Archives de catégorie : Biodiversité

Et pendant que nous pérorons

Pendant que nous parlons et pérorons, tandis que je parle et pérore ici ou là, le monde poursuit son irrésistible descente aux enfers. Nous sommes le 30 juillet 2010, et je devrais avoir en tête d’autres histoires, moins macabres. Mais il faut croire que j’ai l’âme d’un croque-mot, d’un croque-mort, car voici. La revue bien connue Nature (lire ici) vient de publier une étude sur le phytoplancton des océans, signée par Daniel G. Boyce, Marlon R. Lewis et Boris Worm. Mais qu’est donc ce phytoplancton ? Il s’agit du plancton végétal massivement présent dans les couches superficielles de l’océan.

Il est notamment composé de cyanobactéries, de diatomées, de dinoflagellées, qui sont autant de micro-algues à la base des chaînes alimentaires océaniques. Quand il y en a beaucoup, cela va bien. Quand elles deviennent plus rares, cela ne va plus. D’autant que le phytoplancton utilise pour sa croissance des quantités phénoménales de gaz carbonique présent dans l’air. Ce CO2, largement responsable du dérèglement climatique, est donc neutralisé alors que dans le même temps, ce plancton miraculeux produit de l’oxygène sous l’effet de la lumière. Environ la moitié de l’oxygène synthétisé sur terre.

Faut-il bien insister ? Non, nul besoin. Toutes nos sociétés technologiques, sûres d’elles-mêmes et affreusement dominatrices, toutes reposent in fine sur le volume global de phytoplancton présent dans les océans. Allez raconter cela à Alain Minc ou à Jacques Attali, deux des plus beaux imbéciles de Paris. Tentez donc l’expérience si par (mal)chance vous les connaissez. So what ? Cela va mal, évidemment. Nature établit, sur la base de 450 000 prélèvements de planctons réalisés depuis 1899, complétant des photos satellite récentes, que la concentration de phytoplancton diminue, en moyenne, de 1% par an depuis un siècle. Depuis 60 ans, la biomasse colossale de plancton végétal aurait diminué de 40 %, ce qui est une invraisemblable folie.

L’explication reçue par l’équipe menée par Boyce est tristement simple : le dérèglement climatique, en modifiant tous les paramètres de la vie élémentaire, serait le grand responsable. La température superficielle des océans, augmentant, diminuerait les chances qu’a le phytoplancton de se développer. Il va de soi, et ne me dites pas que vous en doutez, qu’il ne peut y avoir, en cette fin de juillet, de nouvelle plus fracassante. Mais tout le monde s’en foutant avec un aveuglement qu’on peut qualifier de total, je crois pouvoir dire qu’on est mal. Oui, désolé à en pleurer, mais nous sommes mal. J’avais coutume, au temps jadis, de répéter cette formule qui me plaisait : « Ce monde inquiet sent la poudre ». Et je me trompais : « Ce monde inquiet sent la mort ». Si vous saviez comme j’aimerais écrire autre chose !

Николай Вавилов, héros oublié de l’humanité

Je suis en train de lire un livre extraordinaire. Pour vous dire ce que je pense jusqu’au bout, il manque de souffle et son écriture ne soulève pas l’âme autant qu’elle le devrait. Mais le personnage principal, le Russe Nicolaï Vavilov – ??????? ??????? – est un homme comme je les aime. Comme je les admire du plus profond. Entre ici, ??????? ! Il mérite une place première dans mon Panthéon personnel.

Bon, commençons. Le titre : Aux sources de notre nourriture. L’éditeur (belge) : les éditions Nevicata. Le prix (terriblement élevé) :  23,95 euros. L’auteur : l’ethnobiologiste américain d’origine libanaise Gary Paul Nabhan. Quant à l’histoire, elle est follement aventureuse, tragique, sublime et merveilleuse. Nabhan a découvert il y a seulement quelques années le destin inouï d’un botaniste méconnu et pourtant génial. Vavilov naît à Moscou le 25 novembre 1887, dans une famille paysanne. Le grand-père et l’arrière-grand-père ont connu le servage, mais en 1887, la famille Vavilov est devenue pour le moins aisée, car le père, après avoir subi la misère rurale, est devenu directeur d’une usine textile.

Les enfants pourront donc faire des études, mais Nicolaï ne sera pas médecin comme ses sœurs, probablement à cause de la terrible disette qui frappe la Russie d’après la révolution avortée de 1905. Il décide d’entrer à l’Institut agricole Petrovski, dont il suivra les cours pendant cinq années. Vavilov sera donc, pour notre chance, botaniste. C’est en philanthrope qu’il entame cette étape décisive. Il veut aider, soigner, nourrir. La Russie est certes le plus grand exportateur de blé dans le monde, mais ses rendements à l’hectare sont déplorables au regard des records français, américain et davantage encore néerlandais.

Est-ce parce qu’il est paysan dans l’âme qu’il passe tant de temps, tant d’années, tant de vies sur le terrain, dans les champs ? J’en jurerais, car on ne s’improvise pas laboureur et fermier. Le fait est en tout cas que Vavilov, un Vavilov qui plante, désherbe, ligature sans répit, se passionne peu à peu pour l’agriculture traditionnelle. Les pratiques les plus antiques. Les sélections les plus rigoureuses d’un art plurimillénaire. L’art de la variété. Je ne vous raconte pas tout, car bien entendu, vous lirez ce livre et le ferez connaître autour de vous. En mai 1916, Vavilov commence un voyage qui ne finira que dans les geôles staliniennes. Il est en Perse, il gagne le Kirghizistan, puis le Pamir et le Tadjikistan. Sur son parcours l’attendent des rébellions, des émeutes, des coups de feu.

Que cherche donc Vavilov à 5 000 mètres d’altitude ? Ce que nous appelons aujourd’hui des hotspots, des hauts lieux de la biodiversité agricole. Il sait déjà, il a compris avant tout le monde que notre planète abrite des « centres de diversité ». Des territoires magiques où le sol, la géographie, la température, les précipitations ont créé des conditions idéales pour que croissent les plus belles et les plus résistantes des plantes alimentaires. Ces variétés essentielles qui ont permis, par acclimatations successives, de nourrir tous les peuples de la terre. Et qui demeurent des réservoirs, des puits sans fond apparent où venir recueillir de quoi faire face à tous les aléas. Le Pamir ne sera qu’un avant-goût. Une simple mise en bouche. Jusqu’à l’abominable Seconde Guerre mondiale, Vavilov courra ainsi le monde entier, à la recherche de semences uniques, prodigieuses, adaptées à toutes les situations, qu’il envoie scrupuleusement à Moscou, dans cette Union soviétique qui est devenue son pays.

Le livre est enrichi de clichés qui donnent à voir un Vavilov impayable, en toutes circonstances. Qu’il soit avec des paysans mexicains, hopis, éthiopiens, tadjiks, il porte éternellement le même chapeau mou à ruban et une chemise à col cassé. À peine s’il dépose parfois sa veste sur son avant-bras quand il peine à traverser un col en compagnie de quelques mulets. Vavilov n’est pas du genre à renâcler. Mais je ne vous dirai pas l’incroyable, l’hallucinante moisson qu’il rapporte finalement en URSS. Sachez que lorsque les nazis entrent dans le pays, le 22 juin 1941, Vavilov a constitué la plus enthousiasmante banque de semences existant au monde. Il est le roi inconnu du plus beau pays qui soit. Il règne sur la possibilité de tout réensemencer. De tout recommencer. De nourrir les hommes, où qu’ils se trouvent.

Passons sur le drame personnel, qui rejoint l’histoire commune. Il meurt le 26 janvier 1943, martyrisé comme des millions d’autres par le GPU, la police politique du régime, après avoir été arrêté en 1940 sous un motif futile. Mais sa banque de semences, elle, est à Leningrad, confiée aux soins de conservateurs qu’il a formés avant que d’être embastillé. C’est avec cette évocation que je souhaite finir ce billet. Nous sommes au printemps de 1941, dans la ville dite de Lénine, qui fut celle de Pierre, celle qui s’appelle aujourd’hui Saint-Pétersbourg. Dès l’entrée des soudards allemands dans le pays, le régime stalinien organise le sauvetage invraisemblable de plus d’un million d’œuvres d’art du musée de l’Ermitage. Dans des conditions dantesques, un train spécial et des dizaines de cars transfèrent les joyaux au-delà de l’Oural.

Sauver la culture, cette culture-là, certes. Mais des semences ? Mais le sel même de la terre ? Mais la nourriture du peuple ? Les satrapes staliniens, ignares autant qu’arrogants, refusent tout secours à la banque créée par Vavilov. Leningrad est bientôt encerclée, soumise à un siège d’une horreur rarement vue dans l’histoire des hommes. Un siège qui dure 900 jours, et interdit, pour l’essentiel, tout ravitaillement. Les morts de faim, de délabrement, de maladies, s’entassent dans les rues. La ville perdra de la sorte au moins 1,5 million de ses habitants. Et certains des survivants ne devront leur salut qu’à la consommation de chair humaine.

Et la collection Vavilov ? Cachée dans une ville dévorée par la famine et la folie, surveillée par des femmes et des hommes dont les enfants meurent eux aussi, elle sera sauvée. Sauvée. Des millions de semences, dont certaines sont de pommes de terre, seront bel et bien sauvegardées par des êtres à part, conscients d’incarner l’avenir, et l’avenir de la vie. Je dois vous avouer sans fard que ce passage sur la guerre m’a simplement fait pleurer d’émotion, de tristesse, de fierté aussi et tout de même d’appartenir à une espèce parfois magnifique.

Voici le grand homme, avant que le couperet ne s’abatte sur sa tête. Page 268 du livre, on voit une terrifiante photo anthropométrique du même, vraisemblablement prise dans la prison de Saratov, en 1941. Face, profil. Il est mal rasé, il va mourir pour rien, il garde un regard qui perce les murs de sa cellule. ??????? ???????, mon splendide héros, pour les siècles des siècles.

Madame Voynet et la nouvelle bibliothèque François Mitterrand

La tête sur le billot, bien obligé, j’avoue faire partie de l’association Murs à pêche (MAP), qui tente de sauver depuis quinze ans un lieu unique, mais réellement unique (ici). Il s’agit d’un réseau branlant, au bord de la ruine définitive, de murs de pierre sèche à l’intérieur desquels on a fait pousser des fruits depuis des siècles. Les murs, mélange de plâtre, de silex, de mortier, conservaient la chaleur du jour et la restituaient la nuit à des arbres fruitiers conduits en palissage contre les parois de pierre. Une pure merveille, dont la réputation s’étendait jadis jusqu’à la table de Louis le Quatorzième. On pense que vers 1825, 15 millions de pêches étaient produites tout au long de 600 km de murs.

Et puis la terre a tourné, dans un sens bien étrange. Les murs ont rétréci à mesure que s’étendait l’aventure industrielle extrême. Je vous passe les détails, pourtant passionnants. Montreuil, longtemps ville communiste, a laissé le prodigieux héritage péricliter. Il n’est plus resté que 200 hectares, puis 100, puis à peu près 35 aujourd’hui. Très dégradés, mais aux portes de Paris. Il y a des arbres, des fleurs, des oiseaux, des murs. Encore. L’ancien maire Jean-Pierre Brard, stalinien repenti ayant maintenu des liens solides avec les communistes locaux, voulait urbaniser. Installer en place et lieu 250 pavillons. Et garder des bricoles pour le folklore. Dominique Voynet, responsable nationale des Verts, a gagné la partie en 2008, à la surprise générale. L’association MAP pensait qu’elle lancerait un vaste projet, susceptible de sauver et de magnifier cet espace extraordinaire. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé.

Pour comprendre ce qui suit, sachez que le projet de madame Voynet prévoit de sauver environ 20 hectares des anciens murs à pêche, qui seront soumis à l’immense pression foncière, immobilière, industrielle et commerciale d’un nouveau quartier. Car tel est le projet : un nouveau quartier. Je viens de déposer sur le site de MAP (ici) l’article ci-dessous. Parce que cette affaire, qui ne fait que commencer, nous concerne tous.

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Préambule : compte tenu de ce que je vais écrire, il est bon que je me présente un peu. Je suis journaliste et je connais Dominique Voynet depuis environ vingt ans. Je ne suis et n’ai jamais été de ses intimes, mais je la connais donc depuis cette date. J’ai eu souvent la dent dure contre elle, et ne le regrette pas. Mais je sais aussi que dans certaines circonstances – le sort d’un homme en prison -, lorsqu’elle était ministre, elle a su se montrer une femme digne et courageuse. J’ai voté pour elle dès le premier tour des élections municipales, et accepté de faire partie de son comité de soutien à cette occasion. Voilà. Je la connais. Je ne suis pas son ennemi. Je ne suis pas son beau miroir.

Venons-en à la très grave question de l’aménagement du quartier autour des Murs à pêche de Montreuil. On le sait, j’imagine que vous savez tous que madame Voynet a décidé la création d’un immense quartier de 200 hectares, couvrant environ le quart de la ville. Il s’agit, au sens le plus terre-à-terre de l’expression, d’un projet pharaonique. Toutes les ressources de la ville, et bien au-delà évidemment, y seront englouties pour au moins une génération. Le chiffre colossal de 2 milliards d’euros d’investissement est avancé par la ville elle-même. Il est clair, il est manifeste, il est indiscutable que Montreuil, dans l’hypothèse où ce projet verrait le jour, ne serait plus jamais la ville qu’elle a pu être. On joue là les 100 prochaines années de cette ville. Retenez ce chiffre, car il n’est pas polémique. Un projet de cette dimension décide d’à peu près tout pour 100 années. Plutôt long, non ?

Toujours plus d’habitants

Nous sommes face à une oeuvre urbaine colossale et sans précédent. Elle comprend des travaux lourds – une piscine, une médiathèque, des écoles – qui de facto formeraient une ville nouvelle. Surtout, 3 000 logements seraient construits sur place, ce qui entraînerait mécaniquement l’installation de milliers – 10 000 ? – d’habitants supplémentaires dans une ville qui en compte 102 000. Pourquoi pas, certes. Mais aussi et avant tout : pourquoi ? Cette question n’est pas même évoquée par l’équipe de madame Voynet, ce qui est tout de même très singulier. Oui, posons calmement la question suivante : pourquoi diable faudrait-il densifier encore une ville de 100 000 habitants aux portes de Paris, alors même que Montreuil est la signataire – en grandes pompes – de la charte européenne dite d’Aalborg, qui prône exactement le contraire (ici) ? Lisez ce texte limpide et magnifique, et vous m’en direz des nouvelles. Le paradoxe, qui n’est pas le dernier, est que ce texte a été signé par l’ancienne municipalité, qui en bafouait allègrement les principes. Mais voilà que la nouvelle fait de même. Étrange.

Recommençons : pourquoi ? Le seul argument que j’ai entendu est celui-ci : la demande de logements est considérable. Une telle flèche est censée foudroyer le contradicteur. Mais elle ne produit pas le moindre effet sur moi, et voici pourquoi. La question du logement se pose évidemment, ÉVIDEMMENT, au niveau de toute la région. Complexe, elle engage pour des décennies et mérite donc des discussions approfondies, des arbitrages, des péréquations. Peut-être est-il plus judicieux de bâtir en d’autres points de notre région, en fonction de paramètres sinon raisonnables, du moins rationnels ? Mais il n’y a eu aucune discussion sur le principe même de ces nouvelles constructions. Ou bien peut-être à l’abri des bureaux municipaux, à l’ancienne ?  Or, l’avenir commun se discute et se décide en commun, a fortiori quand on entend faire de la politique autrement, comme l’aura tant clamé madame Voynet au long de sa carrière.

L’aspirateur à ordures

Pourquoi ne dit-on jamais qu’il existe plusieurs milliers – on parle de 4 000 – logements inoccupés à Montreuil ? Pourquoi ne dit-on jamais la vérité sur l’état de dévastation énergétique et écologique de tant de cités populaires de la ville ? N’y a-t-il pas là de magnifiques chantiers de restauration de la vie collective, susceptibles de redonner confiance aux citoyens dans l’action politique ? Je prétends que la priorité des priorités, dans le domaine du logement, est de s’attaquer à l’amélioration de ce qui existe. Et je défie quiconque de me prouver le contraire dans une réunion publique contradictoire. Construire 3 000 logements neufs, dans ces conditions, s’appelle une fuite en avant, dans tous les domaines. Et un gaspillage monstrueux de matières premières de plus en plus précieuses. Cessons de rigoler ! Cessons de parler d’écologie du haut des tribunes avant que de recommencer les erreurs du passé. Dans le monde malade qui est le nôtre, sur cette planète surexploitée, épuisée par les activités humaines, lancer un chantier de cette taille est une très mauvaise action. Une sorte de manifeste de l’anti-écologie.

Ah ! la piscine sera « écolo » ? Ah ! les parkings seront à l’entrée du quartier ? Ah ! la collecte des déchets se fera par aspiration souterraine ? Franchement, lecteurs de bonne foi, ne voyez-vous pas qu’on vous mène en bateau ? Sous le label passe-partout d’écoquartier, qui sera bientôt aussi dévalué que celui de « développement durable », on se livre à une vulgaire manipulation des esprits. Les vrais écoquartiers, très exigeants, sont connus. C’est le cas par exemple dans la ville allemande de Fribourg-en-Brisgau. Mais cela n’a rien à voir avec ce qui est aujourd’hui annoncé, qui n’est que poudre aux yeux. À Fribourg, madame Voynet, il s’agit de changer la vie quotidienne par une politique audacieuse des transports, une réduction des volumes de déchets, un usage généralisé de formes d’énergie renouvelable. À Montreuil, misère ! on cherche à nous « vendre » un système souterrain pour qu’on ne voit plus en surface nos ordures. Au fait, ce système nouveau, Veolia ou Suez ? Vous vous doutez bien qu’un investissement pareil ne saurait se faire sans l’appui de grands groupes immobiliers, aussi de gestion de l’eau et des déchets. C’est inévitable. Mais ce n’est pas en 2020 que nous avons besoin de l’ouverture franche, directe et totale du dossier, car ce sera alors trop tard. Non, c’est maintenant. Je gage que de très mauvaises surprises nous attendent au tournant. On parie ?

Le Poivron était trop vert

Reste, avant ma conclusion, la redoutable et dévastratrice – pour madame Voynet – question de la démocratie. Comment une femme écologiste ose-t-elle lancer des travaux de cette dimension sans en appeler avant tout au débat public ? Oui, comment ose-t-elle ? Quand on prétend changer le cours de l’histoire locale sans seulement consulter la population, mérite-t-on encore sa confiance ? Un projet d’une ampleur pareille ne saurait partir d’un autre point que l’examen contradictoire des besoins sociaux, culturels, écologiques de la cité. Cela n’a pas été fait. Ce qui a été fait, ce qui se fait sous nos yeux, c’est une tentative de passage en force. Comme aurait fait Jean-Pierre Brard naguère. Comme ont fait des milliers de maires dans le passé. Comme le font tous ceux qui ne croient pas à la démocratie, mais au pouvoir.

J’ai sous les yeux des articles du journal montreuillois Le Poivron, jadis animé par Patrick Petitjean, aujourd’hui maire-adjoint. Je lis dans le numéro 73, de septembre 2005, sous la plume de Petijean, et à propos de projets municipaux de bétonnage des Murs à pêche, ceci : « Les mêmes interrogations se sont fait jour au conseil municipal le 30 juin : Pourquoi, brusquement, une telle précipitation ? Pourquoi court-circuiter le débat en cours sur le Plan Local d’Urbanisme ? Pourquoi cette absence de plan global, au contraire des exigences de la procédure de classement partiel ? ». Je pourrais citer la collection complète du Poivron, qui rend hommage, au passage, à l’association dont je suis membre, MAP, présentée comme celle qui a permis le classement, in extremis, de 8 hectares des Murs. Je pourrais continuer, ad nauseam. Autres temps, autres moeurs. Comme il est simple, facile et confortable d’oublier ses promesses, n’est-ce pas ?

Au pays de la grosse tête

J’en arrive à ma conclusion. Que cherche donc madame Voynet ? Je n’en sais rien, car je ne suis pas dans sa tête. Mais je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement avec le défunt président François Mitterrand. On s’en souvient, ce dernier avait, tel un roi républicain, voulu marquer de son empreinte le sol de cette ville éternelle qu’est Paris. D’où cette politique ruineuse de grands travaux, dont le fleuron le plus affreux est sans conteste la Très Grande Bibliothèque des quais de Seine. J’ai le pressentiment que Dominique Voynet est atteint du même syndrome mégalomaniaque, classique, ô combien !, chez nos politiques de tout bord. Elle entend décider seule, éventuellement contre tous, de l’avenir d’une ville qui nous appartient, à nous et à nos enfants. Je souhaite ardemment que Montreuil tout entière se lève pour dire NON ! Cette ville populaire, cette ville volontiers rebelle doit retrouver la fougue passée, et donner de la voix. Si les élus actuels ont oublié d’où vient leur provisoire légitimité, je pense qu’il est grand temps de le leur rappeler.

Rien n’est encore perdu. Tout peut être modifié, sauvé, changé, à la condition d’unir, loin de toute considération électoraliste. Nous verrons bien, je ne suis pas devin. Mais il serait accablant que madame Voynet reproduise, à son échelle, ce que tente Christian Blanc, le secrétaire d’État de Sarkozy, avec le Grand Paris. C’est-à-dire un projet délirant, du passé, dépassé, de métro géant – la « double rocade » -, qui ruinerait les ressources publiques de l’Île-de-France pour des dizaines d’années. Ce que nous refusons à l’un, nous devons évidemment le contester à l’autre. Nous voulons, je veux en tout cas de la discussion, de l’ouverture,  de la démocratie. Et pas un lamentable simulacre. L’urgence est de remettre tout le dossier à plat. Pour l’heure, souvenez-vous en, rien n’est fait. Et tout est possible. Même le meilleur.

Fabrice Nicolino, le 30 mars 2010

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Plus important que les élections régionales (si ça se trouve)

Je suis porteur d’une nouvelle inouïe : il existe chose plus notable, ces jours-ci, que le second tour à venir des élections régionales. Et si je me moque, soyez au moins certains que c’est avec le plus grand sérieux. Mon papier sur ce filandreux rendez-vous électoral a déjà attiré près de 150 commentaires, et je gage que ce qui suit n’en fera pas autant. Ce n’est pas indifférent, car ceux qui écrivent sur Planète sans visa, je le crois du moins, ont déjà modifié leur manière de considérer le réel. Apparemment, pas assez tout de même.

Je veux vous parler du tigre. Il en reste actuellement 3 000 en liberté, dans ce monde entier que la bête parcourait jadis de l’Asie à l’Europe actuelles. Je ne peux guère parler de l’animal lui-même, car sa beauté fracassante me rend muet. Elle me stupéfie. Elle cloue ma main sur place, à côté du clavier de l’ordinateur. Le 19 mars 2008, il y a donc exactement deux ans, j’écrivais ici même ces mots, que je me contente de recopier :

« Jamais je ne quitterai le tigre. Jamais il ne quittera mon rêve. Et je sais bien pourquoi : il est le dieu de la forêt, le Grand Van de Sibérie. Un esprit, si vous préférez ce mot. Je reste hanté à jamais par les récits de Nicolas Baïkov, officier russe installé à Harbin, ville chinoise de Mandchourie. Oh, je vous parlerais bien volontiers de Nicolas, qui le mérite tant. Mais je n’ai pas le temps, ni la place d’ailleurs. Ses meilleures nouvelles sur le tigre sont réunies dans la petite collection Payot, si le cœur vous en dit. Permettez-moi ce court extrait : « Il y a environ quarante ans, le tigre dont nous parlons, encore jeune à cette époque-là, fut pris dans les filets lors d’une chasse impériale chinoise et destiné au jardin zoologique de Pékin, mais des hommes savants de la cour de Chine reconnurent en lui le Grand Van et le remirent avec respect en liberté. L’empereur chinois assista en personne à cette cérémonie et le tigre, se sentant libre, s’approcha tranquillement du souverain, lui fit un salut profond et retourna lentement vers ses forêts natales. Telle est la légende ».

Baïkov fait bien de le préciser : une légende. Car la réalité est autre. Amba, le grand héros de la taïga, cher au coeur du chasseur Dersou Ouzala, vient de passer environ deux millions d’années en notre compagnie. Comme c’est étrange ! Il a notre âge, celui de l’espèce humaine. Bien qu’on ne sache pas tout, bien que nous sachions si peu, il est admis que le tigre est né dans le territoire qu’on appelle aujourd’hui la Sibérie.

Et puis il a étendu son pays, gagnant la Caspienne, les îles de la Sonde, l’Inde, la Chine bien sûr. Pendant le temps d’une longue inspiration, le tigre s’est contenté de bondir, de rugir et d’élever sa progéniture. Le XXème siècle héroïque des hommes l’a changé en vagabond, en maraudeur, en splendide intrus de notre monde malade. Trois des huit sous-espèces de l’animal ont tour à tour disparu : les tigres de Bali et Sumatra, celui de la Caspienne aussi ».

Pourquoi y revenir, au moment où « socialistes » et « écologistes » discutent des places qui seront les leurs dans ces Conseils régionaux absolument sans le moindre intérêt ? Je ne polémique pas, je nous secoue le crâne à tous. Le temps passé en vain ne revient pas. Il trépasse, et ajoute au désarroi général. Voilà pourquoi je suis furieux contre tous ceux qui font semblant de croire qu’un ectoplasme en forme de bulletin de vote est aussi important qu’un tigre bondissant dans le sous-bois tropical. Ou boréal.

On parlait de 3 500 tigres vivant en liberté dans le monde il y a deux ans. Ils ne seraient plus aujourd’hui que 3 200. Mais peut-être sont-ils encore 6 000, ou 10 000 ? Cela ne change rien au fait que les hommes les jettent dans la vaste fosse du néant. 3 200 contre 6,5 milliards d’humains, qui s’octroient le droit de vie ou de mort sur les dizaines de millions d’espèces qui existent encore, tant bien que mal. Il est un ancien flic écossais, John Sellar, qui a pris la tête il y a une dizaine d’années de la Tiger Enforcement Task Force (TETF), une unité spécialisée dans le combat contre le braconnage des tigres. Cette TETF est adossée à une bureaucratie de plus, la Cites (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages), qui est réunie à Doha (Qatar) pour un blabla de plus. Et Sellar en a profité pour dire la simple vérité. Lui, qui se bat pour le tigre depuis tant d’années – l’animal est déclaré en danger depuis 35 ans ! -, n’en peut plus.

« Nous avons lamentablement échoué, a-t-il déclaré. Dans le monde entier, il reste probablement moins de 3 200 tigres. Je suis policier, mais pas besoin d’être mathématicien pour se rendre compte que quelque chose ne va pas. Nous avons misérablement échoué sur le tigre. Ces animaux sont braconnés parce que les gens veulent leur peau pour décorer leur maison ou s’en faire des vêtements et aussi parce qu’ils sont utilisés en médecine traditionnelle. Chaque partie du tigre peut être utilisée et il existe un véritable marché sous-terrain : les gens sont prêts à payer pour tout article authentique et il y a toujours des praticiens qui achètent des os ou de la viande de tigre pour approvisionner leurs clients spécialisés ».

Y a-t-il un lien entre cette tragédie absolue – le tigre ne reviendra pas de sa mort pour distraire nos nuits blanches – et la ridicule querelle des élections régionales ? Bien sûr, il est possible que je déconne, mais pour ce qui me concerne, je suis convaincu que oui. Tout est finalement affaire d’ordre, de priorité, de hiérarchie. Quand on dispose de peu de temps de vie, comme c’est notre cas, et que nous le dilapidons dans la télé, le téléphone portable et les discussions électorales, il est bien certain qu’on regardera mourir le tigre sans bouger d’un millimètre. Avant de se lamenter en chœur dès que le mal sera accompli. Je n’ai pas la solution, mais j’ai en tout cas la question.

PS : Je vous signale un livre d’Armand Farrachi, qui sort ces jours-ci chez LLL (158 pages, 15,5 euros) : Une semaine chez les ours. Farrachi a tenu le journal d’une huitaine en Slovénie, au pays des ours. J’aime. Oui, j’aime. Outre le plaisir de la lecture, on peut éventuellement y apprendre des choses. Dans le massif de Kocevje, en Slovénie, il y a environ 400 ours. Sur 40 000 hectares, soit 400 km2. Beaucoup ? Je me demande ce que diraient les grands délirants qui ne rêvent que d’exterminer la vingtaine d’ours (sur)vivant en France. Savez-vous la taille de nos Pyrénées ? 19 000 km2, soit près de 50 fois la superficie de la forêt de Kocevje. Là-bas, 400 ours. Chez nous, une vingtaine, qui seront toujours trop nombreux. Je lis chez Farrachi, à propos du loup, ce qui vaut pour l’ours : « Ce en quoi le loup plaît particulièrement aux misanthropes de mon espèce, c’est qu’il est probablement l’animal le plus détesté par les crétins. Et qui terrorise les crétins sera toujours cher à mon cœur ».

J’ai du bol (Michel Pascal m’envoie ses textes)

Quel veinard je suis ! Alors que le texte n’est pas encore sorti dans le numéro de novembre-décembre de la revue Pour la science, je peux déjà le lire en exclusivité planétaire. Il s’agit d’un article appelé Dans les îles, éradiquer pour protéger ? Il faut dire que je connais l’un de ses auteurs, Michel Pascal, l’un de nos grands biologistes, chercheur en écologie à l’Inra de Rennes. C’est un homme fort plaisant, je vous l’affirme, bien que son surnom de Ratator puisse étonner, avant de déranger un peu.

Au cours de missions menées sur l’île de Beniguet, dans l’archipel de Molène – cet endroit est d’une beauté qui défie par avance toute description -, il y avait un type qui fournissait l’équipe présente en bars, poissons d’une saveur grandiose. Et ce gars avait gagné dans l’opération le surnom de Barator. Du coup, les salariés de l’Office national de la chasse (ONC) présents sur Beniguet jugèrent bon d’appeler Pascal Ratator, sobriquet qui lui est resté. Mais pourquoi diable Ratator ? Parce que Pascal, entre autres savoirs très particuliers, débarrasse les îles des rats que les hommes y ont laissés au fil de leurs innombrables aventures.

Ce n’est pas un travail joyeux. Et tel est pourtant le sujet de l’article à paraître dans Pour la science. Mais d’abord, faisons le savant. Il y aurait 180 000 îles sur la planète, desquelles on exclut l’Australie, si vaste qu’elle est un continent. La plupart sont petites, voire minuscules, mais si l’on additionne la totalité de leur littoral, on obtient l’extravagante longueur de 1,1 million de km, soit deux fois celle des continents. Les îles n’occupent que 6,6 % des terres émergées, mais les deux tiers de la zone de contact fabuleuse entre terre et mer. Voilà qui change la perspective, non ?

Si. Je réponds de moi-même si. Au cours des cinq siècles passés, nous avons introduit sans y penser, et entre autres, Rattus rattus et Rattus norvegicus dans 82 % des archipels de la planète. Le premier, c’est le rat noir, qu’on trouve par exemple dans les arbres de Port-Cros. On ne présente plus le second, qui n’est autre que le surmulot, autrement dit le rat d’égout. Je n’évoque les rats que pour me faire comprendre sur l’instant. Bien entendu, nous avons aussi emporté dans nos bagages des animaux comme le chat – les îles Crozet en sont pleines -, le chien, la petite mangouste indienne.

Les déséquilibres qui ont suivi sont-ils réversibles ? Parfois, mais rarement, oui. Sur des îles de taille modeste, on peut éradiquer – c’est le mot, désolé pour nous tous -une population animale importée par les activités humaines. Une telle préoccupation est très récente : en France, la première opération attestée date de 1951, à l’île Rouzic. Rouzic fait partie de l’archipel des Sep-Îles, au large de Perros-Guirec. Au mitan du siècle passé, le rat surmulot, qui surabondait, menaçait de mort les colonies d’oiseaux marins. Sans rien dire à personne, des scientifiques glissèrent à des scouts – aux innocents les mains pleines – des appâts empoisonnés à la strychnine. Et ainsi disparut le surmulot de Rouzic.

Qui va faire un tour là-bas au printemps – j’y suis allée trois fois, ce me semble – est stupéfait de voir l’île comme enneigée de flocons blancs. De près, c’est encore plus renversant, car 19 000 couples de fous de Bassan y nichent, bon an mal an. Sans les scouts, sans la strychnine, le spectacle serait sans aucun doute différent. Où veux-je en venir ? J’aimerais bien le savoir. Oh oui, j’aimerais ! Ce que je peux confesser sans trop de peine, c’est que je souhaiterais voir la roue tourner sur son axe, en marche arrière ! Oui, je le confesse : en arrière. Et que les destructions opérées par notre espèce insouciante et imbécile soient tour après tour effacées.

Mais ce n’est que fantasme, je le sais. En attendant, il faut vivre avec ce qu’on nous offre. En donnant quand c’est possible un coup de pouce au destin ? C’est la question de ce jour, amis de Planète sans visa. Quelle que soit la réponse, on ne gagne rien. Rien d’autre qu’un moment passé ensemble, à réfléchir aux blessures que nous laissons derrière nous. Ce qui n’est, après tout, pas si mal.

PS :  Je me dois de signaler cet excellent livre paru aux éditions Belin, Invasions biologiques et extinctions (11 000 ans d’histoire des vertébrés en France). Ses auteurs ? Outre Michel Pascal, Olivier Lorvelec et Jean-Denis Vigne. C’est une somme, et elle passionnante. Je regrette juste, comme si souvent, le prix de 34 euros, qui en fera fuir plus d’un.