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Est-il possible ? Oui

Au mois d’avril de l’an passé, j’ai sorti du tréfonds de ma mémoire une phrase admirable de Rainer Maria Rilke. Et je l’ai écrite ici même. Pardon à ceux qui penseraient que je radote. Je ne radote pas. Ou plutôt si, évidemment, je ne fais que cela. Et je m’en moque. Rilke. Ceux dont la peau se hérisse en entendant ce nom comprendront aisément mon émotion. J’ai pensé une fois encore à ces mots tirés de l’un de ses textes, Les cahiers de Malte Laurids Brigge.

Les voici : « Est-il possible, pense-t-il, qu’on n’ait encore rien vu, rien su, rien dit qui soit réel et important ? Est-il possible qu’on ait eu des millénaires pour regarder, pour réfléchir, pour enregistrer et qu’on ait laissé passer ces millénaires comme une récréation dans une école, pendant laquelle on mange sa tartine et une pomme ? Oui, c’est possible ».

Il parlait d’autre chose. C’est-à-dire exactement de la même chose.

Massacre à la française en Nouvelle-Calédonie

Imaginez, un instant seulement, que nous ne soyons pas les personnages d’une grandiose farce médiatique. Une seconde, le temps de lire ce qui suit. Les associations écologistes dûment agréées – France Nature Environnement, LPO, WWF, Greenpeace, Fondation Hulot – n’auraient pas vendu leur âme à monsieur Sarkozy en échange de risettes. Le Grenelle de l’Environnement, l’une des plus belles entourloupes que je connaisse, n’aurait pas eu lieu. Bref, rêvons un court moment.

Alors, une grande bataille commencerait aussitôt. Alors, une pétition de deux à trois millions de signatures au moins flamberait d’un bout à l’autre du pays. Des milliers d’activistes, au lieu de pratiquer du matin au soir le fundraising et autres fundmailing lists *, qui transforment les hommes en spectateurs de la destruction du monde, sauteraient d’une cage d’escalier à l’autre pour alerter sur une énorme, HÉNAURME – merci, cher vieux Jarry – saloperie française.

Je veux parler de la Nouvelle-Calédonie, qui est à nous, puisque c’est écrit dans les livres. La Nouvelle-Calédonie est ce que l’on appelle un « point chaud » ou hot spot de la biodiversité mondiale. Brûlant, même. La notion de hot spot n’est pas une guignolade de plus. Le biologiste Norman Myers l’a introduite dans l’univers scientifique en 1988 en croisant trois données : la richesse en espèces d’un territoire, sa surface, et les menaces que les hommes lui font subir. Et Myers a retenu dans son classement mondial dix-huit « points chauds ». Dix-huit pour la planète entière, dont la Nouvelle-Calédonie.

Étonnant, n’est-il ? Cette île du Pacifique ne fait après tout que 18 000 km2 environ, soit trois fois le département de la Corrèze. Ce n’est donc pas une immensité, je crois que nous serons d’accord. Et pourtant, cette île est « notre » archipel des Galápagos, une merveille si impressionnante que j’en frissonne un peu en écrivant son nom.

Pour bien comprendre, considérons ensemble l’histoire, géologique s’il vous plaît. Vestige de l’ancien continent appelé le Gondwana, dont elle s’est séparée il y a 70 millions d’années, la Nouvelle-Calédonie a embarqué au cours de sa lente dérive une sorte d’Arche de Noé de la flore de cette lointaine existence. Certains pensent qu’elle a pu être engloutie à certaines époques, d’autres qu’elle a toujours eu au moins une partie émergée, ce qui expliquerait qu’elle ait conservé de telles reliques du temps des dinosaures. Pendant un temps immensément long, la Nouvelle-Calédonie a vécu dans un isolement complet.

Presque complet. Certaines espèces de la faune et de la flore ont pu atteindre les côtes kanakes depuis l’Australie ou la Nouvelle-Zélande. Mais pour l’essentiel, l’héritage provient du Gondwana. Des espèces, mais aussi des genres, et mêmes des familles – au sens taxonomique – n’habitent que la Nouvelle-Calédonie. Elles sont dites endémiques : on ne les trouve nulle part ailleurs sur terre. J’arrête là le cours, ou plutôt je l’abrège : parmi ces merveilles, l’Amborella, vieille d’au moins 130 millions d’années et considérée souvent comme la plus archaïque des plantes à fleurs sur terre.

Donc, une merveille comme on n’en retrouvera jamais, quoi qu’on fasse. Quoi que veuille notre immense Nicolas Sarkozy. Et elle est saccagée d’une manière innommable et scandaleuse. Par nous, les Français qui aimons tant donner des leçons à l’univers. Cela n’a pas commencé avec la droite, pensez, et cela ne s’arrêtera pas à son départ. Le nickel, cette malédiction, est en train de détruire ce que l’évolution a mis des millions d’années à imaginer, dans sa folie créatrice.

Le nickel. La Nouvelle-Calédonie contient environ 20 % des réserves mondiales. Un Eldorado pour transnationales. Un enfer pour la nature. Je viens de recevoir une étude passionnante de deux chercheurs, Bertrand Richer de Forges et Michel Pascal. Elle a paru dans Le Journal de la Société des Océanistes, mais ne sera mise en ligne qu’en 2011 (ici). D’ici là, je crains qu’il ne faille me faire confiance sur son contenu. Que révèlent ces deux vaillants chercheurs – je les salue, ils le méritent – sur le drame en cours ? D’abord, la stupide exploitation forestière a fait disparaître, en un siècle, les deux tiers de la couverture d’origine. Combien d’espèces à jamais disparues ? Des centaines, des milliers ?

Ensuite, l’exploitation minière, dont les sites mais aussi les prospections fragmentent et font disparaître des habitats entiers. La Nouvelle-Calédonie est en effet le paradis du micro-endémisme. Une espèce unique au monde peut exister sur seulement quelques km2. Une piste, un trou suffisent à la condamner à mort. La seule mine de Goro, au sud, a conduit à la destruction des habitats sur plusieurs dizaines de km2, et les zones potentiellement perturbées au sud d’une ligne Yaté-Mont Dore pourraient atteindre 600 km2. Le bilan général est pour l’heure impossible à faire, mais il est épouvantable. La France, notre pays, commet l’irréparable. Je vous livre quelques mots de la conclusion de Richer de Forges et Pascal, qui se passent de tout commentaire : « On est bien loin de la “ bonne gouvernance” prônée par le Grenelle de l’environnement. Il faut, en effet, beaucoup de cynisme pour qualifier ces exploitations minières de “développement durable” car il n’y a rien de moins durable que les espèces qui disparaissent de la planète ! ».

Je vous le dis, je vous en prie, si vous pouvez, criez. Hurlez. TOUT DE SUITE.

* il s’agit de méthodes marketing qui permettent de lever des fonds auprès des particuliers. Par démarchage, notamment électronique, par la grâce d’Internet. Avec variantes jusque sur les places publiques. Le résultat est connu : des milliers de gens paient pour regarder des salariés (et quelques bénévoles) d’ONG mimer la contestation du monde. Faut-il applaudir ce triomphe du spectacle et de la délégation ?

Contre les barbares du Rizzanese

On ne refuse pas un coup de main quand il est demandé par Patrick Pappola. Surtout celui-là, qui consiste à transmettre une information. Les gars et les filles, je sais que je suis saoulant, mais une bassesse de plus est en cours en Corse. Là-bas, oui, de l’autre côté de la mer. Je dois vous dire que cette île m’a toujours ému. J’y ai eu des amis, j’ai failli y mourir noyé dans un torrent, je m’y suis baigné en février et en mars. Cette île conserve des restes authentiques de ce que fut la Méditerranée des merveilles, au temps des civilisations humaines.

La Corse appartient à tous ceux qui rêvent encore. Dont je suis. Dont j’espère que vous êtes. Et voilà l’information de Patrick. EDF et l’une de ses habituelles coalitions d’intérêts veulent détruire à jamais l’un des fleuves les plus beaux de notre pays. Le Rizzanese ne fait que 44 km de long, mais quels kilomètres ! Je ne m’étends pas, car tout est expliqué ici. Des élus locaux, emmenés au départ par l’ancien ministre José Rossi, ont réussi à convaincre de l’intérêt d’un barrage. Coût prévu : 200 millions d’euros. Pour produire 4 % de l’électricité consommée en Corse. C’est grotesque, c’est évidemment criminel. C’est.

Les opposants organisent une protestation le 20 décembre en Corse, de 15 heures à la nuit. Je ne connais pas ces gens, mais je les sens valeureux. Leur appel a un ton que j’aime. On y parle de l’érection d’un muchju, c’est-à-dire d’un amas de pierres ou de branches. Dans la tradition, un muchju marque le lieu où quelqu’un est mort violemment. Et c’est bien de cela qu’il s’agit. On entend tuer le Rizzanese.

Si le cœur vous en dit, relayez l’action du 20. Ou mieux encore, tentez au moins symboliquement d’imaginer une forme quelconque de réplique. Tout est bien indiqué sur le site internet de l’association. Vous savez ce que je crois ? Un jour naîtra un mouvement inouï, neuf, bouleversant. Sans prévenir. À la suite d’une énième attaque contre la vie et la nature. Je ne dis pas que ce sera cette fois, mais faisons ensemble comme si. Le Rizzanese est à nous ! Et que plient les barbares, au moins cette fois. Au moins une fois.

http://www.rizzanese.fr/actions.html

Une pensée pour les Onge

Je vous ai parlé naguère d’un lieu comme il n’en existe presque plus sur cette terre : les îles Andaman. Permettez-moi de vous recommander cet article écrit l’an passé, et que je viens de relire (ici). Je n’ai rien à y ajouter, sauf l’atroce nouvelle qui suit. La tribu des Onge est l’une des quatre qui habitent l’archipel. Deux d’entre elles continuent de refuser notre univers et ses objets, avec une bravoure qui m’émeut au plus haut point.

Pas les Onge, qui subissent depuis au moins un siècle les bienfaits de notre supposée civilisation. Contraints et forcés, ils ont pactisé avec les marchands et les colons, acceptant des contacts qui les ont affaiblis. Les Onge ne sont plus qu’une poignée. En 1900, on les estimait précisément à 670. Par la grâce de l’alcool, des maladies et de l’acculturation, ils étaient tombés ces dernières années à 100. Environ. Un chiffre incroyablement bas, mais stable. De cela aussi, il faut parler au passé. Ces derniers jours, huit Onge sont morts et quinze ont été transportés à l’hôpital.

À l’échelle de cette micro-communauté, la tragédie est épouvantable. Que s’est-il passé ? Notre monde les aura rattrapés. Quelqu’un de la tribu a récupéré un récipient empli d’un liquide, que l’océan avait jeté sur une plage. Les Onge, qui boivent, ont cru qu’il s’agissait d’un quelconque alcool. C’était un poison fulgurant, peut-être un pesticide ou un liquide de refroidissement. Qu’importe ?

Pour moi, cette soirée sera de deuil.

Encore et toujours ma tata Thérèse

Si vous tombez par hasard sur ce rendez-vous consacré à la crise écologique, je vous dois quelques mots. Depuis l’ouverture de ce rendez-vous, fin août 2007, j’ai écrit autour de 350 articles qui sont archivés, et que vous pouvez lire ou relire. C’est un travail, qui m’a fait grandement plaisir, mais je dois aussi œuvrer pour manger à ma faim ces excellents produits bio qui me font tant saliver. Et donc, j’ai mis ma contribution bénévole en veilleuse.  Je n’écris plus que lorsque cela m’est possible. Ce dimanche 23 novembre 2008, j’ai décidé de rédiger la suite des aventures de ma tata Thérèse, qui ont commencé ici il y a quelques semaines, et qu’on peut retrouver sans trop de peine. Je précise, il le vaut mieux, que je m’adresse à un gamin imaginaire. Vous tous, donc.

Aucun rapport avec la crise écologique ? Je crains d’avouer que non. Sauf que ma tata était merveilleuse. J’entrevois donc un lien, bien que vaporeux, bien qu’incertain, bien que discutable. De toute façon, rien ne vous oblige.

Ma tata et le tendre agneau

Est-ce que cela a vraiment existé ? Je suis obligé de te répondre franchement : c’est oui. Oui, un jour, ma tante est revenu du marché de la rue Mouffetard, tout près de la rue Larrey, où elle habitait.

Je ne me souviens plus très bien des détails, mais j’étais petit, quoi, dans les dix ans, par là. Le marché de la rue Mouffetard, à cette époque d’avant le Déluge, quand les dinosaures vivaient encore, était un vrai grand marché vivant. Je dis cela, car aujourd’hui, il est mort. Aujourd’hui, un joli décor de théâtre l’a remplacé. Je le sais, j’y suis passé. Les personnages ne jouent pas si mal, mais c’est une pièce. On cherche le rideau. C’est propre, comme un sou neuf, on n’a plus besoin de se boucher le nez.

Au temps béni de ma tata, le marché de la rue Mouffetard sentait la décomposition et la fin du monde. On glissait sur des poireaux accrochés au pavé de Paris. On pataugeait dans des bouillies de toutes les couleurs que les chats errants n’avaient pas voulu terminer. Les marchands gueulaient tant qu’on ne savait plus où donner de l’oreille. Tu me pardonnes, hein ? Je dis gueuler parce ces gens-là ne se contentaient pas de crier. Comment t’expliquer ? Ils beuglaient, ils mugissaient, ils aboyaient, on les entendait du bas de la rue. Ou du haut, bien sûr.

Je peux me tromper, mais je crois que le marché de la rue Mouffetard n’avait pas été nettoyé depuis le Moyen Âge, au moins. Toute la nourriture de la France était pendue aux étagères, aux étals et même aux murs. Je dis bien : aux murs. Car on manquait de place, et pour faire admirer la marchandise par les passants, il fallait bien la montrer. On accrochait donc des gigots ou des ribambelles d’oignons ou des lapins écorchés partout où traînaient des clous. Et les vieux clous, rue Mouffetard, ce n’est pas ce qui manquait.

Bon, j’espère que tu ne t’es pas perdu en route. Je reprends. J’ai dix ans, ma tata revient du marché, et là, je dois avouer que j’ai un coup au cœur. Tu vois ce que je veux dire ? Mon cœur accélère, comme dans une descente depuis le plateau d’Avron, sur un vélo sans freins. Tu me suis ? J’ai un coup au cœur, parce que tata n’a pas seulement un sac à provisions empli comme d’habitude de patates et de camembert. Ma tata tient sous le bras un agneau. Un agneau vivant. Si. Je te jure.

Je ne sais plus si mon frère Régis était là. J’espère. J’espère bien pour lui. Car moi, j’ai aussitôt crié. Fort. Et puis j’ai ri, et puis j’ai tapé dans mes mains, et puis j’ai fait une ou deux cabrioles. Les cabrioles, je dois dire que je ne suis pas tout à fait sûr. Mais l’agneau méritait bien cela. Au moins cela. Ma tata a retourné deux ou trois fois son dentier dans sa bouche, ce qu’elle adorait faire, et puis elle a expliqué.

Elle était très forte pour les explications. Si elle était en ce moment devant moi, je lui dirais : « Eh, tata Thérèse, c’est bien vrai, ce que tu racontes ? ». Pour ne rien te cacher, maintenant que le temps a passé, il me vient des doutes. Mais quand j’étais petit, je n’étais pas grand, et je croyais tout ce que ma tata disait. Et ce jour-là, elle a expliqué que dans la rue Mouffetard, il y avait des gens très méchants. Surtout un type affreux, avec une grande moustache noire et un grand tablier blanc. Je pense que tu auras reconnu le boucher, qui était je dois dire un sacré sagouin. Car non seulement il avait cette moustache et ce tablier, mais aussi un long couteau avec un manche en corne, par lequel il décapitait les animaux et les réduisait en tranches fines qu’il revendait une à une à ses clients.

Je ne sais pas si tu imagines bien la situation. Le boucher, avec son couteau dans la main, entouré d’animaux en morceaux. Et ma tante qui passe devant son magasin, en lui montrant ses fausses dents. Je pense, sans pouvoir en être sûr, qu’elle a dû marmonner une amabilité. Par exemple : assassin. Ou peut-être : salopard. Je m’excuse une nouvelle fois, mais tata aimait bien le mot salopard. Et moi aussi, figure-toi. Donc, elle est passée devant le coutelas, et c’est alors qu’elle a vu l’agneau. Recroquevillé dans un coin, découragé de vivre, attendant le sacrifice. Tata a demandé aussitôt au criminel ce que cet animal faisait chez lui, et le criminel lui a répondu que l’agneau n’allait pas tarder à y passer, car les fêtes de Noël approchaient, et que les habitants du quartier adoraient la belle chair tendre d’un agneau fraîchement tué.

Tel que. Le boucher s’apprêtait à zigouiller cette merveille de la nature. La cigarette au bec, si cela se trouve. Car à l’époque, on aurait eu du mal à trouver un boucher sans un crayon derrière l’oreille et une gitane maïs accrochée à sa moustache. Je te précise un point d’histoire ancienne : une gitane maïs, c’était une cigarette qui sentait tellement mauvais que j’avais envie de vomir à chaque fois. En tout cas, ma tata ne pouvait tout de même pas accepter le massacre ! Je te pose la question : qu’aurais-tu fait à sa place ? Elle, qui n’avait comme d’habitude pas plus que quelques centimes dans sa poche, a commencé à hurler au scandale, puis à ameuter une petite foule de gens indignés. Et ensuite, ensuite, je ne sais plus. Je crois qu’elle a trouvé un arrangement. Il me semble qu’elle a payé quelque chose. Ou laissé sa carte d’identité en assurant qu’elle reviendrait payer. Ou encore une autre trouvaille, parce que l’imagination de ma tante Thérèse, quand il s’agissait d’animaux, n’avait pas de limites. Tu vois la mer ? Tu vois l’horizon sur la mer ? Pareil. Ma tante était comme un horizon sans fin.

Cette fois, nous y sommes. Ma tante et l’agneau vivant sous le bras. Au cinquième étage de l’immeuble de la rue Larrey. Dans son appartement microscopique dont les cloisons dataient de Mathusalem – un très vieux monsieur, crois-moi – et où l’on entendait les gens du dessus faire pipi comme si on était avec eux. J’imagine que tu veux savoir comment elle s’en est tirée. Moi aussi, je te l’assure. N’oublie pas que j’ai dix ans, et que ma tante vient de revenir du marché avec cet animal en peluche aux yeux grands ouverts ! Je viens juste d’arrêter de hurler de joie, et je suis comme toi. Que va faire ma tante Thérèse ?

J’aurais dû m’en douter. Elle a gardé l’agneau. Évidemment ! Au début et pendant des semaines, elle l’a nourri au biberon. Je n’ose pas me demander où elle trouvait le lait et comment elle le payait. Oublions. Je n’ose pas non plus me demander ce qu’elle faisait du caca de l’agneau. Crois-moi, et de cela je me souviens, un agneau fait caca. Et pipi. Par terre. Beaucoup. Souvent. Mais Thérèse s’en moquait totalement. Est-ce qu’une maman a le droit de se poser des questions aussi saugrenues ? Elle épongeait, ce n’est pas quand même pas si compliqué.

Et puis l’agneau a grandi. C’est très beau, un agneau qui grandit. Son poil est comme du feutre, tu voudrais dormir avec lui et ne plus jamais le quitter. C’est  chaud, c’est doux, c’est blanc. Mais quand arrive le moment où le lait ne suffit plus, ce qu’on appelle le sevrage, il y a un moment délicat. Où trouver du fourrage rue Larrey, quand on est seule, sans voiture et sans argent ? Où trouver du ravitaillement ? Heureusement, nous étions là.

Nous. Nous. À cette époque, j’habitais en banlieue, dans une ville tout ce qu’il y a d’urbaine. Avec des bus, des Quatre-Chevaux – une voiture -, des immeubles en pagaille, la Grande Rue, le parc de la rue Jean Beausire, Bouboule, les frères Odelli, Yvonne, et j’en passe. Mais il y avait aussi une ferme. Oui, une ferme en activité, avec des vaches. C’était comme un reste de campagne qui avait été encerclé par la ville, et qui résistait de moins en moins. Mais la ferme des Van Morleghem était en activité dans l’avenue Lespinasse, et depuis les fenêtres de notre immeuble HLM en papier mâché, on pouvait de temps en temps voir Jacky, le fils de la famille, traire les six ou sept vaches sous notre nez, ou presque. Le soir, on allait demander une bouteille de lait chez madame Van Morleghem, qui faisait aussi épicerie, et elle ramenait directement de l’étable un pot en aluminium. Après quoi, elle versait du lait encore chaud dans une bouteille en verre, et elle plaçait un capuchon métallique dessus avec un petit engin qui le pressait sur le goulot. Oui, le lait venait encore des vaches, en ce temps-là. Et on commençait toujours par le faire bouillir, car les microbes étaient de sales bêtes.

Aïe, je me suis encore perdu. La ferme. Qui dit ferme dit fourrage. Pendant un temps que je ne peux pas préciser, chaque semaine, on remplissait deux grands sacs à provision avec du foin venu de la ferme, et on le portait chez ma tata pour nourrir l’agneau. Il fallait aller à pied à la gare, qui nous menait par l’omnibus à la gare de l’Est, puis prendre le métro et descendre place Monge. La rue Larrey était à deux pas. Et l’agneau avait faim.

L’agneau ? Quel agneau ? Il était devenu un jeune mouton, oui, voilà la vérité. Un jour, par je ne sais quel miracle, Thérèse est venue nous visiter avec l’animal dans notre banlieue, et j’ai eu le droit de le promener avec une laisse dans la cour de l’immeuble, devant les Odelli, Bouboule et Yvonne. Je ne te raconte pas l’heure de gloire. Mais pour ma tante, cela commençait à ne plus aller aussi bien. Car le mouton, ayant forci, faisait de plus en plus caca et pipi. Et comme un mouton digne de ce nom, il lui arrivait fréquemment de bêler ou de taper du sabot sur le plancher. Or les voisins n’étaient pas au courant que l’immeuble s’était lancé dans l’élevage semi industriel. Ils en étaient restés aux souris et aux hamsters, comme je te raconterai une autre fois. Un jour fatal, le pot aux roses a été découvert par le facteur, qui avait la langue bien pendue, je dois préciser.

Il était venu apporter un mandat à ma tante, qui n’avait pas pris soin de coincer la porte d’entrée comme elle faisait d’habitude. Alors, le mouton a fait son apparition dans le couloir en fanfare. En fanfare, c’est-à-dire en bêlant. Le facteur avait enfin de grandes nouvelles à apprendre au voisinage, et il se ne se priva pas d’annoncer à coups de tambour que l’immeuble abritait une ménagerie privée, dont un mouton au moins. Les voisins l’avaient déjà entendu bien des fois, mais ma tata leur faisait croire, sans succès, que les bêlements étaient ceux de sa petite-fille de cinq ans, ma cousine Laetitia.

Vrai ? Je joue ma réputation : tout est exact, crois-moi sur parole. Dans la suite des semaines et des mois, tata Thérèse s’est arraché les cheveux, qu’elle avait aussi abondants que grisonnants. Elle savait bien que jamais elle ne pourrait garder rue Larrey un mouton adulte. D’ailleurs, franchement, s’agissait-il d’un bélier – disons un papa, un mec, un mâle – ou d’une brebis ? Soit je ne l’ai jamais su, soit je l’ai oublié. Mais ma tante chérie, un jour, m’a dit qu’elle avait trouvé un client, je n’ose dire un pigeon.

Selon elle, un homme de la campagne – on pourrait dire un paysan, je crois -, avait accepté d’accueillir le mouton dans un pré gras, où l’herbe était verte, où la vie serait belle et où elle serait éternelle. Et le mouton est parti vers de nouvelles aventures. Ce que j’en pense ? Tu me demandes ce que j’en pense ? Mais rien, voyons. Ou plutôt, étant entendu que ma tata Thérèse était une magicienne accomplie, qui réalisait des miracles au rythme où je respire, je me suis dit alors : OUAIS ! Je me suis dit qu’elle était arrivée une fois encore à faire tourner la terre comme on voudrait tous qu’elle fasse. Je me suis dit que c’était une reine du monde. Et maintenant que les années ont filé, je peux te le confirmer : tata Thérèse était une reine du monde. Ne me dis surtout pas que tu n’es pas d’accord.