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Jean Giono, océan pacifiste (et autres mers plus petites)

Giono était fou de paix comme on peut être fou d’amour. L’écrivain ne s’était jamais remis de l’atrocité de la boucherie. Né en 1895, jeté dans la fournaise de la guerre dès la fin de 1914 – à 19 ans-, gazé à 23, il écrivit en 1934 dans la revue Europe : « Je ne peux pas oublier ». Si j’évoque le nom de cet homme, c’est parce que je l’adore, tout bonnement. J’aime le romancier, j’aime le poète, je l’aime tout entier.

Et pourtant, Giono s’est trompé sur un point si crucial qu’on devrait lui en tenir rigueur. Il n’a rien compris à Hitler. Plutôt, aveuglé par le traumatisme de 1914, et confronté à la montée des périls dans le cours des années Trente, il croit alors à une réédition. Il songe qu’une guerre banale – certes gigantesque – menace à nouveau l’Europe. Le pauvre homme de Manosque ne voit pas ce qu’est le fascisme et se prête même à une démarche inouïe. À l’automne 1938, en pleine crise des Sudètes, il accepte l’idée, suggérée par Yves Farge, d’une rencontre avec Hitler, qui n’aura pas lieu. Hitler ! Giono ! Ce dernier pense arracher au dictateur le principe du désarmement général et universel. Giono est fou, on l’a déjà dit. Il ne veut plus voir le sang couler, il est donc fou. Je suis sérieux, mais j’ajoute aussitôt qu’il fit preuve aussi d’une lucidité rare en ces temps de choléra. Sur le stalinisme et des personnages aussi odieux que Louis Aragon. Sur le productivisme, aussi, qu’il appelait simplement « le matériel ».

Beaucoup d’autres pacifistes de cette époque n’ont pas droit à la même indulgence. Car nombre accepteront sans broncher l’occupation et l’extrême violence nazies. Nombre se vautreront dans la Collaboration, nombre travailleront avec le régime de Vichy. La liste du déshonneur est longue, je dois dire. Mais se tromper est une qualité humaine répandue, et je n’en suis pas dépourvu. Sur la guerre, on peut parler d’une antienne, comme un archétype que je vais essayer de décrire, car cela a de l’importance.

En bref, on ne voit le conflit armé qu’avec les yeux du passé. Ceux de 14 – les bandes molletières, l’Alsace-Lorraine – croyaient vivre la grande revanche de 1870, les malheureux imbéciles. Ceux de 39, l’esprit encombré des récits de tranchées, se pensaient à l’abri de la ligne Maginot, et ne concevaient pas la puissance des divisions blindées, les tristes sots. Ceux d’Indochine et d’Algérie, confrontés à une guerre populaire diffuse et donc insaisissable, imaginaient écraser Abd el-Krim et rétablir par la force un ordre colonial déjà exsangue, ces sombres idiots. Les Américains en Irak, aidés d’un certain Sarkozy en Afghanistan, ont inventé l’ennemi qu’on sait, mélange d’haschischin, de sarrazin, de guerillero algérien de 1954, et de terroriste palestinien des années 70.

Inventé, je persiste. Non que Ben Laden ne soit un ennemi. Non qu’il ne puisse faire de gros dégâts, notamment par l’usage du nucléaire, que nous avons, nous Français, développé et commercialisé. Évidemment, cet homme et ses affidés commettront encore bien des crimes. Mais il est à l’évidence, et pour l’heure en tout cas, surtout une arme de guerre américaine. Qui a permis une régression sans précédent moderne des libertés. Et massivement relancé la course mondiale aux armements, au détriment du reste. Et ressoudé autour de l’idée militaire tous ceux, et ils sont nombreux, qui tremblent de peur.

Je gage que tout est là. Comme les générations précédentes, la nôtre est incapable de voir ce qui crève pourtant les yeux. Mais elle n’est pas complètement aveugle. Comme tant d’animaux avant l’incendie ou le tsunami, l’homme sent venir le drame. Sans savoir le nommer, hélas. Il décrit le mal sans réellement le voir, ce qui implique fatalement l’impuissance. Le seul véritable adversaire que nous ayons à affronter s’appelle la crise écologique, qui est une guerre parfaitement inédite, et donc invisible. Elle est la guerre de tous contre tous. Elle se mène dans chaque cerveau. Elle se gagnera – ou pas – par un affrontement sans précédent d’aucune sorte entre deux visions du monde, deux paradigmes qui s’opposent tant qu’ils s’excluent l’un l’autre. Ou la sobriété matérielle, et le partage. Ou la poursuite du pillage, et la mort.

Qui suis-je donc pour m’autoriser de tels propos ? Moi-même. Et je ne me sens pas plus intelligent que d’autres humains, qui ne partagent aucune de mes idées. C’est, je crois, une question de fatum, de destin. Il appartient à la plupart de suivre des voies sans issue. Et à quelques-uns d’explorer une sortie de secours. Nous ne sommes que quelques-uns, et cela devra suffire, car nous ne serons jamais beaucoup plus. Je l’ai déjà écrit ici plusieurs fois, mais je me répète sans déplaisir. L’important est de tenir un cap, d’échanger des idées, de nouer des liens, d’établir des réseaux solides et durables. Car le monde, j’en suis totalement convaincu, va avoir besoin de nous.

Et de Giono, que je n’oublierai jamais aussi longtemps que je vivrai. Ces quelques lignes, tirées de son roman Le Chant du monde : « Il sentait la vie du fleuve. C’était toujours un gros moment pour Antonio. Il avait regardé tout le jour ce fleuve qui rebroussait ses écailles dans le soleil, ces chevaux blancs qui galopaient dans le gué avec de larges plaques d’écume aux sabots, le dos de l’eau verte, là-haut au sortir des gorges avec cette colère d’avoir été serrée dans le couloir de roches, puis l’eau voit la forêt large étendue là devant elle et elle abaisse son dos souple et elle entre dans les arbres. Maintenant, c’était là autour de lui. Ça le tenait par un bon bout de lui. Ça serrait depuis les pieds jusqu’aux genoux ». Vous savez ? Ce n’est pas le plus beau de ce si cher Giono. On pourrait même aisément critiquer le maître sur telle expression, telle tournure. Mais c’est ainsi que je l’aime : imparfait, magnifique.

Calade et cagadou (une mauvaise odeur)

Bon, j’ignore si vous savez ce qu’est une calade. C’est une technique, une trouvaille, une invention de l’esprit humain, qui n’est pas la pire. Une calade, c’est un chemin, une ruelle, une rue éventuellement. En pente. Oui, en pente. On en fait dans le Sud depuis des siècles et des siècles, depuis mon enfance au moins. Quelquefois, l’artisan génial à l’œuvre place à la verticale dans le sol des pierres serrées entre elles que le mouvement des roues de la charrette et des bœufs finira par polir. Je m’égare, car ce temps a disparu pendant que je me retournais, et il n’y a plus de bœufs chez nous. Chez vous, peut-être ?

Donc, des calades, des restes de calades qui témoignent de ce que fut l’histoire pénible des hommes, lorsqu’il fallait monter des pierres et du bois depuis le ruisseau. Ou, de manière plus drolatique, quand les gosses du village glissaient dans la couche de cagadou qui obstruait le passage dès le haut du chemin. Le cagadou, oui, c’est de la crotte.

Je précise pour les lecteurs de ce rendez-vous que je suis dans un hameau entre Causses et Cévennes, par bonheur. Sauf que j’ai deux côtes cassées, pour cause d’imbécillité, qui ne saurait disparaître de ma vie, car c’est un destin. L’autre soir, l’esprit surchargé d’humeurs de vin rouge et bio, je suis sorti dans la nuit, et j’ai marché au hasard des pas. Et dans une calade pleine de ronces, je me suis proprement étendu de ma hauteur sur le sol. Lequel avait conservé assez de pierre dure pour me faire (très) mal.

Depuis, je suis un petit vieux égrotant, qui va sa route en se tenant le flanc. Así están las cosas. Mais comme je suis par ailleurs vaillant, faut pas croire, je continue de tailler au sécateur ce qui peut l’être. Je remets en état, ainsi, une calade de Jean, qui descend jusqu’au fond du vallon. En faisant attention à mes gestes, oui da. Un matin vers 8 heures, Jean, passant avec son troupeau de brebis devant l’entrée de la calade où je me trouvais, m’a engueulé. À sa façon, n’est-ce pas. Il redoutait apparemment que je ne disperse ronciers et prunelliers sur la petite route, en quoi il avait tort. Le temps que j’explique mes plans, il était parti, emporté par ses bêtes. Ahimè ! J’ai continué mon travail, mais qui oserait appeler cela un travail ? Une tâche, peut-être ?

J’en oublie de vous parler du reste. Je viens de lire que l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) demande un moratoire sur les biocarburants. L’OCDE ! Cette structure abominable abreuve les États membres, tous développés, de conseils avisés sur la manière – libérale – de détruire ce qui peut l’être encore. On peut trouver pire, mais il faut chercher.

Quoi qu’il en soit, cette prise de position a un sens. Au moment où je vous parle, la presque totalité des institutions les plus infâmes de la planète ont pris position contre les biocarburants. C’est le cas, mais la liste n’est pas limitative, du FMI, de la Banque mondiale, et de l’OCDE donc. Tous les doctes experts de ces assemblées reconnaissent un rôle clé des biocarburants dans l’affolement qui s’est emparé du prix des aliments de base dans le monde. Je vous le rappelle, la Banque mondiale estime que cette criminelle production est responsable pour 75 % de l’inflation en cours.

Et puis quoi ? Et puis me voilà à radoter, ce qui ne surprendra guère les lecteurs les plus assidus de ce blog. Car dans le même temps, le mouvement écologiste, qui devrait être au premier rang de ce combat humain essentiel, décisif, ontologique, n’a pas encore bougé le moindre orteil. Pas plus tard qu’avant-hier au soir, croisant José Bové en voisin – ou presque -, je l’ai pressé une nouvelle fois d’engager son nom dans cette bataille. Le fera-t-il ? Hum.

En France, les chiffres existent pourtant, et n’ont rien de secret. J’en ai publié certains dans mon livre de l’automne dernier, La faim, la bagnole, le blé et nous (Une dénonciation des biocarburants). Si je suis à ce point furieux, mais furieux à mordre, c’est que ce monde sans âme saigne plus que jamais. Je vous disais l’autre jour que selon Jacques Diouf, de la FAO, 50 millions d’humains de plus ont été jetés dans la famine en 2007. Les biocarburants jouent un rôle essentiel dans cette abomination.

Je ne suis pas amer, mais, je le répète, follement furieux. Surtout, je dois le dire, contre les écologistes, qui forment pourtant ma famille. Je vous jure solennellement que j’ai fait ce que je pouvais pour remuer Greenpeace, le WWF, Nicolas Hulot, José Bové donc. Et beaucoup d’autres. Mais rien ne vient. Nous nous retrouvons ainsi dans une situation inouïe : les maîtres du monde laissent filtrer des vérités premières sur le crime, et la critique se tait, se rendant complice.

Car ce n’est pas la peine de se voiler la face : ceux qui ne luttent pas contre le déferlement des biocarburants acceptent du même coup la multiplication des famines, la détérioration accrue du climat et la destruction de forêts tropicales. Osons dire l’évidence : le mouvement écologiste français se déshonore. Et je me permets de renvoyer à un article écrit sur ce blog voici quelques semaines (ici). Oui, le mouvement qui est le mien va avoir quarante ans. Et il est malade. Et il sent la mort.

Faut-il laisser la part de l’homme ?

Je continue d’être en vadrouille, et comme Lili m’offre l’hospitalité de son appareillage électronique, j’en profite une petite heure. Lili travaille quantité de matières, dont de la terre. Et elle m’a montré une soupière si belle que j’en ai été ému pour de vrai. On dirait un oeuf grisáceo d’il y a 70 millions d’années, quand les dinosaures habitaient le monde. Sur la colline d’en face, il y a une carrière de calcaire d’où l’on extrait des pierres, évidemment. Mais dans ces pierres, parfois, il y a des marques nettes de pas de dinosaures. J’en ai vues, j’en possède même.

Il faut dire que là où je suis, ce fut jadis une lagune tropicale, et sur les bords, des animaux disparus aujourd’hui pataugeaient. Je pense à eux régulièrement, car qui nous dit qu’ils ont totalement quitté les lieux ? Avez-vous déjà lu José Carlos Somoza ? Ce romancier d’origine cubaine a écrit de pures merveilles, surtout Clara et la pénombre. Mais dans La théorie des cordes, eh bien, il montre à sa façon comme le temps est un événement déconcertant. Et c’est ce que je crois : déconcertant.

Passons sur les dinosaures. J’ai lu, mais j’ai perdu les références en route, qu’un rapport tenu secret quelque temps par la Banque Mondiale, disait de fortes choses sur les biocarburants. Si j’ai bien parcouru The Guardian, qui a lancé l’affaire, ces derniers seraient responsables de 75 % de l’augmentation des prix alimentaires dans le monde.

Je repense à l’industriel des biocarburants invité avec moi sur France Inter le 30 juin, et qui prétendait, contre l’évidence, que ses productions criminelles n’avaient aucun rapport avec la crise alimentaire actuelle. J’ai appris aussi que Jacques Diouf, inamovible patron de la FAO, estimait à 50 millions le nombre d’humains supplémentaires jetés dans la famine en 2007.

50 millions. 75 %. Ce ne sont que des statistiques destinées aux colloques suivis de petits fours. Derrière, il y a des hommes qui se mordent la langue pour tromper la faim qui les rend fous.

Et à part cela ? Plein de choses, que je ne peux ni ne veux dire. Mais enfin, j’ai rouvert, seul, le chemin creux qui mène au jardin de Patrick, en contrebas. Et retrouvé les pierres qui le délimitaient, surmontées de haies sublimes. Depuis combien de temps était-il dans la ronce et le prunellier ? Des années.

Il m’a fallu trois jours d’efforts véritables mais heureux pour qu’on puisse à nouveau déambuler dans ce délicieux passage. Et j’ai été mordu plus d’une fois par des épines, dont certaines grosses comme le doigt. Mais c’est fait. Simplement, arrivé aux trois quarts de ce rude effort, alors que mon esprit battait la campagne au sens propre, j’ai pensé à ce que je faisais. Aux niches et habitats que je détruisais sans état d’âme. Combien de campagnols ai-je effrayés et chassés de leurs trous ? Combien de serpents ont dû fuir le barbare ? Combien d’insectes, combien d’oiseaux ?

Puis j’ai pensé que ce chemin est à l’homme, depuis le Moyen Age. Pour des raisons que je ne peux préciser, le jardin de Patrick est probablement cultivé depuis au moins 800 ans. Et, sans être sûr de rien, il m’a paru que c’était acceptable, équitable. Alentour, l’animal a repris possession du pays. La pente, le ruisseau d’en bas, les vastes étendues de pins sylvestres et de châtaigniers. A perte de vue, je veux dire. Où que porte le regard, et ici, il va loin.

Presque tout appartient désormais aux bêtes et aux plantes. Et j’en suis infiniment heureux. Cela va au-delà des mots que je suis capable de trouver. Mais peut-être que le chemin devait nous revenir, à nous les quelques humains que nous sommes ici ? Peut-être, je ne sais pas vraiment. Quand je le regarde depuis le hameau, il s’étire vers le bas comme le ferait une couleuvre. Il coule, même, dirait-on.

Et je pense fatalement à une photo de l’Américain W. Eugene Smith, que j’adore. On y voit deux enfants qui se tiennent par la main, au bout d’un tunnel sous les arbres, comme s’ils s’apprêtaient à entrer ensemble au pays de la beauté. Le frère – j’imagine que c’est son frère – tient sa petite soeur d’une manière telle que rien ne leur arrivera jamais. Jamais rien d’autre que le bonheur sur terre. La vida es bella ya verás, como a pesar de los pesares.

Mungo Park et le grand fleuve disparu (sur le Niger)

« Une semaine plus tard, l’explorateur remarque que si l’on a effectivement dépassé Tombouctou, on n’en continue pas moins de se diriger vers le nord, autant dire droit sur le désert. Toujours luxuriante en bordure du fleuve, la végétation commence néanmoins à s’éclaircir et, passé les arbres du bord, sur les collines arides, euphorbes, roses du désert et pycaranthes viennent par places. La chaleur est profonde, atterrante, dévorante. Il n’est aucun moyen de lui échapper. Sous la bâche, aussi épuisés que des rescapés d’Austerlitz au ventre farci de plomb, Martin et M’Keal jouent aux cartes, sommeillent, sirotent du fou à la gourde, et de temps à autre, laissent pendre la main dans l’eau tiède pour s’asperger la chemise et le visage. Ned Rise s’est installé un écran contre le soleil juste au-dessus de la barre. Accroupis sur les talons et vêtus d’un simple pagne, Amadi et ses hommes passent leurs journées à jouer aux osselets et à compter leurs cautis. Personne ne songerait à se baigner. Pas avec tous ces crocodiles, dont certains aussi longs que la moitié du bateau, alignés sur les berges comme des badauds au défilé ; ni avec ces hippopotames qui, pour montrer leur rancune, leur gaieté folâtre ou tout ce qu’on voudra, éclaboussent, mènent un bruit d’enfer et battent les flots jusqu’à ce qu’ils ne soient plus qu’écume bouillonnante ».

Je vous le demande sans ambages, qui est donc cet explorateur de la première phrase ?  Vous ne me semblez pas pressé de le savoir, mais je vais vous répondre. Il s’agit de Mungo Park. C’est un immense cinglé qui part visiter le royaume africain de Ségou tandis que le siècle – le dix-huitième de notre ère – expire. Il part alors qu’une jeune fille adorable, Ailie, n’attend que lui. Il part en lui disant textuellement : « Je m’en vais de par le monde et je reviendrai avec un nom. Tu m’attendras ? ».

Bougre ! Il est absent des années, car il est fait prisonnier par des Noirs féroces, puis des Arabes fourbes et malfaisants. Ou peut-être l’inverse. Il souffre tellement qu’on en rit aux larmes. Quel numéro ! Par extraordinaire, il rencontre sur place un guide plutôt improbable, Johnson. Un Noir authentique qu’un destin facétieux a changé en lettré d’exception, lecteur d’encyclopédies écrites en anglais. Bon, leurs aventures occupent des centaines de pages. Johnson est boulotté avant que de renaître. Park s’enfuit, est repris, tombe entre des mains de moins en moins recommandables, et finit par rentrer en Écosse, où il couche, car tout arrive à qui sait attendre, avec Ailie. Et se marie. Des enfants viennent, on ne se demande pas comment.

Mais Mungo repart en Afrique sur le fleuve Niger, car telle est son obsession, son feu intérieur, et qui sommes-nous pour le juger ? Là, les choses s’aggravent, si c’est possible. Car outre la rencontre fatale avec Ned Rise, qui a échappé de peu à l’échafaud, le pays se révèle hostile. C’est une litote. Les flèches volent et les coutelas ruissellent de sang. Dans l’extrait que je vous ai offert ci-dessus, Park et les autres se laissent dériver sur l’eau. La question qui les tient encore vivants – qui maintient en vie Park – est celle-ci : le Niger va-t-il, ou non, continuer de couler vers le nord ? Auquel cas, ils sont tous morts.

Bon, je ne vous raconte pas la fin du chef d’oeuvre de T.C Boyle, Water Music (Phébus). Ceux qui ne l’ont pas lu sont malheureux. Ceux qui l’ont lu encore plus, j’en ai peur. Il ne me reste plus qu’à vous dire pourquoi je pense à lui. La vérité, c’est que je songe régulièrement à Boyle et à Park, mais ce 26 juin 2008, j’ai une raison singulière. Je viens de lire une dépêche (ici) sur le sort actuel du fleuve qu’explora Park avec tant d’ardeur et de démence, voici deux siècles.

Je ne jurerais pas que la situation soit bonne. En deux mots, une table ronde aurait permis de réunir 960 millions d’euros pour, prenez avec moi votre respiration, « financer un programme quinquennal (2008-2012) d’un montant de 1,4 milliard d’euros, notamment la construction de barrages sur le fleuve et la Protection des ressources et des écosystèmes ». Je suis bien certain que ce n’est que bullshit, comme on dit dans nos campagnes les plus reculées.

Ce programme, financé par la Banque mondiale, la France, la Banque islamique de développement (BID), la Banque ouest-africaine de développement (BOAD), l’Union européenne, l’Unesco, l’Allemagne, le Canada, ne servira qu’à payer quelques obligés et à couler du béton. Le reste ? Mais le Niger est en fait en train de mourir ! Sous nos yeux indifférents. Cette immensité de 4 200 km de long permet à 110 millions d’humains de vivre tant bien que mal. Ils devraient être le double en 2025. Et comme aucun des vrais problèmes de l’Afrique n’est jamais abordé par ses élites, le Niger ira chaque année plus mal. Lisez, si le coeur vous en dit, ce papier du journal malien L’Essor (ici). Ce n’est pas drôle, mais tout de même hilarant, presque autant que Boyle.

Car on y voit ce que l’imaginaire français a pu laisser là-bas comme empreinte profonde. Le fleuve n’est plus une présence miraculeuse et sacrée, mais une sorte de monstre froid, bureaucratique, auquel les « citoyens » devraient payer un tribut obligatoire. Citation : « Mais le comportement des riverains du fleuve ne change pas d’un iota. Même les panneaux installés récemment sur la voie publique par le ministère de l’Environnement pour rappeler les obligations constitutionnelles vis-à-vis des fleuves et des cours d’eau n’arrivent pas à émouvoir nos compatriotes.
Ces panneaux rappellent aux citoyens le « respect obligatoire des normes de rejet dans les milieux récepteurs ». Ils indiquent aussi qu’il est indispensable d’effectuer un « traitement préalable des déchets Biomédicaux, industriels et artisanaux avant leur rejet ». Les panneaux préviennent que le non respect de ces dispositions expose à une peine d’emprisonnement allant de 11 jours à 3 mois et au paiement d’une amende de 20 000 à 120 000 Fcfa »
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Tu parles, Charles ! Pour ne prendre qu’un exemple entre mille, Bamako, capitale du Mali, jette ses ordures au fleuve. Chaque jour, 2.000 mètres cubes d’ordures ménagères et 2.200 mètres cubes d’eaux usées (environ) tombent à l’eau. N’essayez pas d’imaginer. Et si vous le faites, opérez les multiplications nécessaires sur 4 200 km de long. D’autant que cette pollution n’est encore rien. L’érosion massive de l’amont ensable dramatiquement l’aval, pour cause de sécheresses à répétition. Je doute que vous connaissiez Djagarabé, situé dans la région de Mopti (600 km au nord de Bamako). La moitié de ce village a aujourd’hui disparu à cause de l’ensablement et une mosquée y a été engloutie, sous le sable.

Je pourrais continuer encore jusqu’à la fin des temps, et je serais encore à décrire ce que tout le monde sait par coeur. Une autre citation, qui ne servira qu’à payer la note de frais climatisée du voyageur officiel. Jan Egeland, représentant de l’ONU, en visite au Niger il y a quelques jours : « C’est vraiment triste de voir le Fleuve Niger sec, le Lac Tchad asséché, tout comme le Lac Faguibine au Mali. C’est un changement climatique terrible. Le monde entier et la communauté internationale doivent aider ces pays et les peuples vulnérables de leurs régions parce que c’est un désastre environnemental ». Il y a quatre ans, le même – ou ses nombreux semblables – lançait la pompeuse « Déclaration de Paris », sur le même sujet. Les convives, réunis dans notre capitale – ont-ils bien mangé, au moins ? -, espéraient alors réunir 32 millions de dollars seulement. Ils les auront eus, je n’en doute pas (ici).

Je n’écris pas pour étaler mon désespoir, même si j’ai l’air. Mais pour vous dire, les yeux presque dans les yeux, que l’histoire des hommes est tragique, ce que nous voulons tant ignorer. Je continue de croire en l’action, mais je ne marcherai plus jamais dans l’incantation et le faux-semblant. Les choix à faire, les combats à mener sont devant nous. Et ils demanderont de la force, de la sueur, des larmes, et d’autres choses bien moins avouables encore.

En attendant que vienne ce temps, allons, Mungo, au travail !

Extrait des carnets de l’explorateur. Bambakou, sur le Niger, le 19 août 1805.

« Enfin, enfin, après toutes ces épreuves et tribulations, nous y sommes arrivés ! et c’est avec des remerciements au Seigneur pour Sa protection et Son assistance que pour la deuxième fois, j’ai pu faire un plongeon dans le Niger…et que je peux encore avoir sous les yeux ses flots majestueux : quelle émotion me procurent les doux tourbillons de sa musique ! Ah ! comme son onde est glorieuse, quand elle se gonfle du précieux chargement de la mousson et que, noire de limon,elle apparaît aux regards, plus solennelle dans ses dimensions qu’aucune autre au monde – oui, même ici, en on cours supérieur ».

Le progrès. Oui, nous sommes en plein progrès.

Sem ela não ha paz, não ha beleza * (saudade)

Appelons cela un accès de saudade. Vous le savez sans doute, ce sentiment qu’on exprime ici en portugais n’est pas tout à fait de la nostalgie. Il s’agit d’un regret violent de ce qui a pu être, mais qui contient l’espoir vaporeux que cela pourrait réapparaître. Quand on est en pleine crise de saudade, on est certes triste, mais aussi tourmenté par le désir de voir revenir ce qui a été perdu.

Cette journée commencée fort tôt est donc de saudade. Peut-être à cause de cette nouvelle découverte tout à l’heure (ici). Une étude des ultralibéraux de l’OCDE révèle, ou plutôt confirme que les engrais et les pesticides ont pourri une grande partie des eaux des 30 pays membres de cette Organisation de coopération et de développement économiques.

Bah ? Bah, évidemment. Qui ignore encore cette réalité ? Moi, cela m’a conduit à penser à Meriwether Lewis et William Clark. Je ne sais si vous situez les deux hommes. Entre 1804 et 1806, ils ont organisé la première traversée du continent nord-américain, d’Est en Ouest, de Saint-Louis jusqu’au Pacifique et retour, par les Rocheuses.

Cette épopée a été racontée en français, grâce aux journaux des deux hommes (Far West, chez Phébus). Je n’ai pas relu le texte, mais j’ai le souvenir ébloui, car lumineux, d’un voyage des tout premiers commencements. Les animaux sont partout, les Indiens habitent le pays, chaque peuple à sa manière, et l’eau est bonne à boire.

À boire ! De l’eau des rivières ! Je me souviens que les hommes de l’expédition, à bord de leurs bateaux – à l’aller, ils naviguent ou portent leurs embarcations dans des conditions effarantes -, puisent l’eau quand ils en ont besoin. Selon les lieux, elle est claire ou sombre, brune ou blonde. Mais bonne, merveilleusement bonne.

De Lewis et Clark, je suis passé à Jean-Baptiste Labat (Voyage aux Isles, Phébus), père dominicain envoyé aux Caraïbes en 1693. Son livre est renversant de la première à la dernière ligne. Je ne l’ai pas relu non plus, mais je pense, au moment où je vous écris, à une scène. J’espère ne pas trop la modifier. Homme de son temps, Labat voit les Indiens Karib, vrais habitants de la Martinique et de la Guadeloupe, comme des sauvages.

Mais sa description, fidèle, sans doute, raconte une tout autre histoire. Car ces « sauvages » passent leur vie à parler, à se coiffer ou se faire coiffer, à se baigner, à pêcher des crabes, à blaguer entre amis, et à baiser. Disons le mot, car ce sont des « sauvages » : à baiser. Avec tout ça,  ils ne doivent passer plus de deux heures par jour à « travailler », sans horaire ni patron. Labat en est horrifié !

Dernier livre auquel je pense ce matin : La Conquête du Mexique ( par Bernal Diaz del Castillo). Bernal est l’un des soldats de l’armée de Cortés, en 1519. Et cette arrivée dans le Yucatan actuel est une tragédie comme il y en a peu. D’un côté, une civilisation. De l’autre, une poignée de soudards qui vont détruire l’édifice. Le livre de Bernal est grandiose à mes yeux, qui rapporte l’affrontement et le choc. J’en retiens deux visions. La première, quand la désastreuse et minable armée de Cortés découvre, après un ultime col, la splendeur de Tenochtitlan, qu’on appellera plus tard Mexico. Même vue de loin, la capitale des Aztèques, bâtie sur pilotis, est dix fois plus grande que la plus grande des villes d’Europe. Les satrapes n’ont encore jamais vu pareille beauté. Et ne reverront jamais rien de semblable.

Quelque temps après être entrés par la ruse dans la ville, les Espagnols y sont assiégés par des Indiens enfin lucides. Cortés décide de fuir. Leur départ, au cours de la fameuse Noche triste exprime toute l’horreur du face-à-face. Surchargés par l’or et les pierres qu’ils ont pu arracher aux Aztèques, des dizaines d’Espagnols, harcelés par des archers, tombent du haut des chaussées jetées sur la lagune, et coulent au fond de l’eau. Mais, comme on sait, l’Espagne et l’Occident finiront par l’emporter.

Moi, je continue de rêver et de me laisser porter par cette saudade des profondeurs de l’âme. Moi, j’aimerais tant que Cortés ait été défait. Moi, j’aimerais tant que les Karib m’accueillent sous leur carbet. Moi, j’aimerais tant boire l’eau des rivières. Mais tant !

* Sans elle, il n’y a ni paix ni beauté