Quand je ne suis pas ici, devant la machine, il m’arrive d’être là-bas, où je viens de passer quelques jours. C’est un pays que j’aime tant qu’il m’en vient des frissons. On franchit sans y penser les frontières les plus essentielles qui soient. Par exemple, on descend à pied de la maison, sous la lune naissante, dans un froid coupant comme lame. Les chênes pubescents ont encore leurs feuilles du passé, brun-argent. Les buis cachent leur odeur d’été dans la nuit nouvelle. Le calcaire disperse ses cailloux sous l’herbe courte du vallon.
Plus bas, à peine plus bas, le paysage disparaît d’un coup. Comme si, derrière le rideau, des mains s’étaient activées à changer le décor. On relève la tête, les derniers pins sylvestres tirent leur révérence, et le châtaignier mord la pente, partout. Il suffit de regarder ses pieds pour comprendre, si la nuit est d’étoiles, ce qui arrive. La roche n’est plus la même. Le schiste a pris la place du calcaire. En quelques mètres. La géologie est une puissante géographie.
Si la nuit est grande, c’est qu’elle échappe à notre emprise. Son territoire est neuf et différent, on ne reconnaît pas ce qu’on a vu cent fois. Les distances comme les perspectives sont tout ébouriffées. Et tandis que nous dormons en nous croyant les maîtres, le monde s’éveille et prend ses aises. Au matin, pour peu que les ornières soient humides de pluie ou de neige, on peut deviner une partie des événements courants. Le blaireau est venu, il a bu. Le chevreuil et le sanglier aussi. Le mulot a risqué sa vie, comme chaque fois, et l’aura peut-être sauvé. La hulotte a parcouru ses terres. Nulle trace de la renarde, qui doit pourtant nourrir ses trois petits.
Le jour venu, alors que je bois un café, Jean passe avec ses brebis. Et il reviendra avant de repartir. Sauf si la bourrasque ne le dissuade, comme hier. Jean va avoir 82 ans. Je l’ai écouté un grand nombre de fois, racontant souvent les mêmes histoires du temps d’hier. Mais que m’importe, au vrai ? Jean m’émeut au plus profond, et je sais que, lui disparu, le vallon ne sera plus jamais ce qu’il fut.
Jean est le dernier des Mohicans. Un paysan. Un éleveur. Depuis quelques milliers d’années, il sort son petit troupeau et lui fait parcourir les environs. Une fois le matin, une fois l’après-midi. Avec Rita et Tourlette, ses chiens. Avec son béret. Ce qui me trouble le plus, chez lui, c’est qu’il est le survivant d’un monde englouti. Jean a connu la civilisation paysanne alors qu’elle paraissait encore immortelle. La moindre pente était cultivée. Cette petite montagne était habitée et traversée par des compagnies entières d’êtres humains affairés.
Je dois vous le dire : c’est incroyable. Car tout, alentour, a été rendu à la forêt. J’adore la forêt, bien entendu. Mais j’entends le soupir des fantômes, et ils sont nombreux. Quiconque marche sous ces arbres, tôt ou tard, rencontre l’homme. Ses ruines, sous la forme d’un mazet, d’une bergerie, d’un semblant de cabane. Je ne cesse d’en découvrir de nouveaux. Là où il n’est même plus de chemin, on a pourtant vécu, aimé et pleuré.
Voici deux jours, j’ai dégagé comme j’ai pu un passage, pris dans la ronce et les branches basses. La maison – car c’en était une – était abandonnée depuis au moins l’après-guerre. Au moins. Mais ses murs résistaient encore. Mais une petite porte, admirablement ferrée, paraissait à peu près intacte. Elle l’était, même, et j’ai failli la dégonder et l’emporter sur le dos, comme un voleur de temps. Comme le voleur de temps que je suis.
Mais non. J’ai jugé que la porte appartenait à la maison. Ouvrant sur le vide, elle exprimait son être, son passé et probablement son avenir. Je n’y pouvais rien changer. En revanche, j’ai pris une superbe pièce de métal, anciennement clouée sur le toit, dont elle assurait le faîtage en assemblant ses deux pans.
Pourquoi ? Je ne sais pas trop. Le fait est qu’elle ne tenait plus rien. Le fait est qu’elle n’était plus que posée sur le bois pourrissant, et qu’elle tomberait bientôt. Mais pourquoi ? J’ai bien envie d’y voir un hommage à la lenteur de l’existence. Il est manifeste que la crise où nous sommes est profondément liée à la vitesse acquise par la machine.
Nous avons longtemps accepté que les générations ressemblent beaucoup aux générations. Et que les améliorations s’accomplissent au travers de longues répétitions. La démesure technique impose désormais que tout change chaque jour, chaque minute du jour. Et qu’on jette. Et qu’on moque ceux qui ne suivent pas le rythme frénétique des marchands et des expérimentateurs.
Moi, bien entendu, je préfère à jamais Jean. Et son troupeau, dont je garderai l’image dans la rétine jusqu’à la fin de mes jours. Je ne suis pas pressé de ne plus voir.