Archives de catégorie : Beauté

Zapatero, Zapatera, socialauds d’Espagne et d’ailleurs

Je souhaite ardemment que personne ne vienne prendre leur défense, ici tout au moins. Car ailleurs, je sais combien ils sont choyés, aimés, cajolés. Madame Ségolène Royal – dite la Zapatera – ne s’est-elle pas excusée il y a quelques jours, au nom de nous tous, auprès de son si cher ami José Luis Rodríguez Zapatero, Premier ministre espagnol en titre ? Ne lui a-t-elle pas demandé de pardonner des propos prêtés à notre Sarkozy national ? Si.

Or que font donc les socialistes espagnols ? Ils détruisent avec frénésie ce qui reste de ce pays de légende. En janvier 2008, avant donc l’annonce de la crise économique que vous savez, j’ai écrit (ici) sur quoi reposait le soi-disant miracle espagnol, avec ces taux de croissance admirés d’un bout à l’autre de notre Europe si malade. Tenez, je me cite : « Du temps de Franco, vieille et sinistre baderne aux ordres du pire, le choix majeur a été de vendre le pays au tourisme de masse. Une aubaine pour les vacanciers français découvrant, dans les années 60, la défunte Costa Brava, puis le reste. Les héritiers du Caudillo, de droite d’abord, puis de gauche, ont poursuivi dans la même direction, toujours plus vite, toujours plus loin. Le Premier ministre en place, José Luis Rodríguez Zapatero, ne cesse de vanter l’état de l’économie espagnole, qui lui devrait tant. Par parenthèses, faut-il rappeler l’enthousiasme de madame Royal chaque fois que quelqu’un l’appelle la Zapatera ?

Tout est malheureusement connu, et le Parlement européen lui-même a condamné sans appel des « projets d’urbanisation massive (…) sans rapport avec les véritables besoins des villes et villages concernés », contraires « à la durabilité environnementale » et qui ont des effets « désastreux sur l’identité historique et culturelle » des lieux (www.batiweb.com). Voilà pourquoi, bien qu’aimant l’Espagne et sa langue, je mets rigoureusement dans le même sac le PSOE – parti socialiste au pouvoir – et le PP, ou Parti populaire, de droite. Plutôt, parce que j’aime profondément l’Espagne. Mais vous aurez rectifié de vous-même.

Pourquoi ce rappel ? Mais parce que les socialistes au pouvoir à Madrid s’attaquent aujourd’hui au grand joyau ornithologique de la péninsule, l’Estrémadure. Je connais ce lieu, qui est rude au regard et au corps. Froide l’hiver, brûlante l’été, la région abrite une sorte de savane arborée méditerranéenne, la dehesa. Comme un compromis entre la nature et l’homme, immémorial, sur fond de chênes verts, d’oliviers sauvages, de genêts, d’arbousiers et de troupeaux. C’est aussi le pays des oiseaux. Des grandes outardes. Des vautours fauves, moines, percnoptères. Des grues. Des oies. Des canards. L’Éstrémadure est si pauvre que les bureaucrates madrilènes l’ont laissée en paix, tout occupés qu’ils étaient à ronger les côtes sublimes du pays.

Fini. Le gouvernement vient de décider une série de mesures scélérates au dernier degré. La plus extravagante est peut-être le cadeau fait à une transnationale étasunienne, Florida Power and Light (ici), qui pourra construire deux usines solaires cette année à Casas de Hito, en Estrémadure. 600 millions d’euros d’investissement – on ne sait rien d’autres arrangements éventuels, qui peuvent se produire néanmoins – et 100 emplois à la clé. 100 emplois en échange d’un paradis des oiseaux. En 2007, on a dénombré à Casas de Hito 11 325 grues. Et sept espèces d’oies, et 140 000 canards hivernant à trois kilomètres, sur le lac de barrage de Sierra Brava. Je dois vous avouer que je n’ai pas regardé de près les dangers que feront peser sur les oiseaux sauvages ces installations. Et vous renvoie à une pétition des naturalistes espagnols de SEO (ici). Ils sont déprimés. Moi aussi.

D’autres projets simplement criminels menacent l’Estrémadure. Une raffinerie de pétrole à Tierra de Barros, des centrales électriques, des parcs éoliens lancés dans des conditions douteuses de légalité, et qui sont apparemment dangereux pour des oiseaux comme les vautours. Lesquels sont magnifiques, à la différence de ceux qui traînent dans les bureaux des promoteurs d’Ibérie comme de France.

Je vois bien que naît sous nos yeux encore ébahis un capitalisme vert censé nous clouer le bec. Si vous avez le moindre doute, jetez un œil ici, je crois que nous nous comprendrons. Eh bien ? Au risque flagrant de me répéter, il n’est pas question de considérer ces gens-là, qui incluent évidemment nos socialistes comme de vagues cousins un (long) temps égarés. Ce sont des adversaires. Ce sont des ennemis. Et je vous jure que je les exècre. Zapatero, Zapatera, toutes ces camarillas, tous ces sbires, tous ces fifres et sous-fifres, tous ces petits marquis, ces Dray, Mélenchon, Royal, Hollande, Fabius, Weber, Bartolone, Aubry, Rebsamen, Le Guen, Hamon, Delanoé, Désir, Bloche, ad nauseam. J’ai pris le parti des oiseaux et du vol libre au-dessus des cimes, celui des migrations, celui de Nils Holgersson, celui de la beauté. J’ai pris le parti du soleil, de la lune, de la pluie et des arbres. Et ce n’est pas le leur.

Y a pas d’âge pour faire (une guerillera de 71 ans)

Madeleine – merci ! – a trouvé ce papier pour moi sur le site (en anglais) de Guerilla Gardening (ici). Cela raconte, photos à l’appui, les aventures jardinières d’Élise, une Parisienne de 71 ans qui réside au Quartier latin. Elle a vécu à la campagne, et par miracle maintenu des liens vivants avec la nature. Or un jour, apprenant l’existence de cette géniale organisation, Guerilla Gardening, elle a décidé d’entrer dans la danse.

Guerilla Gardening rassemble ceux qu’attristent et révoltent les villes délaissées, sans arbres ni fleurs. Comptez. Plutôt, ne comptez pas, il y en a trop. Depuis 2004, ces guerilleros du jardin  embellissent en cachette les coins de rue, les terrains vagues, les jardinières et pots oubliés, les murs cachés. Génial, je vous l’avais dit. Eh bien, Élise fait exactement pareil. Deux actions de gloire sont déjà son actif. La première : avisant une immense jardinière servant de dépôt d’ordures diverses, elle la change en quelques nuits d’excitation – aidée par le fleuriste du coin, qui lui porte nuitamment de lourds arrosoirs – en une petite merveille pleine de capucines et de roquette.

La seconde action d’Élise – Élise ou la vraie vie ? – concerne une autre jardinière, située elle dans sa rue, juste en face de son domicile. Appartenant apparemment au « Département des Espaces verts de la Ville de Paris », qui s’en foutait royalement, la jardinière avait enduré seule un été meurtrier, et gravement souffert. Pour Élise, une injure personnelle, en tout cas un défi. Je vous passe les détails, qui mènent droit à l’éclosion de tulipes rouges au milieu de ce rien du tout déprimant. En prime, Élise a planté des bulbes de tulipes au pied d’arbres de sa rue. Aux dernières nouvelles, tout va bien pour les fleurs, merci.

Voilà. Ce n’est rien. Ce ne serait rien si ce n’était tout. Car quiconque relève la tête, dans ce monde soumis et malade, est non seulement un rebelle, mais aussi un espoir. Un grand espoir. Enfin, je crois.

Ode au puffin inconnu (visite à l’archipel de Riou)

Au printemps 2001, alors que j’étais jeune et fringant, je suis allé sur l’archipel de Riou, tout près de Marseille. Pas Frioul, qui se trouve en face quand on se tient à l’entrée du Vieux Port. Non, Riou, que tant de Marseillais ignorent totalement. Si je repense à ces instants de bonheur pur, c’est parce que j’en ai soupé. Pour un temps, je ne peux plus supporter ces misérables embrouilles dont je vous entretiens pourtant à loisir. J’en ai marre, de ces joutes, du pouvoir, des cheffaillons, de ces tristes structures humaines qui nous déshonorent tous un peu. Moi qui déteste tant l’autorité, la hiérarchie, les convenances, tous ces salamalecs qui rendent les sociétés humaines possibles – sinon désirables -, je pense donc à l’archipel.

Un jour, je me suis retrouvé à l’arrière d’un Zodiac courant sur l’eau à une vitesse désarçonnante. Tenant un bout, autrement dit une corde, pour ne pas être éjecté droit dans la mer Méditerranée. Le pneumatique tapait, cognait contre l’eau et faisait des bonds de cabri. Quel sport ! Si je m’étais retourné à ces moments-là, j’aurais aperçu le cap Croisette, masquant Marseille. Mais comment aurais-je pu faire ?

Alain tenait le manche, apparemment indifférent aux formidables tressautements. Responsable de Conservatoire, études des écosystèmes de Provence (CEEP), une association naturaliste et scientifique, il s’occupait de l’archipel pour le compte du Conservatoire du Littoral. Faisait-il beau ? Oui, il faisait beau. Un soleil couleur feu. Une mer couleur Marine. Passant au sud de l’île Maïre, la plus proche de la côte, Alain m’a montré sur une corniche l’un des faucons pèlerins de l’archipel. On eût dit une souris grise assise sur une nappe blanche, à 100 mètres de hauteur. Oui, j’ai oublié de le préciser, tout Riou est calcaire. Blanc calcaire. Et Maïre ressemble à un éléphant blanc dont la peau crevassée remonterait aux temps affreux où n’existait pas encore l’urbanisation généralisée des côtes de Mare Nostrum.

Dites-moi, vous souvenez-vous que la Méditerranée est Mare Nostrum ? Notre mer à tous ? Mais revenons à Riou, qui compte quatre îles – Riou, Jarre, Maïre et Plane – et des îlots. De loin sur l’eau, l’effet est incroyable. Car les heutes falaises de certaines îles, Riou notamment, semblent des montagnes de sel, ou de sucre, posées sur le bleu noir des flots. Il y a 8 à 9 000 ans, Riou n’était qu’une pointe de terre en mer. Après avoir puissamment baissé – entre 100 et 120 mètres – au cours de la régression grimaldienne, la Méditerranée est ensuite remontée, créant Riou et ses petites soeurs. Je le précise, la régression grimaldienne n’a rien à voir avec Albert Grimaldi, prince de Monaco. Du moins, je ne crois pas qu’il puisse s’agir du même phénomène.

Le Zodiac a tournicoté autour des îles avant de s’engouffrer, au sud de Riou, dans une minuscule faille, une lèvre entre deux parois où le clapot, devenu furieux, paraissait capable de nous casser la tête contre la pierre. Le lieu s’appelle « La calanque des Anglais ». Il n’est pas impossible que des contrebandiers se soient cachés ici. Seulement une petite heure, le temps de tromper l’ennemi, avant de repartir la peur au ventre. Riou est un lieu empli d’une histoire dense, pour qui sait lire. L’île a été une pêcherie de thon à l’époque gallo-romaine, ce qui ne se produirait plus aujourd’hui. Car le thon, pillé, n’est plus. Elle a été un repaire de pirates, lesquels se sont reconvertis. Elle a été la cible des Barbaresques, elle a été carrière de sable et de pierre, et bien entendu avant-poste militaire. Quelle île n’aura pas été, dans le passé humain, un avant-poste militaire ?

Bon, je préfère l’état actuel. Sur Riou, l’un des points les plus secs de France, il ne pleut que 350 mm d’eau par an, et le vent fou de Méditerranée souffle 362 jours par an, dont 200 plutôt fort. Les plantes se sont adaptées et portent des feuilles écailleuses qui limitent l’évaporation. Le plus étonnant, c’est que 360 espèces végétales ont été recensées, dont 18 sont protégées, comme la passerine hirsute, l’astragale de Marseille ou la petite saladelle.

Ce jour-là, j’ai débarqué sur la plage de Monasterio, accueilli par des criaillements de goélands leucophées. Il y en a des milliers. Des milliers, dont certains vous frôlent depuis les cieux. Un désordre écologique de plus, qui s’explique largement par les décharges de l’arrière-pays continental. En choisissant – avec goût – Riou pour pondre, les goélands apportent aussi, par leurs déjections, un azote qui finira en nitrates. C’est un bon dopant, qui favorise les plantes les plus banales, au détriment des petites du pays. Et les rats s’en donnent à  cœur joie. Pas les surmulots de nos égouts, mais des rats noirs, introduits là par Dieu sait qui et quand. Ceux-là mangent à l’occasion des plantes.

Les rats noirs se plaisent donc beaucoup à Riou. Sur l’île Plane, on en a dénombré jusqu’à 140 à l’hectare ! Du coup, on les piège. Je sais, c’est assez cruel, mais ces animaux ne sont pas seulement des herbivores. Ils s’attaquent aux oeufs et aux poussins de goélands. Pas grave ? D’un certain point de vue, ce n’est pas si grave, en effet, puisque les goélands se comptent en milliers de couples. Mais que faites-vous des puffins ?

En 2001, quand j’étais là-bas, l’archipel de Riou abritait 10% des puffins de Méditerranée, 27 % des cendrés, et 30% des pétrels tempête ! Je parle là, bien entendu des oiseaux « français ». Qui sont comme de tout petits albatros, passant l’essentiel de leur vie en pleine mer, à l’autre bout du monde, avant de revenir nicher à Riou au printemps. Les puffins nichent, il n’y a pas de meilleur mot, dans des terriers de pierre, à flanc de falaise quand c’est possible. Cela limite la casse, certes, mais les rats se jouent de la plupart des difficultés. Et le poussin de puffin est contraint de passer la journée tout seul, terré dans le calcaire, en attendant le retour des adultes ! Si le rat arrive, je réfère ne pas imaginer.

Mais ce jour de 2001, j’ai eu une chance insolente. Après visite, infructueuse, de deux terriers, je me suis glissé dans un semblant de grotte. J’entendais la mer au-dessous, qui paraissait grignoter le soubassement de pierre. Elle bouillonnait d’une jeune vie inépuisable. À un moment, il m’a fallu comme plonger dans le noir, me frottant à des parois humides, sans émettre le moindre son, bien entendu. Avec prudence. Avec délicatesse. Mais cela valait la peine. Allumant une discrète lampe frontale, j’ai bel et bien vu un puffin cendré, qui lui-même me regardait sans crainte apparente. Ces oiseaux, qui vivent si loin de nos folies, nous redoutent moins qu’il ne faudrait. Je vous donne mon avis. En tout cas, un puffin, dans une grotte, au-dessus d’une mer assaillante.

Puis quoi ? Puis rien. Pensant à ces (déjà) lointains souvenirs, ce mercredi 18 mars 2009, je me dis que la vie reste belle, dans quelques interstices en tout cas. Voyez le bien que me font les puffins. J’en ai oublié, provisoirement il est vrai, tous ceux qui s’en prennent à la vie. Tous ceux qui s’en accommodent. Tous ceux qui pourraient, qui devraient, et qui se taisent pourtant. Je n’ai cité personne. Une belle journée de printemps à tous.

Un homme juste est mort (Henri Pézerat)

Je vais essayer de cacher ma peine, qui est immense. Et je vais tenter de parler d’un vivant qui fut beau. Je ne prétendrai pas être un intime de l’homme qui vient de mourir, mais je le connaissais bien. Et j’aimais Henri Pézerat, cela ne fait aucun doute.

Henri vient d’y passer. J’en ai le frisson. Ce n’est pas un deuil, c’est la vraie grande douleur du manque. Je ne pourrai plus l’appeler au téléphone. Je ne pourrai plus passer le voir dans son appartement de Fontenay. Merde, ce n’est pas seulement insupportable, c’est incroyable. Quel âge avait Henri ? Je pense 77 ou 78 ans, j’ignore au juste. Il était fatigué. Non pas de vivre. Son esprit était fait pour durer des siècles. Hélas le corps ne suivait plus. Son cœur lâchait. Mais son esprit !

J’ai rencontré Henri en 1994. À cette époque, il était encore directeur de recherche au CNRS, à Jussieu (Paris). Il était toxicologue. Ce jour-là, grâce à lui, j’ai tout compris du drame absolu de l’amiante. Il ne faut pas commettre d’anachronisme. En cette année 1994, Henri bataillait seul. Seul en France, où des milliers de scientifiques travaillent pour l’armée ou l’industrie. Seul, il avait démonté le dossier de l’amiante, de l’exposition des prolos à cette fibre assassine. Il disait déjà les milliers de morts par an. Tout ce qu’il m’a dit ce jour fabuleux – pour moi – a ensuite été confirmé.

Mais il était seul. Contre les institutions, les ministères, les officiels, et même un peu et beaucoup les syndicats. Henri connaissait d’autant mieux l’amiante qu’il avait bataillé dans les années 70, dans cette fac de Jussieu devenue tombeau pour tant de salariés, contre le flocage des plafonds à l’amiante. À la différence de cet atroce personnage appelé Claude Allègre, il savait, il gueulait.

Non, il ne gueulait pas. Henri était finalement un homme discret, mais un combattant qui jamais ne lâchait prise. Moi qui l’ai tant poussé à raconter sa vie, j’ai fini par en connaître des bribes. Ce chercheur rarissime était proche du peuple. Il avait été un militant ardent du Parti Communiste, puis un opposant interne au stalinisme, et s’était finalement rabattu sur le syndicalisme. Mais Henri sera toujours resté, à mes yeux, un communiste à l’ancienne, un communiste d’avant la glaciation, un Juste. Il n’aimait pas que j’emploie ce mot pour parler de lui. Il n’aimait pas qu’on parle de lui. C’était un Juste.

Le combat pour l’interdiction de l’amiante, obtenue en 1997, lui doit à peu près tout. Certes, sans certains autres, cela aurait traîné un peu plus. Mais sans lui, nul ne sait si nous aurions obtenu cette fragile victoire. Il a été l’âme, le centre, le moteur de cette terrible bataille au couteau contre les salopards de ce monde malade. Je suis fier – et non pour moi, je l’assure -, je suis fier d’avoir obtenu que le journal Le Monde fasse une page entière sur le sujet, le 31 mai 1995, avec un dessin du visage de Henri en une. Je salue au passage, d’ailleurs, l’ami Jean-Paul Besset, sans qui cela aurait été impossible. Vous ne le savez pas, mais le journaliste que je suis a ramé des mois entiers, à cette époque, pour faire circuler de maigres informations sur ce qui était pourtant un drame national. Si je racontais tout dans le détail, et le nom des journaux qui m’ont alors ri au nez, je pense que vous seriez surpris. J’en suis sûr.

Henri ne s’est pas arrêté là. Il est devenu au fil des ans, surtout après son départ à la retraite, le spécialiste tous terrains de quantité de causes essentielles. Je lui ai souvent dit : « Henri, tu es un service public à toi tout seul ». Il riait, j’adorais cela. C’était vrai : un service public installé dans son appartement, d’où il envoyait études et analyses à tous ceux qui le sollicitaient. Des ouvrières, des ouvriers, des êtres méprisés, ignorés, sans pouvoir, lui passaient un coup de fil, ou lui envoyaient un fax, et alors tout commençait.

Je ne peux citer tous les exemples. Il y en a vraiment trop. Henri avait compris ce qu’aucun ponte ne saurait admettre. Que les liens entre la santé et la contamination chimique, environnementale en général, sont massifs et constants. En une douzaine d’années, Henri aura éclairé de son savoir des tragédies qui seraient restées obscures à jamais. Dans le désordre, je citerai l’école de Vincennes, sur le site des anciennes usines Kodak, les cancers d’enfants de Mortagne-au-Perche, le sous-marin Clemenceau, l’air de Gaillon, la maladie de Paul François, l’insoutenable affaire de l’atelier A de l’usine Adisseo de Commentry, le danger des fibres céramiques réfractaires, la qualité des eaux et la pollution par l’aluminium, et tant d’autres. Je me souviens de la tendresse singulière qu’il avait pour Josette, une ouvrière de l’usine Amisol de Clermont-Ferrand. Une usine qui avait tué massivement, où les femmes surtout avaient lutté avec vaillance et un brin de désespoir.

Je maintiens : Henri était « un service public à lui tout seul ». Un homme si rare qu’il ne sera pas remplacé. J’écris cela alors que j’ai toujours pensé que nous tous étions aisément remplaçables. Mais sincèrement, je crois qu’il était une fantaisie de l’évolution, qui ne repasse pas nécessairement les plats. On ne trouve pas chaque jour un scientifique rigoureux qui aime le peuple et prend au sérieux la crise écologique. Oh ! je ne souhaite pas en rajouter. Nous n’étions pas d’accord sur tout, de loin. Mais c’était un homme unique.

Je pense à lui, bien sûr, espérant contre toute évidence qu’il saura le vide qu’il laisse dans nos âmes. Nous sommes en effet nombreux à le pleurer à chaudes larmes. Henri est de ces êtres qui permettent de croire encore à la beauté du monde. Qui démontrent que la liberté, l’égalité, la fraternité brillent de tous leurs feux au fond de quelques esprits. Qui interdisent de perdre pied. Henri, mon petit père Henri, je t’embrasse.

Un homme est mort (Arne Næss, deep ecologist)

Je connaissais très mal Arne Næss, ce n’est pas la peine de blaguer. Ce Norvégien né en 1912 vient de mourir, le 13 janvier, à l’âge de 96 ans. Il avait imaginé au début des années 1970 une expression qui fait hurler les petits marquis de France et de Navarre, dans le genre burlesque de Luc Ferry. Oui, il était le grand méchant loup, car il avait inventé la deep ecology, l’écologie profonde. Celle qui fait tant peur.

Au fond de moi, je sais que j’ai toujours été de cette pensée-là. Attention, pas de malentendu. J’assume les mots qui vont suivre. Mais pas la totalité de ce qui a été écrit sur le sujet. Certains zozos, surtout aux États-Unis, ont utilisé cette noble cause pour déverser sur la place publique leur haine de l’homme. Je n’en suis pas, cela aurait fini par se savoir. Je suis même un humaniste, a deep humanist, convaincu que seule l’écologie est capable de nous sauver de nous-mêmes.

Mais bon, n’épiloguons pas. Næss était un philosophe, un penseur qui se réclamait par exemple de Gandhi, qu’on aura du mal à faire passer pour un milicien de la Gestapo. La deep ecology  a été définie par Næss et son ami George Session sous la forme de huit points décisifs. Je les reproduis ci-dessous, accompagnés à chaque fois d’un commentaire de Næss lui-même. Je n’ai donc plus besoin de faire un outing : Luc Ferry, si tu cherches un vilain garçon partisan de la deep ecology, tu l’as trouvé. Et je ne pense pas être le seul. Quant à toi, Arne Næss, j’allumerai une bougie en ton souvenir ce soir.

1) Le bien-être et l’épanouissement de la vie humaine et non-humaine sur Terre ont une valeur en eux-mêmes  (ou valeur intrinsèque, inhérente). Ces valeurs sont indépendantes de l’utilité que peut représenter le monde non-humain pour nos intérêts humains.

Commentaire de Næss : « Cet énoncé considère la biosphère ou plus exactement l’écosphère comme un tout (auquel renvoie le terme d’écocentrisme). Notre connaissance actuelle du caractère étroitement imbriqué de leurs relations entraîne à leur égard un respect et un souci fondamentaux. Le terme « vie » est utilisé ici en un sens non technique pour inclure ce que les biologistes classent comme « non-vivant ». Pour les promoteurs de l’écologie profonde, des expressions telles que « Laissez la rivière vivre » illustrent ce sens plus étendu que l’on retrouve dans de nombreuses cultures. La valeur intrinsèque d’un objet naturel est indépendante de toute conscience, intérêt ou jugement d’un être conscient. »

2) La richesse et la diversité des formes de vie contribuent à l’accomplissement de ces valeurs et sont également des valeurs en elles-mêmes.
Commentaire de Næss : « Ce deuxième principe présuppose que la vie en elle-même, en tant que processus évolutif, implique un accroissement de la biodiversité et de la richesse naturelle. Les animaux ou les plantes prétendument « moins évolués » ne sont pas de simples étapes vers des formes de vie plus évoluées et plus rationnelles. »

3)  Sauf pour la satisfaction de leurs besoins vitaux, les hommes n’ont pas le droit de réduire cette richesse et cette diversité.

Commentaire de Næss : « Le terme de « besoin vital » revêt un sens délibérément imprécis pour autoriser une certaine latitude interprétative. En effet les variations dans le climat et dans les facteurs qui en dépendent et les différences dans les structures des sociétés doivent être prises en considération. »

4) L’épanouissement de la vie et des cultures humaines est compatible avec une diminution substantielle de la population humaine. L’épanouissement de la vie non-humaine requiert une telle diminution.

Commentaire de Næss : « Les hommes dans les pays les plus riches matériellement ne peuvent réduire leur influence excessive avec le monde non humain du jour au lendemain. La stabilisation et la réduction de la population humaine prendront du temps, des siècles ! Mais cela n’excuse pas le laisser-aller actuel. Plus nous attendrons longtemps pour entreprendre des changements, plus ceux-ci seront drastiques. Jusqu’à ce qu’ils aient lieu, un effondrement de la biodiversité est toujours possible.

5) L’interférence actuelle des hommes avec le monde non-humain est excessive et la situation s’aggrave rapidement.

Commentaire de Næss : «  Cet énoncé reste modéré. La non-interférence n’implique pas que les hommes ne doivent pas modifier leur écosystème, ils ont modifié la Terre tout au long de leur histoire et continueront de le faire. La véritable question est la nature et l’ampleur d’une telle influence. La destruction des forêts primaires et autres écosystèmes sauvages a été excessive dans les pays riches. Il est donc essentiel que les pays pauvres ne nous imitent pas à cet égard. La lutte pour la préservation d’espaces sauvages et semi-sauvages devra se poursuivre. Les étendues sauvages sont nécessaires dans la biosphère pour l’évolution continue des plantes et des animaux. La plupart des espaces sauvages et des réserves de chasse n’autorisent pas une telle spéciation ! »

6) Les politiques doivent changer, elles doivent affecter les structures économiques, techniques et idéologiques. La situation qui résultera du changement sera profondément différente de la situation actuelle.

Commentaire de Næss : « La croissance économique telle qu’elle est conçue et mise en œuvre dans les pays industrialisés est incompatible avec les points précédents. Il y a un prestige dans la consommation effrénée et le gaspillage. Alors que l’autodétermination, la communauté locale et le « Pensez globalement, agissez localement » demeureront les termes clefs dans l’écologie des sociétés humaines, la mise en place de changements radicaux exige une action à une échelle de plus en plus globale : l’action transfrontalière. Une action par le biais des ONG internationales devient ainsi nécessaire. »

7)  Le principal changement idéologique consistera en la valorisation de la qualité de la vie plutôt que de toujours promouvoir un niveau de vie supérieur. Il y aura une profonde conscience de la différence entre « gros » et « grand ».

Commentaire de Næss : « Certains économistes critiquent le terme de « qualité de vie » parce qu’il est vague, on le considère comme tel parce que la qualité de vie n’est pas quantifiable. Or, il n’est ni possible ni souhaitable de la quantifier. »

(8) Ceux qui adhèrent aux points précités ont obligation de tenter de mettre en place directement ou indirectement ces changements nécessaires.

Commentaire de Næss : « Il y a de la marge pour la discussion des priorités. La ligne de front de la crise environnementale, longue et variée, offre de la place pour tout le monde ! ».

Souvenez-vous que cela a été pensé il y a des décennies. Décennies que nous avons perdues dans des songes creux.