Je viens de me rendre compte que je n’ai guère parlé d’Ouessant, cette île de notre petit Far West à nous. C’est absurde, ce serait presque criminel, mais heureusement, c’est fini. Ouessant, à 12 mille marins de Brest seulement, mais protégée par le passage du Fromveur – punaise, quel courant ! – et les dauphins de la mer d’Iroise. Ouessant, huit kilomètres au mieux dans sa longueur, quatre kilomètres au mieux dans son épaisseur. C’est un lieu fou, l’un des plus beaux de ma mémoire.
Un jour de vent calme, car cela arrive, j’ai pris le sentier côtier depuis Lampaul, et j’ai marché en direction de Pern. La pointe de Pern. Les coqs chantaient, les cloches de l’église dansaient, c’était juin, avant que les fous furieux du véritable été ne débarquent. En une poignée de minutes, j’étais face à Youc’h Korz, un îlot de granite rose – porphyroïde et cataclastique, puisque vous voulez tout savoir – encerclé de bouchons blancs flottant au rythme de la vague. Des goélands, bien sûr. Des argentés, bien sûr, et deux ou trois goélands marins, bec géant et casaque noire.
Plus loin sur la pelouse rase au-dessus des falaises, il y avait des craves à bec rouge – l’apparence lointaine de corbeaux freux -, piochant inlassablement leur pitance de vers de terre. Je les ai fait fuir, idiot que je suis. À Loqueltas, un hameau qui ferait aisément penser aux îles d’Aran ou aux Blasket de Tomas O’Crohan – par pitié, lisez L’Homme des îles (Payot et Rivages) -, je suis descendu à la mer par l’escalier de pierre, et j’ai admiré un homme en ciré, tout affairé autour d’un canot nommé Goustadik. Il y avait sur place un treuil, pour remonter au sec les frêles embarcations, des casiers à crabes et homards, comme abandonnés, un filet qui séchait sur le ciment. Le roi n’était pas mon cousin, les amis.
Il y avait plus de brebis égarées et dodues que d’êtres humains. Les maisons de granite et leurs enclos de pierre paraissaient être le paysage de toujours. Tout comme les géants de pierres levées de Pern, où j’arrivai vingt minutes plus tard. La pointe de Pern, c’est un peu l’île de Pâques. L’érosion – le vent, l’eau, le sel – a taillé et légué des personnages de trois mètres de haut, face à l’océan, qui sont d’une rare fantaisie. Tel est un chien alangui, son mufle tout étiré. Tel autre un Huron dont la crête est poudrée de lichens. On y croise des rhinocéros, des monstres nés du vent, qui rient aux éclats.
Je me suis recueilli dans le bâtiment ruiné de l’ancienne corne de brume à vapeur. C’est là que le romancier allemand Bernhard Kellerman a placé la formidable Villa des tempêtes de son roman, La Mer. Je l’avais lu peu de temps avant, et je dois avouer que des phrases comme “La fureur de la marée déchirait l’eau entre les brisants, en une mousse sale que le vent emportait par blocs entier” restaient prisonnières en moi. Le jour dont je parle, la mer était comme éteinte, et les cormorans séchaient tranquillement leurs ailes noires en haut de petites crêtes rocheuses. Mais j’ai connu Pern délirant de fièvre, explosant le monde sous la pression de mille bras d’eau fanatiques. Et croyez-moi, il faut le voir pour se convaincre qu’une telle force inlassable existe.
J’ai vu plus loin encore des plages fossiles, datant du temps où la mer était plus haute qu’aujourd’hui. J’ai vu le phare du Créac’h, l’invraisemblable gardien des mers, et sa toute petite cabine plantée 30 mètres au-dessus des flots. Non ce jour mais un autre, j’ai vu les embruns passer au-dessus de lui, et la vague cogner comme un antique bûcheron contre ses flancs. Et puis Yusin et ses bécasseaux, et ses tourne-pierres. Et puis l’îlot Keller, et son énigmatique maison du haut de la falaise. Et puis Penn ar Ru Meur, où la mer enflait, poussée par un vent de nord-est.
Plus tard, j’ai rencontré un grand ornithologue, Yvon Guermeur, qui vivait alors sur l’île, où il dirigeait le Centre ornithologique d’Ouessant. À l’automne, les oiseaux en migration débarquent par milliers et se posent au petit bonheur la chance, jusque dans le moindre buisson. C’est la fête ! Outre les habituels visiteurs, on voit parfois des raretés comme des martins des pagodes, des pouillots à grand sourcil, des gobe-mouches nains, des sizerins flammés.
Yvon me raconta tout cela, forçant sa nature de taiseux. Cet homme assez stupéfiant ne passait pas toute sa vie – presque, pas toute – à regarder les ciels. Il marchait aussi, les yeux baissés, obsédé par le passé humain de Ouessant. C’est ainsi qu’en prodigieux archéologue amateur, il a découvert un ancien port romain, à Porz Arlan. Et de même, il a permis la mise au jour des restes d’un fabuleux village de 400 habitants – il y a 3000 ans -, soit la moitié de la population actuelle de l’île. Le chantier, connu de tous les archéologues d’Europe, s’appelle Mez-Notariou. Le champ du notaire.
Je pourrais continuer, mais j’arrête ici, ce 23 septembre 2016, à bientôt midi, car je compte profiter des rayons du soleil, qui m’ont l’air bien prometteurs. Ouessant ? J’ai eu beaucoup de chance.