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Les digues du Bangladesh (Attali au-delà de la honte)

C’est le bon moment pour parler du Sud. Qui, selon vous, aura évoqué le sort des culs-terreux de là-bas au Sommet des 20 pays les plus riches, qui vient de s’achever à Londres ? Qui ? Je vous propose donc un saut dans le temps, auquel je songe depuis des mois. En 1992, j’ai réalisé pour Politis, dans son édition mensuelle, une très longue enquête dont – je prends ma respiration – je suis fier. Une enquête sur l’un des pays les plus pauvres du monde, le Bangladesh. J’ai beaucoup sué. J’ai énormément travaillé. Mais le résultat, près de vingt ans plus tard, tient encore debout sans béquilles. C’est ce texte que je vous donne à lire à partir de ce vendredi 3 avril 2009. Il sera en plusieurs parties, car il est long. Il sera en plusieurs parties, car il est long et que je le recopie lentement, à l’ancienne ou presque. Je ne dispose pas de fichier électronique, et repasse le texte d’origine sur le clavier de mon ordinateur. Quelques coquilles peuvent avoir été oubliées, que vous me pardonnerez.

Vous le verrez, il y a des surprises, dont les principales ne sont pas au début. Ce n’est pas voulu, c’est ainsi. Mais je me permets de vous le demander comme un service : en lisant ces lignes, pensez le plus souvent possible à Jacques Attali, qui pérore sur la scène publique chaque jour ou presque. Après avoir servi Mitterrand, il est devenu proche de Sarkozy et lui a remis un rapport fameux visant à « débloquer la croissance » en France. Ces jours-ci, il dit tout le mal, tout le bien, puis tout le mal et le bien qu’il faut penser du sommet des 20 pays les plus riches, qui vient de se tenir à Londres. L’important, c’est le micro, l’ego, l’image de Narcisse en sa toute beauté.

Ne croyez pas qu’Attali m’importe tant. On le dirait, mais non. Sa boursouflure est celle de notre temps pauvre en courage et en énergie. À d’autres époques, plus rares il est vrai, il n’aurait pas tenu dix secondes. Le public lui aurait jeté des tomates puis des pierres. Certes, je n’aime pas Attali, ses liens avec les marchands d’armes en Angola, sa capacité perpétuelle à être sur le devant de chaque photo. Sur son recto comme sur son verso. Je n’aime pas Attali, mais c’est ce monde, que je n’aime pas. Dans l’histoire atroce des digues du Bangladesh, que je vais commencer à vous raconter, un procès public aurait dû avoir lieu. J’en suis aussi sûr aujourd’hui que j’en étais certain en 1992. Mais tout a été oublié, comme de juste. Le texte qui suit a paru dans le numéro 6 du mensuel Politis, d’octobre 1992. Voici l’épisode numéro 1.

À LA FIN DU MOIS D’AOÛT 1988, L’EAU MONTE partout au Bangladesh. Beaucoup plus que d’habitude. À Dinajpur vers le 25, à Bogra le 28, à Dhaka, la capitale, le 31. C’est l’inondation du siècle, la pire de mémoire d’homme. Gonflés par les pluies de mousson, les trois grands fleuves du pays – le Gange, la Jamuna, la Meghna – et des dizaines d’autres rivières recouvrent plus de la moitié du pays pendant un mois. Trente millions de personnes sont sans abri, des villages disparaissent à jamais. Entre mille cinq cents et deux mille Bangladeshis meurent.

Pour la première fois à ce point, Dhaka a les pieds dans l’eau. Et Gulshan, le quartier des ambassades, comme les autres, ce qui ne va pas manquer d’avoir des conséquences. Les diplomates et la bourgeoisie locale n’en reviennent pas. Danièle Mitterrand, en visite sur place, est effarée par ce qu’elle voit. Rentrée à Paris, elle fait à son mari le récit de l’apocalypse.

Cela tombe bien. François Mitterrand met en effet la dernière main au discours qu’il doit prononcer à l’Assemblée nationale des Nations Unies le 29 septembre 1988. Il décroche son téléphone et demande à un de ses conseillers une note qu’il souhaite intégrer à son texte. À New-York, à la tribune, le président français se fait solennel : « Le développement passe par le lancement de grands projets d’intérêt mondial capables de mobiliser les énergies au service de telle ou telle région blessée par la nature ou la folie des hommes. L’exemple de la stabilisation des fleuves qui inondent le Bangladesh, à l’origine d’une impressionnante catastrophe, fournirait la juste matière d’un premier projet de ce genre. La France, pour sa part, est prête à y contribuer ».

C’est ainsi que naît le grand projet d’aide française au Bangladesh. Outre l’exceptionnelle crue de l’automne 1988, un autre événement va favoriser sa mise au point : le Bicentenaire de la Révolution française et le Sommet de l’Arche, qui doit réunir, du 14 au 16 juillet 1989, les pays les plus industrialisés. François Mitterrand est convaincu qu’il faut y annoncer une mesure spectaculaire, démontrant que le Nord, et singulièrement la France, n’a pas renoncé à aider le Sud. D’autant plus que les critiques se développent contre les fastes d’une fête d’où les pauvres de la planète seront exclus.

Jacques Attali sera l’homme clé ce de dossier. Le « sherpa » du Président ne faillit pas à sa réputation de rapidité. C’est, dit la légende dorée, en « une seconde » que l’idée de digues au Bangladesh naît dans le cerveau fertile d’Attali. Ce doit être, selon lui, « l’équivalent de Suez ou de Panama au XIXème siècle » (Le Monde du 22 mai 1990). D’ailleurs, insiste-t-il (Le Monde du 4 mai 1991), « notre monde a besoin de cathédrales à construire. Et si on n’a pas de rêves fous et réalisables, le monde va périr dans le quotidien et l’ennui ». Dès octobre 1988, il devient le messager personnel du Président auprès du Bangladesh et des institutions internationales, dont la Banque Mondiale et la Communauté européenne.

Le 1er décembre, il est à Dhaka avec des représentants de sociétés d’ingénierie françaises et quelques fonctionnaires. Joël Maurice, un ingénieur des Ponts venu du ministère de l’Équipement, assure le suivi administratif du dossier. Les bureaux d’études, de leur côté, commencent à rêver à haute voix. La perspective de grands travaux a en effet de quoi intéresser ces entreprises fragiles, perpétuellement à la recherche de marchés extérieurs.

L’ingénieur Bernard Goguel, responsable du Bureau Coyne et Bellier, se souvient parfaitement du climat de l’époque : « Au début décembre 1988, j’ai été approché par mon président, qui m’a dit : “Je reviens d’un voyage avec Attali, il y a un coup formidable à faire, il faut faire une proposition d’urgence”. On ne savait pas trop où on mettait les pieds, mais il fallait foncer. Il y avait une forte incitation du gouvernement à aller nous promener, nous les bureaux d’études, en Extrême-Orient. On pourrait résumer les choses ainsi : ce n’est plus l’Afrique qui compte, c’est l’Asie. Probablement n’y serions-nous pas allés de nous-mêmes. Mais j’ai senti qu’avec Attali et Maurice, on avait affaire à des gens en phase avec les échéances politiques. C’est très important, car une étude technique n’a de valeur que si elle est soutenue par des décisions politiques ».

Quelques jours après le retour de Jacques Attali à Paris, une première réunion de travail rassemble à Lyon cinq bureaux d’études français. « On a été étonnés de voir arriver le BCEOM (Bureau central d’équipement d’outre-mer), raconte Bernard Goguel, parce qu’ils n’avaient pas été du voyage au Bangladesh. C’est Joël Maurice qui les avait prévenus et conviés, ce qui n’a pas plu à tout le monde ». Ce qu’un autre participant, moins diplomatiquement, explique ainsi : « Le BCEOM n’a pas de vraes références en matière de crues, mais son capital appartient en partie à l’État, via le ministère de la Coopération et la Caisse centrale de coopération. Il était clair que le BCEOM était le poulain de l’État ».

En janvier 1989, le gouvernement français annonce qu’il paiera une coûteuse « étude de préfaisabilité pour le contrôle des inondations au Bangladesh ». Il choisit, pour le réaliser, les cinq bureaux de la réunion de Lyon : EDF-International, Coyne et Bellier, le BCEOM, la Compagnie générale du Rhône (CNR) et la Sogreah. Les sociétés françaises constituent alors le FEC (French Engineering Consortium). C’est pour elles une divine surprise, car elles savent que le client français est pressé et que l’étude, coûte que coûte, doit être remise fin mai. Le marché a été conclu sans appel d’offres, de gré à gré, et elles devinent sans peine que d’autres contrats suivront. Si la volonté politique se maintient, le Bangladesh deviendra un Eldorado.

Dernière douche avant le pic de l’eau

Je crois bien que pas un humain sur mille n’entrevoit l’incroyable problème posé par la dégradation écologique des eaux de la planète. Et je ne suis pas certain d’être celui-là, malgré le temps que je passe à m’informer sérieusement sur le sujet. Voici qu’on parle désormais de peak water, de pic de l’eau. Au sens où l’on parle depuis quelques années de peak oil, ce fameux pic de Hubbert qui marquera – a peut-être marqué – le point culminant de l’extraction de pétrole sur terre, entraînant fatalement une diminution progressive de sa production.

Je vous conseille vivement sur le sujet un entretien en français avec Peter Gleick, cofondateur et directeur du Pacific Institute, un groupe de réflexion américain (ici). Gleick dit exactement ce que nous devrions tous savoir. Deux exemples parlants. Manquerons-nous un jour d’eau ? Réponse : « C’est déjà le cas, par exemple dans les pays du Moyen-Orient, du pourtour méditerranéen, dans certaines parties de la Chine, en Inde, ou encore aux Etats-Unis, en Californie et dans les grandes plaines du Centre-Ouest, là où nous faisons pousser notre soja et notre maïs. Dans ces régions, beaucoup d’eau est prélevée par l’homme, en quantités trop importantes par rapport au rythme de renouvellement naturel de la ressource. Le niveau des nappes baisse, le stock s’épuise, comme pour le pétrole ».

Et Gleick ajoute : « Dans beaucoup de régions du monde, l’utilisation d’un mètre cube supplémentaire pour l’approvisionnement humain provoque plus de dégâts écologiques que de bénéfices économiques. L’eau n’est pas seulement indispensable à la vie humaine, à son alimentation, à son développement économique… Elle est également le support de la vie de nombreuses espèces animales et végétales.
En s’appropriant les eaux, ou en les polluant, l’homme crée des dommages environnementaux sérieux, voire irréversibles. La moitié des zones humides du globe ont disparu depuis le début du XXe siècle. Ce faisant, non seulement nous détruisons de la biodiversité, mais nous compromettons la capacité des écosystèmes à nous rendre des services écologiques indispensables : fourniture d’eau douce, filtration des pollutions, fourniture d’alimentation par la pêche… »
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Même si les chiffres sont à ce niveau de pures abstractions, sachez que l’eau disponible pour les humains, sur terre, est évaluée à 9 000 km3. Je tire ce chiffre d’un livre passionnant que je n’ai fait que commencer. Gilles-Éric Séralini, chercheur renommé, vient de sortir un ouvrage au titre éloquent : Nous pouvons nous dépolluer (Éditions J.Lyon). 9 000 km3, donc, dont nous avons effectivement consommé environ 1 000 km3 par an, et pendant des siècles. Et puis, la folle industrialisation du monde, depuis la fin de la guerre mondiale, a tout bouleversé. Nous en serions à 5 000 km3 par an !

Encore faut-il bien comprendre que la question  se joue région par région. On ne créera pas, à vue humaine, des routes de l’eau unissant le Canada, par exemple, riche en eau, et l’Égypte, qui finira, sauf miracle, dans le désastre hydrique le plus total qui soit. Et j’ajouterai qu’il faut être bien naïf pour penser que l’eau se régénère à chacun de ses cycles. Non, pas du tout. Les polluants dont nous chargeons cette merveille y demeurent d’une façon ou d’une autre. Localement – mais pour combien de temps ? -, telle source décharge ses polluants dans les sols qu’elle traverse. Mais à l’échelle globale, tout reste et se conjugue, toutes les molécules s’unissent avant d’interagir. Des chercheurs canadiens, qui pourraient être français ou mongols, viennent de montrer que les eaux du fleuve Saint-Laurent contiennent des restes significatifs de traitements contre le cholestérol, le cancer, l’hypertension. Cette immensité d’eau douce, rapporte Radio-Canada, est « une pharmacie à ciel ouvert » (ici).

La France est un grand pays imbécile, je ne pense pas être le seul à le savoir. En quelques décennies, nous avons pourri pour un temps immense l’essentiel de nos rivières et, bien que nul n’en parle, de nos nappes phréatiques. La dépollution par exemple de la nappe d’Alsace, plus grand réservoir d’eau douce d’Europe occidentale, est pour l’heure irréalisable. Qui paierait ? Quels moyens utiliserait-on ? Mais qu’attendons-nous au moins pour cesser de polluer nos eaux ? Qu’attendons-nous pour proclamer cette évidence que quiconque y jette un produit toxique, pollluant, dégradant est ÉVIDEMMENT un criminel ? Et qu’il doit être traité comme tel ?

J’ai la grande malchance d’habiter un pays où des idiots peuvent envisager de mettre en taule des gosses de douze ans. Mais où les mêmes laissent mourir sans seulement y penser ce qui nous fait tous vivre. L’eau constitue 90 % du poids d’un nourrisson. Et elle est désormais pleine de centaines de molécules différentes et potentiellement dangereuses. Je l’ai dit, je le répète : on ne compose pas avec un tel système. On l’abat. Ou bien il nous entrainera avec lui au fond, là où l’on se noie.

Contre les barbares du Rizzanese

On ne refuse pas un coup de main quand il est demandé par Patrick Pappola. Surtout celui-là, qui consiste à transmettre une information. Les gars et les filles, je sais que je suis saoulant, mais une bassesse de plus est en cours en Corse. Là-bas, oui, de l’autre côté de la mer. Je dois vous dire que cette île m’a toujours ému. J’y ai eu des amis, j’ai failli y mourir noyé dans un torrent, je m’y suis baigné en février et en mars. Cette île conserve des restes authentiques de ce que fut la Méditerranée des merveilles, au temps des civilisations humaines.

La Corse appartient à tous ceux qui rêvent encore. Dont je suis. Dont j’espère que vous êtes. Et voilà l’information de Patrick. EDF et l’une de ses habituelles coalitions d’intérêts veulent détruire à jamais l’un des fleuves les plus beaux de notre pays. Le Rizzanese ne fait que 44 km de long, mais quels kilomètres ! Je ne m’étends pas, car tout est expliqué ici. Des élus locaux, emmenés au départ par l’ancien ministre José Rossi, ont réussi à convaincre de l’intérêt d’un barrage. Coût prévu : 200 millions d’euros. Pour produire 4 % de l’électricité consommée en Corse. C’est grotesque, c’est évidemment criminel. C’est.

Les opposants organisent une protestation le 20 décembre en Corse, de 15 heures à la nuit. Je ne connais pas ces gens, mais je les sens valeureux. Leur appel a un ton que j’aime. On y parle de l’érection d’un muchju, c’est-à-dire d’un amas de pierres ou de branches. Dans la tradition, un muchju marque le lieu où quelqu’un est mort violemment. Et c’est bien de cela qu’il s’agit. On entend tuer le Rizzanese.

Si le cœur vous en dit, relayez l’action du 20. Ou mieux encore, tentez au moins symboliquement d’imaginer une forme quelconque de réplique. Tout est bien indiqué sur le site internet de l’association. Vous savez ce que je crois ? Un jour naîtra un mouvement inouï, neuf, bouleversant. Sans prévenir. À la suite d’une énième attaque contre la vie et la nature. Je ne dis pas que ce sera cette fois, mais faisons ensemble comme si. Le Rizzanese est à nous ! Et que plient les barbares, au moins cette fois. Au moins une fois.

http://www.rizzanese.fr/actions.html

À la mémoire du polisseur Socrate et d’Omar Khayyām

Ce n’est pas très glorieux, quoique, mais je me réveille ce 27 août 2008 avec l’idée du vin en tête. D’accord, j’en ai bu hier au soir, c’est entendu. Pas mal, pas tant. Du minervois, pour être précis. Je n’abandonnerai jamais. J’ai arrêté de fumer il y a des siècles, je mange bio, je fais souvent des mouvements acrobatiques pour que mon corps serve encore, mais je n’ai jamais songé ne plus boire de vin rouge. Eh, pas d’accusation sans preuve, s’il vous plaît ! Je n’ai pas dit que j’en buvais tout le temps. Ni beaucoup. Mais, c’est dit et même écrit, j’en bois. Quand j’ai commencé à travailler, j’avais un tout petit peu moins de dix-sept ans, et j’ai aidé à fabriquer, pendant environ une grosse année, des comptoirs de bistrots. Car j’étais un (très mauvais) apprenti chaudronnier.

Dans l’atelier, il y avait un vieux polisseur macédonien qui s’appelait Socrate. Pour de vrai. Socrate. Il ne crachait pas dans son verre. Personne n’aurait jamais eu une idée pareille, d’ailleurs. Moi, le petit jeune, j’allais faire des courses à l’épicerie du coin – nous embauchions à 7h30 -, et à 10 heures, la moitié des prolos, dont moi, ouvrions des bouteilles et coupions le saucisson. Les autres préféraient faire de la lèche au patron. Bon, c’est peut-être là que cela a commencé, je ne sais plus. Quand un café ouvrait dans notre coin de banlieue, avec un beau comptoir – en cuivre rouge, par exemple – sorti de chez nous, Socrate avait une habitude. Comme je l’ai accompagné, je peux vous raconter.

Un samedi matin. Disons que l’ouverture avait lieu un samedi matin. Socrate et moi nous mettions au comptoir – l’ambiance était à la fête,  le patron était déjà pompette – et Socrate passait ostensiblement un pouce sur le métal si joliment poli par ses mains de maître. Bien que pompette, le patron finissait par se poser des questions, et Socrate, invariablement, livrait notre incroyable vérité. Le comptoir, ce comptoir de rêve grâce à quoi la fortune se profilait, ce comptoir, c’était nous. Et alors, on se saoulait tranquillement et à l’oeil, car jamais le patron n’aurait osé faire payer des travailleurs aussi incomparables que nous.

Cherchons ensemble le rapport entre ce souvenir et la crise écologique, dont je vous rappelle, à jeun, qu’elle est l’objet de ce blog. Il existe, si. Il est vaporeux comme peuvent l’être des effluves d’alcool, mais il existe. Car au point de départ de ce texte,  il n’y avait pas Socrate, que j’ai adoré, mais les monts du Beaujolais. Il y a de cela quelques années, je me suis paumé en beauté vers le Crêt de l’Oiseau. Bon, ce n’est pas si loin de Lyon, quoi. J’étais seul, c’était août, il faisait une chaleur à mourir, et je n’avais pas d’eau sur moi. Je suis donc parti droit devant et sans carte, ayant décidé de rester sur les crêtes – vers 700 mètres d’altitude – entre le col de la Croix du Rosier et la Croix de Saburin.

Je me rappelle les stridulations folles des criquets et des grillons dans un maquis de genêts, qui rappelait un peu la Corse. Ça, le Beaujolais ? La suite est plus confuse. On rencontre là-bas, au sommet des collines, des forêts denses – et peu naturelles – d’épicéas et de châtaigniers. C’était assez beau, d’ailleurs. Je passais de landes à callune surchauffées à des sous-bois sombres, peuplés de digitales pourpres. Je crois bien avoir vu un épervier, et je rappelle que je n’avais pas d’eau sur moi. Ni de vin. À la sortie d’un bois, justement, je suis tombé sur une vigne enclavée, somptueuse, surchargée de fruits. Un demi-hectare peut-être.

Je vous le jure, au moment où je vous écris, j’aimerais y être. Au reste, j’y suis un peu. Le ciel d’août, profitant de mon passage sous les arbres, avait changé de costume et enfilé des gants de boxe rouge violacé. Je vous assure que le spectacle était inouï, car on sentait physiquement la colère des cieux. L’orage est un personnage authentique, qui sait jouer aussi bien la comédie que le drame. Après avoir hésité un quart d’heure, il avait choisi : les nuages étaient devenus noir anthracite, l’air électrisé, les coups de canon se rapprochaient.

Au moment de l’explosion finale, le ciel s’est vidé. La pluie, savez-vous, peut être mouillante. Celle-là était folle, mais personne n’aurait pu l’enfermer. Croyez-moi, j’ai commencé par flipper un peu. Pas beaucoup, mais un peu. Car la pluie fracassait la terre ocre, et mon crâne. De vraies balles de fusil chargées en eau. Mais cela n’a pas duré. Non la pluie, ma peur. Je me suis assis sur les talons, le nez dans les grappes qui volaient comme des papillons déchaînés, et j’ai attendu. Quelle somptueuse beauté ! Quel bonheur que d’être soufflé et trempé de la sorte ! Je crois que je suis resté une demi-heure accroupi, noyé, chaviré même.

Quand le grand courroux divin a commencé de chercher d’autres coupables sur les collines voisines, je me suis remis en route. Tout ce que je portais était ruiné par les flots. Tout rebondissait. Tout éclaboussait le chemin. Mais quel chemin, d’ailleurs ? La pluie continuait, plus calme, toujours aussi ensorceleuse. C’est là que les choses se sont compliquées, car j’ai un sens incertain de l’orientation.  Et en voulant faire le cacou et le fanfaron – un raccourci par ici, un minuscule sentier par là -, j’ai totalement perdu ma route, et j’ai commencé d’errer dans les collines du Beaujolais. Or, la chaleur avait fini par revenir au galop, et je n’avais toujours pas d’eau, malgré l’orage. Ni de vin.

Eh bien, cela a fini par ressembler au désert. Je crois bien que j’avais déjà soif avant de partir, et j’étais en balade depuis six ou sept heures au moins. Je vous assure que j’aurais détroussé le premier voyageur rencontré. S’il avait eu une boisson, s’entend. Mais j’étais seul au monde, perdu dans les collines, et je ne sais plus très bien quand, et comment je suis sorti de l’enfer de ces vignes sans vin. La chose dont je me souviens, c’est du premier bistrot de la route, bien plus tard. Comme dans les tavernes de l’ancien temps, j’y ai commandé un pot rempli de juliénas. Comme j’ai bu ! Comme ce vin m’a rempli de joie ! Comme je remettrais cela volontiers !

Je vous l’accorde volontiers, ce texte, à la réflexion, n’a aucun rapport avec la crise écologique. Allons quoi, relâche, et pardonnez-moi. J’espère pour vous que vous connaissez ce grand ami de la vie appelé Ghiyath ed-din Abdoul Fath Omar Ibn Ibrahim al-Khayy?m Nishabouri. Chez nous, on l’appelle en général Omar Khayy?m. Persan du 11ème siècle, Omar était un mécréant qui adorait les femmes et le vin. Pour la route, et seulement pour la route, ces quelques vers de lui (mais toute son oeuvre mérite une longue visite) :

Au printemps, je vais quelquefois m’asseoir à la lisière d’un champ fleuri.
Lorsqu’une belle jeune fille m’apporte une coupe de vin, je ne pense guère à mon salut.
Si j’avais cette préoccupation, je vaudrais moins qu’un chien.

Jean Giono, océan pacifiste (et autres mers plus petites)

Giono était fou de paix comme on peut être fou d’amour. L’écrivain ne s’était jamais remis de l’atrocité de la boucherie. Né en 1895, jeté dans la fournaise de la guerre dès la fin de 1914 – à 19 ans-, gazé à 23, il écrivit en 1934 dans la revue Europe : « Je ne peux pas oublier ». Si j’évoque le nom de cet homme, c’est parce que je l’adore, tout bonnement. J’aime le romancier, j’aime le poète, je l’aime tout entier.

Et pourtant, Giono s’est trompé sur un point si crucial qu’on devrait lui en tenir rigueur. Il n’a rien compris à Hitler. Plutôt, aveuglé par le traumatisme de 1914, et confronté à la montée des périls dans le cours des années Trente, il croit alors à une réédition. Il songe qu’une guerre banale – certes gigantesque – menace à nouveau l’Europe. Le pauvre homme de Manosque ne voit pas ce qu’est le fascisme et se prête même à une démarche inouïe. À l’automne 1938, en pleine crise des Sudètes, il accepte l’idée, suggérée par Yves Farge, d’une rencontre avec Hitler, qui n’aura pas lieu. Hitler ! Giono ! Ce dernier pense arracher au dictateur le principe du désarmement général et universel. Giono est fou, on l’a déjà dit. Il ne veut plus voir le sang couler, il est donc fou. Je suis sérieux, mais j’ajoute aussitôt qu’il fit preuve aussi d’une lucidité rare en ces temps de choléra. Sur le stalinisme et des personnages aussi odieux que Louis Aragon. Sur le productivisme, aussi, qu’il appelait simplement « le matériel ».

Beaucoup d’autres pacifistes de cette époque n’ont pas droit à la même indulgence. Car nombre accepteront sans broncher l’occupation et l’extrême violence nazies. Nombre se vautreront dans la Collaboration, nombre travailleront avec le régime de Vichy. La liste du déshonneur est longue, je dois dire. Mais se tromper est une qualité humaine répandue, et je n’en suis pas dépourvu. Sur la guerre, on peut parler d’une antienne, comme un archétype que je vais essayer de décrire, car cela a de l’importance.

En bref, on ne voit le conflit armé qu’avec les yeux du passé. Ceux de 14 – les bandes molletières, l’Alsace-Lorraine – croyaient vivre la grande revanche de 1870, les malheureux imbéciles. Ceux de 39, l’esprit encombré des récits de tranchées, se pensaient à l’abri de la ligne Maginot, et ne concevaient pas la puissance des divisions blindées, les tristes sots. Ceux d’Indochine et d’Algérie, confrontés à une guerre populaire diffuse et donc insaisissable, imaginaient écraser Abd el-Krim et rétablir par la force un ordre colonial déjà exsangue, ces sombres idiots. Les Américains en Irak, aidés d’un certain Sarkozy en Afghanistan, ont inventé l’ennemi qu’on sait, mélange d’haschischin, de sarrazin, de guerillero algérien de 1954, et de terroriste palestinien des années 70.

Inventé, je persiste. Non que Ben Laden ne soit un ennemi. Non qu’il ne puisse faire de gros dégâts, notamment par l’usage du nucléaire, que nous avons, nous Français, développé et commercialisé. Évidemment, cet homme et ses affidés commettront encore bien des crimes. Mais il est à l’évidence, et pour l’heure en tout cas, surtout une arme de guerre américaine. Qui a permis une régression sans précédent moderne des libertés. Et massivement relancé la course mondiale aux armements, au détriment du reste. Et ressoudé autour de l’idée militaire tous ceux, et ils sont nombreux, qui tremblent de peur.

Je gage que tout est là. Comme les générations précédentes, la nôtre est incapable de voir ce qui crève pourtant les yeux. Mais elle n’est pas complètement aveugle. Comme tant d’animaux avant l’incendie ou le tsunami, l’homme sent venir le drame. Sans savoir le nommer, hélas. Il décrit le mal sans réellement le voir, ce qui implique fatalement l’impuissance. Le seul véritable adversaire que nous ayons à affronter s’appelle la crise écologique, qui est une guerre parfaitement inédite, et donc invisible. Elle est la guerre de tous contre tous. Elle se mène dans chaque cerveau. Elle se gagnera – ou pas – par un affrontement sans précédent d’aucune sorte entre deux visions du monde, deux paradigmes qui s’opposent tant qu’ils s’excluent l’un l’autre. Ou la sobriété matérielle, et le partage. Ou la poursuite du pillage, et la mort.

Qui suis-je donc pour m’autoriser de tels propos ? Moi-même. Et je ne me sens pas plus intelligent que d’autres humains, qui ne partagent aucune de mes idées. C’est, je crois, une question de fatum, de destin. Il appartient à la plupart de suivre des voies sans issue. Et à quelques-uns d’explorer une sortie de secours. Nous ne sommes que quelques-uns, et cela devra suffire, car nous ne serons jamais beaucoup plus. Je l’ai déjà écrit ici plusieurs fois, mais je me répète sans déplaisir. L’important est de tenir un cap, d’échanger des idées, de nouer des liens, d’établir des réseaux solides et durables. Car le monde, j’en suis totalement convaincu, va avoir besoin de nous.

Et de Giono, que je n’oublierai jamais aussi longtemps que je vivrai. Ces quelques lignes, tirées de son roman Le Chant du monde : « Il sentait la vie du fleuve. C’était toujours un gros moment pour Antonio. Il avait regardé tout le jour ce fleuve qui rebroussait ses écailles dans le soleil, ces chevaux blancs qui galopaient dans le gué avec de larges plaques d’écume aux sabots, le dos de l’eau verte, là-haut au sortir des gorges avec cette colère d’avoir été serrée dans le couloir de roches, puis l’eau voit la forêt large étendue là devant elle et elle abaisse son dos souple et elle entre dans les arbres. Maintenant, c’était là autour de lui. Ça le tenait par un bon bout de lui. Ça serrait depuis les pieds jusqu’aux genoux ». Vous savez ? Ce n’est pas le plus beau de ce si cher Giono. On pourrait même aisément critiquer le maître sur telle expression, telle tournure. Mais c’est ainsi que je l’aime : imparfait, magnifique.