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Avons-nous besoin des redwoods (les séquoias qu’on abat) ?

Photo: J. Michael Fay, conservationistPhoto: Redwood trunkGraphic: Map of redwoods in California

C’est le moment d’oublier l’extraordinaire laideur du monde. Je vous le dis : laissez tomber le fardeau, qui sera toujours trop lourd pour nos pauvres épaules. La beauté n’a pas encore déserté tous les postes admirables qu’elle occupait jadis. La résistance au désastre continue, souvent par des actes élémentaires. Marcher, par exemple. Et même s’il y a marcher et marcher, il faut bien dire que Mike Fay, dont on voit la photo ci-dessus, est un marcheur.

Mais quel ! Naturaliste, botaniste, conservationniste, Fay aura passé sa vie sur les chemins les plus improbables de la planète. En Amérique centrale, en Tunisie, au Congo, au Gabon, partout où la véritable nature continue d’affronter son énigmatique destin. En septembre 1999 (ici), suivi de près par le très grand photographe Nick Nichols, il se lance dans une traversée à pied, d’ouest en est, du centre de l’Afrique. Une épopée de quinze mois, inoubliable pour qui a eu la chance de voir certains clichés de Nichols.

Fay est donc un aventurier, un être rigoureusement à part, de la trempe d’Ed Abbey, pour ceux qui connaissent ce grand écrivain du désert et de la solitude. En 2008, Fay décide – à 52 ans, si je ne me trompe -, de se lancer dans une énième gambade. Cette fois, il s’agit de longer la côte américaine sur plus de 1 000 km, entre le nord de la Californie et le sud de l’Oregon (voir la carte ci-dessus), au pays des séquoias. Que puis-je vous dire de ces arbres-cathédrales ? Le plus grand étend ses branches les plus hautes  110 mètres au-dessus du sol (la photo du milieu). Les plus vieux dépassent les 1500 ans, et sont donc nés quand nulle tronçonneuse ne menaçait leur éternité.

Le photographe Nick Nichols, ami proche depuis des lustres, a suivi à nouveau Fay dans son incroyable périple. Ils auront tout vu. Les coupes hideuses. Les forêts secondaires qui se sont installées après certaines. Mais aussi quelques territoires épargnés. Quelques lieux où souffle encore l’esprit des origines. Quelques arpents où le séquoia meurt mais ne se rend pas. Où il mène sa vie d’arbre jusqu’au moment où le désordre prend le dessus. Est-ce la mort ? Point. La vie, bien sûr, la continuation de la vie, qui change peu à peu le tronc affaissé en terreau, en abri, en garde-manger pour quantité d’autres êtres, qui en ont tant besoin.

J’ai lu le récit du voyage de Fay dans l’édition américaine de National Geographic (ici). Les mots me manquent. Ils me manquent réellement. Nous sommes dans la démesure. Dans l’extrême de la grandeur. Ces arbres ne sont pas des arbres, mais des signes, mais des éclaireurs d’un monde englouti que nous ne savons plus voir. Sur la photo ci-contre, on voit un homme qui monte sur les flancs de cette baleine végétale. Dans National Geographic, il y a un dépliant qui montre un séquoia dans sa complète splendeur. Je ne sais plus combien de photos différentes ont dû être assemblées par Nichols pour parvenir à nous présenter son chef-d’œuvre. La réponse est : beaucoup.

La si longue balade de Fay pourrait n’être qu’une immersion avant l’assèchement final. Un ultime coup de projecteur sur la merveille. Mais Fay est un battant. Un homme qui ne renonce jamais. Et il a raison. Dans le reportage, il explique que l’industrie du bois est à la croisée des chemins. « La Californie, dit-il, a révolutionné le monde avec la puce électronique de la Silicon Valley.  Elle peut faire de même avec sa politique forestière ». Derrière, autour, avec, dessous, dessus, devant ces arbres grandioses, il y a bien entendu les animaux, dont le saumon, qui a besoin d’eux. Dont la chouette tachetée, qui y trouve ses meilleurs habitats. Dont nous ? Telle est bien la question. Dont nous ?

Avons-nous besoin des séquoias ? Nos pontes, nos chefs, nos imbéciles assoiffés de rubans, de rosettes et de breloques, sûrement pas. Mais nous, les simples humains ? Mais nous, qui nous contentons de vivre, n’avons-nous pas un besoin désespéré d’arbres et de beauté, de racines et de branches ? Du souffle du vent ? Du cri du loup ? Des griffes de l’ours ? Ce n’est pas de la rhétorique, je vous demande de me croire sur parole. Je pense ce que j’écris. Nous avons besoin. Ce n’est peut-être pas encore désespéré.

L’atèle à ma tata fait des siennes (pour de vrai)

Pour Chanee et Kellia

Vous n’avez pas nécessairement suivi les aventures de ma tata Thérèse à moi, que je garantis authentiques à 100 % et plus. Le dernier épisode remonte, je le dis pour les braves, au 23 novembre 2008 (ici). Avec elle, le temps ne passe pas, c’est réellement un cas étrange. Presque un an ! Presque un an, et elle est toujours aussi vivante. Ma tata a moi a beau être morte depuis un petit moment, je pense à elle tout le temps. Des morts comme elle, la vie en redemande, elle n’en aura jamais assez.

Mais de quel atèle parle-t-on ?

Ma tata, j’ai déjà raconté tout ça, habitait rue Larrey, dans une HLM riquiqui de Paris dont les fenêtres – les siennes en tout cas – donnaient sur le jardin de la Grande Mosquée. Des fois, on voyait des gens marcher dedans, avec de grands habits blancs. On aurait dit un pays chaud, je me demande s’il n’y avait pas des orangers. Sûrement. Ou alors des citronniers. Chez tata, quand on n’était pas sur le balcon à appeler les pigeons, il fallait toujours se serrer contre une table ou un meuble, même quand on était petit comme moi, car elle habitait dans un mouchoir, un mouchoir rempli d’oiseaux et de bêtes étranges venues du monde entier.

Du coup, un jour, j’ai rencontré l’atèle. C’est un singe, je précise pour les nigaudons. Un singe d’Amérique du sud qu’on appelle le singe-araignée. Il y en a des tas de sortes, mais le mien était tout noir, plus grand que moi quand il dépliait sa longue carcasse, mais il ne le faisait jamais. L’atèle vivait courbé comme un vieux saule pleureur. Le plus magnifique de tout, c’était ses gants de cuir noir plissé. On aurait juré qu’il venait de les enfiler pour nous recevoir. Ce singe aimait la visite, au moins pendant les premières années de sa vie de prisonnier. Je le voyais comme cela. Comme le prisonnier d’une princesse des animaux. La cage est si dorée que, si on ne fait pas gaffe, on ne voit plus les barreaux. Mais l’atèle n’oubliait pas. Quand il me regardait jusqu’au fond de l’oeil, je voyais le désert de Gobi et des milliers de larmes.

Comment avait-il atterri chez ma tata ? Elle l’avait récupéré chez un type qui n’en voulait plus. Une de ces braves personnes qui jouent avec les bêtes avant de les jeter à la poubelle. Au début, chez tata, il vivait plus ou moins dehors. Elle se moquait des crottes et des pipis. Si. D’ailleurs, pour être honnête jusqu’au bout, ma tata a fait dame pipi dans un de ces bistrots où on joue aux courses. Il fallait une énergie mortelle. Elle l’avait.

Le singe aimait bien les enfants. Je le prenais contre moi, et il m’embrassait à sa manière, entourant ses deux bras de géant autour de mon cou. Moi, je lui prenais la main, et je regardais son gant. Qui n’a pas vu une main d’atèle a perdu sa vie, et je m’y connais dans ce domaine. En temps ordinaire, le singe se promenait à peu près à sa guise. À peu près. Quand tata partait, par précaution, elle enfermait l’atèle dans une cage où l’animal se morfondait à vue de nez. Affreux.

Et c’est comme ça qu’un jour, tata est partie faire des commissions. Le reste, je le tiens d’elle. Je ne l’ai pas vu, mais je SAIS que c’est vrai, parce qu’elle était incapable de nous raconter des salades. La réalité était toujours plus folle que la plus folle des inventions. Donc, un matin, tata part et enferme l’atèle dans sa cage. Et dégringole les quatre étages, direction le marché de la rue Mouffetard. Sauf qu’elle avait mal refermé la cage de l’atèle. La suite ne peut qu’être reconstituée. Un, il ouvre la porte, descend par terre et commence à faire le con. Je vois très bien. Deux, il cherche une vraie distraction, qui lui ferait des souvenirs. Trois, il fait la chasse aux autres animaux de ma tata.

Ici, comme on dit, une incise. À ce moment précis de sa vie, je ne sais plus ce que comptait la ménagerie de ma tata. Disons quatre chiens, huit chats, deux fennecs, entre 100 et 200 oiseaux, entre 50 et 150 hamsters – elle revendait les petits sur les quais -, le perroquet Coco, le singe, un faisan. Ce n’est pas un inventaire, juste une évocation. Je sais bien que j’en oublie. Trois donc, il fait la chasse aux animaux. Les chiens aboient, les chats sautent sur les meubles le poil tout hérissé, les fennecs se planquent sous le buffet de la cuisine, Coco appelle la police en imitant la voix de ma tante, les hamsters quittent prudemment leur roue éternelle et se mettent à l’abri dans leur casemate de contreplaqué.

Quatre, l’atèle se redresse une fois pour toutes. Spartacus ! La révolte des esclaves ! Tout le pouvoir aux animaux ! La liberté ou la mort ! En avant comme avant ! L’atèle décide tout seul une évasion de masse en plein Paris. Je dis bien de masse, car ce singe était visiblement généreux et n’entendait pas s’enfuir tout seul. Cinq, il rassemble ses troupes dans le minuscule couloir de l’entrée de tata, et il ouvre la porte palière. Comment ? J’en sais rien du tout. Peut-être que ma tata ne l’avait pas claquée convenablement. Peut-être que l’atèle était serrurier.

Où en étais-je ? Six, il ouvre la porte, et libère d’un coup les chats, les chiens et les fennecs. Au moins. Et puis, montrant par là qu’il n’a aucune intention de revenir, d’un geste théâtral et splendide, il franchit le seuil en dernier et claque la porte derrière lui. La cavale n’a pas duré aussi longtemps qu’il l’avait peut-être imaginée. La suite, telle que racontée par ma tata, est la suivante. Une voisine, qui remontait avec un cabas chargé, a entendu des bruits ahurissants dans la cage d’escalier, et vu fondre sur elle une armée libératrice composée de chats, et de chiens, et de fennecs, suivie du général Atèle en personne, poussant quelques cris d’encouragement. La voisine serait tombée comme une masse, victime d’un malaise cardiaque (bénin).

Ainsi échoua l’une des plus courageuses tentatives de libération du règne animal entreprises sur le sol de Paris. Je raconterai un autre jour – quand il fera beau – ce qu’est devenu ce singe héroïque. De toute façon, il est comme ma tata. Immortel.

À vos portefeuilles ! (aider Terre de liens, tout de suite)

Vous me direz si le contre-emploi me va bien au teint. Car, retenez votre souffle, je vais vous parler d’une information heureuse autant que positive. Je sais bien que cela ne saurait annuler à vos yeux les milliers de mauvaises nouvelles dont je vous abreuve depuis bientôt deux ans, mais on fait ce qu’on peut. Appelons cela un début. Qui ne risque rien n’a rien, et pierre qui roule n’amasse pas mousse, même si tout ce qui brille n’est pas or.

Terre de liens (ici) est une association géniale, qui a créé en 2006, avec la Nef, société coopérative de finances solidaires (ici), un outil. Ni tranchant comme une faucille, ni contondant comme un marteau. Un outil de rêve, qui serait une treille, une maille, un pont de lianes aussi solide que celui, en acier, de Tancarville. Mais qui tiendrait dans la main, et qui tendrait d’ailleurs la main à qui le veut bien. Je m’égare ? Je m’égare.

Cet outil, c’est une épargne collective qui permet d’acheter des terres agricoles partout en France, puis de les mettre à disposition de paysans bio sous la forme d’un bail particulier. Voilà des gens qui en ont marre de seulement radoter. Ils agissent, constatant que 200 fermes continuent de disparaître chaque semaine en France, et que 160 hectares de terres agricoles sont sacrifiées chaque jour au dieu Béton de notre monde de pacotille. Ils agissent, alors que ce gouvernement ne sait pas quoi faire pour honorer sa minuscule promesse de faire passer l’agriculture bio de 2 % de la surface agricole à 6 % en 2012. Ils agissent, au moment où 50 % des produits bio consommés en France sont importés, pour la raison centrale que la FNSEA et tous les pouvoirs depuis 1945 ont étouffé de concert toute chance de vrai renouveau de l’agriculture humaine, écologique et prospère.

J’arrête là ma péroraison. Les gens de Terre de liens ne se contentent pas d’acheter et d’offrir des baux très avantageux. Là où leurs forces le permettent, ils tentent de faire de la politique, dans le sens simple et vrai de ce mot. Ils mettent en mouvement, interrogent les acteurs locaux, remuent les inerties et les courbatures, créent de nouveaux espaces vivants de combat. Alors, je vais vous dire : ils peuvent compter sur mon argent. Et j’espère bien, si vous en avez un peu, sur le vôtre. Car en l’occurrence, nulle lamentation en vue : de l’action, du concret, et même au passage la grande joie de participer à une œuvre utile à tous et à soi.

Courant juillet, mon ami Patrick m’a montré au passage de son auto un lieu superbe, en bordure de rivière, où Terre de liens était en train d’installer des paysans. Je ne sais si cela marchera, on s’en doute. Mais enfin, j’en trépignais intérieurement. La propriété se compose d’1,5 hectare de terre cultivable et arrosable, de 2 hectares de pâtures, de 15 hectares de bois. Une misère, dans l’univers productiviste des saigneurs en place. Pourtant, un homme a décidé de relever le gant, et de se lancer dans le maraîchage biologique, à l’aide de la traction animale. La remarquable association Prommata (ici) donnera la main, car elle pense, cette rétrograde, que l’animal est moderne, et pour tout dire, éternel.

Eh bien voilà, je vous ai dit ce que je souhaitais vous dire. En espérant que le choc de tant d’optimisme ne vous aura pas fait perdre de vue que je suis toujours le même.

PS : Je dois ajouter que le réseau de boutiques BIOCOOP (ici) joue un rôle de premier plan dans toute cette histoire. Ces magasins sont une bénédiction.

La moitié d’un pain et un livre (sur Federico García Lorca)

J’ai la chance insolente d’aimer de passion Federico García Lorca. Elle est insolente, car je n’ai rien fait pour cela. J’aime, voilà. Dans la langue castillane qu’utilisait le poète, les mots sont des nuages, des ombres et des silhouettes, des regards ou des caresses, d’innombrables émotions. On rencontre Séville, on traverse des ponts, on se laisse mener par le bout du museau de chevaux noirs. Tout y est beau. Par prodige, celui qui entre dans l’univers pourtant fracassé de García Lorca n’y trouvera ni laideur ni bassesse. Il lui faudra penser à la grandeur de l’âme, à ce que peut bien signifier une existence humaine.

Fracassé. Oui. Tout le monde (ou presque) sait que Lorca a été assassiné en 1936 dans les rues de Grenade, cette ville qu’il adorait. Par la canaille fasciste qui se levait alors contre la République. Lorca était né en 1898 dans un village non loin de Grenade, Fuente de Vaqueros. En septembre 1931, alors que la deuxième République espagnole n’a que cinq mois, et que se répand l’espoir fou d’une vie neuve, il revient chez lui pour un discours, à l’occasion de l’inauguration d’une bibliothèque. La foule réunie est de pauvres et de gueux. Federico pourrait lâcher quelques mots sur les monarchistes honnis, les fascistes qui, déjà, menacent l’Espagne, les patrons qui exploitent leurs ouvriers agricoles jusqu’à la mort. Mais non.

Non, car ce poète ne pouvait jamais dire que la quintessence. Et ce jour-là, il explique à des miséreux qu’un livre est essentiel à toute vie digne d’être vécue. Car il est horizon. Car il est liberté. Il dit ainsi : « L’homme ne vit pas seulement de pain. Et si j’avais faim, si j’étais désemparé dans la rue, je ne demanderais pas un pain. Non, je demanderais la moitié d’un pain et un livre ». Et encore ceci : « Tous doivent jouir des fruits de l’esprit humain, faute de quoi ils seront changés en machines au service de l’État, en esclaves d’une terrible organisation sociale ». Enfin, insistant sur l’importance cruciale de la culture, Lorca conclut : « C’est seulement au travers d’elle que pourront être résolus les problèmes dont discute aujourd’hui le peuple, plein de foi, mais pauvre de lumières ».

Je vous laisserai lire plus bas le texte original, pour ceux qui aiment être bercés par la musique de cette langue si singulière. Un dernier mot. Pourquoi ? Parce que. Parce que juillet a toujours été pour moi, et demeurera, le mois de l’été et celui du golpe criminel du général Francisco Paulino Hermenegildo Téodulo Franco y Bahamonde. Les noms de Buenaventura Durruti, Andreu Nin et bien entendu Lorca, continuent de vivre en ma compagnie.

Faut-il oser un mot sur la crise écologique ? Pour sûr. Sans culture, sans la création d’un vrai mouvement culturel des profondeurs, dont nul ne peut encore prévoir les contours, rien ne changera. Rien. Les pitres que nous connaissons tous, dont certains affublés d’oripeaux « écologistes » continueront de régner sur ce monde qui agonise. Oui, Lorca a raison. Des livres, des vrais ! De la culture, et non les épouvantables succédanés qu’on nous oblige à ingurgiter ! Des penseurs ! De la pensée ! Et de la poésie. « ¡Libros! ¡Libros! Hace aquí una palabra mágica que equivale a decir : “amor, amor” .»

Locución de Federíco García Lorca al Pueblo de Fuente Vaqueros 

 « Cuando alguien va al teatro, a un concierto o a una fiesta de cualquier índole que sea, si la fiesta es de su agrado, recuerda inmediatamente y lamenta que las personas que él quiere no se encuentren allí. ‘Lo que le gustaría esto a mi hermana, a mi padre’, piensa, y no goza ya del espectáculo sino a través de una leve melancolía. Ésta es la melancolía que yo siento, no por la gente de mi casa, que sería pequeño y ruin, sino por todas las criaturas que por falta de medios y por desgracia suya no gozan del supremo bien de la belleza que es vida y es bondad y es serenidad y es pasión.

Por eso no tengo nunca un libro, porque regalo cuantos compro, que son infinitos, y por eso estoy aquí honrado y contento de inaugurar esta biblioteca del pueblo, la primera seguramente en toda la provincia de Granada.

No sólo de pan vive el hombre. Yo, si tuviera hambre y estuviera desvalido en la calle no pediría un pan; sino que pediría medio pan y un libro. Y yo ataco desde aquí violentamente a los que solamente hablan de reivindicaciones económicas sin nombrar jamás las reivindicaciones culturales que es lo que los pueblos piden a gritos. Bien está que todos los hombres coman, pero que todos los hombres sepan. Que gocen todos los frutos del espíritu humano porque lo contrario es convertirlos en máquinas al servicio de Estado, es convertirlos en esclavos de una terrible organización social.

Yo tengo mucha más lástima de un hombre que quiere saber y no puede, que de un hambriento. Porque un hambriento puede calmar su hambre fácilmente con un pedazo de pan o con unas frutas, pero un hombre que tiene ansia de saber y no tiene medios, sufre una terrible agonía porque son libros, libros, muchos libros los que necesita y ¿dónde están esos libros?.

¡Libros! ¡Libros! Hace aquí una palabra mágica que equivale a decir: ‘amor, amor’, y que debían los pueblos pedir como piden pan o como anhelan la lluvia para sus sementeras. Cuando el insigne escritor ruso Fedor Dostoyevsky, padre de la revolución rusa mucho más que Lenin, estaba prisionero en la Siberia, alejado del mundo, entre cuatro paredes y cercado por desoladas llanuras de nieve infinita; y pedía socorro en carta a su lejana familia, sólo decía: ‘¡Enviadme libros, libros, muchos libros para que mi alma no muera!’. Tenía frío y no pedía fuego, tenía terrible sed y no pedía agua: pedía libros, es decir, horizontes, es decir, escaleras para subir la cumbre del espíritu y del corazón. Porque la agonía física, biológica, natural, de un cuerpo por hambre, sed o frío, dura poco, muy poco, pero la agonía del alma insatisfecha dura toda la vida

Ya ha dicho el gran Menéndez Pidal, uno de los sabios más verdaderos de Europa, que el lema de la República debe ser: ‘Cultura’. Cultura porque sólo a través de ella se pueden resolver los problemas en que hoy se debate el pueblo lleno de fe, pero falto de luz ».

Septiembre de 1931

 


Une paire de fesses géantes (au bord de l’eau)

Des fois, ne rien penser. Hier, la rivière. Plus haut que d’habitude. Vers la montagne, vers la petite montagne où elle prend sa source. Là-haut, le granite a remplacé les quartzites et les schistes du bas. Pour arriver au point où j’ai fait le vide en moi, il faut dépasser D., puis C., qui est encore plus petit, bien plus petit.

Après C., compter un kilomètre le long de cette minuscule départementale grillée par juillet, et s’arrêter. À main droite coule la rivière. Dans le creux, dans la roche, dans la gorge profonde. On voit très clairement la fantaisie d’un méandre, qui encercle une butte boisée. Pour se rapprocher, il faut se jeter dans les genêts, les petits chênes qui s’accrochent vaille que vaille, puis les pins sylvestres. Dans l’ombre, il y a même quelques hêtres.

Pourquoi ce lieu-ci ? Il faut en finir avec cet insupportable suspense : cette butte boisée compte quelques ruines d’une antiquité vieille de dix siècles, le château de V. Si je m’appelais Maurice Leblanc, il ne fait guère de doute que j’aurais convoqué sur place Raoul de Limézy, Louis Valméras, le prince Paul Sernine, Don Luis Perenna, Jim Barnett, Jean d’Enneris, Raoul d’Avenac, ou encore Victor Hautin le flic, tous avatars, alias et pseudonymes d’Arsène Lupin. Car ces ruines, bien que cachées sous la mousse des siècles, font croire l’aventure encore possible. Quelle atmosphère !

La rivière, dessous, fait craquer à son rythme des blocs de granite de 100 tonnes. Et plus. Et moins. Il en est de tout droits, levés à la perpendiculaire, que des ruissellements finissent par entailler du haut jusqu’en bas. Il y en a de tout allongés, formant des bancs, des sièges, d’énormes dalles et platiers adoucis par les eaux inlassables. Lesquelles sont vertes, jaunes et froides, tentatrices au-delà de ce que je peux décrire.

Or donc, ne rien penser. C’est dur. J’ai passé une heure allongé sur la pierre, protégé du soleil fou par une masse de trente tonnes. L’ombre du granite était délicieusement froide, et j’avais deux livres en mains, ce qui n’est jamais une bonne idée. D’abord le tome trois des aventures de Jack Aubrey, capitaine de la Navy au temps de Napoléon. Aubrey et son ami Stephen Maturin, chirurgien mais aussi fameux naturaliste, écument les mers du monde pendant plus de vingt ans, et au cours de plus de vingt romans (signés Patrick O’Brian, chez Omnibus). Mais je n’ai pas pu, et le livre m’a servi d’oreiller. Confortable, je dois dire. L’autre bouquin était signé d’un certain Balzac, évoquant cette Comédie humaine dans laquelle nous sommes tous plongés.

J’ai bien tenté de m’intéresser aux aventures du jeune Lucien, qui n’a pas encore quitté Angoulême, mais rien à faire. Le livre m’est littéralement tombé des mains, puis a glissé dans un entonnoir de granite, sans heureusement atteindre l’eau. Et cette fois, j’ai cessé de lutter contre la puissance du monde, enfin. Je vous explique. La tête posée sur Jack Aubrey, j’avais, en ouvrant les yeux, la vision enthousiasmante d’une paire de fesses colossales juste au-dessus de moi. À n’y pas croire. À se pincer. La falaise  derrière moi arrondissait ses formes d’une façon hallucinante. Je suis bien obligé de vous parler d’un cul géant, magnifique, inoubliable. Et, pour je ne sais quelle obscure évidence, féminin.

Donc, ce cul. Je ne pouvais, restant allongé, voir ma si chère rivière. Mais sa musique inimitable entrait en symphonie par mon oreille gauche pour s’évanouir par la droite. Le vent qui venait de l’eau, donc de mes pieds, était saharien mais bienfaisant, et je le respirais calmement, par le nez, sans nulle cesse. Je me répète : la pierre refroidie, la musique, le vent chaud dans les narines, et même un filet d’air qui, circulant à travers les failles derrière moi, venait me rafraîchir la nuque. Je ne mens ni n’en rajoute. Ou plutôt si, il me faut bien ajouter qu’en jouant des yeux sans bouger la tête, je voyais sur l’autre rive le dessin vert et rouge des pins sylvestres se dessiner sur le ciel bleu.

Bon, et après cela ? Après cela, pour la raison que je suis un obsédé, j’ai songé à la crise écologique. Ce n’était pas l’endroit le mieux indiqué, mais enfin, y en a-t-il ? Oui, j’ai songé à cette terrible crise de la vie sur terre, qui menace tous les édifices. Et pour la énième fois, j’ai constaté que notre temps humain ne nous prépare guère aux changements radicaux qui ont d’ores et déjà commencé. Notre temps est petit, pour ne pas dire mesquin. La rivière, par exemple, considère son œuvre aux dimensions inouïes de l’éternité, ou presque. Nous voulons juste passer à travers les gouttes, espérant que nos enfants ne seront point trop douchés, rêvassant, dans notre indolence coutumière, au sort on ne peut plus éventuel de nos petits-enfants. Pour le reste, rideau.

Avouons-le, c’est embêtant. Car justement, pour affronter la crise écologique, il faut et faudra toujours plus considérer le temps. Un temps qui n’est pas le nôtre, pauvres petits humains que nous sommes. Mais un autre, immensément étiré le long des berges de la rivière. Où je compte bien retourner regarder cette fabuleuse paire de fesses en dessous du ciel, au-dessus de l’eau.