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Quand pleurer fait du bien (sur un film)

Je viens de regarder un film qui m’a fait pleurer. C’est rare. Cela m’arrive, car je suis émotif, mais c’est rare tout de même. J’ai donc pleuré en voyant le documentaire de Christian Rouaud, qui s’appelle Les Lip (l’imagination au pouvoir). Pour je ne sais quelle obscure raison, je l’avais loupé au moment de sa sortie en 2007.

Je suis bien obligé de jouer les anciens combattants, et de raconter un peu pour les petits jeunes qui poussent derrière la porte. Le 17 avril 1973, la société de montres Lip, installée à Besançon, dépose son bilan. Nous sommes avant le choc pétrolier et le chômage de masse. Nous sommes avant l’usure affreuse des années 80 et du socialisme à la mode Mitterrand. Les ouvriers existent encore comme force sociale et politique respectée, et le souvenir de 68 demeure incandescent.

Ces ouvriers se lèvent, dont beaucoup sont des ouvrières. C’est une insurrection pacifique, presque toujours pacifique. Elle devient vite grandiose. Non seulement les prolos occupent leur usine, mais ils remettent en activité des chaînes de montage, puis décident de vendre eux-mêmes les montres ainsi fabriquées. Le tout dans une illégalité totale. Le tout en multipliant les ruses pour échapper aux surveillances policières. Le tout en manipulant des sommes géantes pour l’époque, où l’on calculait encore en anciens francs.

Des centaines de millions de ces francs-là ont été cachés, comptés, distribués à la barbe de tous les pouvoirs locaux et nationaux. En ce temps-là, Georges Pompidou était président. Et Pierre Messmer, Premier ministre. On ne peut pas comprendre si on n’a pas vécu cela. Pompidou. Messmer. Dieu du ciel, ces gens-là ont réellement existé.

À Besançon, les Lip étaient rassemblés autour du slogan le plus fabuleux de l’après 68 : « On fabrique, on vend, on se paie ». Je me souviens d’être allé deux fois là-bas. La première en septembre 1973, pour une manifestation de  solidarité qui rassembla 100 000 personnes sous une pluie froide. Moi, je bouillais, j’étais au paradis. Moi, je venais d’avoir 18 ans.

J’arrête ici pour l’histoire, que tout le monde peut apprendre, devrait apprendre d’ailleurs. Je n’ai jamais oublié ces personnages de légende, qui sont pourtant des femmes et des hommes comme on en croise un peu partout sur le chemin. Et ces salopards, donc, m’ont fait pleurer. Merde, beaucoup. Je précise qu’on les voit fort peu en 1973 et 1974. Ceux qui sont interrogés ont trente-cinq ans de plus au compteur de la vie. Certains sont des vieux. Certains sont officiellement et légalement des vieux.

Dans le film, honneur aux dames, j’ai admiré pleinement Jeannine Pierre-Émile, entrée chez Lip en 1971, où elle est en 1973 déléguée du personnel. Mazette, quelle classe ! Quel ton ! Quelle joie dans le regard quand elle se penche sur le passé, sur cet interminable conflit qui dura tant d’années. On a envie de la serrer. Je le fais, je la serre.

Tous sont admirables. En tout cas, je les admire tous sans réserve. Mais je dois avouer que deux êtres me frappent davantage que les autres. Le premier est un curé, alors ouvrier chez Lip : Jean Raguenès. Il est lumineux, intelligent et ajoutons pour faire bon poids qu’il est un révolutionnaire. En 1973, c’est l’évidence même. Quand la caméra de Rouaud le retrouve au Brésil aujourd’hui, où il s’occupe évidemment des pauvres, il semble l’être encore. Il semble. On ne lui pose pas la question.

Il y a donc Raguenès, dont je n’avais pas mesuré, il y a plus de trente ans, la dimension bouleversante. Et il y a bien entendu Charles Piaget. Dieu comme cet homme a bien vieilli ! Je ne sais pas comment ce gars a fait, car il doit tourner autour de 80 ans, mais putain, quelle vaillance intacte ! Piaget est demeuré à mes yeux l’incarnation de mon rêve de jeunesse. L’incarnation du rêve de la révolution.

En 1973, Piaget est un syndicaliste, mais davantage encore un homme du peuple. C’est difficile à expliquer clairement. Il dirige, mais à sa manière. En maintenant perpétuellement la discussion. En écoutant. En entendant. En acceptant d’être remis en cause et d’être éventuellement minoritaire, en évitant à chaque pas d’offenser, en faisant du respect une valeur centrale. Mais dans le même temps, Piaget est aux avants-postes de la bagarre sociale. Il est radical, il attaque en son cœur le système capitaliste, il défend les contours d’une société qui serait gérée par les travailleurs.

Ça fait drôle, hein ? Une société dirigée par ceux qui la composent. Ça fait drôle, hein ? Bon, n’insistons pas. Les Lip, filmés par Rouaud, expriment une telle beauté profonde et collective que, trente-cinq ans plus tard, celle-ci irradie encore. Oh, tant ! Bien entendu, il y a mystère. Pourquoi ? Pourquoi diable là, et pas ailleurs ?

Je ne prétends pas détenir une réponse, mais j’ai néanmoins une idée ou deux. Dont la conviction qu’une alchimie psychologique s’est produite alors. Basée sur une rencontre improbable autant qu’imprévisible entre des êtres vrais. Les êtres vrais existent tout autour de nous, mais ils ne s’agrègent presque jamais. Chez Lip, la réunion a eu lieu. Je pense, sans en avoir la moindre preuve, que Raguenès et Piaget étaient indispensables à l’émulsion générale. D’un côté un révolté profond, assez proche, me semble-t-il, de l’anarchie dans ce qu’elle a de meilleur à donner. Et de l’autre un réaliste qui ne renoncerait pas à l’utopie des profondeurs. Le premier, Raguenès, entraînant le monde par le bout extrême de ses songes. Et le second, Piaget, assurant que le monde est toujours là, accroché aux branches, vaille que vaille. Rassurant, en somme.

Oui, je pense que la présence de ces deux tempéraments splendides a permis à quantité d’autres caractères – les Burgy, Vittot, Demougeot, Neuschwander même – d’exprimer leur profondeur et leur humanité. J’ajouterai volontiers leur grandeur, car ces femmes et ces hommes sont grands, se révélant aux autres comme d’authentiques personnages d’une histoire qui les magnifie et leur rend justice.

On ne peut reproduire un chef-d’œuvre. Lip en fut un. Et pour en revenir une seconde à cette crise écologique qui m’obsède, et à laquelle est consacré ce rendez-vous, qu’ajouter ? Eh bien, je suis heureux que Lip ait existé, car cette aventure humaine démontre que, parfois, tout est possible. Tout. Ce qui a été mené à Besançon, dans un autre monde que celui qui existe, a valeur de grand fanal. Selon moi, l’alchimie locale peut, un jour ou l’autre, se produire à l’échelle d’un pays et même du monde.

Écrivant cela, je tente de ne pas me montrer naïf. Pas trop. Mais enfin, si je ne croyais pas de toutes mes forces qu’un mouvement sans égal peut et doit soulever l’enthousiasme et provoquer le début des innombrables changements nécessaires, eh bien, je serais désespéré. Or, je ne le suis pas. Souvent tourneboulé, quelquefois affreusement pessimiste. Mais désespéré, non. Et quand je vois sur l’écran Piaget, Raguenès et tous autres, je sais pourquoi. Jamais je ne les oublierai.

Les frères Sennepin et le tigre (un cas d’amitié à distance)

Cela fait des années que ça dure. Oh, des années ! Je suis ami avec un type que je n’ai jamais vu. Dont j’ignore jusqu’au visage. Peut-être est-ce inquiétant, après tout ? Et de quel droit puis-je écrire que Michel Sennepin est un ami, d’ailleurs ? Qu’en dirait-il lui-même ? J’avoue que je n’en ai pas la moindre idée.

Je me dois ajouter que l’amitié que je porte à Michel Sennepin est idéelle, irréelle aussi, j’en conviens. N’empêche qu’il y aura toujours un bol de soupe – bio – pour lui à la maison. Qu’il sache au moins cela ! Michel –  il est temps de passer aux faits – m’envoie par la poste, tous les deux ou trois mois, de précieuses informations sur le tigre et la vie sauvage menacée. Son frère visiblement chéri, Alain, tient d’ailleurs un site internet voué à la protection du tigre (ici).

Ces deux-là rapportent une histoire extraordinaire dont le monde n’a que faire. Mais elle est vraie pourtant, autant que nous pouvons savoir du moins. Le tigre est réellement le compagnon par excellence de l’homme. Par un clin d’oeil de l’histoire antique, l’animal a le même âge sur terre que nous. Autour de deux millions d’années. Est-ce croyable ? C’est. Muß es sein ? Es muß sein !

Avec le tigre, nous sommes en face d’une intrigue folle, d’une énigme élémentaire qui renvoie au grand mystère. Qui sommes-nous ? Et pourquoi ? Cet animal prodigieux a commencé par s’étendre sur la terre, comme nous. Né dans le territoire actuel de la Chine, il a gagné les continents. Certainement jusqu’en Europe du Nord et de l’Est. Peut-être même, disent certains, jusque vers la France d’aujourd’hui. Mais on s’en moque un peu, désormais. La réalité, c’est que le tigre meurt partout. Il y en avait peut-être 100 000 il y a cent ans, répartis en huit sous-espèces. Nul ne sait guère combien il en reste. 1 000 ? Environ. Une misère désespérante. La politique coloniale menée en Asie par des pays comme la Russie, l’Angleterre et la France, aurait tué en deux siècles 500 000 tigres. En 1945, le monde n’aurait compté que 2 % de sa population de tigres de 1750.

On s’en fout ? Oui, on s’en fout. Je veux dire que nous piétinons tous un renversant compagnonnage. Comme si le mépris dont nous entourons ce prodige pouvait ne pas avoir de conséquences générales sur notre psyché. Qui s’intéresse pour de vrai, chez nous, au sort de Panthera tigris ? À part les Sennepin, je veux dire. À part eux, qui ? Dans le numéro 55 de la revue de la Secas ( Société d’encouragement pour la conservation des animaux sauvages, voir son site), Alain Sennepin lance une sorte d’appel qui me semble à moi désespéré. Mais la situation est desespérée, cela ne fait aucun doute hélas.

Il suggère que les pays du Nord mènent une politique concertée de « réensauvagement », en s’appuyant sur les populations de tigres en captivité. Il est vrai, certain même, que des dizaines de milliers de tigres croupissent dans des zoos et chez des particuliers, spécialement aux États-Unis. 40 000, peut-être, soit 40 fois plus qu’en liberté. La survie de l’espèce, par un paradoxe insupportable, serait en prison. Les moyens existent, dit Sennepin, de monter des programmes cohérents et réalistes de réintroduction dans des écosystyèmes au préalable préparés, et stabilisés.

L’Occident tout entier, dont nous sommes, ne vous en déplaise, est face à une responsabilité supérieure. Comment sauver cette figure capitale de notre être commun, cette « merveille et gloire du monde depuis deux millions d’années », comme l’écrit Alain Sennepin ? Je ne sais, pour ma part. Mais pour la soupe, les deux frères, je ne plaisante pas : vous venez quand vous voulez. Sauver le tigre, c’est conserver une chance pour l’homme. Le sacrifier, je l’écris comme je le pense, c’est nous mettre la tête sur le billot. Dans tous les cas, c’est tuer l’idée que l’homme s’est fait de lui au cours des deux millions d’années de son aventure. C’est conduire au tombeau le rêve de la coexistence. Le veut-on ? Le voulons-nous ?

Bienvenue au pays des paysans (Chewa, Chichewa, Malawi)

Avant de vous raconter ce qui est peut-être une formidable nouvelle, je dois évoquer en quelques mots le Chewa. Je vois que cela ne vous dit rien – pardonnez, je devine à distance – et je vais donc m’expliquer plus avant. Le Chewa, autrement appelé le Chichewa, c’est le Malawi. Et tout le monde se contrefout de ce pays d’Afrique, je vous l’accorde.

Pour commencer, il est impossible. On dirait une crotte de nez jetée entre Zambie, Tanzanie et Mozambique. On appelle cela un territoire enclavé, sans aucun accès à la mer. Pour comble, il figure un serpent long de 900 km, effilé, dont la largeur varie entre 80 et 150 km. Quelle surface ? Aux dimensions de l’Afrique, mieux vaut en rire : 118 484 km2, soit un gros cinquième de notre douce France. Et j’ajoute que le quart du territoire est constitué de lacs prodigieux, mais où il est difficile de planter sa houe. Le lac Malawi, qui court sur une grande partie de la frontière Est du Chewa, fait 580 km de long.

Sera-ce tout pour ces messieurs-dames ? Non pas. Au Malawi, on claque des dents depuis bien longtemps. Trop de gens y habitent – 11 millions en 2001, peut-être 13 aujourd’hui – et trop d’infernales sécheresses ruinent chaque fois un peu plus son agriculture. En 2005, l’eau a manqué comme jamais, et le gouvernement a été contraint d’importer en urgence 400 000 tonnes de maïs. Un coût géant pour un si petit pays.

La suite nous est racontée par une journaliste locale, Catherine Riungu (lire ici, mais en anglais). Je dois préciser, par précaution, que je n’ai aucun moyen de vérifier. Et que le Malawi est un pays étrange où la langue officielle, celle du Parlement comme celle de la justice, est l’anglais, que ne parlent qu’une partie des politiciens et des juges, et pas le peuple. Le premier président du pays, Hastings Kamuzu Banda – au pouvoir de 1966 à 1994… – ne parlait que la langue du colonisateur, et devait utiliser les services d’un interprète pour parler à ses « sujets ».

Bon, assez dénigré. Riungu. Elle raconte qu’après la sécheresse de 2005, le gouvernement local a envoyé promener ceux qu’on appelle les « bailleurs de fonds », ces institutions financières qui imposent leur loi aux pauvres, avec les résultats prodigieux qu’on commence à entrevoir. Une mention pour le FMI, dirigé par notre grand ami socialiste DSK ( pour rappel, ici).

Donc, aux pelotes. Le gouvernement de Lilongwe  – la capitale – décide de subventionner ses paysans. Une folie dans un monde où il ne faut surtout pas aider l’agriculture vivrière, qui rapporte si peu aux truands d’ici et de là-bas. N’importe : des subventions massives. Soit 53 millions d’euros sur une année, distribués, officiellement du moins, à 1,5 million de paysans sous forme d’engrais et de semences. La production de maïs double. Double. Peut-on imaginer ?

Depuis, les aides sont passées à 106 millions d’euros par an. Et 14 % du budget national seraient consacrés à l’agriculure. Si tel est le cas, le Malawi est unique en Afrique, et mérite le premier prix Nobel de la paix jamais décerné à un pays. Le président en place serait derrière ce stupéfiant défi à l’ordre du monde. Je vous donne son nom, à tout hasard : Mbingu wa Mutharika. Selon Catherine Riungu, cet homme est fier du travail accompli, et se laisse aller à des phrases dont nous ne savons plus la signification. Il a ainsi déclaré, tout récemment :  « You cannot be proud if you cannot feed your family; everybody looks at you with pity ». Et, oui, c’est l’évidence même : si l’on ne peut nourrir sa famille, on ne peut pas être fier. Et les autres vous regardent avec commisération.

J’y insiste, je ne garantis pas la teneur des informations sur cette révolution agricole. Mais une chose est certaine : des délégations venues du Kenya, de l’Ouganda, de la Tanzanie et du Swaziland se sont succédé sur place, pour essayer de percer le mystère. Mais est-ce un mystère ? Ne sommes-nous pas en face de l’oeuf de Christophe Colomb, tout simplement ?

The Dry Salvages (une rivière vive)

Je n’ai pas les yeux en face des trous. La faute au sommeil qui manque. Bon, je ne vais pas pleurer, non plus. J’ai vu, ailleurs qu’ici, deux merveilles authentiques. Avant toute chose, le prodigieux vallon de mon coeur sous la neige. Alors qu’elle tombait dru, je suis sorti, et j’ai marché dans la tourmente.

Le monde avait disparu. Le monde auquel on s’habitue tant avait sombré, et ses formes connues avaient pris des couleurs, une couleur unique qui semblait une peinture. Des flocons, par millions, étaient empalées sur les épines des buissons. J’ai vu l’orbe parfait d’une tige de ronce, dont les pointes verticales montaient droit au ciel. Elles avaient l’air de guetter les voltigeurs.

Un autre jour, je suis descendu à la rivière, et elle était devenue folle de sa puissance. Elle roulait des flots massacrants. Cinq fois plus lourde et vive qu’à l’ordinaire. Je pense qu’en ces moments de fête, plus rien ne lui résiste. Les arbres, les pierres, les animaux partent au courant. Je l’ai regardée comme on regarde un être vivant qui jamais ne mourra. Avec de l’envie, oui, je crois bien. Une telle fougue pourrait faire perdre le sens des choses communes.

Je n’entends pas jouer les esthètes, mais en écrivant trois mots sur cette déesse, j’ai pensé à un poème de T.S Eliot. Je ne suis, ni de près ni de loin, un spécialiste. Mais j’ai tout de même pensé à un texte, The Dry Salvages. Et comme je l’ai dans une édition bilingue, je peux vous en donner les premiers mots : « I do not know much about gods; but I think that the river/Is a strong brown god – sullen, untamed and intractable ». Ce qui veut dire : « Je ne sais pas grand chose des dieux, mais je crois que le fleuve/Est un puissant dieu brun – buté, sauvage et intraitable ».

Là-dessus, c’était hier, j’ai entendu quelques mots de François Hollande, responsable socialiste autant que je sache. Il définissait les cinq priorités qui seraient celle d’un gouvernement de gauche aujourd’hui. Aucune n’évoquait même la nature ou l’écologie. Pauvre petit bonhomme. Et ce matin, le choc McCain/Obama. D’un côté, je m’en fous intégralement. D’un autre, je souhaite ardemment que le couple maudit soit balayé et que Sarah Palin disparaisse de ma vue, fût-elle lointaine.

Je crois bien que j’appartiens à la race humaine. À condition d’ajouter ceci : la partie la plus profonde de moi, celle de l’âme, celle de l’animal ancien, ne joue plus le jeu. Je m’éloigne, cela ne fait aucun doute.

Fin provisoire des aventures de tata Thérèse (provisoire, si)

Déjà le quatrième volume concernant ma tata Thérèse à moi. Comme le temps passe. C’est fou. C’est fou. J’ai bien peur de devoir me répéter : c’est fou.

Tata et le moineau de Paris

Combien y avait-il de moineaux dans Paris lorsque j’étais encore plus petit que toi ? Laisse-moi réfléchir une seconde. Je dirai 521 milliards, à peu près. Il y en avait partout, bien plus qu’aujourd’hui. Sur les branches, tu t’en doutes. Sur et sous les bancs, en train de se battre, de se poursuivre ou de se rouler dans la poussière. Sur le rebord des toits, au coin des cheminées, picorant le trottoir, occupant de vastes portions du ciel, tombant sous la griffe du chat de la voisine sorti faire un tour sur le boulevard, se baignant dans le caniveau ou dans la flaque laissée par l’orage de la veille au soir, faisant de la balançoire sans se faire remarquer, en compagnie de mes amis Jacky et Bouboule, au square de la rue Jean Beausire. Bref, le moineau se plaisait en ville, je l’affirme haut et fort.
C’est bien pourquoi l’histoire de Nono est étrange. Car Nono le moineau habitait chez ma tante. Et le grand malheur, c’est que je ne peux pas te dire pourquoi. Affreux. Je ne m’en souviens pas, et je te rappelle que ce livre est un livre de souvenirs authentiques. Je n’ai pas le droit de mentir ou d’inventer. Disons qu’un jour, un très beau jour pour moi, j’ai vu Nono. C’était le moineau ordinaire, un monsieur pour être complet. Le moineau mâle a la tête grise, autant que tu le saches. Donc, Nono aussi, avec une bavette noire, des joues et une gorge blanches. S’il avait été une dame, Nono aurait eu une belle robe beige. Nous sommes d’accord ? Alors, je continue.

Un jour, j’ai rencontré Nono, qui était perché sur une armoire de ma tata. Dans la première des petites chambres, à droite, qui s’ouvraient sur la salle de séjour. Je dois te dire que Nono aimait beaucoup le haut de l’armoire. Selon moi, mais cela ne m’engage pas beaucoup, il voulait repérer ses ennemis de loin, de manière à sauver sa peau le plus longtemps possible. Car je te rappelle que l’appartement de la rue Larrey était rempli de prédateurs pour lesquels un plat de moineau est à peu près ce qu’est un goûteux morceau de camembert pour moi. Ou qui sait un gâteau au chocolat avec de la crème dessus pour toi.
Les prédateurs locaux étaient surtout représentés par deux espèces. Il y avait le chat, qui est de la famille du tigre. Ce voyou sait s’approcher d’un moineau de Paris comme s’il était une image de Saint-Pierre collée sur le mur. Je ne te conseille pas d’essayer, car c’est difficile. Le chat traque le moineau parce qu’une petite sonnerie retentit derrière son œil quand il en voit un. Ce n’est donc pas la peine de le gronder ou de tirer sur sa queue, car il n’écoute pas. J’ai déjà essayé, figure-toi.

L’autre chasseur de moineaux était le fennec, dont je t’ai déjà parlé. Ce renard, car c’en est un, parvient à ressembler aux hiéroglyphes sur les temples égyptiens. Comme je ne sais pas si tu connais, je t’explique. Il ne montre que son profil, et on a l’impression qu’il est immobile depuis une heure, alors qu’il n’est plus qu’à un centimètre de ton mollet. Je te parle de mollet, mais je pourrais parler de ta fesse, c’est juste une image.

Le fennec présente son profil, c’est-à-dire son museau, mais sans ouvrir la gueule une seule seconde. Car s’il le faisait, on verrait aussitôt que sa mâchoire est emplie d’une collection complète de poignards en forme de dents. Ou de dents en forme de poignards, comme tu préfères. Je crois que telle est la raison pour laquelle Nono préférait se réfugier sur les hauteurs de l’armoire. En cas d’attaque, il prenait un envol instantané.

Mais ces précautions n’auraient probablement pas suffi si ma tante n’avait pas décidé d’isoler Nono dans la petite chambre. Isoler, cela voulait dire refermer systématiquement la porte, de manière que les chats ou les fennecs ne viennent pas tailler une bavette dans le corps athlétique de Nono. Nous avions l’ordre de faire attention en entrant et en sortant de la pièce où le moineau faisait ses cabrioles. Mais ne va pas imaginer qu’isolement signifie solitude. Chez tata Thérèse, on ne pouvait jamais être seul, car il n’y avait pas assez de place.

Dans la petite chambre, il y avait ma cousine Laetitia, qui était la petite-fille de ma tata, et qui vivait avec elle, je ne sais plus pourquoi. Et puis il y avait aussi quelques dizaines de hamsters, dont ma tante faisait l’élevage, je te raconterai plus loin. Et bien entendu des serins, des perruches et des tourterelles. Mais tout ça ne compte que pour du beurre, car ils étaient enfermés dans leurs cages. Tandis que Nono, lui, qui était le roi, vivait en liberté, si je peux dire.

Que mangeait Nono ? Eh bien des graines, vois-tu. Du millet, de l’avoine, du riz. Dans le grand dehors de la ville, le moineau mange tout ce qui tombe dans son bec, ou presque. Quand il vole, par exemple, il avale sans se faire prier les insectes qu’il rencontre. Gloup ! Ou encore slurp ! Il enfourne. Chez tata, il faisait pareil. Des graines, des graines, des graines.

Mais ma tante tenait à sa réputation de diététicienne. Elle savait qu’un régime équilibré de moineau passe à l’occasion par des protéines animales. Les graines, fort bien, mais la viande ? Imagine que la Société protectrice des animaux ait envoyé un inspecteur chez elle, hein ? Et qu’il se soit rendu compte aussitôt que Nono n’avait pas droit à sa ration d’araignées ou de fourmis volantes ? Hein ?

Mais ma tante savait ce qu’elle faisait. Sur un meuble de la petite chambre de Nono, il y avait un bocal en verre qui permettait de voir un joli spectacle. Dedans, en effet, dans ce qui ressemblait à de la sciure, on voyait s’agiter des vers blancs joufflus, mafflus, pétant la forme. Plus d’une fois, avec mon frère Régis, nous avons assisté au repas carnivore de Nono le moineau, et je vais essayer de te décrire comment cela se passait.

Premier mouvement : tata joue avec son dentier et se met à rigoler en faisant tourner ses yeux pour nous faire rire. Deuxième mouvement : elle met son doigt en travers de ses lèvres pour nous faire taire. Là, je pense que c’est pour ne pas alerter ma mère, qui est en train de boire un café dans la cuisine en compagnie des fennecs. Trois, elle nous entraîne, Régis et moi, dans la petite chambre réservée aux loopings et aux entraînements aériens de Nono le moineau.

À l’intérieur de la pièce, le silence. On n’entend plus que les 25 perruches qui jacassent, et les hamsters qui cavalent sur leurs roues. En haut de l’armoire, Nono jette un œil, pas très concerné. Tata rigole encore une fois, et à ce moment, il est évident qu’elle prépare un mauvais coup. Mais lequel ? Elle s’approche du bocal, l’ouvre, plonge la main au milieu de la masse des vers blancs, et en sort un entre deux doigts. Ensuite, elle nous fait une sorte de clin d’œil, et elle coince la bestiole entre ses lèvres, en roulant encore une fois ses yeux dans tous les sens. Je peux t’assurer que certains après-midi, rue Larrey, il ne faut pas avoir peur. On dirait un film d’horreur, fabriqué exprès pour faire grincer les dents des pauvres enfants que nous sommes, Régis et moi.
Tu y es ? Tata a donc coincé un ver de farine entre ses dents, et elle relève soudain la tête en direction de Nono, toujours installé en haut de l’armoire. Je ne suis pas tout à fait sûr, mais je me demande si le moineau n’aurait pas un peu frétillé du bout de la queue. Alors ma tante, tout en serrant autant qu’elle peut le ver au coin de sa bouche, se met à appeler Nono. Et ce n’est pas simple, crois-moi. Si elle laisse entrer assez d’air pour dire distinctement et assez fort : “ Nono ! Nono ! ”, le ver pourrait bien se libérer, et tomber sur le sol. Je suis sûr que tu as déjà lu la fable de La Fontaine appelée Le Corbeau et le Renard. Eh bien, c’est presque pareil.
Si ma tata ouvre son bec, le ver fera le grand saut, et Nono restera haut perché. La minute qui suit est donc très importante. On n’entend au départ qu’un tout petit souffle de grand-mère. Quelque chose comme “ Ohho ! Ohoh ! ”. Moi, je serais Nono, je ne reconnaîtrais pas mon nom, je te jure bien. Mais Thérèse insiste, et tout en serrant le malheureux ver avec ses lèvres, elle réussit enfin à faire entrer un courant d’air dans sa gorge. Et brusquement, on entend enfin le nom du moineau. Un vrai coup de clairon. “ Nono ! ”, “ Nono ! ”.

Cette fois, l’oiseau a compris qu’on le cherchait. Il regarde. Son bec et son cou s’énervent ensemble. En haut, en bas, à gauche, à droite. Je me demande ce qu’il voit, de là-haut. Sûrement une petite bestiole blanche qui bouge en pendouillant d’une autre bestiole beaucoup plus grosse. Et soudain, la magie commence, on se croirait à l’aéroport d’Orly. Nono s’envole, d’abord vers le plafond, et pique ensuite d’un coup sec vers le sol. Va-t-il se crasher ? Va-t-il s’écraser faute d’avoir pu ralentir à temps ? Je ne respire plus, ce qui n’est pas commode. Mais non, Nono se reprend, rase le lino, remonte d’un coup d’ailes, parvient à la hauteur des épaules de tata Thérèse, et je peux te garantir pour l’avoir vu qu’il y a un pilote dans l’avion.

Car que fait Nono, grâce à une impressionnante torsion de ses ailes ? Une manœuvre géniale, qui le place bientôt son bec à la même hauteur que celui de Thérèse. Enfin, pas son bec, tu auras rectifié, sa bouche. Il est encore à soixante centimètres, mais à cet instant précis, je sais, je sens qu’il va réussir son coup. Et j’ai raison. Un dernier coup d’ailes, et le moineau passe sans s’arrêter au ras des lèvres de ma tante adorée. Sans s’arrêter, sans ralentir on dirait, il lui vole au passage le ver blanc, le coince dans son bec et remonte déguster la friandise en haut de l’armoire.

En cette minute d’histoire, d’histoire naturelle, si quelqu’un avait eu la bonne idée de me photographier, il aurait vu un gamin au bord de l’évanouissement, avec la mâchoire dévissée et les yeux perdus dans l’espace. Malheureusement, la seule trace est dans ma tête, et dans celle de mon frère Régis. Mais personne ne la fera disparaître, que cela soit dit. Ma tante, je t’aime.