Archives de catégorie : Beauté

Combien de merveilles ?

C’est décidé, aujourd’hui vendredi, je fais maigre. Pas de coup de griffe, nulle lamentation, aucune colère. Il le faut bien, ne serait-ce que par souci d’équilibre. Ce matin, je pense fort, réellement très fort, à la mer. Depuis toujours, et à jamais, elle me foudroie sur place. Je la vois danser et battre le granit, au moment même où je vous écris, dans ma tête tout au moins. Du haut de la pointe de Castelmeur (Finistère). Ou près de la maison des tempêtes, à Ouessant. Ou encore dans le dédale des îlots de l’archipel de Molène, où j’ai eu le bonheur de me perdre. J’ai besoin, j’éprouve le besoin physique de la voir plusieurs fois chaque année.

Mais il ne s’agit pas de moi. Connaissez-vous le CoML ? Si oui, tant mieux. Et sinon, je vous présente. Le Census of Marine Life est un programme mondial de recherche de la vie marine, qui rassemble 2 000 scientifiques de 80 pays (www.coml). Il s’agit d’un grand oeuvre collectif de dix ans, commencé en 2000, et qui devrait s’achever en 2010. Le but, grandiose, est de recenser l’extrême diversité de la vie marine, en décrivant si possible la bagatelle de dix millions d’espèces à l’arrivée. Une tâche folle, impossible, démesurée. Encore plus que je ne saurais dire, puisque le but officiel est « d’expliquer la diversité, la distribution et l’abondance de la vie marine dans les océans passés, présents et futurs ». Bon, il existe des discussions savantes sur le fond des choses, car selon certaines estimations, il n’y aurait que moins de deux millions d’espèces vivant dans les mers, dont 230 000 déjà connues.

En s’appuyant sur les archives accumulées par l’humanité, en explorant davantage qu’il n’a été fait jusqu’ici, le CoML entend néanmoins « prédire ce que sera la vie marine de demain ». Mais il faut pour cela visiter les pôles et leurs fabuleuses marées de plancton; étudier le lion de mer comme les vers des abysses; approcher les sources hydrothermales comme les monts sous-marins. Fouiller en somme ces 95 % des océans dont nous ne savons rien.

Ah ! si une autre vie m’était donnée, je crois bien que j’en serais, je vous le jure. Jules Verne et son capitaine Nemo sont passés par là, et ont semé des graines fertiles dans ma tête de mioche. Comme j’aimerais plonger avec les Nautilus d’aujourd’hui ! D’ici quelques années, les équipes du CoML auront, entre autres, réalisé une extraordinaire Encyclopédie des populations animales marines (History of Marine Animal Populations, HMAP), que je me jure de placer au devant de ma bibliothèque.

Des milliers d’espèces nouvelles ont d’ores et déjà été recensées, parmi lesquelles le crabe-yéti, découvert à 2300 mètres de profondeur par des biologistes français. Ou Clione limacine, un gastéropode capable de jeûner une année. Ou Aphyonus gelatinosus, un poisson semi transparent aux reflets roses et bleus, recouvert d’un manteau de gélatine. Ou encore Aulococtena sp., un cténophore de la taille et de la couleur d’une orange, trouvé à 1100 mètres de fond, dans l’Arctique canadien.

Tenez, je suis à ce point ébloui que je ne vous raconte pas l’autre versant de l’entreprise. Le désespoir des chercheurs, l’angoisse indicible de ceux qui voient de leurs yeux la vie disparaître avant d’être seulement observée. J’arrête, car je me lancerais aisément dans un propos que vous commencez à connaître. Allons, j’ai promis de faire maigre, et je m’y tiens, à peu près. La vie est grande, la vie est belle, la diversité est un plat de roi. Mais gaffe !

Une barque bel et bien coulée

Un jour, avec Erwan Balança, j’ai eu froid. Mais c’était dessus le lac de Grand-Lieu, et l’endroit est si beau que j’en frissonne encore, six ans plus tard. Non de froid, je crois que c’est évident, mais de beauté bien sûr.

Nous étions en décembre, très tôt le matin, et le lac était à nous seuls. Je veux dire que nous étions les seuls humains en vue. Car pour le reste, Grand-Lieu n’a jamais appartenu à quiconque. Je vous résume ce prodige, caché à 15 km de Nantes seulement. Il s’agit d’un lac, le plus vieux et le plus vaste – naturel – que nous ayons en France, en hiver du moins. L’été, il passe de 6300 hectares à 4 000, découvrant les prairies tourbeuses qu’il inonde dès que le froid arrive. C’est une sorte de lac tropical, qui se rétracte quand vient le printemps, et surtout l’été. Une mer intérieure qui se prend à l’occasion pour un marigot.

Attention les yeux, vous pourriez être éblouis : Grand-Lieu est né voici quelques dizaines de millions d’années. Je reste vague, car les spécialistes sont loin d’avoir réglé la question. Il a donc connu, ce veinard, les mers tropicales qui ont plusieurs fois recouvert la région. Mais ce qui fait du lac un territoire des merveilles, ce sont les oiseaux. Il y aurait environ 110 000 couples d’oiseaux nicheurs cachés dans le feuillage et les roselières. Avec, au coeur du tableau, la plus importante colonie de hérons cendrés au monde. Mais personne ne le sait, et la plupart des Nantais ne sont jamais allés à Grand-Lieu.

Moi si. Ce matin glacial de décembre, avec Erwan, c’était fête. Nous tirions dans notre dos, par une corde, une barque épuisée qui rebondissait sur l’herbe gelée. Mais gelée pour de vrai : les branches de saules étaient prises dans des cabochons, on se serait crus dans la galerie des glaces, à Versailles, en beaucoup plus beau.

La rive du lac, même, était emprisonnée. Je me souviens que nous avons dû donner des coups de talon dans la glace pour mettre l’esquif à l’eau. Je n’aurais donné ma place à personne, désolé pour vous. Et puis nous sommes partis à travers la Boire à Malet, une trouée entre deux marais, qui mène au lac et au grand large.

J’ai vu ce jour-là de troublants personnages. Un martin-pêcheur, pour commencer, qui jouait les torpilles bleues au ras d’une mangrove. J’ai vu des Grandes aigrettes prendre leur vol au-dessus de l’Ognon, une petite rivière. Elles changeaient de couleur quand elles passaient dans le rouge du soleil levant. J’ai vu des hérons, j’ai vu des spatules, je crois, jusqu’au moment où j’ai senti le froid sur mes fesses, un froid liquide qui courait sur ma peau, de plus en plus vite. Nous coulions.

Ces moments-là ont toujours une part burlesque. Erwan et moi tentions, comme dans un dessin animé, de nous en sortir en forçant sur nos rames. Je regardais sans bien comprendre la barque se remplir. Devant nous, il y avait bien une sorte d’îlot, mais aurions-nous le temps ? Non, nous n’aurions pas le temps : nous nous sommes retrouvés à l’eau, une eau mortellement froide, mais où nous avions pied. Et nous avons atteint l’île, trempés. Trempés et de bonne humeur.

C’était trop beau. J’étais non seulement mouillé, mais également couvert d’une boue noire. Est-ce que j’ai ri ? Je crois, mais il faut demander à Erwan, car il n’est pas exclu que j’enjolive un peu. En tout cas, et c’est sûr, nous étions sur un levis, c’est-à-dire une forêt flottante, posée sur la vase liquide, plantée de saules et d’aulnes. Le lac mène et transporte les levis au gré de ses mouvements, et les tempêtes peuvent en arracher des hectares qui partent ensuite à la dérive.

Je vous assure que je ne plaisante pas : lorque l’on saute à pieds joints sur le sol d’un levis, on sent la mollesse et l’élasticité, on sent le fluide qui se trouve au-dessous. Une sorte de tapis mouvant, presque volant. C’est splendide, cela ne s’oublie pas. Et d’ailleurs, comme vous voyez, je me souviens.

Le retour – nous traînions à nouveau la barque, que nous avions récupérée – a été passablement long. Nous ne savions pas bien si nous pourrions éviter de nouvelles baignades forcées. Et je crois que nous ne parvînmes pas à y échapper tout à fait. Et puis quoi ? Erwan imitait dans mon dos, à la perfection, le chant des canards souchets, les grèbes huppés entamaient leur première pêche de la journée, nous vivions encore une fois.

Chez Erwan, plus tard, tout près du lac, nous débouchâmes une bouteille. Il n’était pas encore un ami, il l’est devenu. Et, j’ai oublié de le dire, c’est un formidable photographe, capable de dormir sur l’eau, dans un charriot amphibie de sa fabrication, pour saisir la seconde où le héron s’empare d’une grenouille rousse. Oui, Erwan est devenu un ami ce jour-là, et il l’est resté.

Voyage aux îles Andaman

Je crois que je n’irai jamais là-bas, mais d’une certaine façon, j’y passe une partie de ma vie, surtout quand je dors. Les îles Andaman sont en effet une sorte de rêve, même si l’usage du temps passé conviendrait sûrement mieux. Où les trouve-t-on, sur le planisphère du moins ? Dans le golfe du Bengale, à 200 km au sud de la Birmanie. Il s’agit d’un archipel de plus de 200 îles, dont moins de 40 abritent des humains. Elles sont pour l’essentiel couvertes de forêts tropicales denses. Ce territoire dépend absurdement de l’Inde, lointain pays.

Pendant un temps immensément étiré, l’archipel a été habité par ce que nos chercheurs appellent aujourd’hui des Negrito. Ces peuples sont probablement venus d’Afrique au cours de migrations vieilles d’au moins 60 000 ans. Et ils ont vécu d’une manière qui déplaît fortement à monsieur Sarkozy et à ses si nombreux amis. Pardonnez à l’avance cet extrait du discours tenu par notre président à Dakar, en juillet dernier : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès ».

Puissant, n’est-ce pas ? Tout y est, à commencer par cette idée mortifère du progrès. Je rassure ceux qui seraient inquiets. Je n’ai rien contre le progrès, l’amélioration, l’invention, le neuf, le changement. Mais rien, je vous jure. En revanche, je ne supporte plus l’idéologie qui cimente et enterre ces dispositions éternelles de l’âme humaine. Je ne ferai pas de cours ce jour-ci, et n’écrirai donc rien sur ce fil qui relie tant de traditions politiques françaises, et qu’on regroupe sous le nom de progressisme.

Mais enfin, il est clair que bien des barbaries, à commencer par le colonialisme, auront été accomplies à l’abri de cette vision de l’avenir. J’incarne le progrès, donc je peux trancher des têtes. Pour la séquence historique précédente, il suffit de remplacer « le progrès » par « la sainte foi catholique », et l’on obtient le même résultat. Demandez aux mânes de la ville de Béziers, détruite à la racine en 1209.

Revenons aux Andaman. Ce ne fut pas un paradis, non. Mais un territoire possible et même certain, oui. Pendant des centaines de siècles. Or, il y a 150 ans, « l’aventure humaine » chère à Sarkozy – et à Royal, sans l’ombre d’un doute – advient enfin. Les Anglais débarquent, et créent sur place l’un des plus formidables bagnes politiques de l’histoire. Les Japonais y commettent quelques massacres après 1941, avant que de laisser la place aux Anglais, de nouveau, jusqu’en 1947. Puis l’Inde devient maîtresse des Andaman.

Maîtresse et marâtre, car le pays neuf de Gandhi envoie des colons par dizaines de milliers, et ouvre des bases navales. Les Negrito sont décimés. Et parmi eux – car il y a cinq ethnies -, les Jarawa, pour lesquels j’ai un faible. Les Jarawa ne se sont pas laissés faire. Jarawa pourrait signifier, en toute simplicité, étrangers. Ils ont refusé, obstinément, tout contact avec les envahisseurs, se repliant dans le fond de leurs forêts, où ils continuaient de chasser, avec des arcs et des flèches.

Tout a changé vers le milieu des années 90 du siècle passé. Une route a pour la première fois profané le territoire des Jarawa. Les braconniers, profitant de la brèche, ont massacré comme ils savent si bien faire, dotés eux d’armes automatiques. La suite, la voici, telle que rapportée par l’admirable association Survival International (http://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE) : « Les conséquences négatives de cette interaction sont manifestes (…) Des rapports alarmants font état de l’exploitation sexuelle des femmes, de l’introduction d’alcool, de tabac et de nourriture dont les Jarawa deviennent de plus en plus dépendants. Les plus jeunes se sont mis à faire du troc pour se procurer des denrées alimentaires étrangères comme du tabac à mâcher ou de la feuille de bétel, substance hallucinogène. La route draine également des touristes qui constituent à leur tour une menace pour les Jarawa car, malgré les affiches et les panneaux où l’on peut lire « Attention aux Jarawa « , « Ne laissez monter les Jarawa dans aucun véhicule » et « Ne donnez aucune nourriture aux Jarawa », établir un contact avec eux est devenu une source d’amusement ».

Si je pense aux Jarawa ce 16 novembre 2007, c’est parce que Survival, justement (et un grand salut à Jean-Patrick Razon !) lance un appel terrible, à l’occasion de la première journée mondiale du diabète organisée par les Nations Unies. Les peuples indigènes de la planète, presque tous, sont désormais menacés par notre si gentil progrès universel. Chassés de leurs terres, soumis à une loi qu’ils ne comprennent pas, ils versent massivement dans la déchéance alimentaire, qui n’est jamais qu’une face de la déculturation. Selon le professeur Paul Zimmer, de l’Institut international du diabète, « si l’on n’agit pas de toute urgence, le risque de voir disparaître de très nombreuses communautés indigènes [à cause du diabète], voire toutes, est bien réel ».

Je vous renvoie, hélas, à ce dossier de Survival (survivalfrance.org) intitulé : « Le progrès peut tuer ». Quant à moi, je vais finir mon rêve, qui m’emporte et m’engloutit. Les Jarawa forment, aujourd’hui encore, des groupes de 40 à 50 nomades, qui arpentent les forêts des Andaman avec des arcs et des flèches, à la recherche de porcs sauvages et de lézards-moniteurs. Ils n’en trouvent pas chaque jour, mais ce n’est pas si grave, car la forêt est généreuse en baies, en miel, en graines.

Je rêve et je m’évade, car j’en ai bien besoin. Les Jarawa sont une preuve concrète, certaine, indépassable, que nous pouvons habiter cette terre d’une autre façon.

El lobito bueno (un petit loup très gentil)

Je chantonne ce texte depuis un paquet d’années, croyez-moi. Il s’agit d’un joli pied de nez écrit par José Agustín Goytisolo, dont voici la première strophe : Érase una vez/un lobito bueno/al que maltrataban/todos los corderos.

Il était une fois un gentil petit loup qui était maltraité par tous les moutons. Quand je chante à pleins poumons cette blague, car cela m’arrive, le roi n’est pas mon cousin. Et, je le précise, je ne chante pas si mal. Bref, un gentil petit loup. C’est à cet animal imaginaire que je pensais tout à l’heure en découvrant que l’Espagne vient d’autoriser la chasse au loup au sud du fleuve Duero. Où est-ce ? Au nord de Madrid, et c’est une frontière naturelle qui barre en deux cette partie de l’Espagne. Le fleuve, vous m’avez compris.

Là-bas, le loup se porte assez bien. Au nord en tout cas du Duero, l’espèce reconquiert d’année en année de nouveaux territoires. Malgré les tirs, le piégeage, le poison. Oui, malgré. Mais au sud, son avancée risque fort d’être stoppée, car les autorités de la région Castilla y León ont décidé de réagir. Et de légaliser la chasse au loup, jusqu’ici considéré comme une espèce protégée. Oh, les raisons du massacre à venir sont excellentes, comme de juste. Le bétail est constamment menacé, les éleveurs n’en peuvent plus, le pastoralisme ne s’en relèvera pas, etc.

Sûr, je pourrais ricaner. Le gouvernement espagnol – socialiste – et la Junta de Castilla y León – de droite – sont parfaitement incapables d’aider les éleveurs à seulement survivre. Avec ou sans loup. Et bien entendu, je suis du côté du loup, et pas de celui du fusil. Mais j’ai envie, ce lundi lumineux de novembre, de rendre un hommage à l’athlète, au combattant, à l’intraitable Canis lupus.

Oui, je le confesse, je suis admiratif. À peine fiche-t-on la paix – un peu – à l’animal, qu’il repart au front, franchissant fleuves, routes, lignes de chemins de fers, villes et villages. Gloire à toi, le grand sauvage ! Gloire ! Dans ce monde où la plupart des discours sentent la mort, l’épopée du loup d’Espagne, ce considérable réfractaire aux lois humaines, me fait sourire continûment. Il est la vie, intrépide, insolente, anarchiste. ¡Viva la Anarquía!

Je ne vous ai pas dit, pas encore, que j’écris des histoires pour les enfants. Et je travaille de temps à autre sur un récit qui concerne le retour du loup en France. En exclusivité mondiale, je vous livre ci-dessous quelques lignes de ce texte. Pas la peine de s’énerver, il n’est pas publié. Mais vous me donnerez un avis, n’est-ce pas ?

La naissance de Zingaro

« Tu veux vraiment savoir qui je suis ? D’où je viens ? Et mon nom ? Et mon âge ? Oh, tout ça n’a pas grande importance, si tu veux mon avis. La seule chose qui compte, c’est l’histoire que je vais te raconter. Tu peux être sûr d’une chose : je n’étais jamais très loin de cette grande aventure et je suis ce qu’on appelle un bon témoin. Crois-moi, les choses se sont vraiment passées comme je vais te les décrire. J’ai peut-être oublié un ou deux détails, mais ce n’est même pas sûr, car j’ai bonne mémoire, pour un vieux. Oui, une bonne mémoire.
Quand tout a commencé, j’étais jeune, très jeune, et notre ami tout autant. Le pays d’où il est parti est un beau pays. Une montagne de rêve où poussent depuis toujours de grands arbres. Des chênes et des hêtres, des châtaigniers et des pins, et au bord des eaux, des saules et des peupliers. Je me souviens, aujourd’hui encore, du vent sifflant dans les feuilles et du cri des grenouilles quand chantait le printemps. Notre ami Zingaro aimait plus que tout s’installer au bord du ruisseau qui se jette dans le lac d’en bas, à quelques sauts à peine de la tanière. Je l’appelle Zingaro pour que tu me comprennes bien, parce qu’en réalité, notre ami n’a aucun nom. Aucun. Mais Zingaro lui va bien, je trouve.
Dès le premier printemps, dès son premier mois d’avril au royaume des fleurs et des chants d’oiseaux, il aimait plus que tout le grand dehors. Il n’était encore qu’un minuscule mollasson incapable de manger autre chose que de la bouillie, ce jour où je l’ai vu de mes yeux approcher du torrent et s’allonger dans les herbes tendres. Il adorait déjà le bouillonnement, le changement, les bonds du courant et l’aile bleue des libellules au ras des flots.
Mais il savait aussi cacher son jeu. Car dès cette première sortie, alors que tout le monde aurait pu le croire endormi dans le pré, accroché à ses rêves, il a saisi un petit crapaud qui passait à portée de pattes, et il l’a croqué. Croqué d’un coup d’un seul ! Que veux-tu que je te dise ? Le loup n’est pas un mouton. Et ce n’est pas non plus un berger. C’est un vagabond-né, un coureur de fond qui a besoin de soigner ses muscles en permanence. S’il mange tout ce qu’il trouve, sans jamais faire le difficile, c’est qu’il n’est jamais sûr de rien. Surtout pas du lendemain.
Bon. Zingaro était un petit malin. Peut-être un peu plus malin que ses trois sœurs. Que ses deux sœurs, je veux dire. Car si sa mère avait bien donné naissance à quatre louveteaux, dont un seul mâle, Zingaro, l’une des petites est morte au bout de quelques jours. Elle tétait sa maman, comme les autres, mais en donnant l’impression qu’elle n’en avait pas envie. Elle préférait dormir, dormir, dormir, pendant que les autres engloutissaient le bon lait maternel. Et un jour, elle n’a plus relevé le museau. C’est comme ça que la vie part, chez les loups.
Donc, un petit malin. Au bout d’un mois, il commençait à sortir du trou creusé sous les racines d’un hêtre géant, dans la pente. En poussant des petits cris de joie. Il se sentait victorieux, je crois, il s’imaginait plus grand qu’il n’était. Mais il faut bien avouer qu’il a su chasser très vite le mulot.
Je t’explique, tu comprendras mieux. Un jour qu’il avait un peu plus de deux mois, pas davantage, Zingaro s’est aventuré seul à la lisière du petit bois où se trouvait la tanière. Comme c’était grand ! Comme c’était vaste ! À perte de vue, on ne voyait que de l’herbe ondulante, une sorte de crinière surmontée de tiges de fleurs que le vent de mai balayait avec douceur. On entendait les abeilles, de temps à autre ces acrobates de chocards à bec jaune faisaient les imbéciles dans les airs, et en écarquillant, on pouvait apercevoir plus bas, vers la plaine, un troupeau de moutons.
Mais je suis bête, peut-être que tu ne connais pas le chocard ? Si je te dis que je l’ai parfois confondu avec le crave, tu vas me prendre pour un fou. C’est juste pour te dire que j’ai de bons yeux, parce que la différence entre les deux, il faut la trouver. Sauf que le crave a un bec rouge, et le chocard un bec jaune. À part cela, le chocard est un acrobate comme tu en verras peu. Bien souvent, il vole en bande, avec je ne sais combien de frères et d’amis. Et zoup ! il pique la tête la première en tirant sur l’une de ses ailes pour mieux tomber.
Car il tombe, crois-moi. Comme une pierre. Une fois, deux fois, cinquante fois. Ou bien il se frotte la plume contre une falaise, à toute vitesse, à toute allure, comme s’il avait besoin qu’on lui gratte le ventre à l’instant même, à la seconde. On le voit aussi se retourner en plein vol, cinq ou six fois de suite, ou bien attendre entre deux tranches d’air un courant chaud qui le fera grimper plus haut que la montagne. Je crois bien que si le chocard avait des dents, il rirait tout le temps.
J’oubliais : il aime la pierre, le caillou, la roche. C’est son pays, c’est son royaume. Quelquefois, installé sur des cailloutis, il plonge le bec entre les fentes d’un rocher, et tchic ! il en retire un petit escargot ou un gros insecte. Tu peux le croire ? À d’autres moments, il dépose au même endroit les restes d’une souris morte ou des miettes de je ne sais quoi qu’il a récupérées je ne sais où. Et il revient picorer quand il a faim. Sans le roc, le chocard serait une fourmi. La preuve, c’est qu’il dépose ses nids et donc ses petits dessus. En plein dessus le roc. Si tu veux tout savoir, il m’est arrivé de rêver que j’étais un chocard. Oui, moi.
Bon, excuse-moi, j’ai l’impression de m’être perdu en route. Je te parlais d’un mulot, non ? Zingaro avait encore les yeux bleus, à ce moment-là. Et ce jour dont je voulais te parler, tout soudain, il s’est arrêté, l’œil fixé sur un point invisible, les oreilles et le museau comme rassemblés dans la même direction. Tu l’aurais vu, la tête sortant à peine de la pelouse ! Il donnait envie de rigoler. Pourtant, ce n’était pas une plaisanterie.
Rageusement, grattant le sol, enfouissant le museau dans le trèfle, il s’est mis à avancer, de plus en plus vite, puis à courir aussi vite que ses petites pattes le lui permettaient. Figure-toi qu’il avait senti une trace, le passage d’un mulot dans le labyrinthe de la prairie. Il faut voir clair, crois-moi, car le mulot est un nain, et celui-là était un petit nain, si tu veux bien me permettre. Que faisait-il dehors à cette heure, lui qui ne sort en général qu’à la nuit ? Mystère. Mais Zingaro ne prit pas la peine de demander : il lui sauta dessus sans hésiter, et… Le reste, tu peux le deviner tout seul ».

Gérard et la cueillette

Je ne sais plus quand j’ai rencontré Gérard Ducerf. C’était il y a une dizaine d’années, et je traînais mes guêtres dans le Charolais. Je me souvient fort bien des vaches alentour, de leur robe crème, et des haies au bord de certains chemins. Quant à Gérard, il me reste de lui une silhouette, celle d’un colosse tranquille, qui me recevait chez lui avec gentilesse.

Quel type ! Gérard était alors, et Dieu fasse qu’il le soit encore, un cueilleur de plantes sauvages, une activité essentielle de l’espèce humaine depuis plus longtemps que n’existent les camions 38 tonnes, Philippe Bouvard, ou même l’industrie nucléaire. Il travaillait pour des labos comme Boiron, qui lui adressaient, par fax en cette lointaine époque, des commandes. De plantes. De plantes sauvages.

Un matin, par exemple, on lui demandait 25 kilos de grémil des champs. Ou 30 de belladonne. Et c’est là que la magie commençait. Car Gérard avait imprimé dans son cerveau une carte de la France en fleurs. Depuis de longues années, il stockait dans sa mémoire photographique des milliers, des dizaines de milliers de données étonnantes. Par exemple, à quel moment le polypode commun fleurit dans telle vallée du sud de la Loire. Par exemple. Il y avait comme cela des centaines de fiches soigneusement annotées, ordonnées, mises à jour. Mais virtuelles. Gérard était une légende ambulante.

Après avoir interrogé sa fabuleuse banque intérieure, Gérard se mettait en marche. Il emportait toujours un sac pour la cueillette, un sécateur, un piochon, une faucille. Puis se jetait sur les routes avec sa voiture. Je parle là d’une épopée, nous sommes bien d’accord ? De mars à septembre, surtout à partir de mai, il courait la France. Sans jamais être sûr de trouver ce qu’il cherchait. L’opoponax de Chiron lui avait ainsi coûté quatre ou cinq ans de recherches.

Le plus souvent, pourtant, il trouvait. Comment ? Il savait qu’au bord de telle rivière, au mois de juin, il trouverait sans difficulté – ou presque – du millepertuis. Alors, il arpentait, sentait l’air, guettait les humeurs du monde et de la terre. Arrivé à destination, il coupait, cueillait, enfournait les plantes dans un sac tenu autour de la taille, ivre mort de puissantes odeurs. Inutile de vous le cacher : face à lui, je songeais à Jean-Baptiste Grenouille, l’immortel héros du livre de Süskind, le Parfum.

Mais Gérard était et reste très certainement un bon homme, à la différence de Grenouille. Tenez, je retrouve à l’instant, dans l’un de mes vieux grimoires, une phrase de lui que j’avais notée : « Un jour, au cours de ma deuxième annèe de cueillette, je reçois en urgence une demande pour 30 kilos de perce-neige, en plante entière fleurie. Dans l’un de mes bouquins, il était indiqué qu’on la trouvait notamment dans la vallée de l’Allier, surtout dans sa partie montagneuse. Je regarde la carte, marque un point en amont d’Issoire, en fait une départementale au bord de l’eau. Je vais sur place, ne trouve rien le long de cette route, mais au bord d’une autre, toute proche, il y avait des immensités de perce-neige ! ».

Gérard était également inquiet, constatant année après année la raréfaction, l’exténuation de la beauté du monde des plantes. Pour lui, l’ennemi était l’agriculture industrielle, ainsi que les lourdes infrastructures. Voici un autre morceau de bravoure de mon cueilleur favori : « Quand vous retournez les prairies naturelles des vallées fluviales, comme celle de la Loire, pour y planter du maïs, vous faites aussitôt disparaître des plantes rares, comme l’épervière de la Loire, la spiranthe d’automne, qui est une orchidée, le carex penché, la fritillaire pintade, et bien d’autres. Cíest la même chose quand vous drainez des zones humides et des tourbières : des plantes comme la droséra et la grassette sont désormais en grand danger. Les pesticides sont une autre menace : quand vous circulez dans des vignes ou des maïs traités, il n’y a strictement plus rien. Les tulipes, les gagées, les nigelles, les adonis ont payé un lourd tribut aux pesticides ».

Pourquoi penser à lui en ce matin du 31 octobre 2007 ? Je ne sais. Ou plutôt, je sais à quel point nous avons besoin d’hommes comme Gérard Ducerf. Il nous rappelle qu’un autre monde est possible et souhaitable. Un monde où l’on marche, où l’on s’ébahit, où l’on se contente de prendre la petite part qui nous revient. Cet homme est à mes yeux l’incarnation même de la beauté sur terre. Et si par extraordinaire quelqu’un le connaît, j’aimerais beaucoup avoir de ses nouvelles.

PS 1 : Je quitte la région parisienne pour quelques jours, au cours desquels j’irai au fond des bois. Il est donc peu probable que je vous poste d’ici mon retour un texte quelconque. Portez-vous bien.

PS 2 : Un laspus scriptae m’a fait écrire ce matin du 31 octobre Gérard Lecerf au lieu de Ducerf. Par chance, une sonnette a retenti dans ma tête vers 14 h 44, et je rectifie. Pardon !