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Encore ma tata Thérèse

Je m’en vais, dites-moi. Sous d’autres cieux. Et c’est simplement délicieux. Je m’en vais pour quelques jours, non sans vous laisser deux messages posthumes de ma tata Thérèse à moi. Au point où je suis rendu, pourquoi m’arrêter ? Il y aura aussi un papier, à leur suite, consacré à Nicolas Hulot. Dans la liste, donc, incluant celui que vous êtes en train de lire, le troisième. Suis-je clair ? Je n’en suis pas bien sûr, mais comme je m’en vais sans remords, je m’en vais. Rendez-vous probable lundi prochain.

Vol de pigeons dans la maison

Quand j’étais petit, déjà, les pigeons étaient détestés par une quantité effarante de gens bien élevés. On entendait dire à Paris qu’ils apportaient la gale, ou la lèpre, ou la broncho-pneumonie je ne sais plus, à tous ceux qu’ils approchaient à moins de cinquante mètres. Or, rue Larrey et alentour, il y avait beaucoup de pigeons qui formaient des bandes de jeunes et de moins jeunes dans les airs. Et c’était un sacré spectacle à observer, quand on n’avait pas trop peur d’attraper la poliomyélite ou de rester paralysé, ou de devenir aveugle.

Rue Larrey, si j’essaie de rassembler mes souvenirs, il y avait deux clans principaux. Le premier était constitué par les ennemis des pigeons. Il unissait les propriétaires, les balayeurs, les employés de la ville de Paris, les utilisateurs de bancs publics, les gens correctement habillés. C’est-à-dire le monde entier. Sur l’autre bord, de l’autre côté du ring, il n’y avait que ma tante Thérèse à moi, que le voisinage aurait bien envoyé à Charenton, comme on disait à cette époque. Charenton, c’était l’asile de fous.

Mais ma tante Thérèse n’avait rien à faire chez les fous. Simplement, et définitivement, elle aimait les pigeons de la grande ville, et ne supportait pas qu’on s’attaque à eux. Je l’ai vue souvent sortir avec un parapluie, même les jours où il ne pleuvait pas. Le parapluie, ce n’était pas pour les nuages, c’était pour les assassins. Car même en plein jour, les assassins et les spadassins rôdaient dans les rues de ce vieux Paris de mon enfance. Oh, ne va pas imaginer de sinistres figures de tueurs à gage, avec de longs couteaux et de lourds pistolets.

Non, ceux-là avaient la loi avec eux, et portaient souvent un uniforme. Car la ville de Paris, l’ignoble ville de Paris payait des équipes spéciales pour s’emparer du plus grand nombre possible de pigeons baladeurs. Avec des filets, je te l’assure ! Avec de grands filets comme en utilisent les gladiateurs dans les films sur Rome.

À deux ou trois, tenant leur piège dans les mains, ils s’approchaient d’un rassemblement interdit de Columba livia – le nom savant du pigeon biset -, par exemple au bord d’une fontaine, et zou, zip, tchak et ziiiipppp ! En clair, ils lançaient leur filet comme des pêcheurs au large d’Audierne. Et les pigeons étaient pris dedans, emprisonnés à tout jamais. Car tu penses bien qu’ils ne les relâchaient pas. La vérité, que je vais te murmurer dans le creux de l’oreille, car elle est loin d’être plaisante, c’est que ces malandrins zigouillaient tous les pigeons qui leur tombaient sous la main.

Heureusement pour eux, tata Thérèse arrivait souvent au bon moment pour les libérer, avec son parapluie. Tu me diras qu’on ne sauve pas des pigeons condamnés à mort avec un parapluie, et tu auras raison. Mais n’oublie jamais que tu ne t’appelles pas ma tante Thérèse. Elle, elle y arrivait.

Comment ? Eh bien, elle chargeait les tueurs, comme avec une lance sur un champ de bataille. J’espère que tu as déjà vu des combats de chevalerie dans les films de cape et d’épée. Ma tante était une sorte de chevalier sans cheval, mais avec un parapluie. Elle courait dans leur direction en hurlant et elle essayait de les embrocher avec son parapluie. Heureusement que ce n’était pas un couteau ! Ensuite, elle criait et soufflait comme une baleine, en faisant des grands gestes, de tours de moulinets dans tous les sens. Alors, les passants se rapprochaient et, bien entendu, ils ne comprenaient rien. Rien. Sauf qu’ils voyaient une dame d’un certain âge en plein orage, en pleine surchauffe, juste devant des personnages patibulaires qui ressemblaient à des gardiens de prison.

Des gardiens armés d’un filet, sous lequel gigotaient de pauvres et tristes oiseaux.Je ne suis pas tout à fait sûr, mais il me semble que là, tata avait inventé un truc. Elle apitoyait le monde, qui adore découvrir de pauvres victimes juste sous son nez. En tout cas, les gens prenaient le parti de ma tante, et souvent, les kidnappeurs de pigeons étaient obligés de repartir après avoir relâché leurs proies. Mais avant d’en arriver là, une fois sur deux, ils avaient le temps de rédiger un superbe procès-verbal d’amende, qui condamnait ma tante à verser à la ville de Paris je ne sais plus quelle somme avant la fin du mois. À mon humble avis, elle n’a jamais dû payer, car elle utilisait les papiers des amendes pour poser les tasses de café. Ou pour mettre dans la boîte à crottes de ses chats. Non, je crois bien qu’elle n’a jamais payé.

Je pense avoir été clair : ma tante aimait les pigeons. Mais je voudrais te dire autre chose. En vérité, elle les adorait. J’en ai gardé une preuve dans un coin de ma tête. Certains jours de beau temps, ma tante ouvrait la porte-fenêtre de sa salle de séjour, qui donnait sur un petit balcon. Il était toujours couvert d’une épaisseur de fientes d’oiseaux incroyable. Comme une boue dans laquelle tu aurais pu t’enfoncer jusqu’au mollet. Sauf que c’était du caca. Bon, je te parle franchement.

La première fois que j’ai vu ça, je n’ai pas compris d’où venaient ces milliards de millions de petites crottes, car il n’y avait aucun oiseau en vue sur le balcon. Mais la deuxième fois, j’ai eu l’explication. La voilà. Tata était aller chercher de gros sacs dans son fourbi de la cuisine, et en avait ramenés deux coincés sur chacune de ses épaules. Moi, je regardais, en me demandant ce qu’elle avait inventé, car au cas où cela t’aurait échappé, elle inventait à chaque fois quelque chose, que je n’oubliais jamais. Et elle a posé un sac et ouvert délicatement l’autre avant de se mettre au bord du balcon, face à la Grande Mosquée.

À ce moment précis, et je t’assure que j’en ai encore le frisson, le ciel a commencé à bouger, comme dans un dessin animé. Il y avait des ailes partout, qui battaient en cadence, et qui se rapprochaient comme des bolides depuis tous les coins de l’horizon. J’ai eu peur, et ne mens pas, s’il te plaît, toi aussi tu aurais eu peur.C’était les pigeons. Oui, les pigeons de Paris arrivaient tous du diable Vauvert pour venir casser la croûte chez tata Thérèse. Elle leur donnait rendez-vous, quoi. Toujours à la même heure. Et ces oiseaux, qui ne sont pas des cruches, ni des ânes, avaient pris leurs petites habitudes.

La suite est affreusement dingue, et si je n’avais pas été là, je ne le croirais pas. Mais j’étais là. Ma tante a posé le sac sur son épaule droite, qui était rempli de graines de qualité supérieure, et elle a commencé à déverser le repas directement sur le balcon. Et des dizaines de pigeons ont commencé à se poser et à boulotter autant qu’ils pouvaient. Les autres, car il y en avait d’autres, se posaient sur la balustrade, ou faisaient du surplace, et au moins une quinzaine sont entrés dans la salle de séjour de tata, des fois qu’elle aurait préparé un gratin au four pour eux, qu’elle aurait posé sur la table. Bref, je crois que tu peux imaginer la scène, cela sentait le grand bazar, et la maison de cinglés. Mais ce n’était pas Charenton, c’était la rue Larrey, chez tata Thérèse. C’était bien mieux.

Ma tante Thérèse (une suite)

À la demande générale (de deux ou trois d’entre vous), je poursuis ce dimanche les aventures de ma tante Thérèse à moi. Comme précisé hier, n’y touchez pas ! Elle est à moi. Je rappelle que ces phrases étaient et demeurent destinées aux enfants. À nous, donc. Et ma flemme, évoquée hier, elle aussi, grandit à vue d’oeil. Je vous avertis par anticipation que je vais me sauver dans la brousse quelques jours. Dès mardi, plus rien. J’ai dans l’idée que tout le monde survivra.

Thérèse et le perroquet

Ma tante Thérèse pensait à chaque seconde aux animaux. Ceux qu’elle avait, ceux qu’elle aurait, ceux qui étaient vivants, ceux qu’elle guérirait, ceux qui étaient morts, ceux qu’elle ressusciterait, ceux qu’elle arracherait pour finir aux griffes des affreux et des méchants. Comme tu le sais peut-être, ces deux dernières catégories sont assez nombreuses.

Un jour, en se mettant à la fenêtre d’une des deux minuscules chambres, qui donnait sur la cour des immeubles de la rue Larrey, Thérèse a vu un perroquet qui volait, en liberté. Elle savait bien qu’il allait mourir, tôt ou tard. De froid ou de faim. Car un perroquet du Gabon ne mange pas des croûtes de pain de Paris, ou alors seulement en apéritif.

Alors Thérèse s’est mise à la fenêtre et elle a commencé à parler à l’oiseau. Au début avec sa voix à elle, comme un roucoulement grave de biquette qui se terminait neuf fois sur dix par une explosion de rire. Le perroquet paraissait se moquer d’elle, tu ne peux même pas imaginer. Il volait, disparaissait vers la Grande Mosquée, revenait, et repartait. Je crois qu’il avait décidé de la faire mariner. Mariner comme les sardines au fond de leur boîte pleine d’huile.

Alors ma tante a décidé d’utiliser les grands moyens. Elle a commencé à siffler comme un pinson, puis à parler du nez, un peu je dois dire comme un perroquet enrhumé. Rien à faire. L’oiseau échappé continuait à voler. Et cela a duré un jour, une nuit, un jour. Libre à toi de ne pas me croire. Je ne dis pas que Thérèse ne dormait pas, je jure qu’elle ne dormait presque plus. Elle veillait l’animal. Et le troisième jour, elle a choisi d’appeler le perroquet, tout simplement. En utilisant le prénom de son fils, Coco, ce qui tombait bien, non ? “ Coco ! Coco ! rentre à la maison ! ”. Comme ça. Cent fois. Deux cents fois. “ Allez, mon Coco ! viens voir maman ! tu vas attraper froid ! ”. Deux cents fois, trois cents fois. Si je peux me permettre, les voisins en avaient assez, tu peux en être sûr et même certain.

Dans l’après-midi du troisième jour, Thérèse piquait du nez contre le rebord de sa fenêtre, et elle ne savait plus où elle habitait. Elle continuait de temps en temps à lancer ses appels dans le vide, avec de moins en moins de conviction. C’est sans doute parce qu’il avait bon cœur que vers les cinq heures, sans s’annoncer, le perroquet a fait son entrée triomphale chez ma tante Thérèse. En une seconde fatale, il était entré dans la chambre, passant au-dessus de sa tête. Pour un peu, il serait reparti aussi vite. Mais ma tata savait être rapide comme l’éclair. À croire qu’elle faisait semblant de sommeiller, pour mieux l’amadouer : d’un coup, elle s’est relevée, et a fermé la fenêtre. Toc ! Coco venait d’entrer dans la grande famille de la rue Larrey.

Coco et le bruit de la banane

Le perroquet Coco s’était enfui de chez son ancien propriétaire, qui était un grand patriote. Ma tata Thérèse l’a compris le jour où il a commencé à siffler la Marseillaise, hélas en faisant des fautes terribles au passage. Le début était splendide, tonitruant, et j’accompagnais avec un vif plaisir l’animal. À pleins poumons, je hurlais sans aucune hésitation : “ Le jour de gloi-oi-r’ est arrivé ! ”. Mais cela se gâtait aux environs de : “ Entendez-vous, dans nos campagnes, mugir ces féroces soldats ? ”. Coco sautait carrément deux notes, et toute la chanson dérapait.

La Marseillaise devenait la Paimpolaise, ou pire encore, on ne reconnaissait plus rien. Autour de cette grave question, il y avait deux interprétations. Certains jours, Thérèse défendait bec et ongles le Coco. Pour elle, le perroquet avait appris la chanson sur un disque, qui était rayé, car à l’époque, mais oui, les disques pouvaient être rayés et radoter comme des petits vieux. Mais quand elle était furieuse contre sa ménagerie personnelle, ou pire encore contre Coco, l’infâme, l’insupportable Coco, elle disait que l’oiseau perdait la tête. La boule. Qu’il n’avait aucune mémoire.

Et là, je suis bien obligé de faire un commentaire, car c’est faux. Coco avait une mémoire d’éléphant, ce qui n’est pas si fréquent chez les volatiles. Un jour, j’étais assis à la table de la salle de séjour de tata Thérèse, et j’ai entendu dans mon dos un petit bruit que je n’ai pas reconnu tout de suite. Avant même que je me retourne, ma tante m’avait dit : “ Tiens, je t’ai épluché une banane ”.

Là, j’étais plutôt content, car j’aime bien les bananes, et j’avais justement reconnu le bruit étrange et délicat d’une peau qu’on casse avec le pouce avant de tirer sur les fines lanières pour manger le fruit. Avant de continuer à lire, pense à ce bruit dans ta tête, juste une seconde : tu casses la banane à la tête, et tu tires sur les rubans de sa peau. Tu y es ? Bon, on continue : je me suis donc retourné, et je n’ai pas vu de banane. Car il n’y en avait pas. En revanche, la tante Thérèse était là, elle, avec un rire de hyène tachetée qui barrait son visage. Il faut dire qu’elle imitait très bien ce carnassier, dans ses grands jours.

Thérèse a ricané, au moins trois ou quatre fois, vraiment très fort, et elle a dit : “ Et alors, elle est où, la banane ? ”. Moi, qui avais sept ou huit ans, pas plus, je ne savais absolument pas quoi lui répondre. Il n’y avait rien sur la table. Rien. Thérèse s’est tournée vers la cage de Coco – oui, elle lui avait trouvé une cage – et elle a annoncé, comme si elle présentait un artiste sur la scène : “ La banane, c’est lui ”.

Et le plus incroyable, c’est que c’était vrai. Le bruit de la banane qu’on épluche, c’est Coco qui le faisait. À la perfection. Ce bruit phénoménal, je l’ai entendu des dizaines ou des centaines de fois. Et à chaque fois, j’ai aussitôt vu une banane dans mon imagination. Coco, lui aussi, était un magicien. D’ailleurs, je n’étais pas le seul à être trompé par lui. Quand l’envie lui prenait, il imitait la voix de ma tante Thérèse, sans trembler. Ce perroquet n’avait pas froid aux yeux, pour un perroquet. Et celui qui tombait dans le panneau, c’était un minuscule chien appelé Riri qui traînait toujours dans les pattes de ma tante, surtout dans la cuisine.

Voilà comme les choses se déroulaient. Ma tante préparait à manger dans la cuisine réservée aux fennecs et aux chats. Le chien Riri se frottait là-bas à ses jambes, car il adorait Tata. Pendant ce temps, j’étais assis à la table de la salle de séjour en train de lire les aventures de Blek le Roc, le grand héros de mon enfance. Entre les deux pièces, je te le rappelle, il n’y avait qu’un couloir. Eh bien, sans prévenir, avec exactement la voix de ma tante, Coco faisait : “ Riri, viens voir le susucre ”. Et aussitôt le chien arrivait en frétillant de la queue et tournicotait pendant trois minutes en attendant que tata lui donne une friandise.
Allez, je recommence pour ceux qui n’ont pas bien suivi. Le chien était dans la cuisine avec ma tante. Et donc, si la voix de Thérèse l’appelait dans la salle de séjour, c’est qu’elle avait trouvé le moyen de se couper en deux morceaux, l’un pour la cuisine, et l’autre pour la salle de séjour. Ou bien que le chien Riri n’avait qu’un tout petit pois dans la tête. Qu’il était bête comme un pou. Réellement couillon sur les bords. Mais ça, jamais je ne le penserai, car il ne faut pas dire du mal des morts, et Riri, qui m’aura tant fait rire, n’est plus de ce monde. Qu’il repose en paix !

Ma tante Thérèse (prière de se recueillir)

J’ai la flemme, une flemme sévère. Et je m’apprêtais simplement à ne rien faire, ce qui semble sage en ces circonstances. Et puis je me suis souvenu d’une série de textes consacrés à ma tante Thérèse. Je les destinais à des enfants, et je les rassemblerai peut-être un jour ou l’autre. Ou jamais. C’est alors que je me suis dit : s’ils valent (peut-être) pour des enfants, alors ils valent (à coup sûr) pour des adultes. Et j’ai décidé de mettre en ligne le début. Si cela vous plaît, tant mieux. Mais sinon, pas un mot ! Ne touchez pas à ma tante Thérèse à moi, joyau de mon enfance, diamant brut, soleil resplendissant de ma mémoire. N’y touchez pas, elle est à moi !

Tante Thérèse et moi

Quand j’étais petit, quand j’étais vraiment petit, j’avais une tante qui s’appelait la tante Thérèse. Elle était déjà ridée et elle avait un dentier qui me faisait peur et qui me faisait rire. Comme un magicien, elle arrivait à l’enlever de sa bouche et à le faire disparaître. Zou ! elle nous montrait sa bouche grande ouverte, où il n’y avait plus une dent. Zou ! elle ouvrait sa bouche une deuxième fois, et toutes ses fausses dents étaient en place.

Tu as peut-être remarqué que j’ai écrit “ nous ”. Nous, car j’allais toujours voir ma tante avec mon frère Régis et la sœur de Thérèse, c’est-à-dire ma mère. Tout ce que je vais te raconter est vrai, je le jure sur la tête de ma tante Thérèse à moi. Je sais qu’à certains moments, tu ne vas pas me croire, mais fais-moi confiance, tu ne le regretteras pas. C’est un véritable morceau de mon enfance.

Thérèse et les chats

Ma Thérèse habitait rue Larrey, à Paris, et ses fenêtres donnaient sur les jardins de la Grande Mosquée, près de la place Monge et de la rue Mouffetard. Le Jardin des Plantes et sa ménagerie étaient à deux pas. Mais il y avait une deuxième ménagerie dans le quartier : l’appartement de la tante Thérèse.

Elle vivait dans une cité en briques rouges habitée par des pauvres, une cité HLM, la plus vieille de Paris d’après ce qu’on racontait. Elle avait été construite après la Première guerre, vers 1920, juste après Mathusalem et le déluge. Ma tante habitait au cinquième, évidemment sans ascenseur. Son appartement avait la taille d’une (grosse) crotte de mouche. À droite des toilettes microscopiques, à côté une petite cuisine avec un bac à douche dans le coin, et à gauche un couloir lugubre.

Où conduisait le couloir ? À une salle de séjour, comme on disait, dans laquelle il valait mieux ne pas être plus de quatre, enfants compris. Chez elle, tout était riquiqui, sauf son cœur, qui comme tu verras, était grand comme la terre entière. J’ai oublié : deux chambres à peine plus grandes que des placards s’ouvraient sur la salle de séjour.

Tata Thérèse aimait les chats. Elle les aimait tellement qu’elle en faisait la collection. Elle en avait souvent sept ou dix. Surtout des siamois. Surtout Leuloeil, une chatte qu’elle adorait. Moi, j’entendais à chaque fois l’œil l’œil, et je crois que j’avais bien raison, car Leuloeil avait des yeux qui brillaient dès que le jour tombait. Quand je passais devant elle, j’avais une frousse terrible : deux fois sur trois, elle essayait de me griffer, la vache.

Un jour incroyable, elle est morte de vieillesse. C’était le début du grand week-end du 15 août, et tout était fermé. Ma tante aurait préféré mourir que d’abandonner Leuloeil. Alors, elle a ouvert son vieux frigo, et elle a mis la chatte dedans jusqu’au mardi suivant. Tu imagines bien qu’il n’y avait pas de congélateur, à l’époque dont je te parle. En plus, le frigo marchait très mal.

Comment ? Tu veux savoir pourquoi elle avait mis l’animal au frigo ? Mais parce qu’elle voulait le faire empailler, bien sûr. Pour garder Leuloeil avec elle jusqu’à la fin des temps, évidemment ! Sauf que tata n’avait pas un sou devant elle. Mais pas un. Même pas un seul. Un demi, peut-être.

Aujourd’hui encore, je ne sais pas encore comment elle a fait. En tout cas, le mardi, premier jour d’ouverture des magasins après le 15 août, elle a enveloppé la chatte dans un linge, et hop ! elle est allée voir un taxidermiste, autrement dit le gars qui empaille les bêtes.

La semaine suivante, quand je suis allé la voir, j’ai été bien surpris de ne pas voir Leuloeil sur le canapé. Thérèse nous a annoncé qu’elle était partie à tout jamais, et sa voix était si triste que j’ai parfaitement compris. J’ai un peu honte, mais j’étais content de ne plus voir le monstre. J’ai vraiment honte, mais je l’imaginais très bien au fond de la poubelle, et la poubelle renversée dans la benne à ordures, très loin de moi.

C’est à ce moment-là, avec un petit rire sardonique, que la tante Thérèse nous a demandé de la suivre, mon frère Régis et moi. Où ? Dans la chambre minuscule qu’elle partageait avec quelques autres pensionnaires dont je parlerai plus loin. Et là, toujours le sourire aux lèvres, elle s’est approchée de son armoire. À cet instant, je dois te dire que j’ai eu la chair de poule. On appelle ça un pressentiment. On sait qu’il va se passer quelque chose de terrible, mais on ne peut déjà plus bouger. Je n’ai plus bougé.

La tante Thérèse a ouvert les deux portes de l’armoire d’un seul coup, avec ses deux mains, en criant : “ Bonjour, Leuloeil ! ”. Si j’avais pu, je me serais évanoui. Mais comme je ne pouvais pas, j’ai regardé, caché derrière son dos. Tu sais quoi ? Leuloeil était là ! Je te jure ! Ses yeux brillaient dans le noir, elle était allongée paresseusement sur les draps de ma tante, vautrée à tout jamais. Empaillée, triomphante. Tu voulais connaître ma tante ? Eh bien voilà un premier échantillon.

Thérèse et les fennecs

Ma tante aimait aussi les fennecs. Si tu ne sais pas ce que c’est, apprends qu’un fennec est un renard du désert. Grosso modo. Quand il n’échoue pas dans l’appartement de Thérèse, il habite normalement dans le nord de l’Afrique. Il pèse comme un sac de plumes, pas plus. Avec d’immenses oreilles par lesquelles il évacue la chaleur et une très longue queue touffue.

Par ailleurs, je dois te préciser que le fennec hurle à la mort quand le jour se couche, et qu’il a des dents terriblement pointues. Pour croquer des rongeurs et des lézards, c’est très bien. Pour mordre les mollets des enfants aussi. Ma tante a eu au moins trois fennecs chez elle. Pour les deux premiers, il n’y a aucun mystère. Son fils Coco – je n’y peux rien, il s’appelait Coco – les avait ramenés d’un séjour en Algérie. Ils vivaient dans la cuisine, au milieu des chats. Sans problème ? Sans problème.

Quant au troisième fennec, je n’ai jamais su d’où il venait vraiment. Thérèse a toujours dit qu’elle l’avait trouvé dans la rue. À l’époque, je l’ai cru, car je te rappelle qu’elle était une magicienne. Et aujourd’hui, je la crois encore, car je sais qu’elle était une vraie magicienne. Et puis, n’oublions pas que le jardin de Plantes était tout près de chez elle. Je crois qu’un jour, elle a dû tomber sur un évadé. À moins qu’elle n’ait attaqué la cage du fennec au nom du Front de libération des renards des sables. C’est parfaitement possible.

Louis Dollo et la haine de la nature

Il y a au moins deux Louis Dollo. Le premier a l’air bien intéressant : paléontologue belge, celui-ci a mis au jour les célèbres iguanodons de Bernissart, puis formulé une loi dite de Dollo, selon laquelle les structures abandonnées au cours de l’évolution par un organisme ne réapparaissent jamais. Il est mort en 1931. Et puis il y a un deuxième, tout ce qu’il y a de vivant, installé dans les Pyrénées. Lui aussi est intéressant, mais pas tout à fait pour les mêmes raisons.

Est-il de ces dinosaures – les iguanodons en sont – recherchés et découverts par le Louis Dollo d’antan ? Ma foi. Dollo est un guide de pays (ici) originaire du Val de Loire, qui s’est pris de passion pour les Pyrénées. On le comprend. Installé à Tarbes depuis des décennies, il mène les touristes là-haut, et leur montre la beauté des crêtes. Noble métier, utile et sans doute passionnant.

Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes si Dollo n’était devenu, au fil des ans, l’un des plus acharnés opposants à la présence de l’ours dans ces Pyrénées dont, probablement, il se sent le propriétaire inspiré. Je ne ferai pas de psychanalyse hasardeuse sur son compte, rassurez-vous. Le fait est qu’il s’est imposé comme un ennemi de l’ours. Et d’autres animaux comme le vautour, qu’il accuse de s’attaquer à des animaux parfaitement en bonne santé. La biodiversité des Pyrénées, à l’en croire, serait menacée par la présence de bêtes qui y sont depuis toujours ou presque. C’est audacieux.

Dollo est devenu en tout cas la tête de Turc – le mot n’est pas trop fort – de (presque) tous ceux qui défendent la nature sauvage et l’ours, son symbole le plus puissant (ici). Il ne fait guère de doute que notre guide prend un vif plaisir à cette sempiternelle empoignade. Moi, je le trouve un peu ingrat avec l’ours. Car sans ce dernier, car sans les vautours, car sans la télé et les radios, qui lui donnent abondamment la parole, quelle serait donc la place de Louis Dollo ? En tout cas, pas ici, c’est certain.

Si je vous en touche deux  mots ce matin du 24 octobre 2008, c’est parce que Dollo vient d’écrire un article de plus, hallucinant certes, mais pas davantage que tant d’autres sous sa plume. La différence, c’est que je l’ai lu (ici). Il en suinte un dégoût primitif du magnifique plantigrade. Tel, même, qu’il me fait sourire, tant il parle davantage de l’homme que de l’animal. Mais il y a moins drôle. Dollo ne cesse ainsi de parler d’ours « importés » de Slovénie pour désigner ceux qui ont été réintroduits à partir de 1996. La vie ? De l’import, messieurs-dames. Du commerce. De la marchandise.

Mais il y a encore autre chose. Le papier de Dollo est fascinant de bout en bout, car il a le ton triomphal de celui qui a toujours su ce qui allait se passer. D’après lui, un chasseur du Val d’Aran espagnol, âgé de 72 ans, aurait été attaqué par un ours hier matin, jeudi. Je dois vous dire que je ne crois pas une seconde au récit tel que rapporté par Dollo. Mais cela n’a guère d’intérêt, et je peux me tromper. Néanmoins, voici le récit du drame : « Vers midi, alors qu’il se tenait à l’écart des autres chasseurs, le retraité a été attaqué par un ours de forte corpulence, “plus grand qu’un homme” nous a dit un témoin de la scène.
En se protégeant le visage avec son bras il a été fortement griffé puis l’ours s’est attaqué aux jambes et pieds, notamment le gauche, heureusement protégés par des bottes. Alerté par les cris de Luis Turmo ses camarades ont, à leur tour, crié puis tiré en l’air pour faire partir l’ours. Luis T. ne doit son salut qu’à l’intervention des autres chasseurs »
.

Oui, bon. Le pauvre chasseur armé, face à un ours plus grand que lui, et qui met son bras devant le visage. Oui, bon. L’essentiel est ailleurs. Car Dollo est obligé de préciser que cet incident, s’il s’est déroulé ainsi, est le premier du genre répertorié depuis des lustres dans les Pyrénées. Or, cela ne peut pas coller, puisque Dollo ne cesse de dire que l’ours est une menace mortelle pour la montagne. À la fois, c’est la pleine confirmation de sa sagacité. À la fois, ce pourrait être considéré comme un démenti de toutes ses craintes. Car quoi, une seule attaque, et contre un homme armé qui vient chercher l’ours sur son terrain ?

Alors Dollo réécrit le monde, à défaut de le réenchanter. Et voilà le travail : « D’autres attaques ont eu lieu dans les Monts Cantabrique (Espagne) notamment sur un homme de 72 ans. L’histoire de l’ours en France nous montre de nombreux autres cas malgré les affirmations contraires des associations environnementalistes pro-ours. Nous pouvons citer les cas récents des chasseurs qui ont eu la possibilité d’utiliser leur arme pour se protéger de Melba et Cannelle contrairement à Luis Turmo.
On se souvient aussi que le 6 novembre 2007 un chasseur de 24 ans de la localité aranaise de Les fût poursuivi par un ours puis blessé alors qu’il participait à une battue. Les faits ont eu lieu près de Era Bordeta, sur la commune de Arres.
Dans ces deux cas, les chasseurs espagnols n’ont pas pu faire usage de leur arme pour se défendre contrairement aux chasseurs français. Mais ces chasseurs  auraient pu être des randonneurs, des promeneurs, des chercheurs de champignons solitaires qui n’auraient eu aucun moyen d’en réchapper. Que serait-il arrivé si c’était une famille avec des enfants ? »
.

Oh ! c’est splendide. Quatre commentaires. Le premier : une autre attaque, dans les monts Cantabriques, aurait visé un homme de 72 ans. Même âge que celui du Val d’Aran. Admettons. Le deuxième : un ours blessé, au cours d’une battue, aurait poursuivi un jeune chasseur. Il aurait certainement dû lui offrir des fleurs. Le troisième : les tirs des chasseurs qui ont tué Melba et Cannelle ne sont plus, et n’ont d’ailleurs jamais été de sinistres bavures contre des animaux rarissimes. Mais des actes de légitime défense. Dollo devrait prendre la place de Rachida Dati. Le quatrième enfin : mais que se serait-il passé si le fauve avait pu s’emparer d’un bambin ? Et le croquer ? Et en laisser les restes disloqués sur le chemin de grande randonnée, hein ?

Arrivé à ce point, je crie pouce. Je ne vous dirai donc pas toutes les vilenies que Dollo imagine – lâchers clandestins, identités incertaines, mouvements baroques et sans contrôle jusqu’au Béarn, étranges substitutions de colliers émetteurs, etc.-, qui prouveraient au plus benêt l’existence d’un vaste complot. Quel en serait le but ? J’ai dit ne pas vouloir psychanalyser, et je m’en tiens à ce butoir-là. La seule chose que je souhaite ajouter, c’est que la haine de la nature reste l’un des moteurs les plus stupéfiants de sa destruction. Et Dollo n’est jamais qu’un de ses nombreux prophètes. Pyrénées, terre de contrastes.

Antonio Tabucchi, la beauté et la morale (tout se tient)

Vous connaissez Antonio Tabucchi ? Moi oui, un peu. C’est un écrivain italien, né en 1943, sous les bombes, dans un autre monde. J’ai lu de lui, je crois, La Tête perdue de Damasceno Monteiro, Piazza d’Italia, Requiem. Autant dire que je ne suis pas un spécialiste, seulement un admirateur occasionnel. J’aime chez lui sa langue simple mais profonde, aussi son immersion dans la culture portugaise, qui est son deuxième et même second pays, que je sache du moins. Il lui arrive d’écrire des livres directement dans cette autre langue de lui-même, comme Requiem. C’est dire. Ajoutons que Tabucchi connaît admirablement l’oeuvre de Fernando Pessoa, que je n’ai que peu fréquentée, mais qui envoûte ceux-là mêmes qui, comme moi, restent à ses marges.

Allons, Tabucchi. Cet homme déteste Berlusconi, et comment lui donner tort ? Moi qui vomis cet histrion, comment diable ne pas applaudir à tout rompre ?  Il y a quelques jours, le romancier a donné au journal Le Monde (ici) un entretien dans lequel il rappelle deux ou trois évidences. Évidences pour moi et quelques autres, de celles que l’on remâche en soi depuis des années, de celles qui finissent par énerver l’entourage à force d’être répétées. Parmi elles, ceci : « Depuis le début des années 1980, il y a eu sur les chaînes de télévision appartenant à Berlusconi un travail visant à abaisser le niveau esthétique…».

Et j’en suis bien d’accord. Des pays comme l’Italie ou la France ont vu la beauté reculer de manière spectaculaire. Je crois qu’il faut parler d’un affaissement. Pour ne rester qu’au seul domaine de la télévision, je rappelle sans insister – à quoi bon ? – que la défunte Cinq, télé de merde s’il en fut, a été créée en 1986 à Paris par Berlusconi, sur ordre de Mitterrand. Il est vrai que l’ami Silvio était alors proche du Président du Conseil italien Bettino Craxi, aussi socialiste que le fut Mitterrand. Craxi, cet immense corrompu qui dut achever sa vie en Tunisie pour échapper à la prison chez lui. La gauche française n’aime guère qu’on lui rappelle que c’est elle, ELLE, qui a organisé des années de propagande en faveur de la Bourse et du capitalisme financier. Et il faudrait l’oublier ? Macache, comme on dit chez moi.

Je me suis égaré, pardonnez. Mon propos se voulait simple. La beauté est au centre, au coeur, elle lie le monde à nous. Si la crise écologique est à ce point douloureuse, c’est qu’elle est aussi une affreuse déchéance de l’harmonie, une plongée vertigineuse dans la laideur des plus extrêmes profondeurs. Tabucchi insiste, dans son entretien, sur une autre dimension de cet abaissement de normes qu’on a pu croire universelles. Des philosophes comme Jankélévitch ou Ricœur «  insistent sur la portée ontologique du beau : l’esthétique doit être liée à l’éthique. L’importance du beau n’est pas seulement dépendante de l’objet lui-même, mais de sa portée morale et sociale ».

Comme c’est vrai ! Comme il est vrai que la beauté est aussi une éthique ! Et, je l’ajouterai, un engagement. Oui, voir le beau quand il est là, sentir la laideur où qu’elle soit, quel que soit son accoutrement, c’est un engagement majeur. Sortir de la crise écologique, chercher au moins une voie qui nous permette d’espérer en sortir un jour, commande de proclamer la beauté. Elle est première. Elle doit rester première.