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Wangari, prix Nobel des arbres et de la forêt, est morte

J’ai écrit le texte qui suit il y a quelques mois, dans une revue aujourd’hui arrêtée, Les Cahiers de Saint-Lambert. Wangari Maathai vient de mourir, et je suis triste. Voilà comment je la voyais.

Ihithe. Un village. Proche de Nyeri, une ville du Kenya située à 150 kilomètres au nord de Nairobi. Un paysage de collines verdoyantes et giboyeuses. Une vue éblouissante sur le mont Kenya, qui culmine à 5199 mètres et constitue la source de deux des plus beaux fleuves du pays, le Tana et l’Ewaso Ng’iro. Le  1er avril 1940, quand naît la petite Wangari Muta, le Kenya est encore une colonie britannique. La révolte gronde, qui conduira au violent mouvement d’émancipation Mau Mau, né au cœur de l’ethnie kikuyu, à laquelle appartient la famille de Wangari Muta. Mais pour l’heure, tout semble calme, tout paraît encore éternel.

La future Prix Nobel se souvient encore de l’émerveillement des premières années. « J’ai longtemps cru, dit-elle, que le monde était une vallée de terre riche, dominée par les contreforts des monts Aberdore et au nord par le mont Kenya. Je pensais que les acacias au feuillage mince et dur, les torrents vivaces et purs où nous allions chercher l’eau étaient éternels. Et j’imaginais que les champs où ma mère me déposait, enfant, pour mieux ramasser le managu, ce légume vert sauvage qui accompagnait nos gâteaux de maïs, seraient toujours fertiles. À mes yeux, cette vallée du Rift où mon père travaillait dans la ferme d’un colon britannique était l’univers tout entier. Et cet univers avait la couleur des forêts. Il avait l’odeur des épices et du pyrèthre. Il avait aussi ses lois ».

Mais tout va basculer en l’espace de quelques années seulement. Certes, les Britanniques ont amorcé le mouvement dès les années 20 du siècle passé en détruisant de splendides forêts tropicales au profit de plantations de pins ou d’eucalyptus, très rentables. Sur les pentes des collines autour de Nyeri, sur celles du mont Kenya, l’érosion a commencé son œuvre de mort. Mais tout s’accélère vers la fin des années Cinquante et après l’indépendance – 1963 -, car les paysans de la région se mettent à cultiver massivement des cultures d’exportation comme le thé ou le café, qui prennent eux aussi la place des forêts anciennes.

Wangari a été le témoin direct des terribles agressions infligées au mont Kenya : « Trois cents sources en jaillissaient, alimentant la plus large rivière du Kenya, la Gura. Il faut que vous imaginiez la puissance tumultueuse de ces flots, alors ! Le fracas des pierres qui roulaient ! La largeur impressionnante de la rivière ! Nous prenions l’eau aux sources. La nourriture était abondante, à portée de main, dans la nature si généreuse qui nous environnait. Je n’avais qu’une ou deux robes, nous n’avions pas l’électricité dans notre case, mais jamais nous ne nous sommes sentis pauvres.
» Si je vous décris ces paysages, c’est parce qu’ils ont aujourd’hui disparu et que cette perte est une menace mortelle pour le Kenya, l’Afrique et peut-être le monde »
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Mais revenons à la famille de Wangari. En 1943, le père, Muta Njugi, devient le fermier d’un propriétaire terrien anglais, M. Neylan. Il part donc dans la vallée du Rift, près de la petite ville de Nakuru, en compagnie de son épouse, de ses deux premiers fils et de Wangari, qui a juste deux ans. « Les peuples indigènes, systématiquement évincés, raconte Wangari, avaient cependant droit à un petit lopin pour faire vivre leur famille lorsqu’ils acceptaient de travailler pour les Blancs. C’était le cas de mon père, venu des montagnes, et issu d’un peuple robuste, travailleur et, du fait du climat en altitude, insensible à la malaria. Toute sa vie, il a travaillé à Nakuru pour le même propriétaire blanc, M. Neylan, au point de le considérer avec déférence comme un ami. Je ne suis hélas pas certaine que M. Neylan pensait à mon père dans les mêmes termes… ».

Comme il n’y a aucune école autour de la ferme, la mère de Wangari, Wanjiru Kibicho, ramène ses enfants à Ihithe en 1947. Les deux parents de la petite souhaitent donner à leurs enfants une bonne éducation, condition de leur réussite future. À huit ans, Wangari entre à l’école primaire, et à onze, elle rejoint l’internat de la Mission catholique de Nyeri, créée par des prêtres italiens au début du XXe siècle. La petite fille se révèle très douée pour les études et apprend avec rapidité la langue anglaise, qui deviendra pour elle essentielle. Elle se convertit au passage au catholicisme, et prend – provisoirement – le prénom chrétien de Marie Joséphine. Son catholicisme est si fervent qu’elle rejoint la Légion de Marie, dédiée au service de Dieu par l’attention apportée aux hommes, en particulier ceux qui sont dans la détresse.

Première de sa classe, elle termine ses études à Nyeri en 1956, alors qu’elle vient d’avoir quinze ans. Dans la société coloniale de l’époque, un tel niveau d’excellence chez une jeune Noire est déjà une étonnante exception. Mais ce n’est pourtant qu’un début. L’adolescente, compte tenu de ses résultats, est envoyée dans la seule école supérieure ouverte aux filles du Kenya, la Loreto High School, une autre institution catholique installée dans la petite ville de Limuru, à une quarantaine de kilomètres de Nairobi.

Elle en sort diplômée en 1959 et envisage alors de rejoindre l’université de l’Afrique de l’Est, à Kampala (Ouganda). Mais le sort va en décider autrement. Les Etats-Unis, qui combattent sans relâche l’influence soviétique sur le continent africain, anticipent les indépendances, et craignent une poussée communiste chez les nationalistes. Alors que John Kennedy dirige le pays, l’Amérique décide d’accorder des bourses universitaires à des étudiants africains, dans l’espoir qu’ils formeront l’ossature administrative des nouveaux États. Au Kenya, 300 jeunes sont sélectionnés, parmi lesquels Wangari, qui part étudier aux Etats-Unis en septembre 1960.

Étudiante dans une université de l’Arkansas, à Atchison, elle y accumule des diplômes. D’abord en biologie, puis en chimie et en allemand. Après avoir obtenu un Bachelor of Science, elle réussit à Pittsburgh un master’s degree en biologie, puis un Master of Science et noue ses premiers liens avec des écologistes avant l’heure, qui bataillent contre la pollution de l’air. Ses titres lui permettent d’être recrutée par l’université kenyane de Nairobi comme maître assistante en zoologie.

Ce qui pourrait être un triomphe devient un cauchemar. À peine a-t-elle mis le pied au Kenya qu’elle découvre que son poste a été promis à un autre. Un homme d’une autre ethnie. Elle ne cessera jamais de penser qu’elle a été victime d’une des plaies de tant de sociétés humaines. En tant que femme. En tant que femme kikuyu. Déçue, elle accepte un job de fortune avant d’être secourue par le professeur allemand Reinhold Hofmann, qui lui offre un poste dans un laboratoire tout récemment créé à l’école de médecine vétérinaire de l’université de Nairobi. Il s’agit évidemment d’une première consécration.

Nous sommes alors en 1966, année de la rencontre entre Wangari et un jeune Kenyan qui a lui aussi étudié aux Etats-Unis, Mwangi Mathai. Ils se marieront quelques années plus tard, en 1969. L’époque est heureuse pour la jeune femme, pleine d’espoir et d’enthousiasme. Le professeur Hofmann lui permet d’aller compléter sa formation universitaire en Allemagne, d’abord à Giessen, puis à Munich. En 1971, elle devient la première femme d’Afrique de l’Est à obtenir un doctorat scientifique.

Parallèlement, jeune mariée, elle met au monde le premier de ses trois enfants en 1970. Serait-elle en train de réussir une vie certes brillante, mais finalement ordinaire ? La réponse est non. Car elle n’a rien oublié de son enfance au pied du mont Kenya. Et rien non plus de la fragilité des sources et des forêts. Poursuivant sa carrière universitaire – toujours plus haut -, elle s’engage dans différents mouvements sociaux et écologiques. En faveur des femmes et de la nature. À la fois au National Council of Women of Kenya (NCWK) – Maendeleo ya wanawake en swahili, ou Conseil national des femmes du Kenya – et à Environment Liaison Centre. C’est au cours des années 70 qu’elle va comprendre, pour ne plus l’oublier, les liens entre la pauvreté et la dégradation écologique. « À Nairobi, où j’enseignais à l’université, explique-t-elle, je fréquentais les mouvements féministes qui essaimaient en Afrique dans les années 1970. On y trouvait des femmes très éduquées comme moi, mais aussi des analphabètes venues de la campagne. Lorsque ces dernières m’ont dit qu’elles n’avaient plus assez d’eau potable, ni de petit bois pour le feu, ni de nourriture pour leurs enfants, lorsqu’elles ont parlé de l’abattage des arbres et des champs de thé, j’ai compris que quelque chose de grave s’était produit. Ces paysannes, qui venaient parfois des régions mêmes de mon enfance, se plaignaient toutes de la pauvreté. De la dureté du quotidien. De l’assèchement des terres. La rivière Gura, si pure et si tumultueuse autrefois ? L’eau y était désormais noire, les pierres figées, le débit faible ».

Tel est le début d’une idée extraordinaire, connue sous le nom de mouvement de la Ceinture verte (Green Belt Movement). Sous couvert de l’association Envirocare Ltd, elle crée une première pépinière de plants d’arbres, tenue en main par des femmes, dès 1974. Pour être sincère, le succès n’est pas au rendez-vous, faute notamment de soutiens et de financement. Mais le mouvement est bel et bien lancé, et ne s’arrêtera plus. Le 5 juin 1977, jour de la Terre, une marche du NCWK part du cœur de Nairobi jusqu’au parc Kamukunji, dans la lointaine banlieue. Sept arbres sont plantés dans l’allégresse, en l’honneur de sept responsables historiques des communautés kenyanes. Le reste du Green Belt Movement appartient à l’épopée.

Des milliers, plus tard des dizaines de milliers de femmes paysannes sont mobilisées au service des arbres et d’elles-mêmes. Car là est le secret de cette formidable réussite. Les femmes engagées dans le mouvement ne se contentent pas de créer des pépinières, par centaines, dans les villages, et de replanter des arbres. Elles apprennent ou réapprennent la manière d’utiliser de manière soutenable le bois de chauffage, d’obtenir de la nourriture à partir des produits forestiers, de renouer avec l’art ancestral de l’apiculture. En somme, ces femmes deviennent des pratiquantes d’une culture ancestrale, mais oubliée : la sylviculture.

La morale est simple : planter des arbres rapporte. L’association, en mobilisant quantité de forces économiques dispersées, rétribue le travail accompli, qui en retour permet de spectaculaires réapparitions de la vie, animale comme végétale. Ce cercle vertueux a permis de planter en une quarantaine d’années environ quarante millions d’arbres. Ah ! s’il existait une Wangari dans chaque pays. Mais tout n’est pas aussi merveilleux.

Mariée on l’a dit, en 1969, Wangari commence à connaître des problèmes avec son mari, qui mène une carrière politique nationale. En 1977, année de la création du Green Belt Movement, celui-ci, Mwangi Mathai, décide de la quitter. Après deux ans de séparation, il réclame le divorce à l’aide d’arguments jugés par lui imparables : « Elle est, affirme-t-il, trop éduquée, trop forte, trop têtue, et elle veut trop prendre les choses en main ». Le juge lui donne raison, ce qui indigne Wangari au point qu’elle donne une interview très dure à un magazine kenyan. Elle y déclare que le juge est soit incompétent, soit corrompu. Elle écope de six mois de prison. Grâce notamment à son avocat, elle ne passe cette fois que trois jours en prison.

Sous la présidence de Daniel Arap Moi, élu en 1978 à la tête du Kenya, elle sera emprisonnée à plusieurs reprises, et devra même s’exiler en Tanzanie. Il faut dire que Wangari ne cède jamais. Elle parvient à obtenir l’abandon de la construction d’une tour de soixante étages dans Uhuru Park, le grand jardin public de Nairobi. Pis : elle conteste au président Arap Moi, très critiqué pour sa politique tribale et la corruption de ses proches, le droit de construire une somptueuse résidence qui condamne un bout de forêt. Est-elle folle ? Tout au contraire, elle se présente aux élections présidentielles de 1997 – un lourd échec -, avant de devenir députée en 2002, puis ministre de l’Environnement en 2003.

Le fabuleux hommage du Prix Nobel de la Paix, accordé en 2004, aurait tourné la tête de bien d’autres personnalités. Mais Wangari ne peut décidément oublier les paysans et le mont Kenya de son enfance. En septembre 2007, elle se rend au Cameroun en qualité « d’ambassadrice de bonne volonté pour l’écosystème du bassin du Congo ». Une réunion de notables doit avoir lieu pour tenter une fois encore de sauver ce qui peut l’être d’une forêt tropicale somptueuse qui s’étend sur près de deux millions de kilomètres carrés. Wangari sort un matin de son bel hôtel de luxe. Perché sur une colline, « il surplombait la ville et offrait une vue imprenable sur le mont Cameroun, point culminant de l’Afrique de l’Ouest ». Mais sur la colline d’en face, Wangari observe des paysans, dont des femmes, qui préparent un champ. Une vision banale dans toutes les villes africaines, où la terre voisine avec la pierre.

Un détail – qui n’en est pas un – attire son attention : une paysanne creuse des sillons dans le sens de la pente. Elle en est aussi stupéfaite que meurtrie. Car cette façon de faire condamne l’avenir. Au lieu de creuser perpendiculairement pour limiter l’érosion, la méthode conduira inévitablement à la disparition du sol, entraîné avec les premières pluies jusqu’au bas de la colline.

« J’avais une certitude, explique-t-elle : si nous ne pouvions pas travailler avec les millions d’agriculteurs camerounais, avec les dizaines de millions d’agriculteurs des dix pays de la région du bassin du Congo, et de fait de toute l’Afrique – alors notre action serait vouée à l’échec. Nous ne sauverions jamais les forêts du Congo, et nous ne parviendrions jamais à enrayer la désertification qui, dans tout le continent, gagne inexorablement du terrain ».

Telle est restée la fille de paysans du mont Kenya, pour notre plus grand bonheur. « Si j’ai pu remarquer cette femme, conclut Wangari, c’est que j’ai parce que j’ai moi-même travaillé avec des gens comme elle lors de la campagne de reboisement du mouvement de la Ceinture verte ». Exactement ce que l’on s’apprêtait à écrire.

Les citations de Wangari Maathai sont extraites de deux de ses livres, Celle qui plante des arbres, et Un défi pour l’Afrique (éditions Héloïse d’Ormesson). D’un portrait paru dans le quotidien Le Monde, sous la plume d’Annick Cojean et Raphaëlle Bacqué. De différents textes parus en langue anglaise.

Evo Morales me fait mal au coeur (on the road again)

Avez-vous entendu parler de la route du malheur ?

Fût-ce de loin, j’aime cet homme. Mais devrais-je mieux dire que je l’aimais ? Evo Morales est un Amérindien, descendant donc de ces peuples mythologiques et pourtant réels qui m’auront tant fait rêver. Les barbares, en cette histoire d’outre-Atlantique, n’étaient pas les Huns ou les Goths, mais de fiers catholiques. Espagnols, Portugais ? Nous autres, assoiffés d’or et de puissance, n’aurions pas fait mieux,  et détruit comme eux la beauté grandiose de ce monde.

Morales. Un fils de paysan qui aura connu la dèche dont parle si bien Orwell. Morales a été peintre en bâtiment, maçon, boulanger, entre autres. Et trompettiste. Syndicaliste paysan, il a incarné dans ce pays indien le refus radical de la politique criminelle des États-Unis, partisans d’une éradication des cultures de coca, cette plante qui cohabite avec l’homme depuis des millénaires. Lorsqu’il a été élu président en décembre 2005, j’ai pensé aux peuples déchus des Andes, qui voyaient l’un des leurs enfin arriver au sommet. Sur les 10 millions de Boliviens, au moins 55 % sont Indiens, et 30 % métis.

Certes, Morales ne parlait ni l’aymara, la langue de sa région d’origine, ni le quechua. Mais il se sentait investi d’une responsabilité historique, sachant que le moment était venu de prendre et reprendre la parole. Les naïfs, dont j’étais, croyaient qu’il n’en avait qu’une. En janvier 2010,  alors qu’il commençait un second mandat présidentiel de cinq ans, il s’était rendu au temple pré-inca de Tiwanacu, où des religieux aymaras lui avaient remis deux sceptres. Le premier représentant la dimension rationnelle du pouvoir. Le second son usage spirituel. Un tel homme semblait avoir compris l’essentiel.

Mais il est une autre face du personnage. Morales, bien que d’une manière très singulière, appartient aussi à cette détestable tradition castriste de certaine gauche latino-américaine. Il n’a cessé de soutenir par le mot – et la présence sur place – le vieux tyran de La Havane. Et il est l’ami de Chávez, qui appuie aussi bien Kadhafi que Mahmoud Ahmadinejad, qu’on ne présente plus. Ainsi va la tragédie des idées, qui ne vont jamais assez vite pour les besoins des hommes.

Ce que je viens d’apprendre m’atteint absurdement au plus profond. Absurdement, car ne s’agit-il pas d’une route de plus, dans ce monde imbécile qui roule à tombeau ouvert vers le vide et la mort ? On peut la voir ainsi, mais cette route-là déchire en deux la pieuse photographie d’un Morales aux côtés de ses peuples indiens. En deux mots, le président bolivien a donné son accord à la construction d’une route de 306 kilomètres reliant Villa Tunari à San Ignacio de Moxos, toutes deux en Bolivie. Elle permettrait, à terme, de « désenclaver » – un mot universel, un mot universellement haïssable – le pays par une liaison routière avec le Brésil, au beau milieu du vaste pays amazonien. Vous lirez les détails dans le texte ci-contre.

Le seul menu problème est que les Indiens qui habitent là ne veulent pas. 50 000 d’entre eux, des moxenos, des yurakarés, des chimanes, vivent dans un parc national de plus d’un million d’hectares, Isiboro-Secure. Parc national et territoire indien reconnu par la loi après des batailles terribles. Évidemment dans ces régions, toute la zone abrite une biodiversité d’exception. La route éventrerait le territoire, et l’on comprend donc sans peine pourquoi 600 Indiens, devenus 1200 le lendemain, ont commencé le 15 août une marche de protestation qui doit leur permettre de rejoindre La Paz – la capitale – en une quarantaine de jours. Morales a peur, et propose de négocier au moment où j’écris. On verra, mais j’ai pour ma part compris. Si vous entendez la langue espagnole, allez donc sur la BBC, qui donne un petit reportage d’une grande clarté (ici).

Héctor Bejarano Congo, sous-gouverneur indien de San Ignacio de Moxos, y proclame un point qui me semble décisif. Je ne connais pas cet homme, mais il n’est évidemment pas de la race des activistes. Et pourtant, il déclare sereinement que l’une des raisons principales du refus de la route tient à la défense de la culture indienne. Poursuivez encore sur la BBC, et vous pourrez entendre l’ambassadeur brésilien à La Paz, Marcel Biato. Encravaté, enregistrant dans un bureau assurément climatisé, il reprend l’antienne du « développement », cette atroce manière de détruire ce qui reste du legs de dizaines de millions d’années d’une vie foisonnante. Le voilà, le point de clivage avec la gauche tendance Morales, comme avec la gauche tendance Dilma Rousseff, qui a remplacé Lula à la direction du Brésil. Ce qui sépare un écologiste de combat de ces gens-là ne saurait s’expliquer ni s’écrire vraiment, car qui cherche y trouvera la culture profonde, la vision chamanique du temps et de l’espace, le sentiment de la beauté et de l’harmonie. Voilà bien qui est irréconciliable.

Et voilà bien ce pour quoi je me bats. La culture des hommes. Leur art parfois si émouvant de vivre ensemble, inventant des formes, des rites, des langues, des rêves. Les gauches, toutes les gauches décidément, sont encore plongées dans le désastreux paradigme de la vitesse et de la puissance matérielle. De la croissance et de l’économie. Des routes et des engins. C’est vrai là-bas, c’est identique ici. Et contre cela, nous ne pouvons, pour le moment du moins, rien. Il nous faut être plus forts. Plus grands. Plus unis. Plus magnifiques. Cela ne sera peut-être pas si difficile que cela. Car, par Dieu, qu’ils sont laids.

Ce que sont les siècles pour la mer*

J’ai déjà écrit, ici ou ailleurs, et tant de fois, que la crise actuelle des océans – d’où nous venons tous – dépasse l’entendement humain. Nos ressources intellectuelles sont faibles, quoi qu’en pensent les paons, si nombreux où que l’on se tourne. J’ai dit, écrit, et par-dessus tout pensé que le désastre des eaux sous-marines est de nature biblique, en ce qu’il sépare un avant impensé et un après impensable. L’état des mers révèle, comme aucune autre crise actuelle, où nous en sommes réellement. Des chaînes trophiques, des équilibres stables depuis des millions d’années se rompent sous nos yeux d’humains, dont la vie est si brève.

Millions ou dizaines de millions. Un groupe de scientifiques de haut niveau vient de compiler pour nous de nombreuses études. L’océan mondial paraît être sur le point de basculer, en quelques années, dans une crise d’extinction de la vie comme il n’en a pas connu depuis 55 millions d’années. L’acidification – par l’explosion des émissions de carbone -, la pêche industrielle évidemment, les massives pollutions charriées par les fleuves, qui créent des zones d’anoxie – absence d’oxygène – de millions de km2, tout cela forme un tout atterrant.Vous lirez le résumé de tout cela ici.

Je n’ai cessé de radoter, en particulier sur Planète sans visa, la même chose : c’est à cette aune-là, et à aucune autre, qu’il faut comprendre le monde, et juger ses acteurs principaux. Le reste n’est que bullshit. J’ai vu plusieurs commentaires concernant Hulot ou Europe-Écologie, qui montrent bien la distance qui me sépare même de certains lecteurs pourtant fidèles. Eh bien, j’en prends évidemment mon parti. Hulot, Joly et tant d’autres, sans compter les ridicules de droite ou de gauche qui dansent et rient sur le pont du Titanic, je ne les supporte plus. C’est un fait que je dois bien assumer : je ne marche plus du tout et ne marcherai plus jamais. J’espère qu’au moins cela sera compris. Hulot, pour ne prendre que cet exemple, est de nouveau en train, après son fameux Pacte et son piteux Grenelle, de nous faire perdre ce que nous n’avons plus : du temps. Dans ces conditions, et compte tenu de ce qu’il incarne, je dois avouer que je lui en veux.

Arrêtons une seconde, une minute peut-être, de nous raconter des salades. Nous ne sommes pas sur une voie possible. Nous accompagnons le désastre en sifflotant. Et ceux qui voteront siffloteront un peu plus fort que les autres.

* Ce titre est inspiré d’un livre ancien, Que sont les siècles pour la mer. Beau titre, pour un auteur qui n’est pas de mon goût : Max Gallo.

Hubert Reeves, patron du café du Commerce (sur l’ours)

Bon, voilà que j’en suis réduit à m’autociter. Je vous rassure, c’est pour la bonne cause. L’excellent site La buvette des alpages (ici) m’a demandé mon opinion sur des propos de l’astrophysicien Hubert Reeves. Et je l’ai donc donnée, sans hésitation. Face à une cause aussi majeure que la défense de l’ours sauvage, il n’est à mes yeux aucun Intouchable. Ni Reeves ni aucun autre. Fatalement, ça saigne un peu. Je plaide innocent.

Fabrice Nicolino a accepté de répondre pour la Buvette aux propos que Hubert Reeves a tenus sur l’ours à l’AFP et qui ont été publiés par Romandie News.

Par Fabrice Nicolino.

La position d’Hubert Reeves est à pleurer. Elle n’est ni plus ni moins qu’un coup de poignard dans le dos de ceux qui se battent réellement pour la biodiversité, dans les Pyrénées ou ailleurs.

Fabrice Nicolino: La position d’Hubert Reeves est à pleurer. Elle n’est ni plus ni moins qu’un coup de poignard dans le dos de ceux qui se battent réellement pour la biodiversité, dans les Pyrénées ou ailleurs.Et si j’écris le mot réellement en italique, c’est bien pour signaler que monsieur Reeves n’est plus que dans le faux-semblant, après avoir pris le contrôle d’une association jadis vigoureuse, le défunt Rassemblement des opposants à la chasse (ROC).

Car Hubert Reeves n’est pas que le sympathique astrophysicien qui montre les étoiles aux enfants que nous sommes. En 2000, sollicité il est vrai, il a pris la tête du ROC, qu’avait si magnifiquement incarné Théodore Monod. Et avec l’aide de Nelly Boutinot et Christophe Aubel, il l’a transformé en une invraisemblable Ligue pour la préservation de la faune sauvage et la défense des non-chasseurs.

La mort du ROC

Le ROC était mort, et bientôt enterré. J’ai écrit ailleurs la façon scandaleuse dont cette prise de pouvoir a eu lieu. Dans une lettre ouverte cinglante, cinq administrateurs de l’association en démissionnent avec fracas en novembre 2009. Il s’agit de :

  • Michèle Barberousse, adhérente depuis 1977;
  • Francis de Frescheville, adhérent depuis 1988;
  • Pierre Jouventin, démissionnaire depuis février 2009;
  • Viviane Laurier, adhérente depuis la création en 1976;
  • Jean-Paul Péronnet, adhérent depuis 2000.

Que disent-ils ? De véritables horreurs dont je n’extrais que quelques morceaux :

Le premier : « À la demande d’Hubert Reeves, la Ligue Roc ne s’oppose plus. Elle sert de caution aux ministères. Malgré les revers et les affronts subis, elle persiste à rencontrer autour d’une table ronde les représentants des chasseurs, de plus en plus favorisés par les pouvoirs publics. Il a été impossible aux administrateurs signataires d’obtenir qu’apparaissent sur son site toutes sortes d’informations sur les réalités de la chasse, indispensables à la formation objective de l’opinion publique ».

Le second : « L’opacité des pratiques, le non-respect des statuts, la dissimulation et le mensonge, obligent à des vérifications constantes. Lors de la dernière Assemblée Générale, le jeu des pouvoirs a permis à dix personnes, dont les deux salariés, d’exprimer plus des deux tiers des votes, et cela pour des candidats dont les noms n’ont été révélés qu’en séance ».

Inutile de poursuivre, car nous avons tous compris. J’ajoute que le pseudo-ROC fait réaliser des documents d’importance à un nouvel adhérent appelé Gilles Pipien. Chef de cabinet de Roselyne Bachelot en 2003, quand celle-ci, ministre de l’Écologie, vantait les mérites du nucléaire, cet homme est devenu un pilier du ROC-Reeves. Ma foi, tout le monde a bien le droit de changer, n’est-il pas ?

Sauf que Gilles Pipien n’a pas changé. Citation du bulletin Action Nature de juillet 2005, rédigé lui par de vrais défenseurs de la nature : « Bien sûr, on peut croire aux miracles, ou aux conversions tardives. Mais un tel retournement de veste n‘est tout de même pas près de passer pour crédible ! Ainsi, en région Rhône-Alpes, Gilles Pipien est l‘objet depuis le 7 mars 2003 d‘une tendresse toute particulière. C‘est lui en effet qui s‘est rendu sur le col de l‘Escrinet, haut lieu du braconnage de masse, pour y soutenir et y encourager cette pratique totalement illégale ! Les braconniers ardéchois en rient encore… ». Pipien, pilier du soi-disant ROC ? Oui, hélas.

Reeves au secours des ennemis de l’ours

Telle est bien la situation d’un ROC devenu poussière de sable, et que tout le monde piétine désormais. Il est à croire que cela ne suffit pas, que cela ne suffira jamais. Voici qu’Hubert Reeves entend donner des leçons à ceux qui se battent pour la sauvegarde de l’ours dans ces Pyrénées où il est chez lui, n’en déplaise à l’astrophysicien.

De quel droit un homme qui ne sait rien de la situation ose-t-il mettre en cause ce magnifique combat de civilisation ? De quel droit, vraiment ? Ne vous y trompez pas : Reeves n’a pas la moindre idée du climat de haine et de violence que font régner les ennemis de l’ours et de la vie sauvage. Et il se moque visiblement du coup de main inespéré que les quelques paroles accordées à l’AFP donneront aux extrémistes locaux. On appelle cela, lorsqu’on veut rester aimable, de l’irresponsabilité.

Bien entendu, il faut aller au-delà. L’absurdité des propos de Reeves ne saurait échapper aux défenseurs authentiques de la biodiversité. Car s’il est une chose évidente à qui est allé sur le terrain, ici ou ailleurs, c’est que la biodiversité est globalement une gêne pour les activités humaines. L’humanité continue son expansion et pénètre chaque jour un peu plus dans les derniers réservoirs de richesse biologique encore intacte. L’affaire est terriblement complexe, puisqu’elle nous condamne à respecter les droits humains tout en sauvant les formes de vie que ces derniers menacent fatalement.

Et c’est bien parce que la situation commande intelligence, détermination et acceptation du conflit que les mots de Reeves me sont insupportables. Car ils sont d’abandon, car ils sont de désertion, car ils mènent droit au désastre le plus complet. Reprenons en deux mots. Il existe dans les Pyrénées un magnifique espace largement vide d’hommes. La déprise agricole a en effet conduit les paysans à descendre de plusieurs centaines de mètres dans les vallées. Certes, les pasteurs et les troupeaux doivent être défendus, mais ils peuvent l’être, par miracle, en laissant une part à l’autre, à ce grand sauvage qui est l’âme profonde des lieux.

Notre responsabilité dans les Pyrénées

Les Pyrénées sont justement une place extraordinaire pour démontrer notre engagement sincère en faveur du vivant. Notre responsabilité est précisément de montrer qu’un pays riche, croulant même sous les richesses matérielles, peut consentir de menus sacrifices au service d’une cause supérieure et sacrée. De cela, Hubert Reeves ne veut pas même entendre parler. Pharisien, il renvoie dos à dos les deux points de vue, et récuse la perspective d’une opposition qui est pourtant au cœur de toute entreprise humaine. On se croirait, comme je l’ai dit plus haut, au café du Commerce. Ou chez les Normands de caricature : « P’t’être ben qu’oui, p’t’être ben qu’non ».

Ajoutons qu’avec les arguments – leur absence, en vérité – avancés par Reeves, nous n’avons plus qu’à rentrer tous nous coucher. Tous, c’est-à-dire tous les humains encore debout. Car franchement, comment espérer sauver l’éléphant d’Afrique, le tigre de l’Inde, le lynx ibérique, les hippopotames du Niger et les requins de toutes les mers dans ces conditions ? Les éléphants, pour ne prendre que cet exemple, entrent en conflit croissant avec les activités de paysans pauvres, qui ont bien entendu droit à la vie. Mais est-ce une raison pour accepter la disparition à terme de ces racines du ciel ? Il est vrai que Reeves n’a désormais d’yeux que pour les vaches et brebis de « races locales ». Grandeur et décadence.

Jean-Stéphane Devisse et la honte Monsanto

J’ai connu jadis un homme appelé Jean-Stéphane Devisse. Il s’occupait entre autres de transports et de Pyrénées. Je le trouvais sympathique et compétent. Il était en outre un écologiste, ce qui me comblait. Les années ont passé, et Jean-Stéphane Devisse est devenu directeur des programmes du WWF en France. Le problème, le problème pour moi, c’est que je ne le reconnais pas. Dans le texte que vous lirez après mon commentaire, en intégralité, il me fait honte. Je sais que cela paraîtra exagéré. Je sais que Devisse considérera ce qualificatif comme un outrage. Mais je le maintiens, car c’est très précisément ce que je ressens. De la honte. Ainsi, nous en sommes là.

Vous lirez son texte, et il va de soi que vous penserez ce que vous souhaitez. Vous pouvez être d’accord avec lui. Mais alors, vous serez en désaccord complet avec moi. Ainsi. Asi. Commençons par le plus simple, le plus évident. La « bandes quatre », que je fustige dans mon livre Qui a tué l’écologie ?, s’est concertée au moment d’éventuellement répondre à mon travail. Ce n’est pas sot. Ce n’est pas très courageux, mais ce n’est pas sot. Et la décision a été prise de se taire. Le pari, que l’on peut toujours jouer, c’est que mon livre sera tôt oublié. Tous le sont tôt ou tard. On verra. Mais ce n’est pas qu’un cri. C’est aussi une enquête qui met en cause, qui accuse et interroge certaines pratiques. C’est avec le WWF que je suis le plus dur, car aucune association« écologiste » n’est allée aussi loin dans le compagnonnage avec des hommes insupportables et des industries criminelles.

Or donc, silence total sur ce livre. À ce stade, cela vaut aveu. Même si vous n’achetez pas mon livre et que vous ne faites que le feuilleter, vous comprendrez vite que, moralement au moins, on ne saurait se taire. Ou ce que j’écris est vrai, et c’est TRÈS grave. Ou c’est faux, et il faut bel et bien réagir. En tout cas, le texte de Devisse ci-dessous est d’une rare contorsion. Il entend répondre à une – sur 20 – de mes graves accusations, celle qui, dans l’esprit du WWF en France, est la plus susceptible de faire des dégâts. Celle sur le soja. Mais, comme la règle en a été définie, pas question de me citer. Ce qui donne un texte baroque et, j’en suis désolé, pitoyable. Car il ne donne à personne la possibilité de comprendre ce dont il s’agit. On répond donc à l’homme invisible, qui a proféré des paroles muettes. Jean-Stéphane Devisse, encore bravo.

Cela, c’était pour moi le plus évident. Le reste l’est moins. Je mets quiconque au défi de seulement comprendre ce texte. Sauf ceux, peu nombreux, qui connaissent un peu la réalité de terrain de l’Amérique comprise entre Brésil, Argentine et Paraguay. J’en suis. Devisse n’en est pas. Il décrit des généralités, fausses d’ailleurs, et prend bien soin de ne pas évoquer UNE SEULE structure de combat contre le déferlement du soja, et du soja transgénique, dans ces pays martyrs. L’eût-il fait, il aurait été contraint de reconnaître que les vrais écologistes de cette partie du monde – pas les bureaucrates du WWF-Brésil, depuis leurs sièges climatisés des capitales – se battent, au risque parfois de leur vie, contre la dévastation. De rien vers 1970, le soja a progressivement conquis près de 50 millions d’hectares, au détriment de la forêt tropicale et de milieux biologiques aussi merveilleux que le cerrado  – une savane – du Brésil. Une telle révolution dans l’usage des sols s’accompagne – évidemment ! – d’atteintes massives aux droits de l’homme dans des pays où la police et l’armée sont au service des propriétaires terriens. Il y a de très nombreux cas documentés d’expulsions meurtrières contre des communautés locales, paysannes ou indiennes. Le soja est une arme de destruction massive. Mais Devisse s’en fout. Car il a pris le parti des bureaucraties de son association contre la cause des peuples et des paysans.

Au centre de la destruction, il y a des transnationales comme Monsanto. Il est vrai que je cite cette société parce qu’elle n’a pas besoin, chez nous, de commentaire. Monsanto, c’est Monsanto. Et rien n’effacera jamais cette flétrissure : le WWF, poussé par sa section américaine, qui a lié son destin à celui des transnationales, siège dans une table-ronde destinée à promouvoir un label commercial pour le soja. Avec Monsanto. C’est ce qu’on appelle The Round Table on Responsible Soy (RTRS). Si vous avez envie de vous faire mal, vous pouvez aller jeter un regard sur le site internet de cette infamie sociale et écologique (ici). Cette farce macabre dure depuis 2004. Bien entendu, le WWF, qui n’est tout de même pas naïf à ce point, sert de caution « écologique » à une entreprise purement commerciale.

Je plains Devisse, qui ne sait évidemment rien de ces luttes où l’on risque tout, qui se croit malin d’écrire : « Qu’est-ce qu’on y fabrique, autour de cette RTRS ? On discute de critères de production. De la protection des populations. Du droit des syndicalistes. De la protection des forêts à haute valeur de conservation et des rivières. Des engrais et des pesticides. De la nécessité de séparer les filières OGM des non OGM .
» Ça discute sec, autour de la RTRS. On s’y engueule. On frappe du poing sur la table. On résiste au cynisme, au refus d’aborder certains sujets, au mépris des mâles dominants qui forment le corporate de la plupart des firmes d’agro-business. Ce n’est pas gagné, et on ne sait évidemment pas ce qu’il en sortira. Mais nous ne sommes pas naïfs. Si l’on n’en connaît pas l’efficacité, on sait seulement que si l’on n’y siège pas, ou si cette RTRS n’existait pas, on perd la possibilité de la discussion avec les principaux responsables. Au WWF-France, nous faisons totalement confiance aux capacités tactiques de nos collègues Brésiliens pour faire évoluer la filière ».

Si l’enjeu n’était pas la vie et la mort des hommes et des écosystèmes dont ils dépendent, Devisse me ferait rire. Car il est comique d’imaginer des ectoplasmes taper du poing sur la table pour obliger des transnationales à renoncer à leur niveau de profit. Mais je l’ai pas l’âme à plaisanter sur des choses aussi sérieuses. Devisse se déshonore, et voilà tout.

On lira, après son texte, un autre point de vue, extrait d’un article de Javiera Rulli (La soja mata), traduit par l’ami Christian Berdot (Le texte complet en français : ici). Javiera est responsable de la noble association argentine appelée Grupo de Reflexión Rural (ici), qui se bat notamment contre le déferlement de l’agriculture transgénique. Quand donc le WWF paiera-t-il le prix de ce qu’il fait réellement ?

LE TEXTE DE JEAN-STÉPHANE DEVISSE, DU WWF-FRANCE

Soja : faut-il ou non discuter avec le diable ?

Jean-Stéphane Devisse (WWF) – 7 avril 2011

Depuis peu, le WWF est l’objet de critiques quant au soutien qu’il serait soupçonné d’apporter aux responsables de la production de soja en Amérique du Sud, et donc « aux pires pratiques de l’agrobusiness ».

C’est totalement mensonger, ces insinuations reflétant au mieux une méconnaissance profonde du dossier, au pire une volonté d’affaiblir le WWF et les ONG qui s’efforcent d’intervenir dans des situations complexes.

Cela fait plus de 20 ans que le WWF, aux côtés de nombreux acteurs régionaux, alerte l’opinion mondiale et les décideurs sur le bouleversement que connaît l’Amérique du Sud.

Principalement médiatisée par la déforestation du bassin amazonien, cette catastrophe écologique et humaine se retrouve dans l’ensemble du « Cône Sud », conséquence d’une généralisation de l’agriculture intensive et notamment de la production du soja.

Depuis, une partie substantielle du continent s’est transformée en monoculture, au prix d’une brutalité inouïe, mélange de spoliation des populations, recours à une main d’œuvre quasi réduite à l’esclavage, destruction à grande échelle des milieux naturels, pollution des cours d’eau, émissions considérables de gaz à effet de serre, etc.

Plus récemment ont été introduites les semences OGM, au point désormais de concerner 60% du soja brésilien et presque 100% en Argentine et au Paraguay, au point même que des acteurs européens de la grande distribution rencontrent des difficultés croissantes à se fournir en soja non OGM. Au point que cette filière d’approvisionnement non OGM est à présent menacée, tandis que sa disparition bannirait toute distinction entre soja OGM et soja non OGM…

Ce soja, il va sans dire, est exporté en masse à destination du bétail et des volailles en Amérique du Nord, Europe, Chine, etc.

Telle est la situation, qu’on le veuille ou non.

Alors face à ce constat, plusieurs postures sont possibles.

On peut protester, ici ou là, au gré des forum de discussion du web, et s’en contenter. Ça permet peut-être de se donner bonne conscience, mais comme efficacité c’est plutôt limité.

On peut diffuser des documents consacrés au problème, occasionnellement déployer des banderoles sur les navires importateurs de soja dans les ports européens, lobbyer les autorités françaises et européennes, proposer un durcissement des réglementations (ici en Europe) : de nombreuses ONG européennes s’y emploient pour tout ou partie, le WWF comme les autres. On nous rétorque en général qu’ici on n’y peut pas grand-chose, ou du moins l’efficacité de ces actions s’en trouvera toujours limitée par le fait assez facile à comprendre que ceux qui réduisent le Sertao ou la Pampa en immense champ de soja le font avec l’assentiment réel ou tacite des autorités des pays concernés…

On peut aussi appeler au boycott des produits, mais on n’a si peu de probabilité d’être massivement suivi qu’on peut aussi militer pour diminuer la part carnée dans l’alimentation des pays riches (mais désormais aussi en Chine et là, on n’a pas beaucoup de prise…), encourager une production de protéines végétales en Europe (de la luzerne et du pois au lieu du soja d’importation), etc. Ça aussi, on le fait, le WWF le fait, beaucoup le font et il faut continuer. Mais cela n’empêche nullement qu’à cette seconde précise, de gros engins sont en train de détruire de grands lambeaux d’exploitations paysannes, de milieux naturels, des kilomètres de rivières… C’est donc insuffisant.

On peut aussi lever des fonds ici, c’est-à-dire dans les pays riches, qui permettront aux ONG sud-américaines d’agir, car il leur faut bien financer des postes, des études, des bureaux, des déplacements, etc. Ça coûte cher, et il faut continuer sans se poser de questions. De nombreuses ONG le font, dont le WWF qui est un des principaux contributeurs, et c’est normal vu que c’est une des ONG environnementales qui parvient à lever le plus de fonds. Ces actions locales consistent à informer sans relâche, à « réseauter », à dénoncer les salopards, à plaider pour « qu’un autre monde soit possible », au prix parfois de grands risques. Est-ce efficace ? Certainement, mais pas assez vu que trop souvent nos interlocuteurs se font rentrer dedans, et que le désastre continue.

On peut aussi construire des labels très exigeants qui permettent de valoriser les quelques bons élèves, Non OGM, bio, etc. Le WWF l’a aussi fait avec les critères de Bâle. Cependant les plantations certifiées représentent une part quasi inexistante de la production, très peu de producteurs de bétails européens utilisent ce soja. Les principaux acteurs ne sont pas impliqués et le soja continue à faire des ravages, vite, très vite.

Et puis enfin, on peut interpeller directement les semenciers et autres multinationales acteurs de la filière et coresponsables du désastre, qu’ils soient Sud-Américains ou autres. Ceux dont les sièges sociaux sont basés en Suisse ou ailleurs en Europe, aux USA, dans les paradis fiscaux, en fait un peu partout dans le monde globalisé et même au Brésil ou en Argentine. Pour tenter de les convaincre, et avec eux les autorités politiques des régions cultivées, de limiter les dégâts, d’adopter des critères de production « plus responsable », plus « propre », plus « développement durable ».

A force de les interpeller des années durant, une « table-ronde du soja responsable » (RTRS) a fini par être mise en place. Elle regroupe les acteurs majeurs de la filière qui au départ n’en voulaient pas. Qui maintenant ont compris qu’ils n’avaient guère le choix, en fait. Parmi eux : Monsanto. Le diable en personne. Egalement, siègent dans le conseil d’administration de la RTRS plusieurs organisations dont le WWF, logiquement représenté par le WWF-Brésil.

Observateur interne, en quelque sorte. Car si on laisse entre eux les industriels, on n’ira pas loin.

Qu’est-ce qu’on y fabrique, autour de cette RTRS ? On discute de critères de production. De la protection des populations. Du droit des syndicalistes. De la protection des forêts à haute valeur de conservation et des rivières. Des engrais et des pesticides. De la nécessité de séparer les filières OGM des non OGM .

Ça discute sec, autour de la RTRS. On s’y engueule. On frappe du poing sur la table. On résiste au cynisme, au refus d’aborder certains sujets, au mépris des mâles dominants qui forment le corporate de la plupart des firmes d’agro-business. Ce n’est pas gagné, et on ne sait évidemment pas ce qu’il en sortira. Mais nous ne sommes pas naïfs. Si l’on n’en connaît pas l’efficacité, on sait seulement que si l’on n’y siège pas, ou si cette RTRS n’existait pas, on perd la possibilité de la discussion avec les principaux responsables. Au WWF-France, nous faisons totalement confiance aux capacités tactiques de nos collègues Brésiliens pour faire évoluer la filière.

Voilà l’histoire. Alors non, le WWF ne soutient pas Monsanto et son Soja round up ready OGM. Ça, c’est du gros mensonge. Non, le WWF ne soutient pas les pires pratiques de l’agrobusiness, puisque précisément il les combat. Avec beaucoup d’autres. Sur plusieurs fronts, dont pas un est inutile, même le front du dialogue.

Bien sûr les puristes hurlent et protestent. Pas de dialogue avec le Diable ! Ils disaient la même chose lorsque, avec d’autres, le WWF s’est mis à discuter avec les exploitants forestiers d’Afrique Centrale, par exemple. Pour une certification FSC des exploitations forestières qui, aujourd’hui, montrent qu’on peut diminuer fortement les impacts à défaut de les supprimer, le temps que les consommateurs de bois tropicaux que nous sommes, nous les pays riches, apprenions à choisir avec davantage de discernement les biens et matériaux que nous utilisons.

Voilà, tout est dit. Que ceux qui refusent l’idée même du dialogue s’interrogent sur la portée de leurs actions réelles, et qu’ils concentrent leur feu sur les premiers responsables du désastre.

Jean-Stéphane Devisse, directeur des Programmes WWF-France.

L’EXTRAIT DU TEXTE DE JAVIERA RULLI

Plateforme d’écoblanchiment

La Table Ronde sur le Soja Responsable (RTRS) est une large coalition comprenant de grands groupes industriels et des groupes environnementalistes comme le WWF. Depuis 2004, elle essaye de développer une série de critères « durables » pour la production intensive en monoculture du soja en Amérique du Sud. Les critères de la Table Ronde n’excluent pas les OGM, ce qui n’a rien d’étonnant puisque Monsanto et Syngenta l’ont rejoint en février 2009. Ces dernières années, le WWF a aussi fondé la Table Ronde sur l’Huile Palme Durable (RTSO), l’Initiative pour une Meilleure Canne à Sucre (BSI) et la Table Ronde sur les Biocarburants Durables (RTSB). Le WWF joue un rôle clé en permettant aux plus grandes sociétés de l’agrobusiness de se donner un semblant de responsabilité sociale et environnementale et en leur permettant d’écoblanchir la production de matières premières mondiales (souligné par le traducteur). Ces initiaitves ont aussi pour but de détourner, de fausser et d’affaiblir les accords politiques internationaux. Les critiques contre la Table Ronde pour le Soja Responsable sont largement reprises au sein des mouvements sociaux et écologistes en Amérique du Sud. Aucun de ces mouvements ne participe à cette Table Ronde.

Action au siège de WWF Pays-Bas

Le dompteur Monsanto fait danser le Panda WWF… Début 2009, après la 4ème Conférence de la Table Ronde sur le Soja Responsable, on peut lire dans la déclaration de Campinas qu’un des premiers objectifs en est la réduction des gaz à effet de serre. Les critères de durabilité comprennent des directives sur les bilans carbone des exploitations en liaison avec l’utilisation de combustible et la qualité du sol (en tenant compte de l’agriculture de conservation, la rotation des cultures et une fertilisation équilibrée). Les critères de la RTRS ont servi de cadre pour les critères de l’ « Agriculture Certifiée » de l’AAPRESID. Et l’AAPRESID est aussi membre de la… RTRS.

En juin 2009, un communiqué de presse de la RTRS, la Table Ronde sur le Soja Responsable, mentionnait pour la première fois des crédits carbone en liaison avec les forêts et la protection du sol. Pour Jason Clay, l’expert agricole du soja qui dirige le travail du WWF avec les marchés internationaux : « Le challenge maintenant est de trouver les mécanismes pour récompenser les agriculteurs qui protègent les forêts et les sols en leur permettant de vendre des crédits carbone à côté de leur soja ». Pour lui, « C’est une situation gagant-gagnant. Les forêts et les sols sont protégés, les producteurs ont une source de revenus supplémentaire et les grossistes et propriétaires de marques peuvent maintenant acheter du soja responsable comme un moyen de diminuer leur empreinte carbone. Cela change la nature même du soja et en fait un tout nouveau type de produit »(Souligné par le traducteur). Auparavant, Clay avait promu « la rotation culture intégrée x bétail avec Zéro labourage » dans la région amazonnienne comme un moyen de diminuer la déforestation, mais récemment il a changé de discours et a commencé à parler de crédit carbone.

Pour finir, le lobby des biotechnologies est prêt pour Copenhague et il semble bien qu’il ait un orde du jour proche de celui des grands groupes environnementalistes. Dans un document récent de l’association états-unienne de lobbying des biotechnologies, BIO, un des objectifs surprenants était de chercher à collaborer avec le WWF. D’autre points à aborder dans le nouveau traité sur le climat, sont les menaces concernant les enjeux liés à la propriété intellectuelle. Quand aux avantages, il peut s’agir du potentiel d’aides et de subventions pour les fournisseurs de biotechnologies et des incitations gouvernementales pour le développement international des biotechnologies. Les recommandations incluent aussi, ce qui ne surprendra personne, une collaboration étroite avec les Etats-Unis et les gouvernements amicaux. Avant que la 15 ème Conférence des Parties ne se tienne, il y a encore beaucoup à rechercher et révéler sur la course de l’agrobusiness pour accéder au marché des crédits carbone. Il est cependant urgent qu’un débat critique commence aussi entre organisations et autres mouvements, afin qu’une stratégie d’action et un message clairs, forts et sans concession se dégage contre « l’offensive climatique » de l’agrobusiness. En ce moment les slogans des mouvements sociaux comme « La petite agriculture durable refroidit la terre » pourraient s’avérer ne pas être suffisants pour contrer l’avance massive de la machinerie de l’agrobusiness sur la scène des changements climatiques. Il est nécessaire d’identifier et de dénoncer les acteurs du lobby des multinationales comme Monsanto et les autres entreprises de biotechnologies.

Mais il est aussi important de mettre en lumière le rôle que jouent les grandes ONG environnementalistes, comme le WWF (Fond Mondial pour la Nature), le TNC (The Nature conservancy), l’UICN (l’Union Mondial pour la Nature) [2] dans ces processus multipartites sur la Responsabilité Sociale des Entreprise et de renforcer leur rejet » (Souligné par le traducteur).