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Ouessant, furieuse, heureuse et délicieuse

Je viens de me rendre compte que je n’ai guère parlé d’Ouessant, cette île de notre petit Far West à nous. C’est absurde, ce serait presque criminel, mais heureusement, c’est fini. Ouessant, à 12 mille marins de Brest seulement, mais protégée par le passage du Fromveur – punaise, quel courant ! – et les dauphins de la mer d’Iroise. Ouessant, huit kilomètres au mieux dans sa longueur, quatre kilomètres au mieux dans son épaisseur. C’est un lieu fou, l’un des plus beaux de ma mémoire.

Un jour de vent calme, car cela arrive, j’ai pris le sentier côtier depuis Lampaul, et j’ai marché en direction de Pern. La pointe de Pern. Les coqs chantaient, les cloches de l’église dansaient, c’était juin, avant que les fous furieux du véritable été ne débarquent. En une poignée de minutes, j’étais face à Youc’h Korz, un îlot de granite rose – porphyroïde et cataclastique, puisque vous voulez tout savoir – encerclé de bouchons blancs flottant au rythme de la vague. Des goélands, bien sûr. Des argentés, bien sûr, et deux ou trois goélands marins, bec géant et casaque noire.

Plus loin sur la pelouse rase au-dessus des falaises, il y avait des craves à bec rouge – l’apparence lointaine de corbeaux freux -, piochant inlassablement leur pitance de vers de terre. Je les ai fait fuir, idiot que je suis. À Loqueltas, un hameau qui ferait aisément penser aux îles d’Aran ou aux Blasket de Tomas O’Crohan – par pitié, lisez L’Homme des îles (Payot et Rivages) -, je suis descendu à la mer par l’escalier de pierre, et j’ai admiré un homme en ciré, tout affairé autour d’un canot nommé Goustadik. Il y avait sur place un treuil, pour remonter au sec les frêles embarcations, des casiers à crabes et homards, comme abandonnés, un filet qui séchait sur le ciment. Le roi n’était pas mon cousin, les amis.

Il y avait plus de brebis égarées et dodues que d’êtres humains. Les maisons de granite et leurs enclos de pierre paraissaient être le paysage de toujours. Tout comme les géants de pierres levées de Pern, où j’arrivai vingt minutes plus tard. La pointe de Pern, c’est un peu l’île de Pâques. L’érosion – le vent, l’eau, le sel – a taillé et légué des personnages de trois mètres de haut, face à l’océan, qui sont d’une rare fantaisie. Tel est un chien alangui, son mufle tout étiré. Tel autre un Huron dont la crête est poudrée de lichens. On y croise des rhinocéros, des monstres nés du vent, qui rient aux éclats.

Je me suis recueilli dans le bâtiment ruiné de l’ancienne corne de brume à vapeur. C’est là que le romancier allemand Bernhard Kellerman a placé la formidable Villa des tempêtes de son roman, La Mer. Je l’avais lu peu de temps avant, et je dois avouer que des phrases comme “La fureur de la marée déchirait l’eau entre les brisants, en une mousse sale que le vent emportait par blocs entier” restaient prisonnières en moi. Le jour dont je parle, la mer était comme éteinte, et les cormorans séchaient tranquillement leurs ailes noires en haut de petites crêtes rocheuses. Mais j’ai connu Pern délirant de fièvre, explosant le monde sous la pression de mille bras d’eau fanatiques. Et croyez-moi, il faut le voir pour se convaincre qu’une telle force inlassable existe.

J’ai vu plus loin encore des plages fossiles, datant du temps où la mer était plus haute qu’aujourd’hui. J’ai vu le phare du Créac’h, l’invraisemblable gardien des mers, et sa toute petite cabine plantée 30 mètres au-dessus des flots. Non ce jour mais un autre, j’ai vu les embruns passer au-dessus de lui, et la vague cogner comme un antique bûcheron contre ses flancs. Et puis Yusin et ses bécasseaux, et ses tourne-pierres. Et puis l’îlot Keller, et son énigmatique maison du haut de la falaise. Et puis Penn ar Ru Meur, où la mer enflait, poussée par un vent de nord-est.

Plus tard, j’ai rencontré un grand ornithologue, Yvon Guermeur, qui vivait alors sur l’île, où il dirigeait le Centre ornithologique d’Ouessant. À l’automne, les oiseaux en migration débarquent par milliers et se posent au petit bonheur la chance, jusque dans le moindre buisson. C’est la fête ! Outre les habituels visiteurs, on voit parfois des raretés comme des martins des pagodes, des pouillots à grand sourcil, des gobe-mouches nains, des sizerins flammés.

Yvon me raconta tout cela, forçant sa nature de taiseux. Cet homme assez stupéfiant ne passait pas toute sa vie – presque, pas toute – à regarder les ciels. Il marchait aussi, les yeux baissés, obsédé par le passé humain de Ouessant. C’est ainsi qu’en prodigieux archéologue amateur, il a découvert un ancien port romain, à Porz Arlan. Et de même, il a permis la mise au jour des restes d’un fabuleux village de 400 habitants – il y a 3000 ans -, soit la moitié de la population actuelle de l’île. Le chantier, connu de tous les archéologues d’Europe,  s’appelle Mez-Notariou. Le champ du notaire.

Je pourrais continuer, mais j’arrête ici, ce 23 septembre 2016, à bientôt midi, car je compte profiter des rayons du soleil, qui m’ont l’air bien prometteurs. Ouessant ? J’ai eu beaucoup de chance.

Le grand succès du référendum (de NDDL)

Il n’y a décidément pas de quoi pleurer. La moitié des électeurs de Loire-Atlantique ont participé au référendum bouffon de nos princes de comédie, et 55 % ont donc dit oui à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Soit environ le quart des électeurs inscrits sur les listes. Et ce, malgré l’union désormais sacrée entre le PS  – Valls, Hollande, Ayrault et compagnie d’un côté – et la droite de Sarkozy, ce pauvre Fillon, ancien de la région, compris. Et ce, malgré le soutien enthousiaste des structures et des puissances, depuis la Chambre de commerce et d’industrie jusqu’à Vinci le bétonneur en chef, passant par une bonne partie de la presse.

Ce résultat, croyez-en mon vieux regard, est un camouflet pour le pouvoir socialiste, lui qui rêvait d’un plébiscite justifiant toutes les aventures dans le bocage préméditées par Valls. Le référendum, calculé au plus juste pour l’emporter – ni la Bretagne, ni Pays de la Loire, pourtant cofinanceurs du projet d’aéroport n’ont été consultés – montre surtout qu’une partie croissante de l’opinion ne croit plus aux fables sur la bagnole, l’avion, le « développement » – synonyme de destruction – la vitesse, les pantomimes coutumières. Laurent Fournier m’envoie depuis l’Inde des informations qui semblent montrer que ce pays envoie finalement promener Dassault, Hollande et leurs funestes Rafale, dont la vente supposée avait déclenché tant de bravos.

On verra ce qu’il en est, mais mon point de vue est limpide : nous assistons à un recul historique des forces coalisées qui souhaitent la poursuite mortifère du même. Nous tous, nous nous cherchons encore, et nous devrons assister encore à beaucoup d’épisodes déprimants de régression et de décomposition. Mais mon reste d’optimisme me fait penser que la culture profonde – la hiérarchie des valeurs, les buts, les méthodes, l’exercice du pouvoir, le rapport aux autres, aux bêtes, aux plantes – est en train de changer. C’est peut-être affaire d’accomodation. Nous ne regardons pas comme il faut ce qui se passe réellement. Je vous rappelle que le sous-titre de Planète sans visa est : Une autre façon de voir la même chose.

Évidemment, on ne lâche rien. On se tient prêts à fondre par dizaines de milliers sur le bocage en cas d’urgence. À pied, à cheval, en bœufs attelés, en montgolfières, en ULM, à l’aide de catapultes ou de canons à eau. Préparez les 9 et 10 juillet, le prochain rassemblement national. Ils ne sont pas encore passés, et ils ne passeront pas.

Échappée avec Lucien Pouëdras (par Frédéric Wolff)

L’esprit des landes

J’écris ces lignes parcouru de frissons, comme revenu d’un long voyage. J’ai en moi des images qui m’ensoleillent : les tableaux de Lucien Pouëdras. Une exposition lui est consacrée, ainsi qu’un livre et j’ai le bonheur de les avoir rencontrés.

Ce qu’il peint ? La beauté perdue. Les landes bretonnes avant l’hécatombe agro-industrielle. Les travaux des landes et des champs où chacun, chacune participe à une œuvre commune. Chaque lopin est un émerveillement, à se demander si ces scènes de la vie quotidienne se sont bien déroulées en France ou sur un lointain continent, si elles remontent au Moyen-âge ou au vingtième siècle. Le regard s’arrête sur un pommier chargé de fruits, repart un peu plus haut ; un homme et son cheval travaillent la terre ; sur une autre toile, on fauche l’ajonc et la bruyère, pour en faire des mottes de litière ; sans hâte, deux enfants vont sur un sentier, une femme passe la houe…

La palette des saisons guide mes pas. De l’été à l’automne, de l’hiver au printemps, plusieurs fois, je fais le tour de la salle où sont exposées ces peintures de l’ancien temps. Plus tard, j’ouvre le livre au hasard, je parcours quelques pages et c’est comme faire un tour du monde, c’est comme sentir battre la grande horloge des saisons quand le miracle, c’était de vivre.

Parfois, l’émotion m’emporte et une fenêtre s’ouvre. Il me semble entendre l’angélus, dans les lointains. C’est l’été, la journée va vers sa fin, l’air est encore chaud, il porte des odeurs d’ajonc broyé et de galettes de sarrasin. J’emprunte un chemin de terre, je prends part aux activités du moment, aux côtés des faucheurs de lande, des réparateurs de parapluie. Couper du bois à fagots, mélanger l’ajonc au lierre et au houx pour nourrir les vaches. Et continuer demain. A chaque jour sa peine.

Pas de ciel, dans ces paysages. La lumière vient de la terre et de ses habitants, de tous ses habitants.

« La mémoire des landes », ainsi se nomment cette exposition itinérante et le livre qui l’accompagne, signé Lucien Pouëdras et François de Beaulieu. Mémoire des landes et plus encore, me semble-t-il. C’est un pays que l’on a dans le cœur, dans le ventre et pas seulement dans la mémoire. C’est un pays qui meurt. « Un pays vient de mourir, le mien », écrivait Bernard Charbonneau en 1973, à propos du Béarn. « On pleure les indiens des autres, mais on tue les siens », poursuivait-il dans un livre parfois cité ici et réédité par les éditions du Pas de côté (« Tristes campagnes »). Parler ainsi n’est pas se revendiquer béarnais, breton ou de je ne sais quelle identité régionaliste, pour la simple raison que l’on serait natif ou héritier d’un lieu, qu’en ravi de la crèche, on porterait au pinacle. C’est se sentir partie d’un monde que l’on habite, qui nous habite, un monde où la vie est possible et désirable. Un monde où tous les pays n’en font qu’un seul.

A la vision de cette Bretagne vivante, plusieurs sentiments hésitent en moi : l’éblouissement, la nostalgie et la colère.

Le temps a passé. On n’a plus besoin des chevaux. Les tracteurs les ont remplacés. L’attention portée au terroir a laissé la place à des machines de guerre aux bras métalliques dispersant leurs poisons. Les arbres gênaient le passage, les chemins creux étaient à l’étroit. Effacés du paysage. L’heure est aux zones d’activité, au grand maillage routier et aéroportuaire, aux galeries marchandes où traîner sa fatigue et son désœuvrement. Place aux lotissements clonés avec pelouses tondues à ras où rien n’est plus étranger que la vie. Les animaux qu’on faisait pâturer dans la lande et dans les prairies ? Direction les bagnes aux normes européennes où ils attendent la mort sans jamais voir la lumière du jour ni goûter l’herbe d’un pré. Les paysans ? Du balai, et ceux qui restent sont priés de se soumettre aux grandes firmes de la semence hybride et de la chimie défoliante, avant de disparaître à leur tour, engloutis par une « ferme »-usine de machines animales, par une maladie neuro-dégénérative ou un cancer au terme d’une lente agonie. Les modes de vie au rythme des saisons, la richesse d’une culture vivante, les habitats de toute une faune, une flore… Aux oubliettes. Les fêtes des foins et des moissons, de l’automne et du printemps ? C’était désuet. Place au festif industriel où l’on déambule avec sa puce RFID pour le bon écoulement des flux, mais pas d’inquiétude, on sous-titre en breton.

C’est sans insurrection que le vieux monde a été liquidé. Reddition générale, débâcle en rase campagne. En finir avec le complexe d’être arriéré, de retarder au cadran du siècle… L’injonction a été assimilée, mieux que ça : surpassée. Etre moderne, sésame universel qui nous fait désirer jusqu’à notre propre servitude et nous interdit d’imaginer qu’il en soit autrement.

Dans ces campagnes de l’âge industriel, que reste-t-il à contempler ? Quels parfums respirons-nous ? Tout ça pour quoi ?

Pour nourrir le monde ? Foutaises. Je ne vais pas faire la liste, mais quand même. Aliments appauvris et frelatés, biocides répandus partout dans les sols, dans l’air, dans les eaux, dans tout le monde vivant sans exception, déforestation, confiscation des terres des pauvres où produire le grain pour les animaux et les voitures des riches…

Pour payer moins cher sa pitance, après avoir réglé au passage le prix des maladies, de la dépollution, des subventions ?

A moins que ce ne soit pour embellir les paysages ?

Malgré le désert qui métastase notre ruralité, il reste des îlots. Dans la commune où je vis, un jeune paysan travaille sa terre avec une jument. Un autre s’est fabriqué une roulotte extraordinaire avec du bois récupéré le long des berges. Il arrive que nous nous retrouvions, à trois ou quatre, pour ramasser des fagots de bois mort, pour des après-midi de fanage au râteau, pour une journée rumex dans un champ où pâturent deux chevaux… Il y a des lopins aux couleurs de fleurs et de légumes anciens, des arbres au lichen remarquable. On se fait des festins de confitures, de pestos d’ail des ours, et le caviar d’aubergine, le champagne de sureau, c’est pour bientôt, patience. Des graines passent de mains en mains, des plants voyagent de jardins en jardins. Un copain expérimente une nouvelle recette de bière. On retrouve l’usage de nos mains et leur intelligence ; en un geste, on parcourt plus de mille ans d’histoire. Des arbres sont honorés en silence, juste par un regard d’estime et, parfois, par une étreinte fraternelle. Dans ces moments de communion, s’élève une sensation d’unité profonde, d’une commune présence au monde. Ce qui fait la substance d’une vie.

Par endroits, la mémoire n’est pas perdue. Des oasis fleurissent, des éclats du palimpseste ne se laissent pas effacer par la modernité. Des peintres, des naturalistes, des jardiniers, des journalistes, des zadistes tentent de sauver ce qui peut l’être encore. Des êtres remontent vers les sources premières, relient la disparition des landes à un désastre plus général : celui de l’industrialisation du monde.

Il reste des sentinelles et j’aimerais saluer ici Lucien, François, Catherine, Jean-Yves et tous les anonymes qui, à leur façon, perpétuent l’esprit des landes.

L’esprit des landes : c’est lui, plus que jamais, qu’il nous faut sauvegarder. Faire avec ce que la nature nous offre là où nous vivons, habiter la terre en harmonie, ne pas prendre plus que ce qu’elle peut donner ; d’un sol pauvre, froid et acide, faire un trésor ; composer avec nos limites, se réjouir de chaque moisson et du chemin parcouru, avec d’autres, pour aller jusqu’à elle.

Je sais. Ça ne suffira pas. Mais qu’espérer sans cette exigence ? L’échappée est étroite, de plus en plus. Mais elle n’est pas inaccessible. Nous aurions pu faire autrement. Nourrir sans détruire, c’était possible. Ça l’est encore.

Un nouveau message de Frédéric Wolff

Les jours passent, et je ne vous écris toujours pas. Ce n’est qu’un moment, mais il dure. En attendant, je vous laisse en l’excellente compagnie de Frédéric Wolff. Qui existe bel et bien, contrairement à ce que certains paraissent croire. À bientôt, je le jure. Fabrice Nicolino

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DU PROGRÈS DANS L’EXTERMINATION

Il était une fois la vie au pays du progrès. On y inventait des machines à aller plus vite nulle part et à désirer l’indésirable. Les gens y vécurent de plus en plus vieux et eurent beaucoup de maladies…

Même plus vrai !

En 2015, l’espérance de vie a diminué de trois mois pour les hommes et de quatre mois pour les femmes. La faute à qui ? A la grippe et à la météo, dixit les experts officiels. Ouf.

Pas d’inquiétude, donc. Sur le long terme, on vit de plus en plus longtemps… malades ! Ainsi, l’espérance de vie sans incapacitédiminue depuis plusieurs années – 2006, si mes informations sont bonnes. Un progrès allant rarement seul, on est malade de plus en plus tôt.

Des chiffres ? Puisqu’il faut tout mettre en chiffres, y compris nous-mêmes, allons-y gaiement. Le diabète et les maladies cardiovasculaires progressent cinq fois plus vite que la population. Et les cancers ? Quatre fois plus vite, avec une incidence chez les adolescent(e)s de + 1,5 % par an depuis 30 ans. De plus en plus vite nulle part ? Même plus vrai : de plus en plus vite dans le mur !

Soyons optimistes : ce n’est qu’un début. Nous pouvons faire beaucoup mieux. Les générations nées à partir des années 1960 ont bénéficié, dès leur naissance, des pollutions tous azimuts, d’une alimentation appauvrie et de la sédentarité. Depuis le nouveau millénaire, les ondes nocives du progrès améliorent encore le désastre, faites excuse pour les oxymores des temps modernes – occis et morts en un seul mot, c’est un cauchemar. La synergie est parfaite, donc : les ondes pulvérisent la barrière protégeant le cerveau, la voie est libre pour les cocktails chimiques… Et les nanotechnologies ajoutent la touche finale. Du grand art.

Au final, le marché de la maladie se porte à merveille. Une source de croissance durable bien de chez nous, enfin. Alors soyez patriotes ! Faites-vous dépister à coups de rayons X ! Vaccinez-vous aux métaux lourds ! Amalgamez vos chicots au mercure, rafistolez-vous en batterie, perfusez vos globules et, tant que vous y êtes, prothésez-vous du ciboulot ! Si vous êtes victime d’empoisonnement industriel, optez pour l’empoisonnement thérapeutique ! Suivez la progression de votre diabète et de vos métastases sur votre smartphone, prolongez votre espérance d’agonie et finissez vos jours entouré de machines à respirer, à digérer, à uriner…

A ce rythme-là, il va devenir scabreux de se souhaiter une bonne santé. Personnellement, je le déconseille, sauf à être assuré en cas de procès pour vœu non exaucé. Mieux vaut prévenir. D’ailleurs, c’est ce qu’on nous répète : « On vous aura prévenus. » Respirer tue, alors inspirons un jour sur deux ou expirons, à nous de choisir.

Mais il n’y a pas que l’espérance de vivre en bonne santé. Il y a l’espérance de vivre tout court, comme des vivants du genre humain, l’espérance de fleurir. La menace n’a jamais été aussi grande, de n’être plus que des ombres errantes, ni vraiment mortes, ni franchement vivantes. Exproprié(e)s de nos vies, dépouillé(e)s de notre autonomie, occupé(e)s à ne pas vivre vraiment, à ne pas habiter notre humanité, à laisser des machines décider à notre place… Nous inaugurons joyeusement l’ère des cyborgs post-humains.

La joie, même la joie se retire de nos visages, de plus en plus, elle s’en va et le sens du sacré tout autant, le sacré quand la vie était un miracle, quand on pouvait encore se réjouir sans être saisi d’inquiétude. Ce châtaignier, là où je vis, vous le verriez, c’est un frère. Comment ne pas lui sourire et, dans le même instant, craindre pour lui et pour tant d’autres ?

Mais voilà, il y a beaucoup plus important que la vie. Il y a les secondes que l’on gagne pour se rendre d’un non-lieu à un autre non-lieu. Ça vaut bien un aéroport ravageant des terroirs précieux et, au passage, le climat dont notre grand pays a fait la cause du siècle. Ça justifie un TGV détruisant des habitats et des paysages bouleversants de beauté. Nous sommes devenus si importants, nous et nos affaires à développer sans limites.

L’état d’urgence est étendu. Il devient permanent. Pas l’urgence écologique, non, celle-là, c’est juste pour parader dans les grandes mascarades de la COP 21 et des campagnes électorales. L’urgence dont il est question ici est celle d’en finir avec la vie, le hasard, le don sans limite du vivant et, soyons fous, avec la mort. Comprenez bien : L’humanité est une bavure. Qu’elle soit obsolète, indésirable ou non rentable, elle doit dégager.

Ainsi pourraient s’exprimer nos bons maîtres si, pour une fois, ils parlaient vrai :

Demain sera parfait et vous aussi. Vos émotions, vos défaillances, ça commence à bien faire. La mort vous asticote ? Vos vies ne sont pas à la hauteur ? Place au pilotage universel. Plus rien ne doit échapper à la toute-puissance. Vous n’êtes pas conformes aux normes des intégristes de la machine ? Vous serez désintégré(e)s ! La déchéance physique vous guette ? Vous serez customisé(e)s en série, programmables et réparables à merci. Merci qui ? Merci la machine !

Grâce à la machine, vos derniers restes d’humanité sont en voie d’éradication. Le transfert des données touche à sa fin. Votre restant de cerveau disponible est quasiment numérisé et votre code-barres génétique, sur le point d’être opérationnel. Alléluia !

Grâce à la machine… Et grâce à vous. Vous êtes formidables, vraiment. Plus besoin de gardien du troupeau. Le gardien, c’est vous ! C’est une source d’économie et surtout, de consentement et donc, d’efficacité. D’après les derniers chiffres, le taux de pénétration des mouchards électroniques progresse comme jamais. Vous pouvez être fiers. Surtout, ne changez rien.

Continuez à plébisciter vos camisoles numériques. Tout le monde doit tout savoir sur tout le monde. Exhibez-vous ! Twittez, selfiez, restez connectés. Internet et les data centers foutent en l’air le climat ? Connectez-vous pour vous indigner ! L’absurdité menace le cours de votre vie ? Exigez un GPS qui donne un sens à votre existence. Vous vous sentez l’âme d’un(e) rebelle ? Réclamez des smartphones sans antenne-relais près de chez vous ! Vous passez votre vie derrière des écrans ? Syndiquez-vous ! Le digital labour mérite reconnaissance et rémunération. Négociez un statut de larbin que l’on sonne avec treizième mois et réduction du forfait téléphonique.

La planète sera intelligente ou ne sera pas. Il y va de l’optimisation du cheptel et de ses prothèses, de la bonne croissance des flux et du flicage participatif. Pas d’alternative au règne du calcul et de la marchandise. Point de salut en dehors du sacrifice au cyber-Dieu des machines. Tout doit passer par lui, désormais : vos liens avec les autres, vos gestes, votre parole ou ce qu’il en reste. Votre rapport sensible au monde, oubliez-le. Ce qui faisait la vie imprévisible, précieuse, habitée, remplacez-le par le non-espace, le non-temps, la non-vie. Scannez vos aliments et vous avec par la même occasion, évaluez-vous, équipez-vous d’urgence de la fourchette connectée et de la gamelle intelligente pour chat et chien 2.0…

La déchéance de nationalité n’est finalement qu’une étape. Demain, c’est de l’humanité que nous serons déchu(e)s.

Celles et ceux qui veulent nous transformer en machine sont clairement des ennemis. Nous ne sommes pas négociables. Nous ne le serons jamais.

Ne laissons pas leur monde désherber nos vies. Plus que jamais, sauvons ce qui peut l’être : notre humanité, dans ce qu’elle a de plus vulnérable – ses limites et sa finitude – et de plus humble aussi – une espèce parmi d’autres espèces. Quitte à être des « chimpanzés du futur », protégeons les arbres qui nous protègent. Soyons des veilleurs de nos jours, des veilleuses dans nos nuits. Cherchons l’aube, interminablement.

Trois livres pour faire (grand) plaisir

DANS TOUS LES CAS, ESSAYEZ DE FEUILLETER AVANT D’ACHETER UN LIVRE, QUEL QU’IL SOIT.

Je reçois et lis beaucoup de livres sans trouver le temps d’en dire quelques mots. Parfois, j’en ai le rouge qui me monte au front, car je suis bien placé pour savoir ce qu’on investit de soi-même dans un livre. La moindre des choses devrait être de rendre compte de ses lectures. Dans ma prochaine vie, je me verrais bien critique littéraire. Mais a-t-on bien le choix ?

Bien vite hélas, trois livres au milieu de tant d’autres. Ils coûtent cher, je vous en préviens, mais comme c’est la période des fêtes, peut-être aurez-vous envie de casser votre tire-lire. C’est tout le bien que je vous souhaite.

D’abord, ce monumental Atlas des oiseaux de France métropolitaine (chez Delachaux et Niestlé), rédigé par Nidal Issa et Yves Muller. Si j’ai utilisé le mot monumental, c’est bien parce que ce livre est un monument dressé à la gloire éternelle de nos chers oiseaux. 10 000 observateurs de l’avifaune, collecteurs de millions de données sur des centaines d’espèces ont contribué à ce grand œuvre. Tout le savoir humain sur les oiseaux nidifiant en France ou y passant une partie de l’hiver est réuni dans un coffret – fort lourd – de deux tomes de 1408 pages au total. Je vous avais prévenu, le prix est très élevé – 85 euros de prix de lancement, 100 euros plus tard -, mais pour une fois, sans hésiter une seconde, je vous assure que c’est mérité.

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Les monographies consacrées aux 357 espèces régulières de notre pays sont accompagnées de photos et de cartes très claires de répartition, ce qui en fait un outil formidable. Un outil qu’on ne peut, certes, emmener avec soi sur le terrain, sauf si l’on est doté de super-pouvoirs. Mieux vaut pour moi rêver, en feuilletant le livre, aux petits et grands gravelots, aux pluviers, aux aigles de Bonelli, aux moineaux, aux hirondelles des rochers, aux chocards à bec jaune, aux craves à bec rouge, aux vautours percnoptères, aux huppes fasciées, aux loriots, aux barges à queue noire, aux goélands leucophées, aux faucons émerillons, pèlerins, crécerellettes (rarissimes), aux gorgebleues à miroir, aux chouettes de Tengmalm, aux phragmites aquatiques (tellement menacés), aux spatules blanches (Philippe, quand va-t-on à Grand-Lieu ?). Je pourrais continuer, mais sachez que j’ai vu dans ma petite vie tous les oiseaux cités, et que leur présence me rend réellement plus heureux de vivre sur cette Terre malmenée. L‘Atlas n’oublie pas la réalité, qui note « une tendance lourde : beaucoup d’espèces sont au bord de l’extinction dans notre pays ».

Un dernier mot : j’ai eu la chance et le bonheur de rencontrer il y a bien quinze ans l’un des auteurs de l’Atlas, Yves Muller. Il habite dans les Vosges, et je me souviens d’un magicien, capable de reconnaître la présence d’un oiseau au moindre murmure au travers des feuilles. Je le savais savant, je le découvre encyclopédiste. Je vous salue bien bas, monsieur Muller.

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Le deuxième livre est dans son genre si merveilleux que je me sens bien en peine de vous en parler. Comment évoquer par des mots ordinaires une beauté si étourdissante ? Vincent Munier est un photographe hors du commun, que j’aime comme un jeune frère lointain. Je le connais depuis une douzaine d’années et même si je ne le vois pas souvent – la dernière fois cet été, pour une fête mémorable -, je le chéris profondément.

Si je vous livre cela, c’est pour que vous ne croyiez pas sur parole ce que je vais vous écrire. Un jour, Vincent m’a dit qu’il rêvait ses photos avant de les prendre pour de vrai, et cette vision me poursuit encore.

On y trouve le Loup et le Lynx, bien sûr, mais aussi de splendides oiseaux comme le Balbuzard pêcheur, le Pygargue à queue blanche, le faucon pèlerin, le hibou grand-duc. Costa y a ajouté pour notre plus grand plaisir le raton-laveur, présenté comme un « bandit masqué » et le chien viverrin, venu en contrebande des plaines russe et polonaise. Costa mêle souvenirs personnels, non dénués de nostalgie, perspective historique, notations naturalistes, éthologie. Au total, c’est très réussi. On n’attend plus que le même livre, cette fois aux dimensions de la France entière.
Nota bene : la préface de ce livre est signée Jean-Marie Pelt, qui vient de mourir.