Disons donc Edgardo, bien que cela ne soit pas son nom. Admettons qu’il habite Maisons-Laffitte, bien que cela ne soit pas vrai. Ajoutons à ces précautions qu’il ne doit pas déclarer beaucoup ses activités, ce qui est un euphémisme. Et maintenant, allons-y. L’autre soir, traînant avec moi un lourd sac de voyage à roulettes, rembourré à l’intérieur d’un copieux oreiller, je me suis rendu chez lui. Code, vieil immeuble déglingué, cinq étages sans ascenseur. Trois portes sur le palier, dont la sienne, face à l’escalier, mais à main gauche.
Edgardo n’est pas français, et bricole, au noir. D’où ma venue. Je sors de mon sac à malices, outre ses protections et rembourrages un ordinateur acheté en 2005, IMac dans sa version 10.4.11. À l’époque préhistorique de son arrivée chez moi, c’était une sorte de Rolls-Royce dont 90 % des accessoires étaient, comment dire ? Accessoires, précisément. Je n’en avais nul besoin, mais comme ces charmants industriels – Steve Jobs, le fondateur défunt d’Apple n’a-t-il pas été constamment acclamé dans les gazettes ? – pratiquent la vente forcée, je n’avais pas le choix. Ou cet IMac, ou ballepeau.
Je me suis servi de l’appareil pendant des années, glanant ici ou là des mises à jour des logiciels qui me sont indispensables, par chance fort peu nombreux. Avec de plus en plus de difficultés. Réellement. Des messages apparaissaient avec une fréquence rapprochée sur l’écran, m’avertissant que bientôt, les versions utilisées ne serviraient plus à rien, ou presque. Or, comme dans un ballet chorégraphié, je me heurtais à un mur de plus en plus haut, sachant bien qu’il ne pourrait pas être franchi. Il me fallait « moderniser » mes logiciels, mais je ne le pouvais plus avec un appareil de cette puissance-là. Un Mac 10.4.11 est en effet, en ce mois de novembre 2013, une vieillerie, qu’on exposera bientôt dans les musées de leur monde délétère.
Il devenait ardu de télécharger au format PDF certains documents, ou d’ouvrir des textes Word trop récents. D’une façon générale, tout me poussait à acheter un nouvel ordinateur, dont les derniers-nés atteignent la hauteur 10.9. Une vague rumeur m’est parvenue, selon laquelle Apple vend désormais des machines dont le système d’exploitation commande – comme c’est pratique – de nouvelles machines. En bref, je crois pouvoir dire que j’étais coincé. J’allais devoir acheter, moi qui achète si peu. Ce n’est certes pas la somme qui me préoccupait le plus, malgré sa rondeur, mais plutôt la victoire proclamée de l’industrie dans ma petite vie de chaque jour.
Et puis Edgardo. À qui je raconte au téléphone ce qui se passe. Qui me suggère d’abord d’acheter une barrette de mémoire pour ma vieille bique d’ordinateur. Ce que je fais aussitôt, pour un prix de 29 euros. Qui me propose ensuite – Edgardo, bien sûr -, d’apporter mon ordinateur chez lui, ce que je fais, déballant devant lui, comme on a vu plus haut, mon vaste sac noir à roulettes. Edgardo devant sortir, il m’engage à revenir le lendemain. Et le lendemain, me voici de retour, intéressé, intrigué, déjà satisfait de n’avoir pas été tout à fait inerte.
Cette fois, j’y suis. L’opération du Saint-Esprit est terminée, et mon ordinateur, allumé, n’affiche plus 10.4.11, mais 10.6.8, ce qui le relance pour des années au moins dans la course folle au gigantisme électronique. La totalité du contenu est intact, Edgardo m’a ajouté une version 2011 de Word, le fonctionnement est incomparablement plus aisé, plus rapide, et le tout m’aura coûté 80 euros. 30 pour la mémoire, 50 pour Edgardo.
Morale de cette historiette ? L’industrie est par essence voleuse et gaspilleuse. S’entendre avec elle, comme veulent le faire tant de prétendus écologistes, est simplement bouffon. L’esprit public est à ce point à terre que nul ne voit, apparemment du moins, ce qui crève les yeux. Une société qui produirait des biens en fonction de l’intérêt général, pour ne pas dire universel, se comporterait évidemment d’une autre manière. Un ordinateur n’a aucune raison valable de mourir. Sa coque acier-plastique peut durer des siècles, et les pièces de l’intérieur pourraient facilement être numérotées de 1 à 20, ou si l’on veut compter très large, de 1 à 50. Chaque pièce, dotée d’une petite coque et de son numéro, pourrait être extraite par un enfant de six ans et changée après achat de sa remplaçante à la boutique du coin. Tout cela ne demande en vérité que des aménagements subalternes, mais mettrait à bas, il est vrai, tout l’édifice. Car la démonstration vaut pour la bagnole, la musique, la télé, le téléphone et le reste, presque tout le reste.
Avons-nous besoin de toutes ces merdes ? Non. Les achetons-nous ? Oui. Tel que délimité, voilà un gigantesque territoire politique, pratiquement neuf, qui nous permettrait, à condition d’y prendre pied, d’enfin mener de vrais combats d’avenir, prometteurs, émancipateurs. Il ne vous aura pas échappé qu’aucune force ne pose même la question des objets, de leur utilité, de leur usage, de l’aliénation massive qu’ils provoquent, du malheur et de la frustration qui accompagnent si souvent leur convoitise ou leur possession. Aucune force politique ne s’intéresse à ce qui serait pourtant un considérable levier pour commencer d’entrevoir une façon nouvelle d’habiter ce monde. Aucune.
À ce stade, que saurais-je ajouter ? Il faut inventer. Des formes neuves et des actions différentes. Ou des actions neuves et des formes différentes, dans le sens que vous voudrez. Je ne souhaite pas insister, mais vous, amis lecteurs, qui confiez vos espoirs à tel ou tel parti, pourquoi diable, alors qu’à l’évidence, rien ne vient ni ne viendra de ce côté-là ?