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L’état réel du monde (l’enfumage de l’entreprise Wilmar)

Ce papier ne concerne pas notre quotidien. Mais un écologiste sincère peut-il détourner son regard de ce qui se passe ailleurs, au loin, qui touche les hommes, les bêtes, les arbres ? Vous avez comme moi la réponse, et c’est pourquoi je souhaite que vous lisiez ce qui suit avec l’intérêt que cela mérite. Mais commençons par planter le décor : Wilmar.

Wilmar est une énorme entreprise asiatique, qui fait son chiffre d’affaires – près de 45 milliards de dollars en 2011 – dans l’agriculture industrielle. Et plus précisément encore grâce au palmier à huile, dont on tire non seulement des matières grasses à bon marché, mais aussi des biocarburants, autrement appelés nécrocarburants. La si précieuse Emmanuelle Grundmann a écrit il y a peu un livre bourré d’informations rares sur le sujet (Un fléau si rentable, Calmann-Lévy, 262 pages, 16,90 euros, 2013). Je ne me souviens pas d’y avoir lu mention des surfaces plantées en palmier à huile, mais le chiffre doit y être. Celui qui me tombe sous la main, qui date de 2009, parle de 15 millions d’hectares dans le monde. Nous devons en ce cas avoir dépassé les 20 millions, car cette culture industrielle est une peste qui se répand comme telle.

Inutile de m’appesantir : le palmier à huile n’est comparable, dans les temps présents, qu’au désastre total engendré par le soja transgénique, qui a changé la structure physique de pays comme le Paraguay, l’Argentine (au nord), le Brésil (au sud). Et comme lui, il détruit tout : les cultures paysannes locales, les animaux, les forêts bien sûr. Parler de crime paraît modéré, compte tenu de l’extrême violence des destructions. Mais si l’on doit s’accorder sur le mot, disons alors qu’il s’agit d’un crime majeur.

Wilmar, donc. Le 9 décembre dernier, je reçois un message des Amis de la Terre, association pour laquelle j’ai une sympathie mesurée, mais réelle. Son titre est un cri de triomphe : Huile de palme : la multinationale Wilmar cède sous la pression de la société civile et de ses financeurs. Une telle annonce est si inattendue qu’immédiatement, et contre l’évidence, j’espère une vraie bonne nouvelle. Ce que dit le communiqué, c’est que « les Amis de la Terre ont interpellé BNP Paribas, la Société Générale, le Crédit Agricole et Axa. Seule la BNP Paribas a réellement pris au sérieux la gravité des pratiques dénoncées et reconnu sa responsabilité en tant que financeur de Wilmar. Alertée, la banque française a à son tour fait pression sur Wilmar pour leur demander de rendre des comptes ».

Wilmar, rendre des comptes, et sous la pression des Amis de la Terre ? Dès la lecture de cette phrase, je savais qu’on se trouvait en pleine fantasmagorie, celle qui préside aux communiqués triomphants d’autres associations, comme Greenpeace ou le WWF, qui ont un besoin vital de prouver à leurs chers donateurs que l’argent est bien employé. Oui, une complète fantasmagorie. Et le reste était pire encore : « Lucie Pinson, chargée de campagne Finance privée pour les Amis de la Terre conclut : “L’annonce de Wilmar montre que notre stratégie de pressions sur les banques peut être très efficace et entraîner des changements au sein des entreprises. Nous avons pu le constater lors des différents entretiens avec BNP Paribas. Il est donc plus que jamais utile que les citoyens se mobilisent pour interpeller leur banque” ».

Oh ! des changements au sein des entreprises ? Wilmar la vertueuse aurait décidé de ne plus s’approvisionner auprès de fournisseurs d’huile travaillant dans l’illégalité. Fantastique ! Je profite de l’occasion pour dire aux Amis de la Terre qu’en Indonésie et en Malaisie, terrains privilégiés de profits pour Wilmar, la loi, c’est eux, représentée sur place par leurs amis. Inverser un tel rapport de forces nécessite un peu plus qu’agiter ses petits bras. Croyez-en un vieux cheval fourbu comme moi.

Ce n’est pas tout, car j’ai reçu dans le même temps que ce communiqué une information accablante de l’association Grain, l’une des plus chères à mon âme (c’est ici). Vous lirez, je l’espère, mais je dois en faire un commentaire, qui conclura mon propos. Nous sommes cette fois au Nigeria, pays le plus peuplé d’Afrique avec ses 170 millions d’habitants. Je ne sais évidemment pas ce que cette poudrière va devenir, mais il faudrait être bien sot pour espérer qu’elle n’explosera pas. Les affrontements entre chrétiens, animistes et musulmans ne sont que l’une des faces d’une dislocation générale, sur fond de folie écologique.

Dans ce pays ne subsistent que des confetti de forêts tropicales, et ces confetti se changent en poussière rouge latérite. Le village d’Ekong Anaku, dans le sud-est du pays, conserve – conservait ? – l’usage d’un lambeau de quelques milliers d’hectares. Et puis les corrompus de Lagos, la capitale, se sont emparés de ce que les villageois avaient accepté de transformer en réserve. 10 000 hectares d’un seul tenant. Un vol pur et simple dans ce pays dirigé par des kleptocrates. En 2011, le voleur, qui n’avait pas payé un centime son butin, décide de le revendre à une opportune société étrangère, empochant un nombre indéterminé de millions de dollars. Et cette entreprise, c’est Wilmar International, celle qui s’achète une belle conscience auprès des naïfs des Amis de la Terre.

Le point de vue d’un chef villageois : « Obajanso [le voleur] n’avait absolument pas le droit de vendre ces terres. Si vous achetez un bien volé, vous ne pouvez pas dire qu’il vous appartient. » Si. Au Nigeria comme en Malaisie, c’est possible, et c’est même certain. Wilmar a commencé de planter des palmiers et on voit mal cette transnationale rendre le bien si mal acquis à ses légitimes propriétaires.

Quelle morale à tout ce qui précède ? J’en vois une : faire semblant d’agir et d’obtenir des résultats est encore pire que de ne rien faire du tout. Cela détourne, cela assoupit, cela trompe. J’en vois une autre : qui n’a pas envie d’affronter les monstres doit rester à la maison. La bataille contre la destruction du monde fait partie d’une guerre de tranchées dans laquelle nous avons le grand privilège d’être à l’arrière, buvant du champagne et festoyant, tandis que d’autres meurent. Je n’ai aucune envie de mourir, mais il serait temps de se mettre d’accord sur les enjeux du combat et les risques que nous décidons en conscience de courir. En attendant, qu’on nous foute la paix avec les bluettes. Les activités d’une transnationale sont par définition amorales. Et quand elles s’attaquent ainsi, frontalement, aux être vivants, à tous les êtres vivants, arbres compris, il faut avoir le courage élémentaire de désigner un ennemi. Pas un adversaire. Un ennemi.

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Sommes-nous réellement en 1788 ? (un mot sur monsieur Mélenchon)

Je viens de lire que monsieur Mélenchon a déclaré au Parisien hier : « La France est en 1788 ». Il faisait allusion à « l’injustice fiscale », à la veille d’une manifestation « pour la révolution fiscale ». Fort bien. La manifestation a été un fiasco, malgré les rodomontades habituelles, mais en vérité, je passe mon tour pour évoquer le sujet de l’impôt, me contentant de dire que la question est un poil plus compliquée que ce que scandent les amis de monsieur Mélenchon, pour lesquels il suffirait bien de taxer le capital.

Une nouvelle nuit du 4 août ?

Oui, je passe mon tour, car ma question de ce dimanche est  : sommes-nous en 1788 ? Un premier commentaire, d’évidence ou presque : lorsque l’on lance pareilles analogies, et Dieu sait que ces dernières sont nombreuses et réitérantes, c’est peut-être bien qu’on ne sait pas inventer autre chose. Monsieur Mélenchon se veut et se croit historien des colères populaires, mais je pense, moi, qu’il se complaît surtout dans de vaines mythologies. À le suivre, il faudrait donc recommencer la prise de la Bastille – ce dimanche, Bercy, siège de l’infâme administration fiscale, aurait fait l’affaire – puis la nuit du 4 août, qui mena comme on ne le sait plus guère, à l’abolition des privilèges et des droits féodaux.

Bon, je vous avoue que je trouve cela un poil ridicule. Non qu’il n’y ait de privilèges. Non qu’il n’y ait des classes sociales. Non qu’il ne faille pourfendre l’injustice, et probablement jusqu’à la fin des temps. Mais simplement parce que les mots employés sont désespérément vides d’un sens qui ferait réellement lever ce qu’on appelait dans mes jeunes années les masses. Celles-ci n’étaient pas ce dimanche avec monsieur Mélenchon, qui n’a reçu – il est important de s’en souvenir – que 8 % des voix des inscrits au premier tour de l’élection présidentielle de 2012. Ce n’est pas rien. C’est même beaucoup, d’un certain point de vue. Mais l’essentiel reste que sur 100 personnes inscrites sur les listes électorales, 92 ne se sont pas reconnus dans monsieur Mélenchon. Or donc, quand ce tribun parle du peuple, de qui parle-t-il au juste ? Cela n’a rien d’anecdotique, croyez-moi. Ou non. Toute l’histoire des avants-gardes autoproclamées regorge d’exemples où le peuple réel ne se montre pas à la hauteur du peuple imaginaire. Et les conséquences peuvent alors être dramatiques.

Et la santé, bordel ?

Et puis ? Je suis infiniment désolé, mais tout ce qui précède n’était que préambule. Voici : où ont-ils donc la tête, ceux qui prétendent changer le monde avec de si vieux clichés ? Comment se fait-il qu’ils soient à ce point aveugles ? Pourquoi diable ne lancent-ils pas des mobilisations sur tant d’autres questions parfaitement ignorées ? Je ne prendrai qu’une de ces dernières : la santé. Il est hélas indiscutable que nous assistons à une dégradation stupéfiante de la santé des humains. Je parle là, et je vous prie de m’en excuser, des pays du Nord, riches, où existent des chiffres, des colonnes de statistiques, des administrations plus ou moins capables d’utiles compilations.

Eh bien que voit-on ? Un cycle historique s’achève. La croyance si agréable dans une augmentation continue de l’espérance de vie n’était donc qu’une chimère, une chimère de plus. Je ne vais pas m’attarder, car un ouvrage, car des ouvrages seraient nécessaire. Cet excellent Claude Aubert a entrouvert la porte il y a quelques années (Espérance de vie, la fin des illusions, Terre Vivante), mais nul doute que nous ne sommes qu’au début d’un complet renversement. Radotons un peu : nul expert d’aucune sorte ne peut savoir combien de temps les jeunes d’aujourd’hui – disons ceux qui ne dépassent pas quarante-cinq ans – vivront. Voyez, ce ne sont pas des devins. Quand ils tracent de jolies courbes, ils ne font jamais qu’extrapoler à partir d’humains qui meurent aujourd’hui, à des âges en effet de plus en plus avancés.

La danse des molécules

C’est bien joli, mais pleinement absurde, car ces humains nés en 1915 ou 1930 ont formé leur cerveau et le réseau si dense des connexions neuronales, ainsi que leur système nerveux central,  dans un temps qui a disparu. Certes, des pollutions existaient déjà, souvent organiques, mais sans cette invasion planétaire, extravagante, délirante même de la chimie de synthèse. Le grand lâcher de molécules n’avait pas commencé. Ces molécules assemblées par l’homme, inconnues de la Création, se comptent aujourd’hui par millions. Je répète : par millions. Les organismes vivants n’ayant jamais eu à connaître, au cours de l’évolution, de matières aussi singulières et paradoxales que les plastiques ou le DDT, le gaz sarin ou le triclosan, subissent une agression à laquelle rien n’a pu les préparer.

Bien que des preuves directes, massives, indiscutables manquent dans de nombreux domaines, une certitude émerge des décombres. Il y a coïncidence entre l’émergence ou la multiplication de pathologies et l’apparition dans tous les milieux de la vie, jusqu’en Arctique, jusque dans le désert de Gobi, jusque dans les fosses du Pacifique, jusque dans la troposphère et même au-dessus d’elle, de produits délétères, dont beaucoup durent et subsistent au-delà des vies humaines. Un sac plastique bien conservé peut tenir des centaines d’années. Encore faut-il ajouter, mais tout est lié, la junk food et ses innombrables additifs chimiques, la junk food et ses graisses, et son sel, et son sucre, et sa merde.

Deux millions d’Ahzeimer

La dégradation de la santé est-elle manifeste ? Voyons. Je ne vous accablerai pas ici de chiffres. Sauf deux. L’incidence des cancers a augmenté de 107,6 % chez l’homme et de 111,4 % chez la femme entre 1980 et 2012. C’est simplement foudroyant, et ne croyez pas ceux qui parlent, l’air apparemment satisfait, de l’augmentation de l’espérance de vie comme principale explication. Elle a sa part dans le phénomène, mais, et je n’y insiste pas, elle n’explique à peu près rien. Et pensez aux maladies neurodégénératives ! Il y a environ un million – 1 000 000 ! – de cas d’Alzheimer en France, et on en attend 2 millions en 2020, dans sept ans. À quoi il faut ajouter une épidémie de diabète – la France compte environ 4 millions de diabétiques -, une épidémie d’obésité – 7 millions – une épidémie d’asthme – 3 millions -, une très étrange multiplication des cas d’autisme. Encore faudrait-il parler de bien d’autres affections, mais je m’arrêterai pour finir sur le « syndrome de dysgénésie testiculaire » qui renvoie à de nombreuses anomalies de la reproduction, dont la diminution du nombre de spermatozoïdes, l’infertilité croissante, l’hypospadias, la cryptorchidie, le cancer des testicules.

D’ores et déjà, l’espérance de vie en bonne santé, ou plutôt l’indicateur appelé Espérance de vie sans incapacité (EVSI), diminue. Et continuera fatalement de le faire. Dans ces conditions, et pour en revenir au point de départ – monsieur Mélenchon et son hasardeuse comparaison avec 1788 -, que faut-il faire ? Mais bien sûr, inventer des formes nouvelles de mobilisation et d’action. Ainsi, à quoi bon défendre la Sécurité sociale – victoire essentielle du peuple – si l’on ne commence pas par comprendre ce qui se passe ? Le déficit de la Sécu, qui finira par tout emporter, est bien davantage une déroute sanitaire qu’une débâcle financière. L’explosion des maladies chroniques et des invalidités creuse la tombe de cette Grande Conquête plus certainement que les dérives des professions médicales, pourtant bien réelles.

Mettre à bas l’édifice social

Alors, plutôt que prétendre cette imbécilité que la France rejouerait 89 et Valmy, pourquoi ne pas parler de la santé de tous et de chacun ? Ici et maintenant ? Une telle attention au neuf conduirait évidemment à détricoter la pelote et à mettre en question la totalité de l’édifice social. On pourrait ainsi, et j’ose dire aisément, s’attaquer à l’organisation même du pouvoir. Aux puissances industrielles, mais aussi administratives, bureaucratiques, politiques. À  la production elle-même. Au sens de la production d’objets. Au sens de la vie elle-même. C’est alors que nous serions enfin « modernes », pour utiliser un mot que je déteste. C’est alors que nous rendrions hommage aux ancêtres, ceux de 89, ceux de 1871, et tous les autres.

Mais la gauche, qu’elle soit celle de monsieur Mélenchon ou d’ailleurs de tout autre,  a d’autres priorités. N’a-t-on pas vu cette fin de semaine l’intronisation de madame Cosse à la tête d’EELV, à raison de sa proximité avec madame Duflot et monsieur Placé ? Je vais vous dire : si je devais faire un absurde rapprochement chronologique, je ne parlerai sûrement pas de 1788. Dans le meilleur des cas, nous cherchons dans la nuit quelques grains et poudres d’espoir, pensant certains matins en avoir empli nos poches. Dans le meilleur des cas, nous sommes en 1750. Il faut (se) parler, évaluer le meilleur de nos récoltes, suggérer les chemins d’apparence impossible. C’est la seule manière de créer ensemble un imaginaire complet, qui détournerait pour de bon des colifichets de toutes sortes qui finiront par nous tuer. À ces conditions, l’été 1789 reviendra peut-être. Peut-être. Mais s’il revient, il ne fait aucun doute que nous ne le reconnaîtrons pas.

Les jolis flocons de la tour Montparnasse

Cet article a été publié par Charlie Hebdo le 21 novembre 2013

Le symbole lourdingue des années Pompidou recrache de l’amiante dans les poumons. La tour Montparnasse est sous enquête judiciaire, et court le risque d’être évacuée pendant des années. Mais qui paiera la note ?

L’incroyable bordel de l’amiante. Le dernier rebondissement est dans le droit fil d’un siècle de scandale complet : la justice enquête sur la tour Montparnasse, un monstre de 150 000 tonnes planté à l’emplacement de la vieille gare du même nom.

La tour est un condensé de ce que les vieilles barbes appellent le gaullisme immobilier. Un mélange de combines et de foi grotesque dans le béton et le gigantisme. Malraux, ministre de la Culture – si -, accorde le permis de construire en 1968 – si -, et l’année suivante, Pompidou-président annonce que la tour sera dotée d’un somptueux centre commercial. En 1973, inauguration et vivats. New York sera bientôt ridiculisé par 10, 100, 1 000 tours Montparnasse. La première a  210 mètres de haut, compte 59 étages, 56 piliers en béton armé s’enfonçant à 70 mètres sous terre, et elle est farcie jusqu’à la gueule d’amiante, comme d’innombrables lieux publics et privés de son époque.

Or l’amiante se dégrade, or les flocages de jadis se font la malle, or les fibres délétères volettent dans l’air, sous le pif des 5 000 salariés permanents de la tour et du million de visiteurs annuels. Monter sur le toit, c’est fun, surtout pour les poumons. Bien sûr, le syndicat des copropriétaires jure qu’il n’y a aucun problème, que tout est sous contrôle. Hum. Racontons l’histoire telle qu’elle s’est déroulée, cela ne peut pas faire de mal.

Le 13 mars 2005, le Journal du Dimanche publie un dossier affriolant, sous le titre « La tour Montparnasse est truffée d’amiante ». L’affaire est en réalité connue depuis des années car, rapporte l’hebdo, « Les experts qui se sont succédé depuis 1996 dans les 59 étages du plus haut immeuble d’Europe y ont trouvé, à tous les niveaux, de l’amiante sous toutes ses formes ». Pourquoi n’avoir rien branlé depuis ? Parce que le désamiantage complet coûte trop cher, pardi. On parle alors de 4 millions d’euros par étage, et les copropriétaires n’étant pas candidats au suicide collectif, ils ont patiemment attendu que l’affaire soit rendue publique pour bouger le premier orteil.

La suite est une litanie de Pleureuses et de gros chèques. Fin 2007, 27 étages ont, en théorie, été désamiantés. 1 000 mesures d’air annuelles garantissent, sur le papier, que l’amiante ne passera pas. Un nouvel ascenseur doit permettre « d’évacuer rapidement les déchets amiantifères ». 110 millions d’euros supplémentaires sont débloqués pour de nouveaux travaux. En 2009, tout doit être fini. En 2011, tout continue. Commentaire d’un responsable technique : « C’est un chantier atypique ». Tu l’as dit.

En 2013, on y est encore. Le 27 juin, 500 employés de la tour, qui bossent pour une filiale du Crédit Agricole, sont évacués en urgence et recasé tant bien que mal dans les Yvelines. Comme le seuil réglementaire – 5 fibres d’amiante par litre d’air – est dépassé pour 8 étages, nouvelle enquête. Avec le feu au cul des proprios, car la préfecture de Paris, qui a, elle aussi, les jetons, menace froidement d’utiliser l’arme nucléaire en ordonnant l’évacuation totale jusqu’à la fin de travaux prévus, pour l’heure, jusqu’en 2017.

On en était là quand on a appris ces jours-ci l’ouverture d’une information judiciaire pour « mise en danger de la vie d’autrui », qui peut conduire à peu près à tout, y compris à la ruine de la tour Montparnasse. D’accord, c’est rigolo, mais pas tant. Le chantier de désamiantage de l’université parisienne de Jussieu, qui devait coûter 183 millions d’euros et durer 36 mois, s’est en fait étalé sur 19 ans pour une facture de 1,8 milliards d’euros. La cour des Comptes a saisi la justice, mais franchement, à quoi bon ?

Ce que révèle la folie Montparnasse, que personne ne veut voir, c’est que le dossier de l’amiante n’est pas démerdable. Des milliers de bâtiments publics, comme par exemple la plupart des salles de spectacle, ont été joyeusement bardés d’amiante, et ne pourront évidemment être tous nettoyés. La note, qui ne sera jamais payée, se chiffre en centaines de milliards d’euros. Peut-être en milliers.

Les (grands) mots de mon père

Quand j’étais petit, mon père vivait encore. Je devais être bien petit, car mon vieux à moi est mort quand j’avais huit ans. Il s’appelait Bernard, et il était ouvrier. Un estampeur, qui ramenait sa paie dans une enveloppe, chaque mois, à ma mère, qui en sortait quelques billets à la gloire de Bonaparte. Valeur nominale : 10 000 francs. Anciens, comme on se doute. La paie était pauvre, et nous étions pauvres, d’autant qu’il fallait élever cinq gosses paumés dans un coin de la banlieue parisienne. Nous. Notez qu’après sa mort, ce fut incomparablement pire, car passer de la pauvreté à la misère n’est pas une aventure humaine recommandable.

Bernard était donc ouvrier. Ouvrier communiste à l’ancienne, c’est-à-dire stalinien. Il ne servirait à rien d’oublier cette complète tragédie. Mon père, que j’ai tant aimé, et que je chéris encore, croyait à la mystification stalinienne. Il pensait bel et bien qu’une société meilleure était née à Petrograd en 1917. La lamentable (auto)biographie du chef stalinien Maurice Thorez, Fils du peuple trônait sur un buffet. L’horreur est que mon père était un brave. Un bon, un excellent homme. En fait, et sans discussion, un authentique communiste.

Je ne sais comment il a fait pour me transmettre tant, mais il a réussi. On peut parler d’un exploit, car il travaillait 60 heures par semaine dans un atelier, au milieu du fracas des machines et de la poussière de métal. 60 heures signifiaient 10 heures par jour, samedi compris. Et comme il lui fallait prendre un bus jusqu’aux portes de Paris, puis un métro, béret sur la tête et sac en bandoulière, chargé d’une gamelle, il était pour ainsi dire absent.

Le dimanche, après quelques embrassades avec nous, les gamins, il dormait. Pardi ! il fallait comme de juste reconstituer la force de travail. On le sait, en tout cas je le sais, l’Histoire est écrite par les vainqueurs, et mon père était un vaincu de la lutte sociale. Jacques Prévert parle dans l’un de ses textes de « ceux qui soufflent vides les bouteilles que d’autres boiront pleines ». Indiscutablement, mon père soufflait, et souffrait. Nul ne dira jamais vraiment qui a bâti ce pays. La seule certitude, c’est que les petits marquis et roquets qui règnent sur le monde ne font jamais que profiter du résultat.

Allons, séchons nos larmes. Mon père m’aura donné sans le savoir l’essentiel. Je me souviens comme si c’était hier de l’une ses sentences. Oui, il lui arrivait d’énoncer de fortes propositions, qui paraissaient s’emparer du réel. Et celle-là était du genre définitif. Mon père : « La victoire du socialisme est inéluctable ». Vous avez bien lu. Je pouvais avoir sept ans, en tout cas pas plus, car ensuite, mon vieux a été hospitalisé. Parlait-il à son vieux copain Gégène Liéveau ? Commentait-il une nouvelle du journal ? Il va de soi qu’il ne s’adressait pas à moi; il est de même évident que je n’ai rien compris à ce charabia. Le socialisme ? Inéluctable ? J’avais sept ans, amis lecteurs ! Mais j’ai été marqué à vie. Mon père devait avoir le ton. On devait sentir la chair de poule entourant ses paroles.

Mais que voulait-il dire ? Répétant le catéchisme stalinien, il exprimait un sentiment partagé par des millions de personnes de la France de 1960 : l’Histoire avait un sens, et un sens unique, dont le signe principal était le Progrès. J’ai mis une majuscule, car elle s’impose. Le Progrès était une marche en avant en effet inéluctable. Les ennemis des pauvres pouvaient certes entraver cette chevauchée fantastique, la retarder, mais certainement pas l’arrêter.

Un certain marxisme d’école primaire racontait une fable ayant les apparences du vrai. Les hommes de la préhistoire avaient fini par créer une forme stable, la féodalité. La bourgeoisie des villes, gagnant en force et en confiance, avait abattu l’Ancien Régime et établi un état social supérieur après 1789, qui s’appelait le capitalisme. C’était le tour de la classe ouvrière, car « les prolétaires n’ont rien à perdre que leurs chaînes », ainsi que l’avait écrit Marx, et son règne serait celui de la réconciliation générale par la disparition organisée des classes. L’ouvrier était le progrès en action, en personne.

C’était funeste. C’était inepte. J’y ai cru moi-même, contre tant d’évidences. La croyance n’a jamais besoin que d’elle-même. Au fait, est-ce que cela a disparu ? En partie, en partie seulement. Il reste dans un grand nombre d’esprits l’idée d’un mouvement au fond linéaire des sociétés humaines, figé dans un mot de nature magique, le « progressisme ». Si on n’est pas progressiste, alors on est réactionnaire. Il faut accepter cet ordre immuable, qui désigne d’un côté les artisans de tous les changements, dans la politique, la science, les lois, et de l’autre les pauvres cloches qui se montrent réfractaires au neuf. D’un côté les valeureux, de l’autre les peureux. À ma gauche, les généreux, à ma droite, les parcimonieux. Il me paraît que cette vision idéologique est plus marquée dans la tradition de gauche que dans le fatras qui sert de référence aux droites.

Eh, où diable veux-je en venir ? Simplement à un livre qui me fait beaucoup réfléchir. Je serais vous, je me le procurerais vaille que vaille. Il s’agit de L’événement Anthropocène (par Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, Seuil, 310 pages, 18 euros). Bonneuil, historien et chercheur au CNRS, a lancé depuis peu une collection appelée Anthropocène, au Seuil, dont trois titres, dont celui cité, sont disponibles. Je vous le dis en confidence, cet espace éditorial est plein de promesses.

Au fait, qu’est donc l’Anthropocène ?  Une nouvelle ère géologique, celle créée par l’Homme, et qui fait suite à l’Holocène, qui aura duré 11 500 ans seulement. Pour ceux qui l’ignorent – il n’y a pas de honte -, l’Holocène continue de nos jours, officiellement du moins. Mais au cours d’un colloque tenu en 2 000 à Cuernavaca, au Mexique, un certain Paul Crutzen se lève. C’est un grand chimiste de l’atmosphère – il est prix Nobel 1995 pour ses travaux sur la couche d’ozone -, et il entend dire son mot au sujet des bouleversements constatés sur Terre, à commencer par ces changements massifs provoqués par les activités humaines. Et selon lui, pas de doute : nous avons changé d’échelle de temps, car en effet, l’espèce humaine est devenue un agent physique de force géologique. Nous sommes dans l’ère Anthropocène. Du grec anthropos, qui signifie être humain (1).

La question du vocabulaire est ici décisive, qui ouvre sur la pure et simple métaphysique. Pour ma part, je n’ai pas de doute, car la dégradation des écosystèmes est d’une dimension telle qu’on ne peut lui accoler que l’adjectif  géologique. Il ne me reste plus qu’à relier ce si vaste phénomène à l’existence de mon si cher défunt Bernard, ouvrier de la banlieue parisienne. Vous allez voir comme c’est simple.

Dans la pensée progressiste-vulgate dont j’ai parlé plus haut, les Lumières coïncident avec la révolution industrielle, qui elle-même a libéré d’extraordinaires forces productives. Lesquelles ont permis de distribuer aux peuples d’Occident d’immenses quantités de biens matériels et de stabiliser ainsi une forme politique que les marxistes d’antan appelaient la  « démocratie bourgeoise ». Malgré les critiques faites à cette forme-là, au fond, les gauches et les droites, depuis deux siècles, s’accordent sur un jugement global : il y a progrès. Inégalement réparti, selon le sentiment de la gauche. Perpétuellement menacé par la recherche de l’égalité, selon la droite. Mais l’essentiel, bis repetita, est ici : il y a progrès.

Moi, cela fait sans mentir des décennies que je me demande ceci : que serait donc un progrès qui conduirait à un tel désastre général ? Dans une revue nommée L’Événement européen, en 1992 je crois,  j’avais osé un néologisme, euphonique qui plus est. C’est-à-dire un mot à la fois nouveau, très significatif et agréable au son. Et ce mot, c’était : regrès, qui s’est aussitôt perdu dans la brume infinie de notre langue. Regrès était bien sûr l’envers de progrès, tout en suggérant l’idée d’un regret, immense à mon sens.

J’ai en effet le regret désolé, désespéré sur les bords, de ce qui n’a pas été. Dans le livre de Bonneuil et Fressoz, on trouve une intuition que j’ai déjà eue, mais que les deux auteurs développent avec bonheur : ce n’était pas fatal. L’Histoire, telle qu’elle s’est déroulée, n’avait rien d’inévitable. Au moment de la si Grande Accélération entraînée par la machine à vapeur, deux visions de l’avenir ont cohabité, et même s’il ne  reste rien de celle qui a été écrasée, cela ne change pas le fait lui-même. En deux mots, il y a eu affrontement, certes confus, entre les industrialistes, qui ont gagné, et les autres, qu’on peut appeler les Romantiques.

Chez ces derniers, chez un Charles Fourier – que la gauche officielle présente avec dédain comme « socialiste pré-marxiste », chez les briseurs de machines luddites du Royaume-Uni, on osa pendant des décennies mettre en question l’industrialisation du monde, l’individualisme dans lequel nous sommes affreusement plongés, le droit de propriété au fondement du capitalisme transnational. Qui ne comprend qu’une voie et une seule aura été suivie, éradiquant toutes les autres routes possibles, se condamne à la prison perpétuelle d’une critique marginale du monde réel.

Moi, je le proclame : rien n’est tout à fait perdu. La destruction du monde vivant est un phénomène très avancé, mais l’Histoire n’est pas terminée, et nous devons lutter pour la bifurcation. Ce grand mouvement tournant qui renouera, au moins par la pensée, avec nos glorieux ancêtres enterrés vifs dans la cendre des hauts-fourneaux. Notez qu’on peut le dire autrement : il y a un peu plus de vingt ans, j’ai eu la chance de rencontrer André Pochon, paysan des Côtes d’Armor devenu célèbre dans les cercles écologistes. Dédé est un être d’exception, mais je n’entreprendrai pas ici son portrait. Sachez qu’il distinguait avec clarté le « bon » et le « mauvais » progrès.

On peut y voir de la naïveté. J’y ai vu souvent de la naïveté, mais cette distinction est restée dans mon esprit. Je ne la formulerais pas de la sorte, car il n’est qu’un « progrès réellement existant », et c’est la monstruosité qui continue de déferler sur une planète à bout de réserves. De la même manière que le mot communisme, si cher au cœur de mon si cher Bernard, ne saurait être sauvé de sa réalité totalitaire, celui de progrès doit être abandonné, à jamais, de façon à ouvrir une porte sur un avenir concevable.

Pour terminer sur mon vieux père, qui est né en cette fatidique année 1914, j’entends encore le son de sa voix. « La victoire du socialisme est inéluctable ! » Eh non, vieux père, rien ne l’est, car la liberté des hommes, malgré la réduction de son espace et donc de ses possibilités, existe encore. Il convient, car il le faut le plus vite qu’il sera possible, d’enterrer les idées mortes.

(1) Pour être juste, le mot apparaît dans un livre du journaliste Andrew Revkinen en 1992, Global Warming : Understanding the Forecast.

Anne Lauvergeon, reine de l’ignorance

Cet article a été publié dans Charlie Hebdo le 6 novembre 2013

Les socialos n’en loupent pas une. Quand ils veulent imaginer la France de 2030, ils demandent le boulot à l’ancienne sherpa de Mitterrand, propulsée ensuite à la tête d’Areva. Résultat : un château de cartes. En Espagne.

Comment dire du mal d’Anne Lauvergeon, ancienne cheftaine chez Lazard Frères et Alcatel, ancienne patronne d’Areva ? Elle est si belle et si gentille que ce serait la honte. Après avoir servi de sherpa (elle préparait les conférences internationales) à Mitterrand entre 1990 et 1995, elle remet aujourd’hui le couvert auprès de Hollande, ce qui promet des merveilles. Ne vient-elle pas de remettre au président chéri un magnifique rapport sur l’innovation (www.elysee.fr, puis Lauvergeon)? Chaussons nos lunettes, et lisons.

La France de 2030 devra se concentrer, les amis. Le rapport ne parle ni de biodiversité, ni de dérèglement climatique, ni de nature, ni de crise écologique. En somme, l’avenir est débarrassé de toutes les menaces globales qui font sa si grande incertitude. Mais dans ces conditions, business as usual. On prend les bonnes vieilles recettes, on agite dans un shaker histoire de leur donner des couleurs, et l’on sert bien frais.

Sept priorités ont été définies par madame et ses 19 amis, parmi lesquels des socialos bon teint et ce pauvre monsieur Michel Serres, « philosophe » officiel présent sur toutes les photos. Et la première de toutes, qui scie un peu le cul, c’est le stockage de l’énergie. Certes oui, il y a et il y aura problème si l’on décide par exemple d’utiliser massivement de l’hydrogène, qui devra en effet être conservé dans de bonnes conditions, aujourd’hui absentes. Mais la première priorité ?

Le reste fait carrément flipper. La France doit se mettre à exploiter davantage les océans, qui « contiennent 90% des réserves d’hydrocarbures et 84% des métaux rares ». Ce qu’elle appelle « l’économie marine » a un taux de croissance de 8 % par an, et il faut se précipiter. Les « sulfures hydrothermaux, compris entre 800 et 4000 mètres de profondeur d’eau » ne contiennent-ils pas « du cuivre, du zinc et en général de l’argent et de l’or » ? Si. On imagine la ruée au fond de mers déjà dévastées par les chaluts de l’industrie.

Autre source d’innovation, plutôt paradoxale, le vieux. Citation, qui sent la vieille pisse : « Les plus de 50 ans présentent ainsi une réelle appétence pour les nouvelles technologies. La révolution économique ouverte par les seniors concerne toutes les entreprises ». On devrait donc leur refiler de l’électronique adaptée, de la robotique, de la domotique, sans compter les voyages et les équipements médicalisés. Un marché royal. Celui de la « silver economy ». En français, l’économie des cheveux blancs.

Mais qui dit vieux dit mort. Et pour retarder l’échéance, miser de même sur la « médecine individualisée », resucée scientiste de bas étage, ainsi résumée dans le rapport : « Il est d’ores et déjà acquis que la médecine saura personnaliser son diagnostic en fonction des caractéristiques propres de chaque individu et notamment de son génome ». Une telle vision d’aveugle tourne le dos à toute remise en cause d’un système de soins devenu pourtant ingérable.

Comme le raconte l’excellent toxicologue André Cicolella dans son dernier livre (Toxique Planète, Le Seuil), la crise de la Sécurité sociale n’est pas financière, mais sanitaire. Les maladies chroniques, liées à l’industrialisation du monde et aux méthodes qui l’accompagnent, explosent. Les cancers, les maladies cardio-vasculaires et neurodégénératives – Alzheimer en tête -, les allergies – qui ne connaît un gosse asthmatique ? -, le diabète, l’obésité.

Ces faits n’ont rien d’un délire, et conduisent la si cauteleuse Organisation mondiale de la santé (OMS) à prévenir de l’imminence d’un chaos financier mondial. Mais tout le monde s’en fout, à commencer par cette madame Lauvergeon, reine mère de l’inculture. N’écrit-elle pas, dans une phrase purement idéologique, que « la durée de la vie va continuer de s’allonger » ? Comme le Bourgeois gentilhomme avec la prose, Lauvergeon fait de l’agnotologie sans le savoir. Le terme, inventé par l’historien des sciences Robert Proctor, désigne un secteur en expansion, véritable innovation lui aussi : la science de l’ignorance.