C’est le moment d’oublier l’extraordinaire laideur du monde. Je vous le dis : laissez tomber le fardeau, qui sera toujours trop lourd pour nos pauvres épaules. La beauté n’a pas encore déserté tous les postes admirables qu’elle occupait jadis. La résistance au désastre continue, souvent par des actes élémentaires. Marcher, par exemple. Et même s’il y a marcher et marcher, il faut bien dire que Mike Fay, dont on voit la photo ci-dessus, est un marcheur.
Mais quel ! Naturaliste, botaniste, conservationniste, Fay aura passé sa vie sur les chemins les plus improbables de la planète. En Amérique centrale, en Tunisie, au Congo, au Gabon, partout où la véritable nature continue d’affronter son énigmatique destin. En septembre 1999 (ici), suivi de près par le très grand photographe Nick Nichols, il se lance dans une traversée à pied, d’ouest en est, du centre de l’Afrique. Une épopée de quinze mois, inoubliable pour qui a eu la chance de voir certains clichés de Nichols.
Fay est donc un aventurier, un être rigoureusement à part, de la trempe d’Ed Abbey, pour ceux qui connaissent ce grand écrivain du désert et de la solitude. En 2008, Fay décide – à 52 ans, si je ne me trompe -, de se lancer dans une énième gambade. Cette fois, il s’agit de longer la côte américaine sur plus de 1 000 km, entre le nord de la Californie et le sud de l’Oregon (voir la carte ci-dessus), au pays des séquoias. Que puis-je vous dire de ces arbres-cathédrales ? Le plus grand étend ses branches les plus hautes 110 mètres au-dessus du sol (la photo du milieu). Les plus vieux dépassent les 1500 ans, et sont donc nés quand nulle tronçonneuse ne menaçait leur éternité.
Le photographe Nick Nichols, ami proche depuis des lustres, a suivi à nouveau Fay dans son incroyable périple. Ils auront tout vu. Les coupes hideuses. Les forêts secondaires qui se sont installées après certaines. Mais aussi quelques territoires épargnés. Quelques lieux où souffle encore l’esprit des origines. Quelques arpents où le séquoia meurt mais ne se rend pas. Où il mène sa vie d’arbre jusqu’au moment où le désordre prend le dessus. Est-ce la mort ? Point. La vie, bien sûr, la continuation de la vie, qui change peu à peu le tronc affaissé en terreau, en abri, en garde-manger pour quantité d’autres êtres, qui en ont tant besoin.
J’ai lu le récit du voyage de Fay dans l’édition américaine de National Geographic (ici). Les mots me manquent. Ils me manquent réellement. Nous sommes dans la démesure. Dans l’extrême de la grandeur. Ces arbres ne sont pas des arbres, mais des signes, mais des éclaireurs d’un monde englouti que nous ne savons plus voir. Sur la photo ci-contre, on voit un homme qui monte sur les flancs de cette baleine végétale. Dans National Geographic, il y a un dépliant qui montre un séquoia dans sa complète splendeur. Je ne sais plus combien de photos différentes ont dû être assemblées par Nichols pour parvenir à nous présenter son chef-d’œuvre. La réponse est : beaucoup.
La si longue balade de Fay pourrait n’être qu’une immersion avant l’assèchement final. Un ultime coup de projecteur sur la merveille. Mais Fay est un battant. Un homme qui ne renonce jamais. Et il a raison. Dans le reportage, il explique que l’industrie du bois est à la croisée des chemins. « La Californie, dit-il, a révolutionné le monde avec la puce électronique de la Silicon Valley. Elle peut faire de même avec sa politique forestière ». Derrière, autour, avec, dessous, dessus, devant ces arbres grandioses, il y a bien entendu les animaux, dont le saumon, qui a besoin d’eux. Dont la chouette tachetée, qui y trouve ses meilleurs habitats. Dont nous ? Telle est bien la question. Dont nous ?
Avons-nous besoin des séquoias ? Nos pontes, nos chefs, nos imbéciles assoiffés de rubans, de rosettes et de breloques, sûrement pas. Mais nous, les simples humains ? Mais nous, qui nous contentons de vivre, n’avons-nous pas un besoin désespéré d’arbres et de beauté, de racines et de branches ? Du souffle du vent ? Du cri du loup ? Des griffes de l’ours ? Ce n’est pas de la rhétorique, je vous demande de me croire sur parole. Je pense ce que j’écris. Nous avons besoin. Ce n’est peut-être pas encore désespéré.