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Pause ultime (avant réouverture)

J’y suis allé. Je suis descendu au ruisseau, tentant d’éviter, vaille que vaille, les chemins d’homme. Et j’y suis parvenu, trouvant dans la pente de plus en plus raide les voies étroites par lesquelles les animaux circulent sans rendre compte, entre buis et roc. Bien entendu, j’ai glissé, et à de nombreuses reprises. M’arrachant une fois un bout de peau de la paume droite. Deux jolis bouts, en fait. Mais le soleil d’hiver était là, juste au-dessus des pins sylvestres, et j’ai continué. Au bas, le ruisseau coulait.

C’est un modeste et son cours est le plus souvent incertain, mais il coulait. Le dégel avait détruit la beauté des glaces, à peine si j’ai pu attraper une motte de cristal, que j’ai aussitôt jetée dans l’eau en pensant à quelque chose de beau et de grand.

Ensuite, j’ai traîné, écoutant sans relâche le silence froid. J’ai découvert plus haut les traces d’un drame antique, juste au confluent du ruisseau et du jet qui coule de la combe sauvage. Là où se cachent les cerfs. Un chevreuil avait péri, dont il ne restait que le crâne et la mâchoire supérieure, attachés à la colonne vertébrale, ainsi que des touffes de poil. L’œuvre était neuve encore, car il restait à prendre, à dévorer.

Mais qui l’avait tué ? S’était-il cassé une patte avant que le renard ne l’achève ? Avait-il simplement fait une mauvaise rencontre ? Avec le plomb d’un fusil, peut-être ? Je dois avouer que j’ai pensé au loup. C’est absurde, car le loup n’est plus depuis longtemps, par ici. Mais mon ami Patrick, qui vit là, me dit sans cesse qu’il va bientôt revenir, et au fond de moi, je sais qu’il a raison. Figurez-vous que le dernier des Mohicans de la contrée, un vieux paysan menant son troupeau comme il y a trois mille ans, se rappelle tous les lieux, tous les toponymes, le nom de chaque champ, dont certains ont été imaginés il y a dix siècles au moins. Or il y a un territoire, à deux kilomètres environ, à vol de circaète du moins, qui s’appelle Càntaloup. Là où chante le loup. Dans la langue occitane telle qu’on la parle ici, le loup, c’est le loup, qu’on prononce loupe. On dira, mais plus personne ou presque ne dit : Fo un frech d.loup. Pour signifier qu’il fait un froid de loup.

Quoi qu’il en soit, je crois qu’il suffit d’attendre. Je sais bien qu’on le recevra, dans ce pays de brebis, avec fusil et poison. Mais j’attends quand même, espérant. La langue espagnole espère et attend avec un seul mot : esperar. Hay que esperar. Seguro.

Le lendemain, je suis allé à la rivière. Elle se mérite, elle est la grande maîtresse, la vraie prêtresse du pays. Je suis allé la visiter, et je dois dire à quel point elle ne ressemble pas au ruisseau qui se jette pourtant en elle. Je suis allé la saluer, comme à chaque passage. Il faut marcher, descendre dans un bois de châtaigniers laissés dans le plus total abandon.

Beaucoup des arbres sont tombés ou se courbent, de même que les deux mazets de la pente, des cabanes dont les schistes se disloquent sans que jamais on ne soit là pour assister à l’événement. Il faut descendre, donc, et s’arrêter tous les dix mètres, parce qu’il y a à voir. Des troncs creux, emplis d’un terreau brun, pleins d’une décomposition dans laquelle on peut plonger la main, et sentir la vie. Des coussins de mousse, près desquels l’araignée a tendu ses pièges. Des tapis de feuilles, mortes l’an passé, il y a deux ans, trois ans et plus, et qui enguirlandent encore le sol de pierre.

On l’entend de loin. La rivière est une voix de basse intensité, qui prend le pouvoir doucement. Ce n’est pas un rugissement, bien sûr, ni même un grondement. C’est un avertissement, l’affirmation d’une force si supérieure qu’elle n’a pas besoin de hausser le ton. Un moment, on devine ses cisailles d’argent, qui coupent le monde en mille lanières. Le cœur se met à battre, c’est une pulsion des origines, la joie première. Et quand on approche enfin, lorsque le rideau des arbres se lève et s’écarte, on assiste à un second lever du jour.

Car la rivière est une lumière. Tout à l’heure, j’en ai été ébloui. La crue était passée et avait dispersé des troncs et des branches noueux, formant un Mikado d’aulnes et de saules. De là-haut, je croyais, navré, qu’il s’agissait des restes d’un feu de camp géant. Mais c’était la folie de novembre qui avait bouleversé la géographie des rives.

Je n’ai pas réellement le temps de vous parler de la falaise, ni de ses lichens gris, ou verts, jaune d’or parfois. Et donc de ces peintures de guerre, ou de fête, selon l’humeur. C’est affreux, car la muraille est ocre rouge, au soleil du moins, et ses arêtes coupent l’horizon en direction de l’Est. Elle forme une infinité d’angles droits, de cubes et de polyèdres, mais certains saillants ressemblent à des profils humains, et surtout fantastiques. Sur les corniches, sur les ressauts, sur la plupart des saillies, l’arbre est venu. Des hêtres dans les bas, des chênes blancs sur les hauts.

Je me demande où sont passés les têtards de l’été. Et la couleuvre vipérine. Et la chaleur. Et le rouge-queue noir, dont il reste pourtant le nid passé, au creux d’un énorme rocher du bord de l’eau. J’aimerais tout simplement guetter leur retour à tous.

Lulu d’Autun, gardienne du monde

Attention, l’amitié peut conduire à Autun (Saône-et-Loire). Celle que j’éprouve pour Lulu, Lucienne Haese, m’a mené là-bas, hier vendredi. Et le moins que je puisse dire, c’est que je n’étais pas dans une forme olympique. Mais bon, Lulu est Lulu.

Et comme elle m’avait invité à parler de mon livre sur les biocarburants, à la suite de l’Assemblée générale de son association, Autun-Morvan-Écologie, j’y suis allé, bien sûr. Je n’ai pas regretté une seconde, car la salle était davantage qu’intéressée par mon propos, amicale en outre, sympathique au possible. J’ai donc pu parler librement, sans détour, de la tragédie planétaire en cours, qui affame, ravage les forêts tropicales et détruit un peu plus le climat. Le maire d’Autun, le socialiste Rémy Rebeyrotte, était là, et m’a même acheté un livre. Le monde réel est plein de surprises. Thierry Grosjean, mon cher Thierry Grosjean, d’Ouroux, avait fait le déplacement. Ceux qui connaissent ce brave, que je n’avais pas vu depuis des années, comprendront.

Autun, donc, par le TGV Paris-Montchanin puis le bus jusqu’à Autun. Où Lulu m’attendait, à l’arrêt Lycée militaire. J’ai connu Lulu il y a quelque chose comme huit ans – je crois -, un jour que j’étais allé la trouver dans son local de la rue de l’Arquebuse. Elle est exceptionnelle. C’est une femme du peuple, aujourd’hui retraitée, qui a vaillamment conquis des responsabilités dans les entreprises qui l’ont employée. Elle a terminé sa carrière comme chef comptable dans une fabrique de parapluies familiale, aujourd’hui morte et enterrée sous les coups de la mondialisation. Et elle aime la forêt. Attention : d’un amour pur et violent, sans détour, évident, quoi !

Hier, elle m’a confié qu’elle devait ce grand défaut, qui est une immense qualité, à son père, qui l’emmenait, au temps de l’enfance, dans les forêts des environs, très tôt souvent. Écoutez-la, plutôt : « Un arbre, c’est comme un animal, c’est un être vivant. Un arbre, on peut l’entendre, car il parle. Vous êtes en forêt, tout est calme, et soudain l’un d’eux se met à parler, aidé parfois par le vent ». Telle est Lucienne, hélas sans son accent morvandiau.

Le soir venu, devant l’assemblée réunie, elle m’a fait un cadeau si fabuleux que l’émotion m’a saisi. Heureusement, je sais me tenir. Elle m’a en effet offert une part de forêt, la 1953 ème part de forêt morvandelle détenue par le Groupement forestier pour la sauvegarde des feuillus du Morvan. Me voilà propriétaire, théorique mais réel, d’un carré de 25 mètres sur 25, là-bas. J’en suis fier, j’en suis infiniment heureux.

Je vous dois une explication : Lucienne ne lâche jamais. Son combat principal consiste à dénoncer le massacre de cette forêt primordiale et mythologique qui a couvert pendant des millénaires sa région. Car le Morvan n’a longtemps été qu’une forêt, trouée de loin en loin pour les besoins humains. Une forêt de chênes et de hêtres, associée à quelques charmes, bouleaux ou châtaigniers, depuis quelques siècles pour ces derniers.

Mais tout a changé, comme partout. Pour la raison folle qu’il faut gagner de l’argent au plus vite – Take the money and run, Prends l’oseille et tire-toi -, des propriétaires forestiers ont commencé à remplacer les feuillus par des résineux. Dès après la Seconde guerre mondiale. Ce qui n’était qu’épiphénomène est devenu épidémie. Le Fonds forestier national (FFN) a massivement distribué des subventions publiques à qui plantait des pins Douglas, et la machine s’est emballée. En 1970, les résineux représentaient déjà 23 % du peuplement forestier du Morvan. Et 40 % en 1988. Et plus de 50 % aujourd’hui.

Des grandes compagnies bancaires ou d’assurance – Axa, les Caisses d’épargne – paient des gens pour répérer les ventes de forêts, ou pour les susciter. Ainsi sont apparues des propriétés de centaines d’hectares d’un tenant, sur lesquelles passent d’infernales machines à déraciner les arbres tout en les découpant. Table rase ! Coupe à blanc ! Lulu m’a montré des photos : je ne croyais pas cela possible en France. Une déroute écologique. Les résineux sont vendus en bloc, d’autres machines passent derrière et plantent des théories de nouveaux résineux, qui seront à leur tour broyés dans trente ou quarante ans. Ces monocultures sont des déserts biologiques. Et une insulte au beau, à l’histoire, à la culture profonde des Morvandiaux.

Lulu est restée debout, envers et contre tout, et tous. « Un jour, raconte-t-elle, j’ai pensé : « Mes cocos, vous allez voir de quel bois je me chauffe ». Et j’ai commencé à apprendre ». Oui, Lulu a dû apprendre à parler la langue des seigneurs. Et ce fut dur. Car elle ne savait pas les codes. Car, dans les réunions, elle entendait des mots qu’elle ne comprenait pas. « Les premières fois, ajoute-t-elle, j’avais les mains paralysées. Mais j’ai pris de l’aplomb ». Tout Lulu est là.

Depuis, infatigable, elle traque députés et préfets, responsables en tous genres, qui la voient arriver de loin. Au cours des repas officiels où on l’invite parfois, c’est à peine si elle mange. Son obsession, c’est le dossier qu’elle a sous le bras, et qu’elle remettra, de gré ou de force, à l’Éminence du jour. D’où ce groupement forestier, dont je fais désormais partie.

En quelques années, Lulu et ses amis sont parvenus à racheter 100 hectares environ, les sauvant de la mort industrielle. Mieux : en s’associant avec le Conservatoire des sites naturels et la ville d’Autun – eh oui, hier soir, le maire n’était pas là par hasard -, la fine équipe a pu acquérir les 270 hectares de la somptueuse forêt de Montmain, au-dessus d’Autun. Dont des sources, un aqueduc, les restes d’une ancienne villa gallo-romaine. Où est la culture ? Qui sont les barbares ?

Je ne connais pas d’exemple, en France, de groupe qui se batte avec tant de vigueur pour nos forêts. Mais peut-être suis-je ignorant ? J’en serais ravi, en l’occurrence. Reste que Lulu, Autun-Morvan-Écologie, le Groupement forestier sont des exemples. De l’esprit de résistance, bien entendu, qui nous manque tant. Si vous avez des idées pour soutenir ces valeureux, debout ! Ils le méritent. Moi, je vais tenter ce que je peux pour faire connaître ce combat, pour qu’il devienne national, européen peut-être.

L’association de Lulu a un site sur le net (http://autun.morvan.ecolog), et une adresse postale : Autun-Morvan-Écologie, BP 22, 71401 Autun Cedex. Mais je vous conseille de téléphoner, car avec un peu de chance, vous tomberez sur Lulu, directement : 03 85 86 26 02. Et si c’est le cas, je vous le demande, embrassez-la de ma part. Elle est irremplaçable.

Le double cas Munier

Je crois, cette fois, que ma grippe a émigré. Ou seulement migré ? En tout cas, hier midi, je suis bel et bien sorti de ma tanière pour aller manger avec les deux Munier, père et fils. Il est possible, au fond probable, que vous ne connaissiez pas Vincent et son père Michel.

Je vous les présente, de mon exclusif point de vue. Il y a six ou sept ans, je suis allé faire un reportage dans les Vosges, accompagné par ces deux aventuriers. Michel, qui fut prof, aura surtout fréquenté la nuit, la forêt, le Grand tétras, le grand dehors, la nature sauvage. C’est lui qui a initié son fils à l’art délicat de la photographie, en lui offrant un appareil lorsque Vincent hésitait encore entre l’enfance et l’adolescence.

Belle idée : Vincent est devenu, à mon sentiment, l’un des meilleurs photographes de nature au monde. Je n’insiste pas, car le compliment le met instantanément mal à l’aise. Le mieux est de vous faire une idée personnelle (http://www.vincentmunier.com). Quand nous avons arpenté les Vosges ensemble, tous trois, la vieille montagne avait décidé de nous combler. Sur les crêtes, par exemple, la neige avait enveloppé le pays, le changeant en divinité. Je n’invente pas. Je dispose même de photos où l’on me voit enfoncer le pied dans ce territoire neuf, au milieu des sapins pectinés et de nuages violine. Hélas, je n’arrive pas à les installer ici, pour des raisons qui me dépassent, et de loin.

Pendant ces quelques jours là-bas, j’ai connu des moments de grâce. J’ai vu de mes yeux des gouilles, c’est-à-dire des trous meurtriers dans des tapis flottants de tourbe. J’ai vu, dans le minuscule défilé de Kichompré – une vallée glaciaire étroite, aux parois de granite – un jardin japonais qui n’était rien d’autre qu’une tourbière de poche, dite condensarogène. L’air froid est aspiré par dépression en haut de la falaise, circule dans un éboulis de roches avant d’alimenter en eau, par condensation, la tourbière du bas. J’ai vu bien d’autres choses, dont la forêt vosgienne, qu’on a longtemps cru éternelle.

Michel est un homme de la forêt. Se promener avec lui sous les épicéas – un arbre prodigieux, quand il est spontané -, dans la mousse, est comme un voyage dans l’imaginaire le plus profond qui soit. Le sotré, c’est-à-dire le lutin local, n’est jamais bien loin. Puis, Michel entretient avec le Grand tétras, le grand coq de bruyère, une relation définitive. Si ce n’est de l’amour, c’est donc de la passion. Ou davantage, qui sait ?

Tetra urogallus

Cet animal, lui aussi en voie de disparition chez nous, est ce qu’on appelle une espèce relique, vestige des dernières époques glaciaires. Michel, qui désigne l’oiseau comme un « grand témoin », de nos folies bien sûr, a passé 400 nuits sous les arbres, dans un sac de couchage, à guetter le moment unique, avant l’aube, où le mâle commence son chant de séduction. Selon son état d’excitation, il peut avancer ou reculer, se jeter dans les branches, montrer les plumes de sa queue rassemblées en roue, cabrioler. Et le spectacle peut durer des heures.

Michel Munier est évidemment à la tête d’un savoir sans égal. Quand je l’avais vu là-bas, il y a donc six ou sept ans, je l’avais incité à raconter le Grand tétras, à nous raconter ses « 400 nuits sous un épicéa », car je suis certain que nous avons tous besoin de tels récits. J’avais cru un moment qu’il se lancerait, et puis le temps a fracassé l’idée. Mais hier midi, à table – quels hôtes délicieux, soit dit en passant -, la conversation a roulé de nouveau sur le sujet. Et j’ai dit à Michel qu’il fallait, qu’il fallait absolument.

Le drame tout relatif, c’est qu’il m’a proposé d’écrire ce livre avec lui. Plus exactement, de mettre en forme ses nombreuses notes de terrain. Et nous en sommes là. Trouverai-je le temps ? Telle est ma seule inquiétude. Car je suis convaincu à l’avance par le projet et les photos des deux, qui l’accompagneraient. Les deux, oui. Je ne vous ai pas encore dit que Vincent et Michel signent ensemble des ouvrages, comme ce très beau Clair de brume (éditons Hesse), consacré à leurs chers Vosges. Je n’ai pas le souvenir d’avoir observé un amour aussi vivant que celui qui unit ce père et ce fils, Vincent et Michel. Pour un peu, ils nous feraient croire au bonheur sur la terre.

Un autre jour, je vous raconterai Vincent. Vincent et les boeufs musqués. Vincent et le blanc. Vincent et l’ours mâle du Kamchatka. Cela vaut la peine.

Cricetus cricetus, mon amour

Ce n’est pas un gros père, mais il sait marcher, et sa patience est presque géologique. Car il nous vient des steppes d’Europe centrale, ayant profité des périodes interglaciaires pour gagner peu à peu ce que nous appelons aujourd’hui l’Alsace, où il habite depuis au moins le Quaternaire. Par sauts de puce ou, mieux, de hamster. Car notre ami Cricetus cricetus, c’est le Grand hamster, un sauvage qui plante sa tente où il veut, quand il veut, comme il veut. Une tente souterraine, un terrier qui lui sert de grenier, où il boulotte à l’abri des fâcheux de la vipérine, de la stellaire, mais aussi de la luzerne, du blé, de la betterave, du chou, à l’occasion un escargot ou une cuisse de grenouille.

Au mieux, son corps atteint 27 centimètres, pour 460 grammes. Au mieux, sans compter la queue. Mais bien sûr, il meurt, et de plus en plus. La mort est en train de devenir, dans notre monde, une activité industrielle comme une autre. Jadis, c’est-à-dire dans les temps reculés d’il y a soixante ans, le Grand hamster était partout en Alsace. Emmerdant ? Sûrement. Il osait prélever sa dîme en grains et feuilles.

Fort logiquement, l’homme empoisonna, ennoya les terriers, offrit des primes aux gamins des villages. Mais cela ne suffisait pas. Non. On réglait la question localement, autour de quelque lieu de la plaine rhénane, mais sans venir à bout de cette beste montrueuse et rousse, au ventre noir, au museau tâché de blanc. La plaine pouvait-elle rester aux mains, et aux pattes surtout, de l’intrus ? On verrait bien.

Et on a vu. Un à un, les bastions sont tombés. Les densités sont tombées au-dessous du seuil nécessaire à une bonne reproduction, les contacts sont devenus plus rares, les comptages ont révélé, il y a plus de vingt ans déjà, que le Grand hamster était en voie de disparition en France. Celui que les Alsaciens appellent tantôt Kornferkel ou Kornfarel – petit cochon des blés – ne compte plus que quelques centaines d’individus, population qui est, chez les rongeurs, insignifiante. Ce qui a décidé finalement du sort des armes, c’est la naissance et l’achèvement de l’agriculture industrielle. L’apparition du maïs intensif. L’anéantissement du paysage ancien. La fin de la diversité végétale.

Vous avez dû lire comme moi que l’Europe menaçait la France de sanctions financières géantes – 16 millions d’euros – pour n’avoir pas su protéger la tortue d’Hermann, le crapaud vert et notre pauvre Grand hamster. Je puis vous le dire, cette nouvelle a fait ricaner dans certains rédactions parisiennes, et peut-être même dans toutes. L’écho m’en est parvenu à domicile, car je demeure grippé, malgré les apparences. Oui, l’histoire du hamster en a fait glousser plus d’un, content de pouvoir se moquer, comme au bistrot, de ce qui n’a aucune importance.

Mais ces corniauds-là sont avant tout de formidables incultes, même et surtout si personne ne leur dit. Des incultes au sens le plus profond, qui accompagnent et accompagneront toutes les destructions parce que leur monde est devenu vide, sans autre épaisseur que celle des écrans plats. La disparition du Grand hamster m’est insupportable pour une première raison, et c’est que cet animal splendide a le droit de mener sa vie, tout comme moi. Il appartient au mystère de l’évolution, au singulier et fascinant mystère de la vie sur terre, et le précipiter à la tombe est un acte sacrilège, une offense, une profanation. Nous ne savons rien de lui. Nous sommes des barbares. Regardez plutôt ses petits, ci-dessous. Je ne vous demande pas de verser dans la sensiblerie, je nous demande à tous de retrouver l’usage de nos sens primordiaux, de reconnaître la beauté, de revendiquer la bienveillance.

Ces deux-là sont des jeunes, saisis à la sortie de leur terrier par Gérard Baumgart, à qui j’emprunte le cliché. Il n’est pas besoin de commentaire : ou l’on éprouve une émotion qui rapproche d’eux à jamais, ou bien.

Au-delà, car il faut aller au-delà, la mort du Grand hamster révèle à quel point de désertion nous sommes aujourd’hui rendus. Car ce que nous dit cette tristesse, c’est que les hommes ont sacrifié en quelques décennies un territoire qui fut accueillant pendant des milliers de siècles. Les Alsaciens du Rhin – bien sûr, vous pouvez remplacer Alsaciens par Bretons ou Beaucerons – ont liquidé la polyculture, planté massivement du maïs, pollué pour l’éternité leur nappe phréatique, l’une des plus belles du monde, épandu engrais et pesticides, multiplié routes, autoroutes et rocades. Ils ont détruit leur géographie, ils ont ruiné leur âme. Pour rien. Pour nul autre résultat que ce grand massacre.

Et nous n’avons rien fait. Je crois, je pressens que cela ne durera pas. Je crois vraiment, je pressens pour de bon que les temps sont en train de changer. Et que de nouvelles forces sont sur le point d’émerger. Mais en attendant, voilà ma conviction : ne plus reculer. Il ne faut plus accepter aucune destruction. Il faut se battre. Pour nous, pour l’avenir et même le passé. Pour le Grand hamster.

Yves Salingue m’a sorti du lit

Hier, alors que je m’apprêtais à me coucher pour cause de grippe, vers 18 heures, un coup de fil. Ah, je reconnaîtrais la voix d’Yves Salingue entre mille autres ! Yves est un homme que j’apprécie tout spécialement. Qui est-il ? Un montagnard, un Pyrénéen longtemps exilé dans les brumeuses contrées du Nord, puis revenu à Toulouse, où il est ingénieur.

Je l’avais rencontré dans de vilaines circonstances, il y a plus de dix ans. Il avait écrit fiévreusement des notes magnifiques sur l’ours, et les avait confiées à Terre Sauvage, magazine auquel je collabore toujours. Et au cours d’un de ses passages à Paris, il était passé voir la rédaction, qui à cette époque se trouvait rue Christiani, près de Barbès. Même si je n’y suis strictement pour rien, je dois dire qu’il avait été mal traité, mal considéré, baladé. Les journalistes, la plupart des journalistes utilisent leurs sources d’inspiration comme autant de personnages inanimés. Ils réclament du temps, une mobilisation immédiate au nom de la cause sacrée de l’information, et puis disparaissent au premier carrefour. Bye !

Moi, j’avais conservé l’image d’un homme étonnant, proche vraiment du sauvage, et qui le racontait fort bien. Dix ans plus tard, découvrant La quête de l’ours, je suis tombé à la renverse. Il s’agit d’un livre, paru en 2005 aux éditions du Rouergue, et signé bien entendu par Yves. Il est superbe. Il est vrai. Il fait infiniment voyager dans ce continent inexploré qu’est l’intérieur de nous-mêmes. Son seul tort, c’est son prix de 36 euros, mais c’est une autre histoire.

Que raconte Yves dans ce livre ? Une passion complète pour l’ours. La grande part de sa vie aura été consacrée à cet animal, mais aussi à son territoire. Yves n’est pas de ces naturalistes qui oublient le monde et ses misères. Non pas. Petit-fils d’un berger de la Haute-Soule, Jean-Pierre, il est resté attaché par les fibres à ce monde aujourd’hui englouti. Jean-Pierre avait l’habitude de rencontrer l’ours, en estive, tout là-haut. L’ours guettait ses mouvements depuis un rocher blanc sur lequel il finissait par s’asseoir.

Le grand-père, appelait ce rocher le « fauteuil de l’ours ». Mais la situation n’avait pourtant rien d’idyllique. Une nuit, ce même ours a dévoré l’âne de Jean-Pierre, tandis qu’il dormait dans sa cabane de berger, et nul doute que ce dernier l’aurait tué sur place, s’il avait pu. Qui ne le comprendrait ? Yves, Yves Salingue n’est pas du genre à oublier les hommes et leur labeur, et je lui en suis gré, infiniment. La nature oui, bien sûr, mais les hommes et leur chant aussi.

Anyway, comme disent nos voisins, Yves n’a cessé de rêver des Pyrénées, où qu’il se soit trouvé au cours de sa vie. Au début, en 1971 exactement, il a fait un stage au Parc national des Pyrénées, qui devait changer le cours de sa vie. Car c’est à ce moment qu’il a découvert le Vallon, lieu aussi mystérieux et fantastique que la Terre du milieu chère au coeur des Hobbits. Le mieux est de laisser parler Yves, qui m’a accordé un bel entretien voici dix-huit mois (paru dans Terre Sauvage) : « J’ai fait tous les vallons de la vallée d’Aspe plusieurs fois. Mais celui-là, le Vallon, je l’ai parcouru au moins 200 fois. Il est sauvage, avec des barres rocheuses, des falaises. Le passage est si difficile qu’il faut être initié. Il y a un petit sentier qui monte tout au long avant de déboucher plus haut sur les pâturages et la cabane d’un berger. Le terminus, c’est la cabane, une cabane que j’ai plus souvent occupée que le berger. Soit on est ébloui par ce lieu, soit on ne l’aime pas. J’ai rencontré des naturalistes, des gardes du parc national qui n’aimaient pas ce vallon parce qu’ils le trouvaient austère, hostile. Quand ils s’y trouvaient, ils éprouvaient un sentiment de malaise, ressentant la nature comme écrasante, avec ces arbres immenses et noirs. Au printemps commence la saison des avalanches, il y a de la brume, beaucoup de courants d’air ».

Pas mal, n’est-ce pas ? Mais poursuivons avec le grand carnaval des animaux sauvages : « J’y ai personnellement observé l’isard, le sanglier, le chevreuil, le renard, la martre, le blaireau, la genette, l’écureuil, le grand tétras, le gypaète, le vautour, le faucon pèlerin, l’hermine, le pic noir, l’aigle, le grand duc, l’ours et même un autre animal, dans un vallon adjacent, dont nous parlerons une autre fois. Tous ces animaux, je les ai vus mener leur vie naturellement. Libres. Moi, je les imaginais vivre éternellement, sans que l’homme, avec ses fusils et ses chiens, ne vienne les importuner. Je sais que tous les lieux ne peuvent être comme celui-ci, mais je reste convaincu qu’il y a la place pour les deux. L’homme, et les vallons sauvages ».

Cette fois, y êtes-vous ? Il existe encore en France des merveilles cachées où la vie continue sans nous. Puis, avez-vous remarqué ? Yves parle d’un autre animal, sans le nommer. Je ne veux pas vous faire bisquer, mais je sais de quel animal il parle. Seulement, ce n’est pas à moi de le révéler. Sachez que la présence de cette bête n’est pas évoquée dans les manuels et les guides officiels. N’est-ce pas insupportablement agréable ?

Et maintenant, voici la première fois. La première rencontre entre l’ours et Yves. Dans le Vallon, bien entendu : « Le propre de cet animal, c’est qu’on ne le voit pas. J’ai toujours baigné dans cette atmosphère d’un animal invisible. Quantité de gens qui ont passé leur vie en montagne, des chasseurs, des forestiers, des randonneurs, ne l’ont jamais vu. Pour moi, tout a basculé en avril 1981. J’étais monté avec deux amis, Jean-Luc et André. On ne s’y attendait évidemment pas. L’ours est l’animal de la pluie, de la brume, de la nuit, mais nous l’avons vu à une heure de l’après-midi, au soleil, sur un névé. On mangeait devant la cabane, et à la fin du repas, j’ai descendu un peu la butte. Il y avait une falaise, et dessous une espèce de terrasse avec une prairie. J’ai vu une forme noire passer. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai de suite pensé à un loup. C’est idiot, car il n’y a pas de loup, par là. C’était une ombre noire et furtive, je suis allé voir mes copains, je leur ai dit : c’est peut-être un chien. On a regardé de nouveau et c’est là que l’ours est apparu sur le névé, un petit ours noir. En pleine lumière. Quel choc ! Ce que j’ai vu ce jour allait au-delà de ce que j’avais imaginé. L’ours n’était pas seulement beau, beau et noir, minuscule. La magie, c’est qu’il occupait tout le cadre. Il n’était pas écrasé par la masse de la montagne enneigée, tout au contraire. Les Pyrénées entiers étaient comme rapetissés par lui. On ne voyait plus la grandeur des cimes, mais celle de cette forme noire. Je ne sais comment vous le dire, tout se passe dans la tête ».

Est-ce assez beau pour vous ? Moi, je ne m’en lasse pas. Et voici la deuxième fois : « Le 29 mai 81, quelques semaines après. Il est sorti à 9h15 et c’est la nuit qui nous a fait rentrer dans la cabane. On a vu ce que personne n’a vu : un ours qui déterrait avec sa patte des chénopodes. Cela avait mis en évidence par des naturalistes, mais nul n’avait jamais vu l’animal le faire. C’était un beau brun, un adulte celui-là. Il a débouché tranquillement d’un petit col, il a descendu quelques pas sur le névé et il s’est couché. Au bord d’un trou. Et puis il s’est mis à déterrer des bulbes. Nous sommes restés toute la soirée à l’observer. À la nuit, on est allé se coucher, mais le lendemain matin, il était toujours là, déambulant au bas de la butte. Après ces deux aventures rapprochées, on a cru que le vallon était le pays de cocagne, mais ensuite, il a fallu attendre 1985 pour le revoir. Nous avions eu beaucoup de chance ».

Nous avions eu beaucoup de chance. Et nous avons beaucoup de chance de pouvoir deviser, à l’occasion, avec des hommes comme Yves Salingue. Je ne saurais l’expliquer ici, en tout cas pas aujourd’hui – la fièvre vient de repartir -, mais l’homme a besoin de l’animal. Pour la beauté, l’harmonie, et sans autre raison que le respect dû aux formes vivantes. Mais également pour conserver le sens de ce qui n’est pas lui. Ne pas respecter l’espace des autres, c’est se condamner à se retrouver en face de soi-même, plongé dans une angoisse telle qu’elle ne pourra conduire qu’au pire. Défendre le droit à la vie des autres que nous – végétaux et animaux – est aussi, je dis bien aussi un devoir humaniste fondamental. Pour ce qui me concerne, je ne supporte plus, cela devient même viscéral, tous ces imbéciles qui prétendent qu’il faudrait choisir entre eux et nous. Ce sera nous tous, ou personne.

Avant-dernier point : Raymond Faure m’envoie une petite vidéo que vous pourrez regarder sur http://www.youtube.com. C’est une attaque d’intimidation d’une ourse sur un chasseur, en Suède. Prodigieux ! Je ne sais pas qui il faut le plus admirer : l’homme ou la bête ? En tout cas, ce film éclaire au passage la mort de certains ours slovènes dans nos Pyrénées. Quand une fédération de chasse, en théorie responsable, organise des battues dans des zones à ours, elle court le risque d’une riposte graduée. Et il sera toujours plus facile de tirer que de garder son sang-froid.

Dernière chose : merci à Yves Salingue. Merci et à bientôt