Archives de catégorie : Beauté

Jean et son troupeau, à jamais, pour toujours

Quand je ne suis pas ici, devant la machine, il m’arrive d’être là-bas, où je viens de passer quelques jours. C’est un pays que j’aime tant qu’il m’en vient des frissons. On franchit sans y penser les frontières les plus essentielles qui soient. Par exemple, on descend à pied de la maison, sous la lune naissante, dans un froid coupant comme lame. Les chênes pubescents ont encore leurs feuilles du passé, brun-argent. Les buis cachent leur odeur d’été dans la nuit nouvelle. Le calcaire disperse ses cailloux sous l’herbe courte du vallon.

Plus bas, à peine plus bas, le paysage disparaît d’un coup. Comme si, derrière le rideau, des mains s’étaient activées à changer le décor. On relève la tête, les derniers pins sylvestres tirent leur révérence, et le châtaignier mord la pente, partout. Il suffit de regarder ses pieds pour comprendre, si la nuit est d’étoiles, ce qui arrive. La roche n’est plus la même. Le schiste a pris la place du calcaire. En quelques mètres. La géologie est une puissante géographie.

Si la nuit est grande, c’est qu’elle échappe à notre emprise. Son territoire est neuf et différent, on ne reconnaît pas ce qu’on a vu cent fois. Les distances comme les perspectives sont tout ébouriffées. Et tandis que nous dormons en nous croyant les maîtres, le monde s’éveille et prend ses aises. Au matin, pour peu que les ornières soient humides de pluie ou de neige, on peut deviner une partie des événements courants. Le blaireau est venu, il a bu. Le chevreuil et le sanglier aussi. Le mulot a risqué sa vie, comme chaque fois, et l’aura peut-être sauvé. La hulotte a parcouru ses terres. Nulle trace de la renarde, qui doit pourtant nourrir ses trois petits.

Le jour venu, alors que je bois un café, Jean passe avec ses brebis. Et il reviendra avant de repartir. Sauf si la bourrasque ne le dissuade, comme hier. Jean va avoir 82 ans. Je l’ai écouté un grand nombre de fois, racontant souvent les mêmes histoires du temps d’hier. Mais que m’importe, au vrai ? Jean m’émeut au plus profond, et je sais que, lui disparu, le vallon ne sera plus jamais ce qu’il fut.

Jean est le dernier des Mohicans. Un paysan. Un éleveur. Depuis quelques milliers d’années, il sort son petit troupeau et lui fait parcourir les environs. Une fois le matin, une fois l’après-midi. Avec Rita et Tourlette, ses chiens. Avec son béret. Ce qui me trouble le plus, chez lui, c’est qu’il est le survivant d’un monde englouti. Jean a connu la civilisation paysanne alors qu’elle paraissait encore immortelle. La moindre pente était cultivée. Cette petite montagne était habitée et traversée par des compagnies entières d’êtres humains affairés.

Je dois vous le dire : c’est incroyable. Car tout, alentour, a été rendu à la forêt. J’adore la forêt, bien entendu. Mais j’entends le soupir des fantômes, et ils sont nombreux. Quiconque marche sous ces arbres, tôt ou tard, rencontre l’homme. Ses ruines, sous la forme d’un mazet, d’une bergerie, d’un semblant de cabane. Je ne cesse d’en découvrir de nouveaux. Là où il n’est même plus de chemin, on a pourtant vécu, aimé et pleuré.

Voici deux jours, j’ai dégagé comme j’ai pu un passage, pris dans la ronce et les branches basses. La maison – car c’en était une – était abandonnée depuis au moins l’après-guerre. Au moins. Mais ses murs résistaient encore. Mais une petite porte, admirablement ferrée, paraissait à peu près intacte. Elle l’était, même, et j’ai failli la dégonder et l’emporter sur le dos, comme un voleur de temps. Comme le voleur de temps que je suis.

Mais non. J’ai jugé que la porte appartenait à la maison. Ouvrant sur le vide, elle exprimait son être, son passé et probablement son avenir. Je n’y pouvais rien changer. En revanche, j’ai pris une superbe pièce de métal, anciennement clouée sur le toit, dont elle assurait le faîtage en assemblant ses deux pans.

Pourquoi ? Je ne sais pas trop. Le fait est qu’elle ne tenait plus rien. Le fait est qu’elle n’était plus que posée sur le bois pourrissant, et qu’elle tomberait bientôt. Mais pourquoi ? J’ai bien envie d’y voir un hommage à la lenteur de l’existence. Il est manifeste que la crise où nous sommes est profondément liée à la vitesse acquise par la machine.

Nous avons longtemps accepté que les générations ressemblent beaucoup aux générations. Et que les améliorations s’accomplissent au travers de longues répétitions. La démesure technique impose désormais que tout change chaque jour, chaque minute du jour. Et qu’on jette. Et qu’on moque ceux qui ne suivent pas le rythme frénétique des marchands et des expérimentateurs.

Moi, bien entendu, je préfère à jamais Jean. Et son troupeau, dont je garderai l’image dans la rétine jusqu’à la fin de mes jours. Je ne suis pas pressé de ne plus voir.

Comment vivre sans la Loire ?

Je serais bien plus pauvre sans elle. Sans la Loire. C’est simple : je n’ose imaginer. La première fois que j’ai vu la Loire véritable, c’était le 29 ou le 30 septembre 1988. Je ne sais plus. Le 30, je crois bien. Quelques jours auparavant, j’avais reçu une lettre postée au Puy-en-Velay, en Haute-Loire. Où ça ? J’avoue que je n’avais jamais mis les pieds là-bas. Une lettre, donc, que je n’ai hélas pas conservée.

Qui l’avait écrite ? Jacques Grimaud, peut-être. En tout cas, elle me parut venir de territoires cinglés. Un petit groupe d’humains remontés venaient de déclarer une guerre (plus ou moins) pacifique à l’État, à Jean Royer, alors maire tout-puissant de Tours, et aux grands corps d’ingénieurs. Mais j’oublie la sottise universelle.

Cette lettre intriguait. Car elle parlait de furie et de fleuve. Même si le mot n’était pas écrit, elle dénonçait bel et bien un sacrilège. Menaçant la Loire éternelle. L’État et Royer surtout projetaient un formidable ensemble de barrages sur le fleuve et ses principaux affluents. Près du Puy, Serre-de-la-Fare devait ennoyer pour toujours 14 kilomètres de gorges sauvages. Pourquoi diable ? Mais parce que Royer souhaitait entrer dans l’histoire.

Médiocre politicien de droite ayant rêvé d’un destin national, le maire de Tours voulait rester comme celui qui aurait maté la bête. La Loire, qui n’a jamais cessé de sortir de son lit à point d’heure. Qui a constamment recouvert les zones touristiques et industrielles de l’aval. Qui a continûment empêché qu’on détruise tout à fait ses abords. Par l’excès. Par le flot. Par la crue. Les plus célèbres colères datent de 1856 et 1866, mais encore en 1980, le fleuve avait parlé. Et tué, certes. Huit malheureuses victimes.

Royer avait trouvé là un argument qu’il croyait imparable. Et j’en étais donc à lire cette lettre. Je ne savais réellement pas où se trouvait Le Puy. Pas exactement en tout cas. Mais j’ai fait mon sac, on se doute. Un matin très tôt, j’ai pris un train qui semblerait aujourd’hui un tortillard, et je pense avoir passé une huitaine d’heures dedans. Devant la gare, intérieurement, je regrettais déjà, mais trop tard.

Le comité d’accueil était en effet composé de quatre zèbres en costumes. Jacques Grimaud, jeune gars frisé, solide, tenant de la main droite une vieille Mobylette que je jugeai aussitôt pétaradante. Bernard Pays, un imprimeur survolté, monarchiste si je ne me trompe, passionné d’histoire locale. Il semblait sortir d’un film d’époque. Enfin, les deux frères Portal. Les Portal ! Ils étaient inséparables et musiciens, assortis de curieuses guitares que je n’ai jamais vues que dans leurs mains de magiciens. Ils portaient des cheveux longs, ils avaient un air d’une douceur indicible. Ils faisaient penser à l’univers des Hobbits, cher à Tolkien.

Sur l’instant, restons mesuré, le quatuor m’a semblé fragile. J’ai vu de suite, je le jure, qu’ils défendaient une cause supérieure. Mais je les ai crus perdus. J’étais convaincu qu’ils n’avaient pas une chance. Qu’ils se feraient rouler et ridiculiser par Royer, Paris, les grosses machines, les pouvoirs coalisés. Leur faiblesse évidente m’émouvait.

Ce jour-là, nous sommes allés au hameau de Colempce, promis à la submersion au cas où le barrage se ferait. J’y ai vu des paysans de toujours, dont cette délicieuse Marie-Rose Védrot, 82 ans aux prunes. Je commençais à comprendre quelque chose. Qui passait par un tout autre canal que celui de la raison parisienne. Ensuite, mais le lendemain me semble-t-il, je suis allé à la source de Bonnefont. Avec Jacques Grimaud et Cécile Linossier.

J’avais des chaussures qui n’allaient pas. Pour descendre au fleuve en ses gorges, là du moins, il faut des chaussures. De vraies. Le chemin, c’est-à-dire la pente, était rude, pauvrement empierré, plein de plaies et de bosses. Et de trous. Cela sentait la (petite) montagne, le chêne, le pin sylvestre, le genêt. À mi-pente, la Loire commençait à briller entre les branches. Un ciseau d’argent à une lame. On ne savait pas, on ne pouvait pas deviner. Pas encore.

Plus bas, c’était trop beau. On distinguait une rumeur, assourdie. Une plainte, comme une tendre et douce plainte qui n’était que joie. C’était elle. Le regard que j’ai posé sur la Loire ce jour-là jamais ne s’effacera. Car il était d’un amour évident et définitif. En bas, ce n’était plus un fleuve, ce grand gaillard de l’estuaire, mais une sauvageonne à peine sortie du ventre de la terre. Elle coulait comme elle pouvait. Grattant des murailles de basalte et de granite. Je marchai dedans l’eau froide, entre boue et sable, entre galets et touffes de scirpes. Il y avait encore des grenouilles vertes, qui ne tarderaient plus à hiberner.

Si j’ai cru à ce point être au paradis, c’est que j’y étais. Depuis cette date si lointaine, je suis retourné je ne sais combien de fois à la source de Bonnefont. Seul ou en compagnie. Dormant sous la tente ou sur le sable. Vivant nu à l’occasion. Admirant le cincle plongeur de la falaise d’en face. Me baignant à toute heure du jour ou de la nuit. Découvrant un jour un grand-duc. Marchant ou presque sur une vipère. Mourant d’excitation à l’idée que, peut-être, j’avais découvert des traces de loutre. Cassant en plein hiver une épaisse couche de glace qui figeait le courant. Attendant, une autre fois, que la neige conquière tout le pays. Me saoûlant deux ou trois fois copieusement. Parlant jusqu’à plus soif avec tous les amis que j’ai pu m’y faire. Ah Roberto Epple ! Ah mon si cher Martin Arnould ! Ah Régine Linossier ! La liste est plus longue, mes dettes ne seront jamais remboursées. Et certains jours où je ne veux plus penser à l’immondice, je finis par croire que je n’ai jamais vécu qu’au bord de la Loire sauvage.

Au reste, qui me prouvera le contraire ? J’ai vécu. J’avoue que j’ai vécu pour de vrai sur les rives du fleuve naissant.

PS : J’avais tort. Jacques, Bernard, les frères Portal ont gagné la partie. Contre les forts, les puissants, les arrogants. Il n’y a pas de barrage à Serre-de-la-Fare. Il n’y a que du bonheur. Rien que du bohneur.

Une minute pour les Akuntsu

Croyez-moi, j’adore la langue que m’a offerte le destin. Le français. Il en est d’autres, puissantes, envoûtantes comme l’espagnol, printanières à jamais comme l’italien. Mais le français est ma langue, je n’y peux rien. Je n’y veux rien non plus. Cela ne m’empêche pas de penser à celles qui versent dans le néant : des milliers de langues humaines sont menacées par le silence des cimetières.

Je suis angoissé par ce phénomène, le mot n’est pas trop fort, depuis des décennies. Certains linguistes et philologues parcourent le monde pour sauver ce qui peut l’être encore, recueillant de la bouche des derniers locuteurs des mots qui ne seront plus jamais dits. Combien des langages de Nouvelle-Guinée – encore 850, dit-on – parviendront à nos descendants ? Et combien des 600 parlers indonésiens, dans ce pays dévasté comme aucun autre peut-être, en ce moment du moins, par la fureur du monde ?

Si j’y pense ce jour, c’est parce que Survival International – bonjour, Magali ! bonjour, Jean-Patrick ! – m’a envoyé un communiqué à l’occasion de la « journée mondiale de la langue maternelle » (www.survivalfrance.org). Sur les 6 000 langues encore utilisées sur terre, 5 000 sont dites indigènes. Et 3 000 environ, sur l’ensemble, sont menacées de disparition. Survival évoque en particulier le sort des Indiens akuntsu, qui vivent dans le nord du Brésil. Contactés pour la première fois en 1995 par une équipe du gouvernement brésilien, massacrés par les éleveurs et leurs hommes de main, cernés par le soja, spoliés évidemment de leurs terres, ils ne sont plus que six. Six qui parlent une langue unique, forgée par des millénaires d’accomodation au monde sublime de la forêt tropicale. Et qui partira au tombeau avec eux.

J’en ai la gorge nouée, je vous jure que c’est vrai. Et je lis ce que je sais, ce que je me répète depuis tant d’années, exprimé par Stephen Corry, directeur de Survival International : « À chaque fois qu’un peuple disparaît et que sa langue meurt, ce sont un mode de vie et une manière de voir le monde qui disparaissent à tout jamais. Même minutieusement étudiée et transcrite, une langue sans locuteurs ne représente pas grand-chose ».

Je pressens, comme vous j’imagine, qu’il existe un lien profond entre la diversité des formes de vie biologique – la biodiversité – et la diversité culturelle. Je pressens que nous faisons disparaître, en même temps que des langues, des réponses possibles à la crise extraordinaire où nous sommes plongés. L’expérience accumulée au cours des deux millions d’années de l’aventure humaine est cachée au coeur de la différence, dans cette façon autre de nommer le monde et ses malheurs. Dans la manière concrète et si diverse de traiter l’animal, l’arbre, le sol. Nous ne perdons pas seulement des frères humains sacrifiés au monstrueux développement de la laideur et de l’uniforme. Nous tuons des repères, des visions, des solutions, de grands espoirs. La barbarie. Il n’y a pas d’autre mot, dans mon esprit, qui décrive mieux la machine technique que nous avons forgée.

Pensons ensemble, ne fût-ce qu’une minute, aux Akuntsu. Je me répète : j’ai la gorge nouée.

Ne vous méfiez pas du brouillard

En décembre 1994, je me suis perdu dans le brouillard. Et je m’en souviens. C’était dans le massif de la Chartreuse, non loin de Grenoble, exactement dans les entours du col de l’Alpe, le long du vallon de Pratcel, pour ceux qui connaissent. Le problème, c’est que j’avais commencé cette somptueuse balade bien trop tard dans la journée. Était-il trois heures de l’après-midi ? Peut-être bien.

Au point de départ, le pré Orcel, vers 1400 mètres seulement. Le brouillard était là, mais vacillant, semblant vaciller et reculer devant le soleil froid de l’hiver. Comment résister à un sentier qui monte vers une hêtraie ? J’y suis allé, bien entendu. La pente était couverte de fantômes de pins et de hêtres transis. Je marchais tout contre une falaise calcaire, une vieille bête taraudée par le temps, creusée de milliers de trous d’érosion. Le gris du monde était partout : dans la brume, sur les troncs et la roche.

À la cabane de l’Allier, des flammes bleues ont commencé à trouer le ciel au-dessus de la forêt. Le soleil perçait le front des nuages, et dispersait leurs troupes compactes. Naïvement, j’ai cru le pays conquis. Émergeant des nues, la montagne se découpait au loin, en une série de chromos. Roses. Le mont Blanc, la Vanoise, Belledonne, l’Oisans ! Je ne sais si vous connaissez. Je vous conseille.

Plus loin, les encorbellements de la falaise formaient par endroits des voûtes, égayées par de rares pins à crochet. Les hommes du Néolithique fréquentaient déjà le lieu, ainsi que l’extraordinaire ours des cavernes, notre si splendide Ursus spaelus. Les ancêtres plus récents n’étaient pas moins préhistoriques : je me rappelle avoir vu dans ces environs, à 1800 mètres d’altitude peut-être, une antique borne-frontière.

Car cette montagne avait jadis été disputée, entre France et Savoie. Sur la borne, il y avait d’un côté une fleur de lys, et de l’autre une croix de Savoie. S’était-on tué pour le calcaire ? Peut-être. Moi, je planais, je n’étais déjà plus de ce monde infernal. Je pensais aux chauves-souris des cavernes, très nombreuses. À la délicate sérotine de Nilsson, par exemple. Ou à l’aigle royal, qui devait espérer comme moi la victoire de la lumière pour entreprendre son vol, et saisir le lièvre. Je n’osais évoquer le spectre du tétras-lyre, si abondant aux temps lointains, mais alors en perdition.

C’est ensuite que cela s’est gâté. En direction de la Roche de Fitta, la purée de pois a recouvert mes pas. Je crois bien que je ne voyais plus mes pieds. Et c’était d’autant plus fâcheux que je marchais sur un lapiaz. Pour ceux qui ne connaissent pas, je précise. Un lapiaz est une fantaisie géologique. Une surface calcaire torturée par l’eau et le gel, qui se présente sous la forme d’un fromage de Gruyère. Toute cette région de karst était de trous et de rigoles, de vasques et de fissures. Autant de redoutables pièges.

Je commençai à m’interroger. D’abord, pourquoi étais-je imbécile au point de partir en (moyenne) montagne à cette heure et dans ces conditions ? Ensuite, à quel moment la nuit rejoindrait-elle le brouillard ? Ce fut pourtant une splendeur, teintée d’angoisse. Car je rédécouvrais l’essentiel. L’essence même du mouvement, fait de prudence et d’attention. Ne pas tomber. Ne pas se tordre le pied dans une faille. Ne pas glisser. Surveiller la densité de la vapeur, guetter la seconde où elle s’effilocherait, qui me permettrait d’accrocher un repère. Oh ces longues minutes vers la Croix Gravée !

J’en suis sorti, comme vous voyez. Difficilement, vous pouvez m’en croire. Et je pourrais y être encore, mêlant mes os à ceux d’Ursus spaelus, dont je regrette tant la disparition. Par extraordinaire, lors que j’avais déjà rejoint cette folle frontière entre France et Savoie, j’ai même aperçu, me tournant vers le vallon de Pratcel, un coucher de soleil d’une émouvante beauté.

L’au-revoir de l’astre rouge illuminait la mer blanche des stratus. En toile de fond, trois ou quatre crêtes, aussi noires que goudron, se détachaient pour l’éternité. J’ai regardé le firmament, dont le bleu s’était changé en marine. Une première étoile. Je savais bien pourquoi j’étais aussi idiot.

PS 1 : Un apologue est-il dissimulé dans ce récit ? Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’un apologue ? De toute façon, je n’ai pas le droit de répondre.

PS 2 : Après parution de ce texte, Louis m’envoie dans un commentaire que le fromage de Gruyère n’a pas de trous. Shame on me ! Et rectification contrite. Je voulais donc parler d’Emment(h)al.

Comment faire pour couler un journal ? (1ère partie)

Je vais vous raconter une histoire, en deux parties au moins. Une histoire de journal. En 1988, il y a juste vingt ans, j’ai participé à la création de Politis. Il s’agissait alors, clairement, de lancer un hebdomadaire à gauche de la gauche. Je ne croyais plus, déjà, à ce cadre-là. Mais je mentirais en disant que je voyais clair. J’étais dans le flou, dans le doute complet sur l’état de la pensée critique. Le monde me filait entre les doigts. Sa marche m’épouvantait, mais je ne voyais comment l’infléchir.

Étais-je écologiste ? Sûrement pas dans le sens que je donne aujourd’hui à ce mot. Mais à l’aune de ces années enfuies, nul doute : j’étais un écologiste. J’ai d’ailleurs joué un rôle central dans l’évolution de ce journal en direction de l’écologie. Je ne me vante pas. C’est ainsi. Jean-Paul Besset, qui était alors rédacteur-en-chef de Politis, partageait en grande part mon sentiment. Et Bernard Langlois, bien que plus distant, ne nous était pas hostile.

Résumons. Politis, né en janvier 1988, connut d’emblée crise sur crise, avant de connaître une (relative) embellie à partir de 1989. Des journalistes de valeur – sans épuiser la liste, Jean-Michel Aphatie, Laurent Carpentier, Paul Moreira, Vincent Jacques-Le-Seigneur – sortaient à rythme vif de bons articles, de solides dossiers. Nous étions sur une pente ascendante, mais toujours dans une extrême fragilité. Il fallait de l’argent, il aura toujours fallu de l’argent à ce journal pauvre.

Bernard Langlois, avec qui je suis fâché depuis, pour d’autres raisons, cherchait continûment des sous. Et il en trouvait. Sans lui, ce journal serait mort trente fois. Au début de 1990, profitant de son amitié avec le Premier ministre de l’époque, Michel Rocard, il obtint de Matignon une aide providentielle. De mémoire, voici ce dont je me souviens. Matignon – et Jean-Paul Huchon, qui dirigeait le cabinet de Rocard – avait organisé un complexe montage financier pour sauver Politis. La Macif, coopérative bien connue, alors proche des rocardiens, apporterait cinq millions de francs de l’époque. Le promoteur Pellerin – celui de La Défense, oui ! – 500 000 francs. Et l’entreprise Spie-Batignolles 500 000 francs aussi.

Je pourrais mentir et prétendre que je n’ai rien su. Mais non. Si je n’ai rien connu des détails, j’ai appris les grandes lignes de cet accord plus ou moins secret, et l’ai donc accepté. Politis, journal à gauche de la gauche, s’apprêtait à être sauvé par de francs ennemis. Sur fond d’occultes rapports de forces politiques et même judiciaires.

À ma décharge, je précise un point. Au printemps 1990, tandis que Langlois trouvait les formes de cet accord contre-nature, j’avais dessiné avec Jean-Paul Besset les contours d’un coup d’État. Nous étions convaincus, tous deux, qu’il fallait rompre le cordon qui nous liait à l’extrême-gauche, et nous étranglait au passage. Nous voulions un autre journal. Écologiste. Révolutionnaire, à bien y réfléchir. L’objectif était de changer le titre du journal en septembre 1990, et d’avancer. Je jubilais à l’avance.

Et puis est venu Brioude. Je ne vérifie pas, me fiant à ma mémoire. Dans le courant de mai, un homme m’a appelé depuis cette petite ville d’Auvergne, puis est venu me voir au siège du journal, rue Villiers-de-l’Isle-Adam, près de la place Gambetta, à Paris. Il s’appelait Jean Coudert. C’était inouï. Un laboratoire de solvants industriels, la Speichim, manipulait en pleine ville des produits chimiques parmi les plus dangereux de la planète.

J’y suis allé, à l’invitation de Jean. Je me souviens du directeur de l’usine, qui m’avait invité à déjeuner, et qui pensait, avec toute la naïveté des gens en place, qu’il m’avait convaincu. Eh non ! Le spectre de Bhopal n’était pas loin. Tout un quartier était meurtri. Des gens se disaient malades. Des gens étaient tombés dans leurs jardins. Les témoignages, concordants, impressionnaient. Mais sur place, j’avais aussi appris que la Speichim, responsable du malheur, appartenait à Spie-Batignolles, notre futur propriétaire.

Futur, car rien n’était conclu. Malgré les pressions de Matignon, Spie et Pellerin n’avaient aucune envie de payer pour un journal de sans-culottes. Je suis rentré à Paris avec un article sous le bras, qui incendiait – le jeu de mots est involontaire – Spie. Et je suis allé voir l’ami Jean-Paul. Besset avait la pipe au bec, comme à chaque moment du jour, et il m’a répondu quelque chose comme : « Eh ben, comme ça, on verra bien si on est indépendants de nos actionnaires ! ». Et je suis allé voir Bernard Langlois, qui en avait déjà tant vu. Il n’a pas hésité davantage. L’affaire était vraie. L’affaire était grave. Elle serait donc dans Politis.

Elle a paru, sur quatre pages bien serrées, sous ce titre que je vous laisse découvrir : Brioude, une bombe au coeur de la ville ? C’était une bombe, le mot était bien trouvé. Au bout du compte, pour Jean Coudert et les habitants du quartier nord de Brioude, cet article changea la donne, dans le bon sens. Mais pour nous, à Politis, ce fut une catastrophe.

Le dossier sur Brioude parut fin juin, et nous partîmes en vacances le coeur léger, espérant je vous le rappelle le lancement d’un nouveau journal en septembre. Mais Spie envoya tout promener, et comme dans un château de cartes, Pellerin et la Macif suivirent le mouvement. Dépôt de bilan. Besset, moi et au total la moitié de l’équipe s’égaillèrent aux quatre vents. Il n’y aurait pas de journal écologiste en France cette année-là.

Que voulions-nous faire ? Nous ne le saurons jamais. Mais il existe une trace, datant de l’année suivante, 1991. Besset et moi avions écrit le « projet Apache », qui ne vit jamais le jour, faute d’argent, et peut-être de détermination. J’aimerais vous livrer trois extraits de sa présentation défunte, car j’ai toutes les raisons de les juger éclairants. Voici :

« Nous vivons dans cette vérité cachée et pourtant évidente, oubliée aussitôt que connue : le mode d’organisation de nos sociétés, étendu par la force et la corruption à l’ensemble de la planète, ne mène nulle part où nous ayons envie d’aller ».

« Le catalogue est déprimant : de la baleine à l’éléphant, de l’eau de nos sources à celle des fonds marins, du choléra au sida, du Bengladesh martyr au Pérou qui s’engloutit, et jusqu’à l’Afrique, berceau de l’humanité devenu son linceul, nous semblons perdre jusqu’au sens premier des mots, jusqu’au respect élémentaire du vivant. Et c’est pourtant la glose, le futile, le spectacle, le dérisoire, le vide qui dominent ce que nous refusons d’appeler l’information ».

« Notre journal considère l’homme. Nous parlerons donc de l’homme réel : c’est dire qu’il faudra changer la perspective, c’est assurer d’emblée que Paris ne sera pas le centre de l’univers. Car le grand personnage de notre histoire est un parfait inconnu : c’est un paysan. Cet homme trime, se repose quelques heures sous un toit de chaume et meurt quarante ans avant nous. Et s’il n’est plus paysan, c’est qu’il campe sous un toit de tôle ondulée aux confins de la ville et de l’opulence : il n’aura jamais l’électricité ni l’eau courante, jamais un médecin n’atteindra le chevet de son enfant malade. Notre journal criera pour cet homme-là et pour tous ceux qui refusent de le voir. Il criera aussi fort, aussi loin, aussi longtemps qu’il le pourra. L’homme dont nous souhaitons parler a besoin d’air, d’eau, de nourriture, de ses frères animaux, de liberté. Notre journal montrera pourquoi on lui refuse tout cela, et à qui profitent les crimes contre l’humanité perpétrés chaque jour. Notre journal part à l’aventure sans amis, mais il les trouvera, car aussi paradoxal que cela semble, il est empli d’espoir ».

Ma foi, il me semble qu’il n’y a pas à rougir. (À suivre)