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La Chine au bord du collapsus

Je retrouve par hasard un papier paru en juillet 2002 dans l’hebdomadaire Politis. Il y a donc plus de douze ans. Si j’ai décidé de le publier à nouveau ce 10 novembre 2014, c’est qu’il me semble illustrer un point important : les écologistes ont raison, mais nul ne sait quand ils auront raison. Des générations d’imprécateurs et de lanceurs d’alerte se sont succédé, qui annonçaient le pire, souvent pour demain matin. À l’échelle du temps, ils étaient dans le vrai, mais on les a moqués, car ils ne sont ni ne seront jamais d’impeccables Pythonisses.

Les humains vivent dans leur temps si bref. La crise écologique se déroule selon un calendrier tout différent, d’évidence plus long, et les calendriers des uns et des autres ne coïncident pas. Il est certain – il était certain en 2002 – que la Chine vit un krach écologique qui conduit ce pays à sa ruine. Mais les artifices techniques et financiers masquent encore pour quelques saisons, du moins pour les grands aveugles nous gouvernent si mal, les effets du drame en cours. C’est en pensant à cela qu’on peut lire avec certain intérêt ce qui suit.

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Tout va pour le mieux en Chine, où la croissance atteint encore 7% par an. La bagnole individuelle triomphe, Shanghaï passera bientôt devant Hong-Kong, et l’Occident y vend centrales nucléaires et bonnes céréales. Mais le krach écologique menace pourtant : le désert est aux portes de Pékin, les villes manquent d’eau, la crise agricole semble sans issue.

Longbaoshan, un village de 700 habitants situé à 70 km au nord-ouest de Pékin, est désormais célèbre dans toute la Chine. Une dune de sable s’en approche à la vitesse fulgurante de 8 à 9 mètres par an, et n’en est plus qu’à une soixantaine de mètres. L’avancée du désert et les tempêtes de sable sont devenus des sujets de conversation obsédants, jusque dans la presse officielle. Pour cause : chaque printemps, Pékin devient jaune, rouge, orange, au point parfois que la circulation s’arrête et que les piétons ne peuvent plus avancer que masqués. Ce smog surchargé de particules vient tout droit de Mongolie intérieure, et il fait trembler les bureaucrates, qui en arrivent à craindre pour les Jeux Olympiques, prévus en 2008.

Que se passe-t-il ? On le sait parfaitement : la déforestation massive, le surpâturage, la surexploitation des sols et un usage devenu fou de l’eau changent la Chine en un grand pays malade. 2,7 millions de km2 – cinq fois la France ! – sont d’ores et déjà désertiques, dont 1,74 million seraient d’origine humaine, et au moins 3 500 km2 de plus le deviennent chaque année. Lester Brown, l’ancien président du World Watch Institute, était sur place fin mai, et ses conclusions sont rafraîchissantes en diable. Selon lui, si l’on ne trouve pas le moyen de lutter contre les tempêtes de sable, des dizaines de millions de Chinois pourraient, à terme, devenir des réfugiés écologiques.

Si cela doit se produire, ils ne seront pas seuls. L’absurde, le démentiel chantier du barrage des Trois Gorges, sur le fleuve Yangtsé (centre) doit chasser, selon des chiffres officiels sans doute sous-évalués, 1,1 million de villageois et créer d’ici 2009 un lac de retenue de…600 km de long. On épuiserait le lecteur à détailler la folie écologique de cette aventure hors-normes. Deux mots, tout de même : les autorités chinoises admettent que 4,4 milliards de mètres cubes d’eaux usées, 6,68 millions de tonnes d’ordures ménagères et près de 10 millions de tonnes de déchets industriels sont déversés chaque année dans le Yangtsé, à l’amont du projet de barrage. Dans ces conditions, l’accumulation de sédiments largement toxiques, à l’arrière de la digue géante, ne pourra que transformer la retenue d’eau en un cloaque. Le poids de l’eau contre l’ouvrage pose un autre problème redoutable. Cet hiver, une centaine d’experts chinois et taïwanais réunis sur le site des Trois Gorges ont conclu leurs travaux en affirmant que la masse de l’eau pourrait provoquer des séismes allant jusqu’à 5,5 sur l’échelle de Richter.

Mais Pékin s’en moque. Mais Shanghai la miraculeuse, qui est en train, avec ses centaines de gratte-ciel, d’éclipser Hong-Kong, a trop besoin d’électricité pour allumer ses paillettes. Un nouveau barrage vient d’être lancé dans le sud-ouest du pays, sur la rivière Hongshui, qui sera, triomphe l’agence de presse officielle Chine nouvelle, « le plus grand de Chine et d’Asie après le projet des Trois Gorges du Yangtsé ». Plus de trois milliards de dollars d’investissement, et un nouveau saccage géant.

Ce n’est que trop clair : la Chine est en train de sacrifier aux mirages du développement la presque totalité de ses grands cours d’eau. En vain ou presque, car les besoins sont désormais démentiels. Sur les 640 plus grandes villes chinoises, 300 connaissent des pénuries d’eau, dont 100 très graves. Pékin n’y échappe pas et le gouvernement a été obligé en catastrophe d’annoncer 3 milliards de dollars d’investissement pour tenter de trouver une solution. L’un des deux grands réservoirs qui alimente la ville en eau potable est fermé pour cause de pollution depuis…1997, et les nappes phréatiques sont surexploitées au point que les quartiers de l’est se sont enfoncés, par un phénomène de dépression, de 70 cm en quarante ans. L’an dernier, la revue Zuojia Wenzhai faisait même état d’un projet de déménagement de Pékin vers des cieux plus cléments !

Et l’on pourrait, et l’on devrait tout passer en revue. La pollution de l’air ? Elle est hors-contrôle. Les villes chinoises, empuanties par la combustion de charbon et la circulation automobile, sont parmi les plus gravement atteintes dans le monde. A Shanghai, entre 65% et 100% des enfants – ! -, selon les quartiers, ont des niveaux de plomb dans le sang supérieurs aux normes américaines. Et malgré les proclamations des autorités, la situation ne peut que se détériorer. Il y a environ 1,7 millions de voitures individuelles à Pékin, mais la ville prévoit qu’elles seront au moins 3 millions en 2008. Au niveau national, c’est encore plus incroyable : le nombre d’automobiles devrait être, d’ici 2020, de 13 à 22 fois ce qu’il était en 1998. Oh, ça va être beau !

D’ailleurs, ça l’est déjà. La ville industrielle de Lanzhou, dans le nord-ouest de la Chine, a carrément décidé l’an passé d’ouvrir une échancrure dans l’une des montagnes qui l’entourent. Vous avez bien lu : on va percer un vaste trou au sommet d’une montagne pour y faire passer un peu d’air. C’est, affirme la municipalité, le seul moyen de soulager les 2,5 millions d’habitants, dont beaucoup ne se déplacent plus qu’avec un masque. Commentaire d’un responsable local : « Lanzhou, c’est comme une pièce dans laquelle on fume et qui n’a ni portes ni fenêtres. »

Une telle soif de consommation, on s’en doute, n’est guère favorable à la nature sauvage. En Chine même, des espèces emblématiques comme le panda ou le dauphin de rivière vivent leurs dernières saisons, du moins en liberté. Le tigre, l’ours, utilisés et martyrisés par la pharmacopée chinoise, ne valent guère mieux, et même les serpents – 43, sur les 209 recensés – sont menacés. Mais les besoins chinois sont tels que toute l’Asie, et notamment ses dernières forêts tropicales, est dévastée pour satisfaire ce que nos libéraux appellent un « marché émergent ». Pékin a ainsi multiplié ses importations de bois provenant de Papouasie Nouvelle-Guinée par 12 en seulement 6 ans.

L’extraordinaire croissance chinoise, redescendue –  7% tout de même en 2001 – après voir dépassé les 10% annuels, n’est évidemment ni durable ni souhaitable. Elle nous est simplement nécessaire pour qu’Areva – notre nouveau monstre national – puisse continuer à vendre sur place ses centrales nucléaires, pour qu’Alstom installe davantage de turbines géantes, comme celles des Trois Gorges, pour que Renault-Nissan et PSA poursuivent leur belle expansion, pour que nos productions agricoles, dopées par les pesticides et les subventions, inondent le prodigieux marché chinois. Arrêtons-nous sur ce dernier point. A l’automne 1995, le si peu regretté Philippe Vasseur, alors ministre de l’Agriculture, déclarait sans rire à la radio : « La Chine va devenir le premier importateur mondial de céréales. Il faut être sur place, il faut y être, c’est notre chance ! »

Le comble, c’est qu’il avait raison, au moins sur un point : la Chine sera le plus grand importateur de céréales, probablement même de l’histoire humaine. Les raisons en sont multiples. D’abord, l’irrigation, qui est l’une des clés de la productivité agricole, ne pourra jamais suivre le rythme actuel. Tant les cours d’eau que les nappes – par ailleurs, on l’a vu, très pollués -, sont d’ores et déjà surexploités. Les surfaces globales ensuite, déjà fort réduites en Chine, diminuent à grande vitesse, à cause de l’érosion – 37% des sols sont touchés – et de l’explosion des infrastructures – villes, routes, industries -, qui dévorent sans relâche les meilleures terres. Près de 620 000 hectares, selon des chiffres officiels, ont disparu en 2001.

Mais par un paradoxe réellement saisissant, le pire n’est peut-être pas là. L’augmentation du niveau de vie moyen, impressionnante depuis vingt ans, risque de déstabiliser à terme, et dans des proportions géantes, le marché mondial des céréales, clé évident de notre avenir commun. Comment ? Lester Brown, qui fut agronome, a tenté en 1995 dans un livre très dérangeant, Who will feed China ? (Qui nourrira la Chine ?) de montrer ce que pourrait donner, sur fond de croissance, le changement de régime alimentaire des Chinois. Fatalement, ils mangent et mangeront toujours plus de viande et d’œufs, boiront davantage de bière, etc. Or, ils sont 1,3 milliard et sont chaque année 13 millions de plus. Et, rappelle Brown, « produire » une tonne de poulet coûte deux tonnes de céréales, et quatre pour le même poids de porc. Le résultat de tout cela à l’horizon 2030 ? La Chine serait obligée d’importer entre 200 et 369 millions de tonnes de céréales chaque année. Bien plus, en toute hypothèse, que ne pourrait en offrir le marché mondial.

La Chine sera-t-elle le premier pays à connaître un collapsus écologique, qui en entraînerait fatalement d’autres ? C’est désormais ce qu’on est en droit de craindre, et qu’il faudrait éviter à tout prix. A tout prix. Mais comment arrêter une telle mécanique ?

Ce barrage qui arrose les amis

Cet article a été publié par Charlie Hebdo le 24 septembre 2014

À dix kilomètres de Gaillac (Tarn), l’infernal barrage de Sivens entend claquer 9 millions d’euros d’argent public en faveur de 22 irrigants. Les opposants, qui défendent au passage la vie des papillons, des grenouilles et des genettes, se ramassent plein de coups dans la gueule.

Charlie arrive après la bataille, et quelle bataille ! On résume pour ceux qui ne seraient pas au courant : une vallée doit disparaître sous les eaux d’un barrage appelé tantôt Sivens, tantôt Testet, deux lieux-dits. Où ? À Lisle-sur-Tarn (Tarn), à dix kilomètres de Gaillac et trente d’Albi. Ce vieux projet pourave date des années 60, à l’époque où le maïs intensif faisait la loi, toute la loi. Il a certes subi quantité de modifications, mais le fond reste le même : il s’agit de dorloter une poignée de paysans intensifs du coin en leur offrant une eau d’irrigation, payée sur fonds publics.

Après des années d’atermoiements, tout s’est emballé. Le projet, enfin dévoilé, est encore pire que tout ce qui avait été imaginé. Il s’agit de stocker 1,5 million de mètres cubes derrière un mur de 13 mètres de hauteur et de plus de 300 mètres de longueur. Les 45 hectares noieraient au passage l’une des plus belles zones humides de la région, et flingueraient les 94 espèces protégées vivant sur place. Soit des papillons et autres insectes aussi beaux que l’Azuré du serpolet, la cordulie à corps fin – une libellule -, le Grand Capricorne. Et la grenouille de Graaf. Et le campagnol amphibie. Et la lamproie de Planer, qu’on rapproche des poissons.

On s’en fout ? Exact, tout le monde s’en tape, sauf les opposants au délire. D’innombrables pleurnicheries officielles ont lieu chaque année en souvenir des zones humides défuntes. En France, plus de la moitié de ces terres si riches sur le plan biologique – marais, fagnes, tourbières, prairies mouillées – ont été drainées en cinquante ans. Le ministère de l’Écologie s’est fait une spécialité de colloques où l’on compte une à une les surfaces mortes. En résumé express, du béton, beaucoup de béton au profit d’un maïs assoiffé, subventionné, bourré de pesticides, au détriment des genettes, des martins pêcheurs et des milans noirs.

Combien ça coûte ? Un bras, un bras de près de neuf millions d’euros au total, qui ne profiterait qu’à 22 irrigants. Ce qui fait cher du pedzouille, et d’autant plus que le fric claqué sera à 100 % public : conseils généraux du Tarn et du Tarn-et-Garonne – 10 % chacun -, Agence de l’eau Adour Garonne – 50 % – et l’Europe enfin, à hauteur de 30 %. Ne pas se fier aux apparences : même s’il ne paie que 10 %, le grand Manitou de l’opération est le conseil général du Tarn.

Le Tarn, comme l’Ariège de Bel, comme les Bouches-du-Rhône de Guérini, comme le Nord-Pas-de-Calais de Dalongeville, est un fief socialo. Depuis 1945, la SFIO puis le PS règnent sans partage, mais sont tombés sur un os avec cette invraisemblable histoire de barrage, qui pourrait bien – rire préenregistré – être la goutte d’eau de trop. L’inamovible président du Conseil général, Thierry Carcenac, au pouvoir depuis 1991, comme un président azerbaïdjanais, s’entête d’une façon étonnante. Ce mystère doit bien avoir une explication.

En attendant, sur place, c’est baston et grèves de la faim. Un formidable collectif fédère les énergies, qui sont nombreuses (http://www.collectif-testet.org). À l’heure où vous lirez ces lignes, il est probable que le défrichement, préalable aux travaux du barrage eux-mêmes, sera terminé, sous haute protection policière. Les heurts violents, les jets de cocktails Molotov, les coups de matraque, les barricades n’ont pas cessé depuis des semaines. Comme à Notre-Dame-des-Landes, où un autre socialo déjà oublié – Ayrault – fantasme encore de construire un aéroport.

Qu’est-ce qu’on peut dire depuis Paris ? Qu’il ne faut pas lâcher, bien sûr. Qu’il faut tenir autant qu’il sera possible. Charlie, avec ses moyens dérisoires, soutient et soutiendra les énervés et enragés de Sivens, et toutes les plantes et animaux menacés de mort. Une mention pour notre excellent Premier ministre, Manuel Valls. Ignorant tout du dossier, qu’il découvrait, il a finalement osé (1) il y a quelques jours ces mots d’anthologie : « Mobiliser la ressource en eau est un élément décisif pour l’installation des jeunes agriculteurs, c’est pour cela que nous avons tenu bon à Sivens ». On te croit, grand socialiste.

(1) http://www.reporterre.net/spip.php?article6274

Dessine-moi une planète et demie

Cet article a été publié par Charlie Hebdo le 27 août 2014, sous un autre titre.

Faut que ça saigne. Depuis le 19 août, « Jour du dépassement », nous tapons jusque fin décembre dans le stock en perdition des ressources naturelles. Pour vivre comme les Américains, l’humanité aurait besoin de cinq planètes. Ça va être coton.

Rions, c’est encore le mois d’août. Nos excellentes gazettes titrent –dans les coins – sur une nouvelle qui intrigue tout de même un peu : « la planète », comme ces gens écrivent, aurait tout bouffé, cette goinfresse, en seulement huit mois d’activités humaines. On appelle cela, en français approximatif, le « Jour du dépassement ». L’ONG Global Footprint Network, publie chaque année un document sur l’état des ressources disponibles. Les écosystèmes – disons les grands éléments vivants, comme les sols agricoles, les fleuves et rivières, les arbres et forêts, les océans sont capables de produire chaque année qui passe une certaine montagne de biens naturels. Justement ceux qui nous permettent de manger, de nous vêtir, d’habiter, de nous soigner, etc. Sans eux, rien, ballepeau.

Mais dans le même temps, les humains boulottent de plus en plus et détruisent à qui mieux, jusqu’à ce fameux « dépassement », qui tombe cette année le 19 août. Au-delà, ils attaquent le dur, c’est-à-dire la structure, les stocks en apparence infinis de champs, de prairies, de pêcheries. Essayant de se rendre intelligibles, les commentateurs parlent de « vie à crédit ».

Pour filer cette si lamentable métaphore, peut-on taper sans fin dans un capital qui diminue chaque saison un peu plus ? Peut-on se vautrer dans une dette écologique comme on le ferait au bistrot du coin ? Sur le papier, l’affaire ne dépasse pas un problème de cours élémentaire deuxième année. La quasi-totalité des responsables de tout bord, y compris nombre d’écologistes officiels, s’en cognent d’autant plus qu’à leurs yeux flapis, cela ne signifie rien. Mais ainsi qu’on se doute, ils ont tort.

En 1992, sur fond de sommet de la Terre de Rio – le premier -, paraît un article pionnier signé par le professeur américain William Ree (1). Commence une série d’études sur l’empreinte écologique des individus, des pays, puis de l’humanité entière. Souvent critiquée, « l’empreinte écologique » a l’immense mérite de rappeler quelques évidences. La première de toutes est qu’il existe des limites physiques infranchissables, quelle que soit la politique suivie. Et c’est d’autant plus chiant que c’est vrai. Très grossièrement, on calcule cet indice en estimant la surface biologiquement productive dont un individu ou un groupe ont besoin. Laquelle inclut des sols fertiles, des bois, de l’eau, sous la forme théorique d’un hectare global (hag).

Global Footprint Network est parvenu à affiner ces calculs et à proposer des résultats précis, censés « informer » les aveugles qui nous gouvernent, comme cet Atlas mondial, pays par pays. Le « Jour du dépassement » – Earth Overshoot Day – n’est jamais qu’une continuation logique, mais qui fout le trouillomètre à zéro, car chaque année, il intervient un peu plus tôt. En 1986 – première année de calcul -, le dépassement avait eu lieu le 31 décembre. Et le 20 novembre en 1995. Et le 20 octobre en 2005. Et le 23 septembre en 2008. Et le 22 août en 2012.

Si l’on se saisit d’une loupe, la leçon devient limpide. La Chine a d’autant moins d’avenir qu’elle consomme 2,2 fois ce que son territoire peut lui offrir en une année. Les Émirats arabes unis 12,3 fois. La France, 1,6. La croissance, c’est donc du vol, comme la propriété. Ceux qui ont les moyens d’extorquer arrachent aux autres de quoi maintenir un niveau de gaspillage « acceptable », sur fond de téléphones portables et d’écrans plasma. En espérant contre l’évidence que cela pourra durer.

Rappelons aux ramollos du bulbe qu’il faudrait cinq planètes pour que les 7 milliards de Terriens s’empiffrent comme les Amerloques. Et encore trois pour faire comme chez nous. Selon Global Footprint Network, « en 1961, l’humanité utilisait juste trois quarts de la capacité de la Terre à produire de la nourriture, des fibres, du bois » et même à absorber les gaz à effet de serre. Actuellement, au-delà d’inégalités de plus en plus foldingues, elle épuise une planète et demie pour la satisfaction de ses besoins.

Nous allons donc gaiement vers le krach écologique à côté duquel la crise de 1929 paraîtra un friselis de roses. Encore un peu de croissance, les tarés ?

(1) http://eau.sagepub.com/content/4/2/121.short?rss=1&ssource=mfc

De quoi Ebola est-elle le nom ?

Cet article a été publié le 6 août 2014 par Charlie Hebdo, sous un autre titre

Derrière les maladies émergentes, dont la fièvre Ebola qui dévaste l’Afrique, l’Internationale des gougnafiers. Un siècle de déforestation massive et d’agriculture intensive explique largement la dissémination de nouveaux fléaux.

Qui sait ? Peut-être que la Grande Peste – de 30 à 50 % de la population européenne meurt  entre 1347 et 1352 – a commencé comme cela. Ou encore la « grippe espagnole » de 1918, qui zigouilla davantage – 20 millions de morts – que la Première Guerre mondiale, celle qui devait être la dernière.

Une chose est sûre, et c’est que la fièvre hémorragique dite Ebola – une rivière de la République démocratique du Congo – est hors de contrôle. Après le Liberia et la Sierra Leone, tous les pays voisins sont désormais menacés, dont le Nigeria et ses 170 millions d’habitants. L’un des virologues au contact des malades, le Sierra Léonais Sheik Umar Khan, est mort la semaine passée, frappé lui aussi par le virus.

C’est donc l’angoisse dans des pays où les systèmes de santé croulent déjà sous le poids d’autres maladies. En attendant mieux, il n’est pas interdit de se poser une ou deux questions bien emmerdantes. La principale est celle-ci : pourquoi tant de maladies émergentes ? Selon les sources les plus sérieuses, leur nombre explose depuis cinquante ans, que l’on parle d’Ebola, du sida, du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), des hantavirus, du virus du Nil occidental, entre autres joyeusetés.

Il serait stupide de vouloir tout expliquer par la dévastation écologique de la planète, mais il serait franchement con de passer à côté. Car d’évidence, une des clés de la situation s’appelle déforestation. Dans un texte impeccable (1) publié par la FAO (Organisation des nations unies pour l’agriculture et l’alimentation), les chercheurs Bruce Wilcox et Brett Ellis expliquent par le menu l’arrière-plan de ces émergences (ou réémergences). Grossièrement, l’essentiel du phénomène viendrait de « changements dans le couvert végétal et l’utilisation des terres, notamment les variations du couvert forestier (en particulier la déforestation et la fragmentation des forêts), ainsi que l’urbanisation et l’intensification de l’agriculture ».

Les hommes pénètrent toujours plus loin dans les forêts tropicales, sortent virus et autres micro-organismes pathogènes de l’extrême stabilité écologique où ils se trouvaient, entrent au contact d’animaux de toutes sortes – primates, rongeurs, chauve-souris – qui deviennent les vecteurs de ces infections. On est très loin de tout comprendre, mais il est certain que le bouleversement de centaines de millions d’hectares de steppes et prairies, et surtout de forêts, a mis au contact des êtres vivants qui ne l’étaient pas dans le passé proche.

Wilcox et Ellis vont encore plus loin, écrivant : « Les premiers pathogènes responsables de fléaux tels que la variole seraient nés en Asie tropicale, au début de l’histoire de l’élevage et lorsque les forêts ont commencé à être défrichées à grande échelle, au profit de cultures permanentes et d’établissements humains ». La France n’est nullement à l’abri : une étude parue en 2008 dans la revue Nature (2) propose la première carte mondiale des maladies émergentes, et notre beau pays tempéré y occupe une place de choix.

Pourquoi ? Parce que nous avons beaucoup de ports – sur la Méditerranée, l’Atlantique, la Manche et la mer du Nord -, où les bateaux débarquent sans cesse des hôtes inattendus. Et parce que les anciens liens coloniaux font atterrir chaque année à Roissy, Marseille ou Lyon des centaines de milliers d’habitants de pays tropicaux. Le reste s’appelle dérèglement climatique, qui fait irrésistiblement remonter vers le Nord des espèces jusqu’ici confinées plus au sud.

Charlie, qui n’est pas devin, ne sait rien de ce qui va se passer, mais la promiscuité toujours plus grande entre les hommes, les animaux sauvages et les milliards de prisonniers de l’élevage concentrationnaire ne saurait annoncer le printemps. Pour que la situation s’améliore, il faudrait commencer par respecter ces équilibres écologiques qui emmerdent tout le monde, à commencer par les aménageurs-massacreurs. À moins de devenir sages, et même très sages, Ebola n’est qu’un début.

(1) http://www.fao.org/docrep/009/a0789f/a0789f03.html
(2) http://www.nature.com/nature/journal/v451/n7181/full/nature06536.html

Nantes, cinq minutes d’arrêt (ou plus)

Il s’agit d’une resucée. Pour une raison que j’ignore, j’ai eu envie d’exhumer ce texte paru ici même il y a près de sept ans. Cela fait bizarre, non ?

Voler ne mène nulle part. Et je ne veux pas parler ici de l’art du voleur, qui conduit parfois – voyez le cas Darien, et son inoubliable roman – au chef-d’oeuvre. Non, je pense plutôt aux avions et au bien nommé trafic aérien. Selon les chiffres réfrigérants de la Direction générale de l’aviation civile (DGAC), ce dernier devrait doubler, au plan mondial, dans les vingt ans à venir. Encore faut-il préciser, à l’aide d’un texte quasi officiel, et en français, du gouvernement américain (http://usinfo.state.gov).

Les mouvements d’avion ont quadruplé dans le monde entre 1960 et 1970. Ils ont triplé entre 1970 et 1980, doublé entre 1980 et 1990, doublé entre 1990 et 2 000. Si l’on prend en compte le nombre de passagers transportés chaque année, le trafic aérien mondial devrait encore doubler entre 2000 et 2010 et probablement doubler une nouvelle fois entre 2010 et 2020. N’est-ce pas directement fou ?

Les deux estimations, la française et l’américaine, semblent divergentes, mais pour une raison simple : les chifres changent selon qu’on considère le trafic brut – le nombre d’avions – ou le trafic réel, basé sur le nombre de passagers. Or, comme vous le savez sans doute, la taille des avions augmente sans cesse. Notre joyau à nous, l’A380, pourra emporter, selon les configurations, entre 555 et 853 voyageurs. Sa seule (dé)raison d’être, c’est l’augmentation sans fin des rotations d’avions.

Ces derniers n’emportent plus seulement les vieillards cacochymes de New York vers la Floride. Ou nos splendides seniors à nous vers les Antilles, la Thaïlande et la Tunisie. Non pas. Le progrès est pour tout le monde. Les nouveaux riches chinois débarquent désormais à Orly et Roissy, comme tous autres clampins, en compagnie des ingénieurs high tech de Delhi et Bombay. La mondialisation heureuse, chère au coeur d’Alain Minc, donc au quotidien de référence Le Monde lui-même – Minc préside toujours son conseil de surveillance -, cette mondialisation triomphe.

Où sont les limites ? Mais vous divaguez ! Mais vous êtes un anarchiste, pis, un nihiliste ! Vade retro, Satanas ! Bon, tout ça pour vous parler du projet de nouvel aéroport appelé Notre-Dame-des-Landes, près de Nantes. Je ne vous embêterai pas avec des détails techniques ou des chiffres. Sachez que pour les édiles, de droite comme de gauche, sachez que pour la glorieuse Chambre de commerce et d’industrie (CCI) locale, c’est une question de vie ou de mort. Ou Nantes fait le choix de ce maxi-aéroport, ou elle sombre dans le déclin, à jamais probablement.

Aïe ! Quel drame ! Selon la CCI justement, l’aéroport de Nantes pourrait devoir accueillir 9 millions de personnes par an à l’horizon 2050. Contre probablement 2,7 millions en 2007. Dans ces conditions, il n’y a pas à hésiter, il faut foncer, et détruire. Des terres agricoles, du bien-être humain, du climat, des combustibles fossiles, que sais-je au juste ? Il faut détruire.

La chose infiniment plaisante, et qui résume notre monde davantage qu’aucun autre événement, c’est que l’union sacrée est déjà une réalité. l’Union sacrée, pour ceux qui ne connaissent pas, c’est le son du canon et de La Marseillaise unis à jamais. C’est la gauche appelant en septembre 1914 à bouter le Boche hors de France après avoir clamé l’unité des prolétaires d’Europe. L’Union sacrée, c’est le dégoût universel.

L’avion a reconstitué cette ligue jamais tout à fait dissoute. Dans un article du journal Le Monde précité (http://www.lemonde.fr), on apprend dans un éclat de rire morose que le maire socialiste de Nantes, le grand, l’inaltérable Jean-Marc Ayrault, flippe. Il flippe, ou plutôt flippait, car il craignait que le Grenelle de l’Environnement – ohé, valeureux de Greenpeace, du WWF, de la Fondation Hulot, de FNE – n’empêche la construction d’un nouvel aéroport à Nantes. Il est vrai que l’esprit du Grenelle, sinon tout à fait sa lettre, condamne désormais ce genre de calembredaine.

Il est vrai. Mais il est surtout faux. Notre immense ami Ayrault se sera inquiété pour rien. Un, croisant le Premier ministre François Fillon, le maire de Nantes s’est entendu répondre : « Il n’est pas question de revenir en arrière. Ce projet, on y tient, on le fera ». Deux, Dominique Bussereau, secrétaire d’État aux Transports, a confirmé tout l’intérêt que la France officielle portait au projet, assurant au passage qu’il serait réalisé.

Et nous en sommes là, précisément là. À un point de passage, qui est aussi un point de rupture. Derrière les guirlandes de Noël, le noyau dur du développement sans rivages. Certes, c’est plus ennuyeux pour les écologistes à cocardes et médailles, maintenant majoritaires, que les coupes de champagne en compagnie de madame Kosciusko-Morizet et monsieur Borloo. Je n’en disconviens pas, c’est moins plaisant.

Mais. Mais. Toutes les décisions qui sont prises aujourd’hui, en matière d’aviation, contraignent notre avenir commun pour des décennies. Et la moindre de nos lâchetés d’aujourd’hui se paiera au prix le plus fort demain, après-demain, et jusqu’à la Saint-Glin-Glin. Cette affaire ouvre la plaie, purulente à n’en pas douter, des relations entre notre mouvement et l’État. Pour être sur la photo aujourd’hui, certains renoncent d’ores et déjà à changer le cadre dans vingt ou trente ans. Ce n’est pas une anecdote, c’est un total renoncement. Je dois dire que la question de l’avion – j’y reviendrai par force – pose de façon tragique le problème de la liberté individuelle sur une planète minuscule.

Ne croyez pas, par pitié ne croyez pas, ceux qui prétendent qu’il n’y a pas d’urgence. Ceux-là – tous – seront les premiers à réclamer des mesures infâmes contre les autres, quand il sera clair que nous sommes tout au bout de l’impasse. Qui ne les connaît ? Ils sont de tout temps, de tout régime, ils sont immortels. Quand la question de la mobilité des personnes sera devenue une question politique essentielle, vous verrez qu’ils auront tous disparu. Moi, je plaide pour l’ouverture du débat. Car il est (peut-être) encore temps d’agir. Ensemble, à visage découvert, dans la lumière de la liberté et de la démocratie. Peut-être.