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Se sentir si proche de lui (Lévi-Strauss)

Qu’ai-je en commun avec Lévi-Strauss ? Rien, presque rien, presque tout. Au-delà du deuil bien réel qui est le mien, je ressens en profondeur ce que je dois appeler une communion. C’est étrange, troublant, réconfortant dans le même temps. Il a vécu, il a pensé, il a écrit et décrit les mythologies les plus diverses qui soient. Lévi-Strauss était un savant à l’ancienne, qui « faisait du terrain », comme on ne dit plus. Lorsque j’étais jeune, j’étais profondément indifférent à son travail. Peut-être ai-je lu Tristes tropiques une première fois, avant l’âge de 20 ans. Mais en ce cas, possible, je ne m’en souviens pas.

Lévi-Strauss était aux antipodes de mes espoirs de révolution complète de l’homme et des structures sociales. Si j’ai entendu parler de lui dans ma banlieue, dans mes voyages ensuite, ce fut certainement en mal. Car il contredisait à n’en pas douter les mythes enfantins auxquels je croyais tant, dont celui de l’homme nouveau. Celui qui naîtrait des décombres de l’affrontement final. Je me moquais à ce point des études que je n’en fis pas. Quel imbécile j’étais !

Aujourd’hui que le temps a passé, je suis ému en profondeur de constater que j’ai rejoint ce maître. Oui, moi. Non que je puisse prétendre à la hauteur pénétrante de son regard. Bien sûr que non. Mais en tout cas rejoint, passant par des chemins que je ne devinais même pas, et rejoint sur l’essentiel. Lorsque je lis ces jours certains entretiens qu’il accorda au long de sa si fabuleuse existence, je ressens parfois comme un frisson. Je me dis, oui je me dis que j’ai forgé de mon côté, avec les armes minuscules qui sont les miennes, des pensées proches et si voisines des siennes qu’elles les touchent bien souvent.

Tenez ce seul exemple, tiré d’un texte de 1979. Lévi-Strauss est interrogé par le journal Le Monde, et il déclare ceci : « On m’a souvent reproché d’être anti-humaniste. Je ne crois pas que ce soit vrai. Ce contre quoi je me suis insurgé, et dont je ressens profondément la nocivité, c’est cette espèce d’humanisme dévergondé issu, d’une part, de la tradition judéo-chrétienne, et, d’autre part, plus près de nous, de la Renaissance et du cartésianisme, qui fait de l’homme un maître, un seigneur absolu de la création.

J’ai le sentiment que toutes les tragédies que nous avons vécues, d’abord avec le colonialisme, puis avec le fascisme, enfin les camps d’extermination, cela s’inscrit non en opposition ou en contradiction avec le prétendu humanisme sous la forme où nous le pratiquons depuis plusieurs siècles, mais, dirais-je, presque dans son prolongement naturel. Puisque c’est, en quelque sorte, d’une seule et même foulée que l’homme a commencé par tracer la frontière de ses droits entre lui-même et les autres espèces vivantes, et s’est ensuite trouvé amené à reporter cette frontière au sein de l’espèce humaine, séparant certaines catégories reconnues seules véritablement humaines d’autres catégories qui subissent alors une dégradation conçue sur le même modèle qui servait à discriminer espèces vivantes humaines et non humaines. Véritable péché originel qui pousse l’humanité à l’autodestruction.

Le respect de l’homme par l’homme ne peut pas trouver son fondement dans certaines dignités particulières que l’humanité s’attribuerait en propre, car, alors, une fraction de l’humanité pourra toujours décider qu’elle incarne ces dignités de manière plus éminente que d’autres. Il faudrait plutôt poser au départ une sorte d’humilité principielle ; l’homme, commençant par respecter toutes les formes de vie en dehors de la sienne, se mettrait à l’abri du risque de ne pas respecter toutes les formes de vie au sein de l’humanité même ».

Eh bien, je crois pouvoir dire que, directement ou non, je n’ai guère cessé depuis deux ans, sur Planète sans visa, de dire à ma façon exactement la même chose. Est-ce que j’en suis heureux ? Oui, j’en suis extrêmement heureux.

Lévi-Strauss est mort

Dans quelques jours, Claude Lévi-Strauss devrait avoir 100 ans. Pourquoi vous parler aujourd’hui de ce fabuleux vieillard ? C’est simple : au moment où sort chez Gallimard un livre qui rassemble l’essentiel de son oeuvre écrite (dans la collection La Pléiade), je pense à un texte récent de lui, qui m’avait beaucoup marqué au moment de sa publication.

En mai 2005, Lévi-Strauss reçoit un prix prestigieux, Catalunya, décerné par la Generalitat de Catalunya, autrement dit le gouvernement régional de Catalogne, installé à Barcelone. Pour l’occasion, cet homme qui va sur ses 97 ans écrit un texte magnifique (voir ici).

Voici un premier extrait, d’une grande netteté : « Toujours en deçà et au-delà de l’humanisme traditionnel, l’ethnologie le déborde dans tous les sens. Son terrain englobe la totalité de la terre habitée, tandis que sa méthode assemble des procédés qui relèvent de toutes les formes du savoir : sciences humaines et sciences naturelles ».

Et aussitôt un deuxième, plus parlant que bien des bavards de ma connaissance : « La population mondiale comptait à ma naissance un milliard et demi d’habitants. Quand j’entrai dans la vie active vers 1930, ce nombre s’élevait à deux milliards. Il est de six milliards aujourd’hui, et il atteindra neuf milliards dans quelques décennies à croire les prévisions des démographes. Ils nous disent certes que ce dernier chiffre représentera un pic et que la population déclinera ensuite, si rapidement, ajoutent certains, qu’à l’échelle de quelques siècles une menace pèsera sur la survie de notre espèce. De toute façon, elle aura exercé ses ravages sur la diversité, non pas seulement culturelle, mais aussi biologique en faisant disparaître quantité d’espèces animales et végétales ».

Enfin, cette merveille, à mon goût tout du moins : « Aussi la seule chance offerte à l’humanité serait de reconnaître que devenue sa propre victime, cette condition la met sur un pied d’égalité avec toutes les autres formes de vie qu’elle s’est employée et continue de s’employer à détruire.

Mais si l’homme possède d’abord des droits au titre d’être vivant, il en résulte que ces droits, reconnus à l’humanité en tant qu’espèce, rencontrent leurs limites naturelles dans les droits des autres espèces. Les droits de l’humanité cessent au moment où leur exercice met en péril l’existence d’autres espèces ».

Bien entendu, le gras dans le texte ci-dessus est de Lévi-Strauss lui-même. Bien entendu. Je dois dire que j’adhère sans la moindre réserve. Les droits de l’humanité, en effet, doivent cesser dès lors que leur application se retourne contre la vie de tous, hommes compris. J’ajouterai un commentaire : je pense qu’ils doivent être suspendus et subordonnés à la pleine compréhension des devoirs de l’homme, nouvelle frontière de l’esprit. Je suis bien certain, au fond de moi, que nous devons proclamer au plus vite ces derniers comme un impératif catégorique. S’imposant à tous, par définition.

L’heure n’est plus aux faux semblants. Il faut, il faut vraiment repenser le monde, avant – éventuellement – de le transformer. 1789 a été une étape marquante de notre vie ensemble, une date glorieuse, d’un certain point de vue. Mais on ne peut plus prétendre que les droits de l’homme – réduits à ceux de l’individu au service de la marchandise -, demeurent un horizon indépassable. Car ils ne le sont pas.

J’entends déjà certains cris, légitimes. Ne plus respecter les droits de l’homme ? Eh si, justement ! Mais en les intégrant à un point de vue plus vaste, qui leur permette de jouer encore leur rôle. Et ce rôle n’est pas d’étendre la destruction de tout, mais au contraire de permettre à l’aventure humaine de se poursuivre encore longtemps. Pas au détriment de la vie, du vivant, des formes innombrables habitant notre terre. Avec elles au contraire, par elles, pour elles et pour nous. Ce programme s’imposera-t-il ? Je n’en sais rigoureusement rien, mais j’aimerais. Et une respectueuse salutation pour Claude Lévi-Strauss, penseur de l’homme profond et véritable.

P.S on ne peut plus secondaire : Lévi-Strauss est partout célébré, ces jours-ci. Un nombre incalculable d’analphabètes le saluent comme s’il était un monument historique. Ce qu’il est, d’ailleurs. Combien, parmi eux, ont pris le temps de lire ne serait-ce qu’un paragraphe ? Tenez, pour la route, ce grand classique qui ouvre Tristes tropiques : « Je hais les voyages et les explorateurs ».

La réponse d’Érik Orsenna à Thierry Ruf

Je me suis encore avancé trop vite. Je pensais ne faire aucun commentaire à la lettre de monsieur l’académicien, mais je n’y parviens pas. Je sais qu’on peut lire ce qui suit de toutes sortes de manières. Moi, j’y vois un concentré de mesquinerie tel qu’il m’étonne tout de même un peu. Orsenna n’ayant rien à dire sur les critiques de Ruf – pour cause, elles sont fondées -, entreprend comme le mauvais joueur qu’il est de le disqualifier. Ce n’est pas compliqué, il y a une tradition pour cela.

La vie de Ruf serait de frustration, son salaire coûterait cher au contribuable, alors qu’il n’en foutrait pas une rame, il serait incapable d’écrire de manière à être lu, etc. Ad nauseam. Ces petits marquis vous attrapent de ces colères, on les entend trépigner du fond de leur sixième arrondissement parisien. Tandis que Ruf parle sérieusement de l’eau, s’appuyant sur des cas bien documentés, Orsenna utilise de bonnes vieilles ficelles de grand-mère. Au reste, relisez plus lentement sa lettre si vous l’avez déjà fait, et vous comprendrez tout. Elle est factice.

Elle est factice, car elle ne s’adresse nullement à Ruf et aux connaisseurs du dossier de l’eau, qu’Orsenna méprise souverainement, mais bien plutôt au microcosme qui l’a fait roi sans seulement le lire. Et, certes, à quoi bon lire de telles sottises ? Orsenna, archétype de l’intellectuel petit-bourgeois germanopratin, soigne sa clientèle. C’est à elle qu’il dédie sa pauvre lettre. C’est à elle, à ces gens sous-cultivés pour qui lire est une souffrance impossible, qu’il s’adresse en clignant grossièrement de l’œil. En résumé : hé, les mecs, vous avez vu ce que j’ai mis au “directeur de recherche” ?

Bon, à l’arrivée, faut-il en rire ? Bien obligés. Avons-nous le choix ? Mais tant qu’à faire, je verrais bien cet incident se terminer par un entartage (ici). Ce qui fut possible pour Bill Gates me semble sans nul doute faisable avec Orsenna. Je ne connais pas Noël Godin, hélas, mais un lecteur aimable voudra peut-être lui passer ce message de ma part : « Cher monsieur Godin, je crois tenir un personnage de choix pour un prochain envol de crème pâtissière. Il va de soi que vous pouvez compter sur moi pour aider à la réalisation de cette jolie confiserie. Bien à vous, Fabrice Nicolino ».

La lettre d’Orsenna à Thierry Ruf

Monsieur le directeur de recherche et cher « spécialiste »,

Laissez-moi vous dire combien votre long, si long article me concernant m’a réjoui. Et honoré. Qu’un savant tel que vous, si considérable, prenne autant de soin pour accabler mon modeste ouvrage ne peut que m’enorgueillir en même temps qu’il me rassure : allons, il reste encore aux directeurs de recherche de l’IRD quelque loisir pour s’amuser un peu !

Votre aigreur, en revanche, m’ a peiné pour vous. Les acidités de cette sorte indiquent, le plus souvent, une existence pleine de frustrations. J’espère que vous me détromperez un jour. Oui, drôle d’aigreur ! Et d’autant plus étrange que votre méchante, très méchante montagne accouche d’une plutôt bienveillante souris: vos conclusions ne sont pas loin des miennes. Et si vous aviez préféré le dialogue a l’injure, nous aurions pu trouver un large terrain d’entente.

Il aurait d’abord fallu que vous compreniez mon propos. Non pas écrire une thèse. Je sais faire. J’en ai déjà soutenu deux. Au passage, je voudrais vous signaler que mes titres universitaires valent bien les vôtres. Et j’ai, comme vous, écrit des milliers de pages indigestes, lestées de centaines de notes. Cette fois, je voulais autre chose, je voulais rencontrer, je voulais écouter, je voulais raconter, je voulais confronter. Avant de présenter certaines convictions.

Si j’écris plus aimablement que vous, monsieur le directeur de la recherche, vous n’avez pas le monopole de la rigueur. Des hommes et des femmes d’aussi grand savoir que le vôtre ont accepté de me relire. Vous en trouverez la liste a la fin de mon livre. Si Ghislain de Marsily, hydrologue de réputation mondiale et membre de l’Académie des Sciences méprisait mon voyage, m’aurait-il choisi pour écrire la préface de son grand livre à paraître en mai prochain «L’eau, un trésor en partage» (éditions Dunod) ?

C’ est vrai, un point nous sépare, monsieur le directeur de recherche : à la différence de vous, je ne diabolise pas les entreprises privées, ni celles et ceux qui y travaillent. Je sais ce que nous leur devons. A commencer par leur création de valeur. Sans elle, comment financer l’administration à laquelle vous et moi appartenons (moi sans rien coûter au contribuable puisque je suis en disponibilité) ?

C’est vrai, j’ai mentionné certaines réalisations de Véolia et de Suez, car je les ai admirées. Mais prêtez moi quelque lucidité. Je sais bien que de nombreux contrats privés passés avec des municipalités ne sont ni transparents ni équilibrés. Mais je sais aussi que de nombreuses régies publiques sont pléthoriques, inefficaces et n’ignorent pas plus la corruption. Un secteur public, monsieur le directeur de recherche, n’est pas toujours la garantie d’un bon service public. Et voyez vous, monsieur le directeur de recherche, aux vertueux et confortables principes je préfère, en cette matière comme en beaucoup d’autres, le pragmatisme : les êtres humains ont un droit imprescriptible à l’eau et à l’assainissement, qu’importe la méthode.

A ce propos, votre soupçon m’a chagriné, monsieur le directeur de recherche, et quelque peu fait douter de votre sérieux dans l’investigation. Vous insinuez je ne sais quels liens, sans doute pécuniaires, avec ces sociétés privées. Sachez que je n’ai pas besoin d’elles, monsieur le directeur de recherche, pour parcourir et guetter le monde et que ma liberté et mon indépendance valent largement les vôtres. C’est un salaire qui rétribue vos travaux, moi ce sont des droits d’auteur. Pardonnez moi d’en être fier.

Bref, dommage, monsieur le directeur de recherche ! N’était cette mauvaise aigreur, nous aurions pu faire un bout de chemin ensemble puisque nos objectifs sont bien sur les mêmes, a commencer par ceux du millénaire. Pour terminer je puise dans mon âge plus grand que le vôtre,  le droit de vous adresser un conseil. Écrivez-le, ce livre sur l’eau que vous portez forcément en vous, oui écrivez-le, écrivez-le vite, au lieu de taper rageusement sur ceux des autres, écrivez le et vous verrez comme c’est difficile d’écrire, je veux dire écrire un livre lisible par le plus grand nombre.

Alors, j’en fais le pari, monsieur le directeur de recherche, votre aigreur s’en ira. De même que votre morgue.

ERIK ORSENNA

Barbara Burlingame et les mystères de la courge cireuse

Si vous connaissez Barbara Burlingame, c’est que vous travaillez auprès d’elle, ou que vous êtes son voisin de palier. Et pourtant, elle mérite bien ce (très) modeste coup de projecteur. Cette femme est ce que l’on appelle une experte, salariée à Rome de la FAO, l’agence mondiale des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation. Cette FAO, créée en 1945 à Québec, fourmille d’employés et de cheffaillons dont l’objectif est d’aider « à créer un monde libéré de la faim ». Sa devise latine, au reste, est « Fiat panis ». Qu’il y ait du pain, en français.

Comme le sujet est grave, on tentera de ne pas rire. La FAO a si misérablement échoué – plus d’un milliard des nôtres ont faim d’une manière chronique -, après avoir tant promis, que dans un monde mieux fait, elle se serait dissoute depuis des lustres. Mais elle est là, copinant comme toujours avec les intérêts les mieux compris de l’agriculture industrielle. Celle des tracteurs, des engrais, des pesticides, des OGM, des nécrocarburants. La FAO, c’est la FAO. J’attends avec impatience le livre qui racontera comment cette institution a pu s’abaisser à ce point. Mais au milieu et malgré tout, Barbara Burlingame. Spécialiste de la nutrition, elle signe la préface d’un livre en anglais de la FAO – Joelle, merci – qui s’appelle : « Indigenous Peoples’ food systems ». On peut le lire en ligne (ici).

En douze chapitres, les différents auteurs passent en revue les systèmes alimentaires de peuples autochtones de la planète. Dans sa préface, tout empreinte de prudence bureaucratique, Barbara Burlingame parvient à dire des choses essentielles, ce qui est à son honneur. Je la cite, et la traduis du même coup : « Les systèmes traditionnels alimentaires des peuples indigènes utilisent l’ensemble du spectre de la vie, ce que ne parviennent pas à faire les systèmes modernes. Les développements technologiques de l’agriculture, au cours des six décennies d’existence de la FAO, ont entraîné de grandes coupures entre les peuples et leur alimentation. La mondialisation et l’homogénéisation ont remplacé les cultures alimentaires locales. Les récoltes à haut rendement et la monoculture ont pris la place de la biodiversité. Les méthodes agricoles industrielles à forts intrants ont dégradé les écosystèmes ainsi que les zones d’agro-écologie. Enfin, l’industrie alimentaire moderne a conduit à des maladies chroniques liées à la diète et d’autres formes de malnutrition ».

C’est un peu long, même pour les excellents lecteurs que vous êtes, mais cela valait la peine, il me semble. Le monde ancien craque de toutes parts, et la critique vraie, et donc dévastatrice, nous vient désormais du dedans des lieux les plus mal fréquentés. Mais je n’ai pas encore fini. Bien que n’ayant pas lu le livre entier, pas encore, je dois vous parler de son chapitre 8, consacré à un village karen du nord de la Thaïlande, pays qui n’est pas peuplé seulement de jeunes gars vendant leur cul au bourgeois parisien en goguette. Sanephong est un village de 661 âmes et 126 foyers, situé très près de la frontière avec le Myanmar, l’ancienne Birmanie.

On ne parvient à Sanephong qu’après un périple automobile en 4X4, et seulement pendant la saison sèche. Autrement, il faut venir à pied, par la montagne et dans la boue. Mais que diable peut-on manger à Sanephong ? De tout, rigoureusement de tout, au point que cela devient fascinant. Le village dispose de quatre zones agricoles, mais une seule, la principale, a été étudiée : une plaine alluviale dont 240 hectares sont utilisés pour l’alimentation. La rivière Kheraw-Khia permet non seulement de boire et de se laver, mais aussi de s’emparer de crabes, de coquillages, de grenouilles. Outre les plantes sauvages cueillies au gré des balades et furetages, les Karen cultivent beaucoup, à commencer par le riz. La chose inouïe, presque inconcevable pour nous, gens du Nord, est que ce peuple utilise pour se nourrir 387 espèces ou variétés différentes, dont 17 % animales et 83 % végétales.

Nous nous accommodons d’une incroyable monotonie alimentaire dominée par la viande industrielle, le soja, le maïs, le blé, le riz, quand une richesse sans limites apparentes existe encore, dans les recoins du monde. Vous savez comme moi que cette uniformisation imbécile autant que criminelle sert les intérêts de compagnies transnationales qui sont le vrai pouvoir sur terre. Vous le savez, je le sais, et je ronge mon frein en attendant mieux. Mais ! Mais admirez les habitants de Sanephong, qui mangent des racines, cultivent 89 végétaux différents et 37 fruits, sans se douter le moins du monde qu’ils sont des héros planétaires. Plus d’une centaine d’espèces ou de variétés consommées n’ont même pas de nom dans la langue du pays, le thai.

Ainsi cueille-t-on du baing-mei-muing, d’août à décembre. Mais que signifie ce mot karen ? Aucune idée. De même pour le cher-nge-phlo, qu’on cultive de septembre à mai. Dans la liste interminable, je n’aurai reconnu que le riz, le taro, le sésame, la patate douce, le manioc, le crabe, le buffle, la chèvre domestique, le poisson, le sanglier, le macaque. Sans oublier la courge cireuse, une cucurbitacée oblongue qu’on appelle aussi pastèque de Chine. Et si les Karen étaient notre seul avenir possible ?

Un copinage qui n’en est pas un (Hacène photographe)

Je ne connais Hacène qu’au travers d’échanges ici, sur Planète sans visa. Il me faut ajouter que j’ai eu à lui donner mon adresse électronique, et que, de temps en temps, il m’adresse quelques remarques, soulignant à l’occasion des fautes de frappe ou d’orthographe dans mes textes. Je ne l’ai jamais rencontré, mais j’éprouve une très vive sympathie pour cet homme, malgré ce que je qualifierais de grave désaccord entre nous.

Un désaccord sur la crise climatique. Je la tiens, moi, pour le pire événement qui soit arrivé aux civilisations humaines, et de très loin. Hacène pense différemment, et même si je ne saurais exprimer son point de vue, il est clair qu’il fait partie du club des sceptiques. Lesquels pensent, au mieux, que le phénomène du réchauffement a été mal compris et mal analysé. Au mieux. Je dois avouer que je me suis fâché avec des gens pour bien moins que cela. Mais Hacène est un type d’une grande honnêteté, même si, à mes yeux, il se plante totalement.

Ce n’était qu’un préambule. Hacène est photographe – aussi – et m’a envoyé un calendrier de l’année 2010 sur lequel figurent des clichés de carrelets. Des clichés de lui. Les carrelets sont des filets carrés  que l’on tend sur une armature rigide. Ensuite, avec un treuil, on les descend bien droits jusqu’à la mer. Question : mais d’où peuvent bien descendre ces carrelets ? Eh bien, de cabanons, de petites cabanes en bois montées sur pilotis. Des passerelles, des escaliers permettent de rejoindre la plate-forme du haut de laquelle, face au large, on laissera tomber le filet. Lequel se remplira en quelques minutes de poissons, surtout si l’on a appâté au milieu du carrelet, avant d’être remonté pour la plus grande joie du pêcheur.

Ces capanni da pesca, comme on les appelle en Italie, m’ont toujours transporté de bonheur simple. Je ne sais pourquoi ils me font penser à Mark Twain, et aux aventures de Tom Sawyer et Huckleberry Finn. Rien à voir, que je sache, mais une atmosphère, mais cette rupture avec l’ordre habituel des choses et des êtres. Quand on est seul dans une de ces cabanes, face à l’immensité de la mer, on n’est plus très loin de ressembler aux pêcheurs-cueilleurs de notre longue histoire. Or, trahissons donc ce secret, j’ai l’âme d’un pêcheur-cueilleur.

Et le calendrier de Hacène ? C’est un beau cadeau. Il a su capter la couleur. La perspective. La menace des cieux en colère. Le vent. Le clapot au pied des pilotis de bois. Moi, j’ai une préférence pour le mois de septembre 2010. On y sent la cabane prête à partir avec soi, sans esprit de retour. Le monde et la mer sont bleus. Mais pas de ce bleu mièvre et passe-partout qu’on ingurgite de force quand on vous propose un ciel. Non, un bleu profond, un bleu mystère, un bleu divers. L’océan et le ciel ne se fondent pas, ils se défient. C’est à qui sera le plus beau. Moi, je ne sais pas. J’hésite. Les deux, peut-être ?

Le calendrier de Hacène, Carrelets de Charente-Maritime, est édité par les éditions Pilgrim, au prix de 12 euros. Sur le net : www.editions-pilgrim.com