste au moins cette merveille-là à visiter, qui n’est pas si loin d’ici. Et qui l’a vue est encore plus chanceux, car jamais il n’oubliera. Jamais je n’oublierai les nunatak de Pern. Ce sont des rocs face à la mer, qui font songer aux statues de l’île de Pâques. L’homme n’est pour rien dans ces sculptures naturelles, léguées par la dernière époque glaciaire, qui continueront de défier longtemps encore nos frêles existences. La première fois que je me trouvai auprès d’eux, je reconnus aussitôt quantité de personnages. Il y avait là un vieux pirate, tête renversée, qui riait à gorge déployée. Aussi une bête étrange dont je ne savais le nom, avec une corne de rhinocéros en lieu et place du front. Un rocher isolé s’était fait une tête de chien, et disposait même de deux pattes avant, étirées jusqu’à la lande. Partout, des Indiens à crête de Huron paraissaient dormir en fourbissant leur tomahawk. Je n’en menais pas large.

Que cette île soit de sortilège, chacun le sait. Moi, je l’ignorais encore. Il me fallait voir l’océan. À Pern, il vient buter contre la roche depuis les houles si profondes venues d’Amérique. Entre ce continent que nous, Européens, avons tué avant de le comprendre, et Ouessant, il n’y a rien. C’est-à-dire tout. Une masse qui réduit nos dimensions à celles qui sont les nôtres. « Quand je rentrai chez moi, raconte le narrateur de La Mer, la Villa des Tempêtes était comme couverte d’une lèpre. Des ballots d’écume tourbillonnaient dans l’air. La fureur de la marée déchirait l’eau entre les brisants en une mousse sale que le vent emportait par blocs entiers ». L’Atlantique, à Pern, ne fait que tolérer le granit. Une marée ordinaire, une poussée habituelle des flots transforme le lieu en un violent concours de gris et de blancs. De blancs au pluriel, car il en est de nombreux.

Quant à décrire la tempête, cela dépasse mes forces maigrelettes. J’ai vu la pluie de mer, cette poussière humide poussée par les vagues, mêlée de cailloux, de goémon et bien sûr d’écume aussi dense qu’une soupe, passer par-dessus le phare du Créac’h, dont la hauteur approche 55 mètres. Encore le dominait-elle de bien plus haut. Dans les moments où la mer parle, il faut se taire, car de toute façon, on n’entend plus qu’elle. L’air est blanc. L’eau est blanche. Le vent est blanc. La lande est blanche. La pierre est blanche. Il faut attendre que le silence revienne, qui ne revient jamais tout à fait, à Pern en tout cas. Je pourrais aisément encore parler d’Ouessant, car ce lieu fait partie des rares qui me font pleurer. Je n’éprouve aucune honte à vous dire que l’île m’a fait pleurer plus d’une fois, comme ce jour d’hiver au ciel bleu, tandis que je regardais l’îlot Keller. Keller est un bloc d’herbe, quarante mètres au-dessus de la vague, séparé par un court bras de mer d’Ouessant. Quand on se trouve au bord extrême, côté Ouessant, on ne voit de Keller qu’une lande, qui s’arrête aux falaises. Il y a une maison. Si j’étais Merlin le magicien, c’est là que j’habiterais.

J’ai pleuré d’autres fois, mais je vais prudemment en rester là. Car tout cela, après tout, n’était que préambule, figurez-vous. Mais oui ! Juste une façon de vous faire comprendre à quel point Yvon Guermeur aura marqué ma vie. Il ne le sait évidemment pas. Il ne s’en doute pas davantage, mais c’est ainsi. Je n’ai rencontré cet homme que deux fois, peut-être trois. Il est ornithologue. L’un de nos plus beaux ornithologues. Un passionné, un connaisseur hors-pair de l’avifaune de Bretagne, qui dirige sur place le Centre d’étude du milieu d’Ouessant (CEMO). Ce centre, créé grâce au legs du père de l’ornithologie bretonne, Michel-Hervé Julien, est connu dans le monde entier par une petite tribu, dont les membres sont dispersés. Chaque automne, une partie d’entre eux, venus de toute l’Europe, se retrouvent là pour des observations de terrain. Car Ouessant, qui ne fait que 8 kilomètres de long et 4 de large, au mieux, est placée le long d’une voie migratrice importante. Les oiseaux qui descendent du Nord suivent le tracé de la côte avant de parvenir à destination, qui se trouve parfois en Afrique tropicale. Ils suivent la côte, mais dans la nuit, ils se détournent quelquefois, surtout quand les feux du Créac’h les attirent irrésistiblement. Alors, ils viennent se cogner, et s’étendre au pied du phare.

Naguère, il y a bien peu de temps encore, des milliers de bécasses et de grives étaient achevées autour, puis mangées à la suite, ou revendues. Yvon a donc créé le CEMO, et le dirige encore, aux dernières nouvelles du moins. Il est celui qui a tout vu. Des troglodytes et des accenteurs, des rouges-gorges et des merles, évidemment. Mais aussi une chouette harfang des neiges, le 2 mai 1993, égarée de l’Arctique. Mais encore des bruants nains venus de Sibérie, sans oublier une fauvette à joues grises, qui ne vit pourtant qu’en Amérique, attrapée dans ses jumelles le 25 octobre 1986. Ce qu’il m’a appris ? Qu’on pouvait être insolemment heureux seul. Pas seul tout le temps, non. Mais souvent, oui. Et qu’un bout de pierre est un pays enchanteur, pourvu qu’on sache l’habiter.

Ce n’est pas rien, mais il y faut ajouter un éloge de la lenteur, qui se changerait, pas à pas, en grandeur. Yvon Guermeur est un homme lent, qui a parcouru Ouessant à pas calmes des centaines, peut-être des milliers de fois. En tous sens. Modeste à un point préoccupant, il s’est laissé déposséder d’une reconnaissance qui lui revenait pourtant, d’évidence. Car cet homme est aussi un archéologue-né, bien qu’amateur. Marchant, baissant parfois la tête pour ne pas offenser le vent, il a vu, à terre, ce que personne ne soupçonnait avant lui. Il a entrevu l’histoire ancienne de l’île, avant tout le monde, pour tout le monde. À Porz Arland, par exemple, il a découvert les traces de ce qui pourrait bien avoir été un petit port de l’époque romaine. En gratouillant dans la microfalaise. Mais son chef-d’œuvre s’appelle Mez-Notariou, le champ du notaire.

En 1987, il se balade aux abords d’un chantier au centre de l’île. Dans une tranchée creusée par une pelle mécanique, il aperçoit des fragments de poterie et des pierres un rien curieuses. Il emporte le tout, brosse ses échantillons au coin du feu, et commence une expertise sauvage. La pierre a été cuite, et d’un. Certains fragments semblent être d’apparat, et de deux. Le tout semble remonter à une époque située entre l’âge de fer et l’âge de bronze, et de trois. Il ne faut pas croire, Yvon Guermeur sait lire dans les plus vieux grimoires.

Après tant de péripéties que je ne peux pas même les évoquer, Mez-Notariou est devenu un grand chantier archéologique européen. Le site a été occupé au moins entre le quatrième millénaire avant notre ère et jusqu’à 500 ans après. Des haches néolithiques jusqu’à la fin de l’Empire romain. Il y a 3000 ans, ce village-là comptait sans doute près de 400 habitants, soit presque la moitié de la population actuelle. Pourquoi diable avoir bâti un village en bois – les preuves abondent – sur une île en pierre ? Ouessant, selon l’étude des pollens, n’a pas abrité de chênes, qui ont pourtant servi aux fondations de Mez-Notariou. Faut-il imaginer du bois flotté, dans les terribles courants de la mer d’Iroise ? Les habitants n’étaient pourtant pas à plaindre. L’on sait qu’ils mangeaient des coquillages et des oiseaux à profusion, du requin, et même du…cerf, venu, lui aussi, et fatalement, du continent. Je donnerais gros pour savoir quelles embarcations utilisaient les îliens d’il y a tant d’années. Gros.

La suite ? Mais quelle suite ? Ouessant poursuit sa route, qui me semble moins heureuse qu’elle ne fut. Le pays se vide, les forces vives s’en détachent, les vieux dominent. À moi, il me plaît de constater, une fois de plus, que l’histoire des hommes n’est que marée. Flux et reflux. Trangression marine, inéluctablement suivie d’un retrait des mers et du rivage. Le monde ne nous appartient pas. Nous lui appartenons corps et âme. La renverse est au centre de nos vies. Yvon Guermeur n’est-il pas un splendide berger du temps ?

PS : Yvon Guermeur vient de publier son opus magnum, Ornithologie en Bretagne, chez Pallantine. Mais je ne peux en parler, car je ne l’ai ni vu ni lu. Je me l’offrirai dès que possible, malgré son prix exorbitant de 120 euros.

Les baleines bleues auraient-elles tout compris ?

Je poursuis ma rêverie, commencée hier ici.  Ambulocetus natans – la « baleine qui marche » -, est la charmante bestiole ci-contre, qui mesurait environ trois mètres de long. On pense qu’elle a dû vivre il y a 50 millions d’années et qu’elle était sur le chemin pour devenir une baleine. Qui le croirait ? Elle serait une sorte d’intermédiaire entre Pakicetus, que je vous ai déjà présenté (Les baleines bleues lancent-elles un message ?), et Basilosaurus, que je vous montrerai plus bas. Ambulocetus gardait encore la possibilité de sortir de l’eau, de se planquer dans une mangrove, au bord d’une plage, avant de se jeter, telle un grand méchant loup, sur ses victimes. Vous avez vu ? Oui, ses dents ne laissent place à aucun doute. Basilosaurus, ci-dessous, ne devait pas se contenter non plus de bonbons à la menthe.

Ce gaillard-là, cétacé archaïque, a pu vivre jusqu’à la fin de l’Éocène, il y a environ 36 millions d’années, et lui ne pouvait déjà plus aller à terre. Ne vous fiez pas à la taille de vignette, car il pouvait atteindre 21 mètres de long et avaler un animal de la taille d’un dauphin actuel. Ce n’est donc que très lentement que les choses ont commencé à changer, et que les baleines sont devenues de placides et pacifiques mammifères. Que faut-il donc penser d’une telle évolution ? Oui, que faut-il penser du passage de la violence quotidienne à la fluidité musicale des grands fonds ? Je vais vous décevoir, car je ne le sais pas.

Puisque la connaissance n’y est pas, reste au moins le songe et les déambulations intérieures. La baleine bleue, dont je parlais hier, est un animal si beau, si parfaitement accompli, ayant traversé tant d’épreuves qu’elle m’émeut aux larmes. J’espère ne pas vous faire peur. Mais je le répète : aux larmes. J’ai dit qu’elle avait failli disparaître. J’ai dit que son chant s’était soudainement fait plus grave, sans qu’on sache réellement pourquoi. Eh bien, je vais tenter de répondre, moi, en insistant sur le droit imprescriptible à l’imagination. Si la baleine bleue pleurait sur son monde disparu ?

Oui, et si la baleine constatait, d’année en année, l’inconcevable massacre qui se produit sous ses yeux de géant ? N’oublions jamais – je ne risque pas – que ce monument de l’histoire naturelle migre sur des milliers de kilomètres, bien que nous ne sachions pas grand chose de ses routes marines. Ce bel oiseau, ce grandiose oiseau migrateur file et traverse des immensités. Lesquelles n’ont plus rien à voir avec ce qu’elles étaient il y a seulement cinquante ans. Tout a changé. Tout est changé. Des écosystèmes stables depuis peut-être des centaines de milliers d’années ont été bouleversés par la pêche industrielle, l’un des plus grands crimes jamais conçus par l’homme. Personne, je dis bien personne n’est en mesure de saisir l’énormité des processus de destruction en cours sous la surface des mers et des océans.

Personne, c’est-à-dire aucun humain. En revanche, la baleine bleue, qui a évolué avec la mer, qui en est l’un des plus étonnants rejetons, qui voit tout, entend tout et peut-être comprend tout, la baleine bleue n’est-elle pas capable, elle, de saisir l’ampleur du drame absolu que nous avons provoqué ? Je le dis sans crainte du ridicule, cela me semble possible. Et en ce cas, le chant devenu si grave de notre si belle amie serait un pleur. Le pleur désespéré de qui se retrouve, peu à peu, seul au monde des profondeurs.

Les baleines bleues lancent-elles un message ?

 Reconstitution de Pakicetus

Mais qui est donc ce curieux animal ? Vous le saurez si vous avez le courage de lire ce qui suit. Et sinon, je n’ose tout simplement pas y penser. Attention, ça commence.

Ne croyez surtout pas les vedettes actuelles, aussi titrées soient-elles. Ne les croyez vraiment pas. Un garçon comme Aristotélês, autrement dit Aristote,  né pense-t-on 384 années avant Jésus, n’était-il pas un intellectuel de haut vol ? Cela ne l’empêchait pas, à l’occasion, de proférer de graves sornettes. Ainsi pensait-il, et disait-il, que les cétacés appartenaient à la vaste famille des poissons. J’espère vivement n’avoir vexé personne en rappelant cela, sachant que beaucoup de nous croient encore la même chose. Or, et mille excuses à Aristote, mais les cétacés ont des poumons. Il leur faut régulièrement remonter à la surface des eaux, faute de quoi, ils se noient.

Ben oui, c’est comme ça. Mais au fait, un cétacé, c’est quoi, tonton ? Un monstre marin, mon petit, K?tos comme l’appelaient les Grecs anciens. On met dans ce grand sac à merveilles les baleines, les dauphins, les marsouins, les narvals. Entre autres. On a donc pensé longtemps qu’ils étaient tous des poissons. Il faut dire que si les dauphins d’eau douce n’ont pas à plonger profondément, certaines baleines sont, elles, capables de tenir sous l’eau plus d’une heure, comme la baleine boréale. Pour un observateur d’il y a 2400 ans, au temps d’Aristote, cela ne pouvait signifier qu’une chose : ces animaux étaient des poissons. De gros poissons. De monstrueux poissons.

Les temps ont bien changé. Ils changent sans arrêt, d’ailleurs, c’est un peu énervant. Connaissez-vous le naturaliste Peter Artedi ? Si oui, j’ai affaire à forte partie. Ce Suédois, né en 1705, est mort noyé, comme une vulgaire baleine, en 1735. À seulement trente ans. Mais il était génial, soit dit en passant. Et comptait parmi ses amis un autre Suédois, Carl von Linné, qui hérita de ses manuscrits. Et publia deux livres d’Artedi après sa mort, Bibliotheca Ichthyologica et Philosophia Ichthyologica. Je précise que l’ichtyologie est cette branche des sciences naturelles qui s’intéresse aux poissons. Artedi était sans doute génial, mais il avait tout de même placé les cétacés parmi les poissons, les appelant plagiures. Dans les premières éditions de son grand œuvre, Systema Naturæ, Linné reprit sans hésiter la classification d’Artedi, avant de se ressaisir et d’enfin ranger les cétacés dans la classe des mammifères. Ouf !

Tout cela était bien joli, mais parfaitement insuffisant. Car que fichaient donc des mammifères au milieu des océans, dites-moi ? Et en effet. Comme je ne suis pas en train d’écrire un livre, je suis bien obligé d’écourter. Alors voilà. Grâce à la paléontologie, grâce à la découverte de plusieurs fossiles, on a fini par comprendre que les cétacés avaient suivi un bien étrange chemin. Chacun sait que la vie est – semble – née d’un bouillonnement au fond des océans. Et que nous viendrions donc de l’eau. En ce cas, les cétacés ont joué une autre carte. Ils étaient sur terre, ils se sont mis à nager, et fort bien.

Restait à trouver leurs ancêtres terrestres. On a cru longtemps qu’ils étaient des sortes de charognards, carnivores en tout cas, avant d’obtenir de nouvelles informations obtenues par des analyses génétiques. En résumé, on pense aujourd’hui que les cétacés font partie d’un ordre de mammifères ongulés appelés cétartiodactyles, car ils possèdent un nombre pair de doigts, deux ou quatre. On trouve dans ce fourbi les cétacés bien entendu, mais aussi les pécaris, les sangliers et donc les porcs, les ruminants, les hippopotames. Selon les spécialistes, dont je ne suis évidemment pas, cette nouvelle donne serait confirmée par la découverte d’un fossile au Pakistan, en 1983. Le fossile d’un Pakicetus, celui-là même qui est reconstitué en haut de cette page. Quand vivait-il ? Oh, disons 50 millions d’années.

Amis lecteurs, vous n’allez pas le croire, mais cette espèce de hyène abîmée a donné naissance, tout bien considéré, au plus gros animal ayant jamais existé – en attendant mieux, peut-être – sur notre planète, j’ai nommé : la baleine bleue. La baleine bleue est un animal en tout point mythologique. Elle peut dépasser 30 mètres de longueur et peser 170 tonnes, soit autant qu’un troupeau d’éléphants. Vous pensez bien que de braves chasseurs comme nous sommes n’allaient pas laisser passer une occasion pareille. Au début difficile, faute de moyens techniques, la chasse à la baleine bleue devint peu à peu une promenade de santé, à coup de bateaux à vapeur et de harpons propulsés par des canons. Entre 1930 et 1931, nous aurions tué 29 400 baleines bleues dans les seules eaux de l’Antarctique. On pense qu’au pire moment, il ne restait plus dans cette zone magique que 0,15 % de la population de baleines bleues d’origine.

Ailleurs était à peine mieux. In extremis, le massacre fut stoppé, juste avant l’extinction. Il semble, mais il faut être prudent, que depuis le début des mesures de protection, il y a quelques décennies, la population mondiale a légèrement augmenté. Mais quelle sinistre différence avec la stupéfiante diversité, avec la merveilleuse profusion d’antan. Autour de l’Antarctique, il ne resterait que 1 % des effectifs du passé d’avant la chasse criminelle des hommes. 1 %. Et voilà que j’apprends – tel est le motif véritable de mon article – que le chant de la baleine bleue a changé (ici). Le chant est à la baleine ce que la parole est à notre espèce. C’est du moins ce que je crois, sans nulle preuve, bien sûr. En tout cas, le mâle de la baleine bleue entonne, sous l’eau, de prodigieuses mélopées qui montent à 190 décibels, ce qu’atteignent à peine nos abominables avions de ligne à réaction.

Ce chant peut parcourir sans peine 100 km, parfois bien plus s’il est porté par des courants marins favorables. Eh bien, deux Américains, Mark McDonald et John Hildebrand, viennent de comparer des centaines d’enregistrements de chants de baleines bleues, effectués depuis les années 1960. Et il n’y a aucun doute : ce chant est émis dans des tonalités de plus en plus graves. Ce ne peut être le fait du hasard, expliquent les chercheurs. Quoi que ce soit – stratégie sexuelle, pollution croissante des océans -, il se passe quelque chose chez les baleines bleues. Sans jeu de mots, quelque chose de grave, au moins d’important.

Moi, je suis totalement ignorant dans ces savantes matières, mais je m’interroge comme humain, un humain qui partage avec ces cathédrales de la vie sauvage la même planète. Que se passe-t-il, grands dieux ? Que se passe-t-il ? Au risque de paraître bêtasse, au risque d’être moqué, je me demande s’il ne s’agit pas d’une sorte de message. Les animaux ne sentent-ils pas le danger, bien mieux que nous ? Dans toutes les catastrophes naturelles, l’on voit les animaux sentir bien mieux que nous l’imminence du danger. Tel a été le cas, semble-t-il, avec le tsunami sur les côtes asiatiques, à la fin 2004 (ici).

Alors, et je vous le demande sans verser dans le New Age pour autant : les baleines bleues, qui sont dotées d’une intelligence dont nous ne savons rien, mais apparemment stupéfiante, les baleines bleues ne sont-elles pas en train de lancer un avertissement solennel et universel ? Que les rieurs rient, j’ai l’habitude.

PS : afin de limiter la liste innombrable d’éventuels malentendus, je précise que le soubassement du texte ci-dessus n’est pas une théorie, ni même une hypothèse. Il ne s’agit que d’une rêverie. La mienne.

¡ Chile, Chile, Chile, solidaridad ! (con los Mapuche)

Comme j’ai pu vibrer pour ce pays lointain ! Lorsque j’avais 16 ans, puis 17 et 18, jusqu’à disons 21, le Chili a été une présence réelle dans ma vie. C’est ainsi. D’abord quand Salvador Allende fut président – socialiste – du pays, avant d’être renversé par une brute nommée Pinochet, le 11 septembre 1973. Ensuite quand les assassins et les tortionnaires transformèrent ce pays si poignant en asile de vieillards, en maison de fous, en terre de massacres. J’ai aimé le Chili comme on peut aimer un rêve. À cette époque, je pense que je serais allé fort avant si une guerre contre les fascistes avait éclaté là-bas. En tout cas, je le crois. Et comme j’ai vécu depuis, j’ai bien quelques raisons de penser de la sorte.

Le Chili d’aujourd’hui semble un monde venu d’ailleurs. Il s’y passe des élections présidentielles, dont le deuxième tour est prévu le 17 janvier 2010. La présidente en place, la socialiste Verónica Michelle Bachelet Jeria, ne peut pas se représenter, et a dû laisser la place à un falot politicien qui est surtout le fils de son père, Eduardo Frei Ruiz-Tagle. Un démocrate-chrétien, allié aux socialistes, qui a déjà été président en 1994. En face, une sorte de Berlusconi de l’hémisphère sud, Sebastián Piñera, dont les comptes sont estimés à un milliard de dollars. Il a fait fortune avec l’introduction des cartes de crédit, possède la chaîne de télé Chilevisión. Il est la droite, Frei est donc la gauche. Et choisissez le meilleur !

C’est là, pauvres lecteurs de Planète sans visa, que je montre ce qui me reste de dents. Car je me fous totalement de savoir qui va gagner. Ils se valent. Ils se valent bien. Ils ont, depuis le départ du pouvoir de cette canaille de Pinochet, mimé l’opposition, alors qu’ils étaient évidemment d’accord sur l’essentiel. L’essentiel est là-bas la même chose qu’ici : l’économie. Il fallait faire entrer le Chili dans le moule du libéralisme dur, et la mission a été accomplie par la création du Mercosur, marché intégré des pays du cône sud de l’Amérique, par la suite connecté à son Big Brother du Nord, l’ALENA.

Je n’ai pas le goût de détailler les destructions qu’a pu entraîner cette politique purement criminelle. Il est certain, à mes yeux, que l’âme du peuple chilien en a été altérée si profondément qu’elle a peut-être disparu au passage. Ce qui reste de ce pays pourrait bien se trouver sur les flancs du volcan Villarica, au nord de la Patagonie chilienne. Il n’est pas si haut – 2847 mètres -, mais son cratère de basalte, parfois recouvert d’une neige de conte de fées, crache des flammes. Et surtout, oui surtout, il est la résidence, l’une des résidences en tout cas de Pillán. Ce dernier a évidemment créé le monde et ses chimères. De temps en temps, il s’énerve, mettez-vous donc à sa place. Le volcan Villarica, où des gommeux chiliens osent faire du ski, s’appelle en réalité Quitralpillán, c’est-à-dire, en langue mapuche, la demeure de l’ancêtre de feu. Cela se tient, aucun doute là-dessus.

Qui sont ces Mapuche ? Des Indiens. Probablement les premiers habitants humains de ce qui deviendrait bien plus tard le Chili. Cela ne les rend pas plus aimables pour autant, mais c’est en tout cas un fait. Comme il est acquis que les Mapuche, à la grande différence de tant d’autres Chiliens, vautrés devant la chaîne Chilevisión de Sebastián Piñera, ont conservé une partie de leur culture. L’avenir leur appartient donc davantage qu’aux autres, malgré les cruelles apparences actuelles. En attendant, c’est l’horreur pure et simple, car l’histoire comme l’esprit mapuche sont aux antipodes de tout ce qui domine à Santiago, la capitale, gauche et droite confondues.

Il est probable que les Mapuche, dont le territoire historique est au nord de la Patagonie, forment encore 6 % des 16 millions de Chiliens. Ils ont une langue, un imaginaire, et des revendications. Non seulement ils veulent récupérer les terres volées par les envahisseurs, mais en outre – singularité sur ce continent -, ils réclament une nation. On aime ce mot ou non, mais les Mapuche – plus ou moins synonymes d’Araucans – savent tous qu’ils n’ont pas plié devant le Conquistador. C’est inouï, mais c’est ainsi. Les soudards qui s’étaient emparés de l’empire Inca ne parvinrent jamais à gagner la partie au sud de la rivière Bio Bio. Bien mieux, les Araucans-Mapuche, qui avaient appris l’usage du cheval à une vitesse époustouflante, se jetèrent en 1554 sur Santiago de Chile, alors une simple bourgade. Avec cinq cents hommes, mais surtout une dizaine de cavaliers, tous commandés par l’illustrissime cacique mapuche Lautaro (un texte de fond, épatant, et en français, ici, puis chercher : La conquête du désert).

Dans le monde sans épaisseur – donc sans finesse – de ceux qui croient ce que leur disent propagandes et publicités de toutes sortes, il n’est plus aucun espace pour eux. Ils crient dans le vide, depuis des décennies. Un peu moins, un peu plus, selon les époques et les régimes. Le 13 décembre 2009, jour du premier tour des élections, un groupe de Mapuche encapuchonnés a barré la route du côté de Pidima, à 600 km de Santiago. Avec des arbres et des branches. Encapuchonnés, chez eux. Il faut dire que cela ne plaisante guère, lorsque l’on s’attaque au pouvoir chilien. On a appris en novembre que le Mapuche Matías Catrileo avait bien été abattu dans le dos par un flic, comme on s’en doutait. Et de même pour le jeune Jaime Facundo Mendoza, autre Mapuche assassiné le 12 août 2009 (ici).

Qui commande le Chili, au moins jusqu’au 17 janvier ? Des socialistes comme on les connaît ici. L’un d’eux, José Antonio Viera-Gallo Quesney, ministre du Secrétariat Général de la Présidence s’il vous plaît, a froidement déclaré que les Mapuche n’auraient jamais droit à une autonomie territoriale. « Ils doivent comprendre, a-t-il bien précisé, que leur identité doit prendre place dans un monde changeant et moderne ». Changeant, moderne. Les Mapuche n’ont donc qu’à crever. Oui, mais ils résistent. Et même si c’est dérisoire, je me sens proche. D’eux. De leur monde et de leurs visions. Mais qu’attend donc Pillán ?